<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Ésaïe
Affichage des articles dont le libellé est Ésaïe. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Ésaïe. Afficher tous les articles

mardi 24 janvier 2023

Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire...





Matthieu 25, 31-46
31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire.
32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs.
33 Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.
34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde.
35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ;
36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.
37 Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?
38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ?
39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ?
40 Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !
41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.
42 Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ;
43 j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.
44 Alors eux aussi répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ?
45 Alors il leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.
46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle.

*

Derrière cette parabole très connue, il y a la mémoire de d’exil et de la façon dont les choses se passent tandis que Dieu ramène à lui ses brebis exilées, humiliées, maltraitées.

Les deux réalités : le départ pour l’exil (exil historique après les invasions des Empires de l'Antiquité, mais par dessus tout exil spirituel, loin de Dieu), puis le retour — c’est-à-dire le repentir —, donnent les deux faces d’un jugement, d’une séparation. C’est ce que souligne notre parabole qui retient cette dimension spirituelle : exil loin de Dieu — et qui l’étend aux nations. L’exil a dévoilé qu’il y a des enfants d’Israël dispersés et cachés dans toutes les nations — déjà avec l’exil des dix tribus, selon la Bible dissoutes, invisibles parmi les nations, suite à la chute de Samarie en 722 av. JC, exil auquel renvoie le texte d'Ésaïe 1 proposé à nos lectures d'aujourd'hui.

Là où les anciens prophètes parlaient de l’Israël historique, Jésus parle à présent des nations, pour dire la venue du règne de Dieu sur l’univers, sur toutes les nations.

*

L’appel, concernant toutes les nations, vaut aussi pour tous les temps. Où l’on retrouve le « veillez », donné quelques versets avant (v. 13), concernant alors non seulement le temps (« vous ne savez ni le jour ni l’heure » - v. 13), mais concernant aussi le « comment ? » : sous quelle forme ? — : sous quelle figure le Fils de l’Homme se présente-t-il avant de se dévoiler ?

Nous ne savions pas que c’était sous cette figure-là, diront les justes ! On pense à Martin, devenu ermite de Ligugé, puis plus tard Martin de Tours, qui encore soldat ne savait pas qu’il partageait son manteau avec le Christ lorsqu’il le partageait avec un misérable (cela lui est révélé après).

« Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde ». Dans l’immédiat, ce Christ caché, le Fils de l’Homme, peut l’être dans les premiers disciples persécutés, les témoins du Christ, porteurs du Christ dispersés, cachés et persécutés parmi les nations. Mais l’ignorance d’avoir accueilli Jésus (qui s’adresse ici à des croyants) nous contraint à entendre cela de façon plus large. Il est vraiment caché. Frappante, cette ignorance !

Le service du Christ caché peut être rendu par quiconque, comme l’induit le texte, même non-croyant — mieux : les justes ne sont pas conscients de l’être.

Où la spécificité des lecteurs de ce texte que nous sommes, spécificité remarquable ! — : nous sommes avertis, nous savons où peut se cacher le Fils de l’Homme — a des allures de privilège, certes, mais a aussi quelque chose de redoutable, sachant que ce qui caractérise le juste est précisément de ne pas savoir l’être ! « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?, etc. » (v. 37-39).

*

Allons donc un peu plus loin. Parce que jusque là, tout cela reste à la fois théorique et, au fond, culpabilisant. Théorique parce que l’on ne perçoit pas forcément jusqu’où mène cet accueil de quiconque en qui se cache le Christ. Culpabilisant parce qu’on perçoit vite, pour ne pas dire immédiatement, qu’on n’en a évidemment pas fait assez !

La progression dans le propos de Jésus le laisse bien apparaître : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. »

On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich (j'ai eu faim), à des zones autrement inquiétantes. Et on comprend que ce n’est pas seulement de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question. Voilà une exigence divine d’empathie qui risque d’engager finalement tout l’être ! L’empathie exige de nous une sorte d’au-delà du raisonnable, dans un engagement entier (comme l’exil, souligné par l’exil géographique, est une réalité bien plus profonde, un désert intérieur).

Quand on sait que le signe énorme qui est dans le « c’est à moi que vous l’avez fait » est l’établissement en dignité absolue, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, s’est creusée une vaste question !… Qui ressemble fort à un jugement des nations !

* * *

Où il apparaît que les paroles qui suivent : « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait », portent aussi — avec ce qu’elles exigent — la marque de l'inaccomplissement de ces exigences ; et c’est terrible. C’est ici que doit d’abord nous conduire ce texte, sous peine d’être ou un passage vers une fausse bonne conscience de qui penserait avoir assez fait (*), celle d’un orgueil inconscient ; ou au contraire un vrai poids : « Malheur à moi car je suis perdu : j’ai vu les exigences de Dieu, et je n’y ai pas satisfait. » Vous avez reconnu l'allusion au prophète Ésaïe (ch. 6).

Si on en est là, le texte a déjà accompli un de ses offices : nous conduire à la grâce. Ésaïe poursuit : alors l’ange prit une braise sur l’autel, « il m’en toucha la bouche et dit : "dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé" » ; une grâce qui n’est pas à bon marché, une grâce qui engage ; qui engage les nations, dont la nôtre, à faire ce que jusque là nous n'avons pas fait, ou mal fait, recourant pour cela encore à la grâce. Quand on en est là, on n’a bien sûr pas résolu la question humaine concrète sur laquelle débouche ce texte.

