<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: janvier 2019

mardi 29 janvier 2019

Justice et paix fondées en Écriture





C'est de l'exil d'Israël à Babylone qu'est née la lecture de la Bible comme cœur du culte — la Bible devenant comme un lieu de mémoire d'éternité. Fruit de la réflexion priante suite à l’événement de l’exil, dès 586 av. J.C., cette perte de souveraineté d’Israël, et de la destruction du Temple, perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte deviendra définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice, l’action de grâce. Le retour de l’exil de 586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs. Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume, au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (qui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

*

La lecture des Évangiles s'inscrit dans cette tradition de lecture comme culte en exil, mémoire d’éternité ; elle doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !

Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. » Car lire la Bible vise à la pratiquer ! Sorte de cœur d'une partie d'exilés, la Bible source un vécu.

Selon ce que vient dire Jésus, juste avant l'appel à la pratique de la Loi « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).

Où il apparaît bien qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Lire la Bible comme source de vie en temps d'exil, c'est aussi pratiquer ce qu'elle enseigne, en recevoir sa liberté, y fonder un comportement libre, y sourcer une éthique.

*

Mais, très vite, dès le Nouveau Testament, le nombre de disciples non-juifs de Jésus augmente, non-juifs desquels classiquement en judaïsme il n'est pas requis qu'ils observent certains préceptes, cérémoniels, de la Torah, qui concernent les juifs. Paul notamment s'inscrit dans cette perspective, qui verra plus tard se développer un christianisme séparé du judaïsme, ipso facto dispensé des rites propres au judaïsme. Sachant donc que, dès lors, on n’observe pas, comme chrétiens, un certain nombre de préceptes pourtant bien inscrits dans la Bible hébraïque, et que gardent les juifs, se pose à nouveau la question de ce qu'il y a à observer, notamment au plan moral ? La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. « Schématiquement, la lecture chrétienne traditionnelle de l’Ancien Testament […] prend une forme linéaire. On lit l’Ancien Testament en partant de la création et en passant par la "chute", en direction de la naissance du Messie, de Jésus. L’Ancien Testament relate l’histoire de Dieu et de sa créature, laquelle débouche sur la venue du Sauveur. Tout aussi schématiquement, la lecture juive de la Bible hébraïque s’organise de façon concentrique : au centre se trouve la loi ; le corpus prophétique [qui comprend une partie des livres historiques des chrétiens] commente la loi ; et les écrits tels les Psaumes s’orientent eux aussi sur la loi, quoique de façon moins immédiate. La Bible hébraïque, dans cette approche, ne mène pas vers autre chose, ne débouche pas sur une réalité qui est en dehors d’elle […]. Là où le judaïsme reconnaît le centre de l’écriture, il n’y a qu’un blanc pour le christianisme. Tout au plus reconnaît-on l’existence des dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle. » (Jan Joosten, professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg — in Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010. Cf. Foi et Vie déc. 2011, p. 9.)

Cela dit, sont-ils vraiment observés ces « dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle » ?

*

L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?

La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi. Ceux-là sont appelés parfois « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.

L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté. L’approche la plus commune consistant à retenir l’aspect moral et social du Shabbath — qui existe aussi, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.

On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.

Quid donc de l’observance chrétienne du Décalogue ?

*

En christianisme protestant, dès la Réforme on distingue trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.

Trois usages :
— Selon son usage pédagogique (cf. Galates 3, 24), le principal pour Luther, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
— Selon son troisième usage, le principal pour Calvin (IRC II, vii, 12), la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. C'est là la dimension essentielle de la lecture de la Bible comme source de vie en exil.

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Où on vient, par delà ces trois usages de la Loi, à trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire. La question de l’observance de ce qu’enseigne la Bible en matière de comportement demeure donc, qui a débouché sur cette distinction en trois aspects, formalisée plus particulièrement par Calvin et dans sa lignée où l'on privilégie l'usage normatif de la Loi.

L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux (on n'est plus avant l’exil de 586 av. JC).

On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (on est après l'an 70) ; les sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles dont Israël demeure le témoin. Une perspective calvinienne considère que dans un cadre chrétien, la variabilité des rites vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des traditions. À l’instar de l’aspect judiciaire.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, propre à orienter une éthique juste, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus. À commencer par des vertus communes, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue en regard de la Bible.

La loi naturelle est en quelque sorte « corrigée » — en regard de la Loi biblique.

*

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice promue par la parole performative reçue dans la Bible.

Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (le fameux Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome pour que soit mise en acte la justice sans laquelle il n'y a pas de paix, et donc, pas d'unité.

Telle est la parole de Dieu donnée comme parole libératrice, créatrice d’impossible, porte de justice. C’est là le