Pas plus que vous, je n’ai de recette, mais force est de constater que l’heure est là, tout proche, redoutable, l’heure de hurler notre impuissance devant Dieu. Où l’on entend tout à nouveau ces Psaumes chargés d’imprécations, tournant contre nous (comme ici en Mt 25, v. 46, parlant de châtiment éternel !), qui troublent tant notre paix et que le Christ a pourtant priés — c’était ses prières !

Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque, en qui se cache le Christ, notre texte a posé l’espérance urgente d’un autre monde, avec pour fondement l’amour, concret, du prochain, victime de toutes les violences et oppressions — « j’ai entendu la voix des opprimés » dit Dieu au livre de l’Exode ; où l’exigence d’une Cité nouvelle, déjà, en signe, se dessine pour les disciples (cf. Ps 33).

Que nous dit alors l’Évangile de cette semaine de l'Unité ? Il nous dit que si, certes, « vous aurez toujours les pauvres avec vous » (Mc 14, 7), tous les humiliés, toutes les victimes du racisme et de tous les mépris, et on en voit tous les jours tout le tragique, ce dont il s’agit, c’est au fond d’une dignité perdue par tous, perdue déjà, sans doute, aux portes de l’Éden, premier exil, portes fermées par l’Ange à l’épée flamboyante, dignité rétablie pleinement dans le Christ ressuscité (1 Corinthiens 15, 20-28)… Cachée en chacun des plus petits de ses frères et sœurs, en chacune et chacun de nous, de vous, de celles et ceux que nous côtoyons, quelle que soit son Église, son culte, ou absence de culte — est sa présence aimante, propre à engloutir nos peurs, en son temps, ce temps tout proche, déjà là : « n’ayez crainte, je suis tout proche ».




(*) Ésaïe 1, 12-18
Quand vous venez vous présenter devant moi, Qui vous demande de souiller mes parvis ?‭
‭Cessez d’apporter de vaines offrandes : J’ai en horreur l’encens, Les nouvelles lunes, les solennités et les assemblées ; Je ne puis voir le crime s’associer aux solennités.‭
‭Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes ; Elles me sont à charge ; Je suis las de les supporter.‭
‭Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux ; Quand vous multipliez les prières, je n’écoute pas : Vos mains sont pleines de sang.‭
‭Lavez-vous, purifiez-vous, Ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; Cessez de faire le mal.‭
‭Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, Protégez l’opprimé ; Faites droit à l’orphelin, Défendez la veuve.‭
‭Venez et plaidons ! dit l’Éternel. Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ; S’ils sont rouges comme la pourpre, ils deviendront comme la laine.‭



jeudi 8 octobre 2020

Et si Ésaïe ne parlait pas de Cyrus ?



Image


Ésaïe 44, 28 - 45,1
44, 28 Je dis de koresh : « C’est mon berger » ; tout ce qui me plaît, il le fera réussir, en disant pour Jérusalem : « : « Qu’elle soit bâtie », et pour le temple : « Sois fondé ! »
45,1 Ainsi parle le Seigneur à son messie : À koresh que je tiens par sa main droite, pour abaisser devant lui les nations, pour déboucler la ceinture des rois, pour déboucler devant lui les battants, pour que les portails ne restent pas fermés.
 

*

Avant d'en venir à ce texte du livre du prophète Ésaïe, où une similitude de consonnes avec le terme koresh a fait voir l'empereur perse Cyrus, écoutons un autre prophète biblique, Jérémie, serviteur souffrant, humilié à cause de la parole qu'il est chargé de porter contre les pouvoirs de son temps — une parole annonçant que les temps ne sont pas à la fête, tandis que pointe la menace de la destruction de Jérusalem.

Jérémie 25, 8-11 (cf. aussi 29, 10)
8 Ainsi parle le Seigneur de l’univers : Puisque vous n’écoutez pas mes paroles,
9 je donne ordre de mobiliser tous les peuples du nord – oracle du Seigneur –, en faisant appel à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur, et je les amène contre ce pays […].
10 Je fais s’éteindre chez eux cris d’allégresse et joyeux propos, chant de l’époux et jubilation de la mariée, grincements de la meule et lumière de la lampe.
11 Ce pays tout entier deviendra un champ de ruines, une étendue désolée, et toutes ces nations serviront le roi de Babylone pendant soixante-dix ans.

Soixante-dix ans. La fin du 2e livre des Chroniques (dernier livre de la Bible hébraïque) précise pourquoi ces soixante-dix ans :

2 Chroniques 36, 20-21
20 [Nabuchodonosor] déporta à Babylone ceux que l’épée avait épargnés, pour qu’ils deviennent pour lui et ses fils des esclaves, jusqu’à l’avènement de la royauté des Perses.
21 Ainsi fut accomplie la parole du Seigneur transmise par la bouche de Jérémie : « Jusqu’à ce que le pays ait accompli ses sabbats, qu’il ait pratiqué le sabbat pendant tous ses jours de désolation, pour un total de soixante-dix ans. »

Soixante-dix années sabbatiques, années de repos de la terre surexploitée, n’ont pas été respectées. L’exil correspond au temps qu’il faut pour rendre à la terre son dû, le temps de repos qui lui a manqué. Soixante-dix ans. Soit, puisque les années sabbatiques intervenaient tous les sept ans, les années sabbatiques d’une période de 490 ans, comme le souligne le livre de Daniel.

Daniel 9, 2-3 & 20-27
2 […] Moi Daniel je considérai dans les Livres le nombre des années qui, selon la parole du Seigneur au prophète Jérémie, doivent s’accomplir sur les ruines de Jérusalem : soixante-dix ans.
3 Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications […].
20 Je parlais encore, priant et confessant mon péché et le péché de mon peuple Israël, déposant ma supplication devant le Seigneur mon Dieu, au sujet de la montagne sainte de mon Dieu ;
21 je parlais encore en prière, quand Gabriel, cet homme que j’avais vu précédemment dans la vision, s’approcha de moi d’un vol rapide au moment de l’oblation du soir.
22 Il m’instruisit et me dit : « […]
24 Il a été fixé soixante-dix septénaires [c’est-à-dire 490 ans] sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour absoudre la faute et amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre un Saint des Saints.
25 « Sache donc et comprends : Depuis le surgissement d’une parole en vue de la [litt. : conversion et la construction] de Jérusalem, jusqu’à un messie-chef, il y [a] sept septénaires [49 ans]. Pendant soixante-deux septénaires [434 ans], places et fossés seront [bâtis], mais dans la détresse des temps.
26 Et après soixante-deux septénaires, un messie sera retranché, mais non pas pour lui-même. Quant à la ville et au sanctuaire, le peuple d’un chef à venir les détruira ; mais sa fin viendra dans un déferlement, et jusqu’à la fin de la guerre seront décrétées des dévastations.
27 Il imposera une alliance à une multitude pendant un septénaire, et pendant la moitié du septénaire, il fera cesser sacrifice et oblation ; sur l’aile des abominations, il y aura un dévastateur et cela, jusqu’à ce que l’anéantissement décrété fonde sur le dévastateur. »

Reprenons : la relecture qui est faite par Daniel de Jérémie 25, et des 70 années symboliques d’exil annoncées — comme « rattrapage » des 70 années sabbatiques non-observées (selon 2 Chr 36, 21) —, renvoie donc aux 70 périodes de 7 ans correspondantes, au termes desquelles apparaît chaque fois, donc 70 fois, l’année sabbatique, soit, pour 70 années sabbatiques (Dn 9, 24) 490 ans. Si les 70 années sabbatiques non-observées renvoient bien au passé, il est logique que les 490 années y renvoient aussi.

Ce qui, par ailleurs, laisse à penser en contrepartie que la fin réelle de l’exil est au-delà d’une simple période temporelle de 70 ans. Soixante-dix fois sept fois… c’est le nombre de fois requis pour pardonner l’offense (Mt 18, 21-22) ! Or, selon le calcul que fait le livre de Daniel, cela peut aussi être entendu comme le nombre symbolique de la fin de l’exil — pardonner jusqu’à la venue du Royaume : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »…

Renvoyant au passé, la « parole surgie », parole littéralement de « conversion » et « édification » de Jérusalem (Dn 9, 25), peut donc référer à la prophétie de Nathan (rapportée en 2 Samuel 7), annonçant l’édification, par Dieu lui-même, de la maison promise, sur les lieux de l’ancienne Jérusalem idolâtre, « convertie », conquise par David ; les sept premières semaines (40 ans de règne ajoutés aux années remontant à son onction par Samuel — oint, selon la tradition juive, à 28 ans, devenu roi pour 40 ans à 37 ; soit 49 ans), renvoyant à la durée symbolique du règne du messie-chef — David : c’est au terme de son règne que le temple est bâti, par Salomon.

2 Samuel 7, 8-13
8 […] Ainsi parle le Seigneur de l’univers : […].
10 Je fixerai un lieu à Israël, mon peuple, je l’implanterai et il demeurera à sa place. Il ne tremblera plus, et des criminels ne recommenceront plus à l’opprimer comme jadis
11 et comme depuis le jour où j’ai établi des juges sur Israël, mon peuple. Je t’ai accordé le repos face à tous tes ennemis. Et le Seigneur t’annonce que le Seigneur te fera une maison.
12 Lorsque tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, j’élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même, et j’établirai fermement sa royauté.
13 C’est lui qui bâtira une Maison pour mon Nom […].

À ces premiers 49 ans s’ajoutent selon Daniel les 62 périodes de 7 ans suivantes (soit 434 ans) renvoyant alors au temps de Jérusalem édifiée (Dn 9, 25), mais dans la détresse des temps que vient de confesser Daniel dans sa prière ; et la dernière semaine (7 ans) réfère à l’occupation babylonienne (Dn 9, 26-27), avec « le messie retranché pas pour lui-même / i.e. : sans successeur », à savoir Sédécias (cf. 2 Rois 25, 1-22), dernier roi de Juda ; remplacé dans une « solide alliance » par un gouverneur à la solde de Babylone (Guedalia – cf. 2 Rois 25, 22 sq.), l'occupation babylonienne ayant débouché sur la destruction de la ville (Dn 9, 26) et la profanation du Temple (Dn 9, 26-27). Écho en Ézéchiel 40 : au-delà du temple détruit, le Temple établi par Dieu, annonce d'un Temple pas fait de mains d'hommes…

Cette vision, intervenant pendant la prière de Daniel, est affirmation de la maîtrise de la situation par Dieu et promesse d’exaucement de la prière de Daniel — maîtrise par Dieu que l’on trouve aussi chez Ésaïe :

Ésaïe 44, 28 - 45, 1-3
44, 28 Je dis de koresh : « C’est mon berger » ; tout ce qui me plaît, il le fera réussir, en disant pour Jérusalem : « Qu’elle soit bâtie », et pour le temple : « Sois fondé ! »
45, 1 Ainsi parle le Seigneur à son messie : À
koresh que je tiens par sa main droite, pour abaisser devant lui les nations, pour déboucler la ceinture des rois, pour déboucler devant lui les battants, pour que les portails ne restent pas fermés :

Au prix de la traduction de « construire » (selon l’hébreu) en « reconstruire » (traduction possible — et qui peut aussi s'appliquer à la conquête par David de l'ancienne ville de Jébus comme sa reconstruction / conversion en Jérusalem), on a pris l’habitude de voir dans le koresh d’Ésaïe l’empereur Cyrus et de traduire (sauf Chouraqui) koresh par Cyrus. Cela suppose que la parole de Dieu « pour Jérusalem : "Qu’elle soit bâtie", et pour le temple : "Sois fondé !" » soit le décret de Cyrus. Or, on vient de le voir, Jérémie (ch. 25 et 29) et 2 Chroniques (ch. 36) renvoient clairement au passé, et pour Daniel (ch. 9), qui cite Jérémie, la parole de construction de Jérusalem et du temple est, plutôt que le décret de Cyrus, la parole, autrement signifiante, du prophète Nathan (2 Samuel 7, 8-13) !

Habitude de relecture devenue séculaire à partir de laquelle, de façon tout aussi séculaire, on estime qu’Ésaïe (44, 28 et 45, 1) parle aussi du même décret, et donc de Cyrus, empereur de Perse. Question : et si Ésaïe ne parlait pas du décret de Cyrus, mais, lui aussi, de la parole de Nathan promettant la construction du temple (ici aussi, selon l’hébreu, et le grec de la LXX, le texte dit simplement construction) ? Si du coup, en regard du contexte d’Ésaïe 40-55, il n’était même pas question de Cyrus dans Ésaïe ?

Le mot hébreu est koresh, qui connote « comme chef » puissance, puissance suprême (selon le dictionnaire Strong). La mention de koresh, en deux versets (44, 28 et 45, 1 ; Segond et Colombe ajoutent une mention de « Cyrus », absente de l’hébreu, en 45, 13 !), la mention de koresh se trouve dans une section (40-55) qui conduit à la présentation du Messie comme serviteur souffrant : la puissance se dévoile dans le serviteur souffrant, Messie de Juda, de la lignée de David, dans lequel sont réconciliés Juda et Israël.

Que vient faire l’empereur de la Perse là-dedans, empereur nommé Kurash (le nom, ou titre, n’est pas unique dans l’Antiquité perse. Il y a déjà un Kurash élamite au VIIe siècle av. JC.), nom qui en persan signifie « soleil », le « roi soleil » ? Ce roi soleil-là a eu une politique religieuse tolérante, rétablissant les lieux de culte, comme en atteste aussi, via l’archéologie, un fameux « cylindre de Cyrus », mentionnant sa réhabilitation du temple de la divinité babylonienne Marduk, qu’il proclame comme « le grand seigneur » — témoignage d’une politique religieuse qui a aussi profité aux Judéens (cf. 2 Chr 36, 22-23). Mais aucune trace d’une élévation de cet empereur, maître d’un empire allant de l’Inde à l’Éthiopie, au statut de Messie d'Israël ! Ni même trace d’un « universalisme », au fond bien obséquieux, par lequel le livre du prophète Ésaïe aurait rendu hommage à la force militaire d’un empereur, fût-il tolérant, dans une section où précisément il dénonce la force guerrière en annonçant un messie d’Israël souffrant et humilié.

Aucune trace non plus d’un tel hommage à Cyrus dans le livre de Daniel du canon juif. En revanche le Daniel grec, qui clôt la Bible des LXX, se termine par la reconnaissance par Cyrus du Dieu d’Israël, équivalent de sa reconnaissance de Marduk dans le cylindre de Cyrus ! Gageons que c’est là, ainsi que pour Israël en exil dans le Daniel grec, que débute cette relecture de la figure de Cyrus, rejaillissant ensuite sur Ésaïe, relecture finissant par en faire carrément le Messie (sans qu’aucun geste symbolique requis, aucune onction, ne lui ait été octroyée pour un tel titre) — juste via l’identité consonantique possible entre le persan Kurash et l’hébreu koresh, puis le grec Kyros (le grec kyros signifiant notamment "puissance", outre aussi "Cyrus", peut-être retenu dans un second temps). En outre, lorsqu'il s'agit de l'empereur, les textes bibliques précisent "Cyrus le Perse", ce qui n'est pas le cas en Ésaïe 44-45.

Cette lecture, qui fera son chemin, ne s’impose pas encore au temps du Nouveau Testament, qui renvoie abondamment à cette section d’Ésaïe sans aucune allusion à l’idée que koresh serait Cyrus ! En revanche, on trouve bien l’idée que pour Dieu, la puissance s’accomplit dans la faiblesse (1 Co 1 et 2 Co 12) — idée au cœur de cette section d’Ésaïe qui culmine avec le serviteur souffrant manifestant la puissance suprême.

*

Reste alors une question, selon que le Règne de Dieu ne vient pas par la force et la puissance, mais par l’Esprit de Dieu (Zacharie 4, 6) : et si Ésaïe ne parlait pas de Cyrus, si son koresh était non pas l’empereur perse, mais le serviteur souffrant ?…



Voir ICI, application dans le Nouveau Testament en regard de Matthieu 22, 15-21 (Dieu et César) ; et ICI, application en contextes politiques moderne et contemporain (de Napoléon à Trump).


lundi 6 juillet 2020

Les sophistes et les idoles





Le livre du prophète Ésaïe (ch. 44) ironise au sujet de l’idole en parlant du tronc d’arbre coupé en deux par l’artisan qui sculpte une statue représentant sa divinité. Il brûle la moitié de ce tronc qu’il a utilisé pour son œuvre et adore la seconde moitié, devenue statue. Symbole évidemment, que la statue ! — rétorquerait le sage artisan, plus malin que le livre d’Ésaïe. Il sait bien, lui, que son dieu n’est pas le tronc de bois ! — Il sait bien que ce tronc ne fait que symboliser son dieu. Balourd d’Ésaïe — doit-on conclure ? Que n’a-t-il pas compris cette évidence de bon sens ! À moins que le Livre d’Ésaïe n’ait justement très bien compris — ce qu’est un symbole, et que là précisément soit le problème !

En arrière-plan, la deuxième parole du Décalogue : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre, pour te prosterner devant elles et pour les servir » (Exode 20, 3-5 ; Deutéronome 5, 7-9).

Notons que le texte n'a jamais demandé de s'en prendre aux idoles des autres. L'hébreu est précis : « Tu ne te feras pas d'idoles / tu ne feras pas d'idoles pour toi. » Et les premiers témoins de ces paroles, dès l’Israël ancien, ne s'en sont jamais pris aux images taillées de Babylone, de la Perse ou de la Grèce, etc., mais seulement aux leurs propres. Il ne s’agit pas de s'en prendre aux — supposées ! — « idoles » des autres (genre destruction des bouddhas de Bâmiyân) ! C'est de tes idoles qu'il est question — même si, comme l'artisan d’Ésaïe, tu n'es pas a priori conscient que ce sont des idoles. À quoi donc les reconnait-on ? À ce que quoiqu'il en soit de leur valeur morale et spirituelle réelle, on est très réticent à l'idée de voir cesser leur culte — de voir cesser le respect censé leur être dû, bref leur vénération… Ce qui nous renvoie crûment à notre actualité.

Voilà que suite à l'assassinat de George Floyd, nombreux sont ceux s'interrogent sérieusement sur le rapport entre l’inconscient collectif, pourvoyeur éventuel d’idoles collectives, et certaines figures du passé proposées depuis un peu plus d'un siècle à la vénération collective, depuis, donc, l'érection d'images taillées à leur représentation. Et voilà que de grands cris s'élèvent pour que l'on conserve ces figures de grands esclavagistes, massacreurs à grande échelle de peuples à soumettre, etc. En déboulonnant leurs images proposées à la vénération populaire, on porterait atteinte à la mémoire ; en remettant en question ceux qui furent de grands ennemis de la République égalitaire, voire de la République tout court, on porterait atteinte à… la République (sicdixit tel de ses représentants attitrés).

On nous avancera naturellement qu'il n'est question que de respect d'un passé qui au fond reste glorieux quand même. Outre que l'on doit se demander : glorieux pour qui et en quoi ? Et c'est le travail des historiens, pas des statufications, que de répondre à cette question — outre cela, on pense à la mise en doute par Calvin de la pertinence à ce sujet de la distinction entre « dulie », i.e. vénération, et « lâtrie » i.e. adoration. Distinction subtile, souligne Calvin, que celui qui est en attitude de respect ne fait peut-être pas spontanément. Au temps de Calvin, que vénérait, et qu'oubliait, celui qui levait des yeux respectueux vers une statue du roi Louis IX, par ex., canonisé en saint Louis essentiellement pour ses rapports soumis au siège canonisateur, Rome. Vénérait-il le Croisé ? Celui qui, dans sa fidélité aux recommandations du pape et du IVe concile du Latran (1215), avait fait adopter à la France la pratique des califats consistant à imposer aux juifs un signe distinctif ? Vénérait-il les deux ou celui qui rendait la justice sous un chêne ? Cette vénération rendait-elle serein le rapport à Louis IX ? De même aujourd'hui l'image taillée de Colbert devant le siège de l'Assemblée nationale (pour ne prendre que ce seul de nombreux exemples, symbole évidemment au-delà des nuances de son cas personnel sur lequel s’appesantissent les sophistes pour noyer le poisson) — propose-t-elle à la méditation populaire le grand témoin d'un pouvoir absolu, (co-)responsable d'un Code réduisant légalement les Africains des possessions coloniales françaises au statut d'esclaves, en faisant des biens meubles ? Ou vénère-t-on un grand ministre des finances ? Les deux sont-ils séparables quand on sait la base de la force économique d'alors ? Ne serait-il pas plus raisonnable de laisser ces questions aux historiens plutôt qu'aux statuficateurs ?

Distinctions subtiles entre degrés de vénération, qu'en pratique, Calvin jugeait sophistiques. De même : sophisme que le fondement des hauts cris, si l'on est attentif à la confusion entretenue entre refus de la vénération et atteinte à la mémoire ! Les premiers témoins historiques du commandement du Décalogue n'ont-ils pas été, et ne sont-ils pas, les plus vigilants acteurs de la mémoire et du travail mémoriel ? Retirer de leur piédestal de vénération Pétain, Staline, et j'en passe, a-t-il jamais porté atteinte à la mémoire (les offusqués d'aujourd'hui se sont-ils formalisés de ces déboulonnages-là ?) ?

Atteinte à la mémoire ? Au contraire ! Ce n'est donc pas le lieu d'évoquer 1984 et l'effacement de la mémoire quand il s'agit au contraire, en retirant à la vénération populaire des figures pour le moins douteuses, de les réinscrire dans une vraie mémoire (des musées aux livres ou, au moins, aux plaques explicatives, par exemple). Que de travail historique sérieux les images taillées de Colbert, de Gallieni, de Faidherbe, etc., ne rendent-elles pas tabou ! Pourquoi ces grands cris contre un déboulonnage du mensonge vénérateur, qui n'est rien d'autre qu'une définition de l’idolâtrie, sinon parce que, comme la statue de l'artisan du prophète Ésaïe, cela porte atteinte à des idoles — qui n'ont pas grand chose à faire dans un sérieux travail de mémoire qui ne soit pas pollué par un passé dont les terribles ambiguïtés traînent encore, les hauts cris en témoignent, dans l’inconscient collectif ?

RP, juin 2020

PS : commentaire/réflexion de Jean-Paul Sanfourche. À lire ICI


samedi 2 février 2019

"Aujourd’hui, cette écriture est accomplie..."



Cette image a un attribut alt vide ; son nom de fichier est mer-ciel2.png


« Il commença à leur dire : "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez" » (Luc 4, 21).
Ce qui est accompli là c’est ce qu’annonçait le texte de la haftarah, c’est-à-dire lecture du texte des Prophètes, proposé ce jour en lecture à Jésus ! Le texte en question (Ésaïe 61, 1-3) réfère au Jubilé, l’an de grâce prévu par le Lévitique (ch. 25), et annoncé par Ésaïe comme devant inaugurer le Royaume de Dieu : c’est cette parole là que Jésus vient de déclarer « accomplie pour vous qui l'entendez ».
Que dit cette loi sur le Jubilé (Lévitique 25, 8-18) ? « Vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants » (v. 10). Selon cette loi biblique, tous les cinquante ans, en cette année de grâce, les compteurs devaient être remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer de façon équitable les terres acquises au cours des cinquante années précédentes. Loi qui n’avait jamais eu l’heur d’être respectée, ce qui selon les prophètes, avait eu pour effet la ruine du pays, et le départ en exil ! (Cf. 2 Chroniques 36, 20-21.)
Et voilà qu’aujourd’hui Jésus proclame l’inauguration de cet an de grâce dont Ésaïe annonçait que c’est par cela que commencerait le Royaume. Prédication de Jésus pour le moins percutante ! Affaire de foi à présent, répercutée jusqu’aujourd’hui pour nous, que la réception de cet accomplissement par Jésus de la promesse de la souveraineté de Dieu enfin établie : la mise en place du Jubilé et de ses modalités.


RP, Billet PO févr. 2019, n° 432


samedi 1 décembre 2018

Tandis que les ténèbres couvrent la terre…





Lorsque, avant sa venue à l’être, Dieu envoie une âme dans le monde, celle-ci trépigne, résiste, supplie, bref, fait tout pour éviter de devenir chair. Puis elle finit pas céder – on peut penser : mi par lassitude, mi par inconscience, à défaut d’avoir pu mesurer les conséquences d’une telle acceptation. « Tu m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire », dit Jérémie (ch. 20, v 7) avant de maudire sa propre naissance (v. 14), à l’instar de Job (ch. 3). Si l’on en croit la tradition juive nous enseignant cette réticence de l’âme à venir en ce monde, nous avons tous dit « non ».
Tous, vraiment ? Il y en a toutefois bien un qui a dit « oui » en toute connaissance de cause : celui qui nous a rejoints dans notre humanité, est devenu chair (Jean 1, 14). Celui qui est la Parole de lumière, le « oui » en qui tout a été fait est « venu chez les siens » (Jn 1, 11a). C’est ce que nous rappelle le temps de Noël que nous préparons. C’est ici que tout est renversé, ici que tout devient possible.
Nous voici donc tous avec notre « non » appelés à un acte de confiance à la suite de celui-là seul qui a dit « oui » pour nous en connaissance de cause.
Pour nous aussi, quoiqu’il en ressorte, il est alors temps, au-delà de nos refus – car nous ne l’avons d’abord pas reçue (Jn 1, 11b) –, il est temps, par-delà nos refus, de recevoir le don qui nous est fait : à quiconque a reçu la Parole de lumière, « elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12).

*

Tandis que les ténèbres couvrent la terre, tandis que le brouillard de nos douleurs nous empêche encore de voir clairement ce mystère, le peuple de Dieu, est déjà rayonnant de la lumière de Dieu, sa Gloire.
« Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du Seigneur sur toi s'est levée. Voici qu'en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités, mais sur toi le Seigneur va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue. Les nations vont marcher vers ta lumière et les rois vers la clarté de ton lever » (Ésaïe 60, 1-3).
C’est cette promesse que Noël renouvelle. L’Alliance est renouvelée et étendue à toutes les nations, pour que l'Église soit riche de toutes leurs cultures, de toutes leurs couleurs, de toutes leurs légendes et traditions, de tous leurs chants.
La promesse d'Ésaïe est en marche. Ceux qui déjà se sont approchés de la Jérusalem nouvelle, ville de la paix, portent les louanges du Seigneur de loin en loin, se font ses messagers, pour autant d'échos d'extrémités du monde en extrémités du monde.
La promesse se déploie par l'octroi du pardon : par la foi seule, on a accès à la Jérusalem céleste ! Cela vaut pour tous, quelle que soit sa tradition, sa provenance, ses rites. Sur ce fondement de la mission universelle, le pardon, et le pardon réciproque de tout ce qu'est chacun, le pardon des fautes aussi, ce don de Dieu pour l'acceptation de tous et pour un nouveau départ, se bâtit l'Église universelle.
Le don de Dieu, le dévoilement de ce grand mystère se poursuit, et nous sommes encore invités à en être.
Aujourd'hui à nouveau, Dieu nous accueille comme ses enfants, tous, d'où que nous soyons, par pure grâce, par don, cadeau de Noël pour nous porter à travers les jours qui s’ouvrent, pour que nos lendemains soient lumière.

RP, Édito Qdn, Avent-Noël 2018 ; PO, déc. 2018 & janv. 2019


mardi 27 janvier 2015

"Ô vous tous qui êtes assoiffés"...




Ésaïe 55

1 Ô vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux,
même celui qui n’a pas d’argent, venez !
Demandez du grain, et mangez ; venez et buvez !
– sans argent, sans paiement –
du vin et du lait.
2 A quoi bon dépenser
votre argent pour ce qui ne nourrit pas,
votre labeur pour ce qui ne rassasie pas ?
Écoutez donc, écoutez-moi, et mangez ce qui est bon ;
que vous trouviez votre jouissance dans des mets savoureux :
3 tendez l’oreille, venez vers moi,
écoutez et vous vivrez.
Je conclurai avec vous une alliance perpétuelle,
oui, je maintiendrai les bienfaits de David.
4 Voici : j’avais fait de lui un témoin pour les clans,
un chef et une autorité pour les populations.
5 Voici : une nation que tu ne connais pas,
tu l’appelleras,
et une nation qui ne te connaît pas courra vers toi,
du fait que le SEIGNEUR est ton Dieu,
oui, à cause du Saint d’Israël, qui t’a donné sa splendeur.
6 Recherchez le SEIGNEUR puisqu’il se laisse trouver,
appelez-le, puisqu’il est proche.
7 Que le méchant abandonne son chemin,
et l’homme malfaisant, ses pensées.
Qu’il retourne vers le SEIGNEUR,
qui lui manifestera sa tendresse,
vers notre Dieu,
qui pardonne abondamment.
8 C’est que vos pensées ne sont pas mes pensées
et mes chemins ne sont pas vos chemins
– oracle du SEIGNEUR.
9 C’est que les cieux sont hauts, par rapport à la terre :
ainsi mes chemins sont hauts, par rapport à vos chemins,
et mes pensées, par rapport à vos pensées.
10 C’est que, comme descend la pluie
ou la neige, du haut des cieux,
et comme elle ne retourne pas là-haut
sans avoir saturé la terre,
sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner,
sans avoir donné semence au semeur
et nourriture à celui qui mange,
11 ainsi se comporte ma parole
du moment qu’elle sort de ma bouche :
elle ne retourne pas vers moi sans résultat,
sans avoir exécuté ce qui me plaît
et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée.
12 C’est en effet dans la jubilation que vous sortirez,
et dans la paix que vous serez entraînés.
Sur votre passage, montagnes et collines
exploseront en acclamations,
et tous les arbres de la campagne
battront des mains.
13 Au lieu de la ronce croîtra le genévrier,
au lieu de l’ortie croîtra le myrte,
cela constituera pour le SEIGNEUR une renommée,
un signe perpétuel qui ne sera jamais retranché.

*

« Ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat ». Et au bout du compte, un résultat heureux : joie, paix, acclamations, réconciliation de la création entière — à commencer par celle d’Israël, puis des nations. Où il est bien question d’œcuménisme. Mais d'un œcuménisme qui se fonde dans son essence spirituelle, dans une Parole donnée de l'au-delà du temps. Ce qui contraint notre foi à recevoir le texte d'Ésaïe en entier comme unité littéraire. Quels que soient les malheurs concrets que traverse le peuple à ce moment-là, le texte passe d'emblée à leur enracinement éternel, à ce qu'ils se situent en vis-à-vis d'une promesse de consolation éternelle. Face à un vis-à-vis qui crée une soif et une faim dont l'assouvissement ne s'achète pas, une soif et une faim que rien ne peut assouvir en fait, sinon Celui dont cette soif dit le manque.

Une soif et une faim qui s'inscrivent dans une mystique nuptiale et amoureuse. « Le ch. 55 prolonge le ch. 54 » écrit une note de la TOB 2010 (sic). Cela peut sembler être une tautologie. Mais il s’agit au ch. 55 d'une application au peuple, concrétisation de ce que proclame le ch. 54 sur Jérusalem. J'ajoute que comme le ch. 55 prolonge le ch. 54, le ch. 54 prolonge le ch. 53, sur le serviteur souffrant, qui n'est jamais nommé : on ne sait pas qui c'est, ce qui à être attentif, renvoie à celui qui se cache derrière, le Dieu dont on ne connaît que ce qu'il dévoile en le cachant, le Dieu que nul n'a jamais vu, au point que celui qui le fait connaître, enseigne qu'il nous est avantageux qu'il s'en aille, sans quoi l'Esprit saint, présence intime de ce Dieu, ne viendra pas ! Cette présence intime de l'Esprit saint que les mystiques ont assimilé à un mariage spirituel...

Une présence intime qui fonde toute unité, une présence intime dont Ésaïe nous dit le manque, qui ne peut se fonder que dans une union avec Dieu. Je cite Hadewijch d’Anvers, une béguine, mystique du Bas Moyen Âge :

Quand l’Amour se refuse,
Quand on ne peut jouir
De ce que l’on désire,
Notre faim croît à l’infini.
Mais il faut trouver la joie en ses fureurs,
Lui qui survient de jour comme de nuit :
Le plus total abandon est la seule
Ressource qui subsiste avec lui.

Où nous sommes au cœur du ch. 55 d'Ésaïe. Qui, rattaché au ch. 54 se trouve proche de la mystique amoureuse dans le rapport avec Dieu. Ainsi le ch. 54 donne Dieu comme époux de Jérusalem, son Baal (au v. 5), relecture mystique et déplacement à un tout autre plan des cultes de Canaan. Déplacement aussi de l'amour au sens le plus commun, amoureux du terme. Cette notion, eros, non nommée dans la Bible, quand la LXX ou le Nouveau Testament ont préféré un autre mot, agapè, notion non nommée, trop intime, mais qui affleure, dans des textes comme celui d'Ésaïe, avec une dimension d'éternité que l’amour pressent et que Dieu accomplit. Cf. ch. 54, v. 10, d'où viennent les paroles de grâce d'une des liturgies protestantes.

Une mystique amoureuse qui est aussi celle du Cantique des Cantiques, du livre du prophète Osée, mais aussi sans doute du récit sur la Samaritaine, et bien sûr de Paul aux Éphésiens, et ensuite du père de l’Église Origène et de ses héritiers dans son commentaire du Cantique, de Bernard de Clairvaux à Luther en passant par les mystiques de la fin du Moyen Âge.

Hadewijch d’Anvers à nouveau :

Tourments du délaissement. Espoirs déçus. Doutes. Cet instant où l’être s’embrase ne reviendra-t-il donc jamais ?

Telle est l'expérience des assoiffés de Dieu, d'Ésaïe à Hadewijch d’Anvers :

L’Amour est si violent, ses exigences si excessives, qu’il semble outrepasser les possibilités humaines. On ne peut penser à lui sans frayeur. Alors on se rabat sur des plaisirs d’un accès plus facile, moins onéreux. Mais le désir se réanime, la chevauchée reprend. Survient le ravissement de l’extase. Toutefois, sans que rien ne l’annonce, c’est soudain la rupture, la chute, le retour à des heures, des jours atones. Comment vivre ce brutal passage du plus intense à la dépossession ?
Déception. Mélancolie. Solitude.

Ce que l’amour a de plus beau, ce sont ses violences
Son abîme insondable est sa forme la plus belle
Se perdre en lui, c’est atteindre le but
Être affamé de Lui, c’est se nourrir et se délecter
L’inquiétude d’amour est un état sûr
Sa blessure la plus grave est un baume souverain
Languir de lui est notre vigueur
C’est en s’éclipsant qu’il se fait découvrir
S’il fait souffrir, il donne pure santé
S’il se cache, il nous dévoile ses secrets
C’est en se refusant qu’il se livre
Il est sans rime ni raison et c’est sa poésie
En nous captivant, il nous libère
Ses coups les plus durs sont ses plus douces consolations
S’il nous prend tout, quel bénéfice !
C’est lorsqu’il s’en va qu’il nous est le plus proche
Son silence le plus profond est son chant le plus haut
Sa pire colère est sa plus gracieuse récompense
Sa menace nous rassure
Et sa tristesse console de tous les chagrins :
Ne rien avoir, c’est sa richesse inépuisable.

Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’Amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent.

*

Que Dieu nous donne de dépérir, qu'il crée en nous ce manque, cette soif et cette faim auxquels toutes les richesses ne peuvent rien, y compris les richesses de nos Églises. Ici sans doute, le plus pauvre est-il le plus riche, qui n'a que la gratuité à quémander. Eh bien, en ce manque et en ce seul recours est la clef de notre unité, qui se fonde en notre union promise avec Dieu. Il nous le dit : ma parole ne revient pas à moi sans son effet, son résultat, ensemencer le monde d'une joie qu'il ne devine ni ne conçoit.


RP, Beaulieu, semaine Unité, 27/01/15





samedi 28 avril 2012

Le Serviteur souffrant et le "mécanisme victimaire"



Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !


De même qui est le Serviteur souffrant ?… On a longuement débattu dans les cercles théologiques pour savoir de qui il s’agit, sans parvenir à trancher…

Voilà un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique concernant la violence subie « depuis Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…

On connaît la lecture que René Girard* a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de la reprise de ce phénomène dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’un désir mimétique, d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous »« crise mimétique ».

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au moment paroxystique de la crise de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme victimaire », mécanisme salvateur : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ !

L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (Es 53, v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions.

On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent (v. 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens ont vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu.

« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » (Marc 10, 45).


RP
Presse réformée du Sud
Le Cep / Échanges / Réveil, mai 2012


_____________________________
*René Girard, Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.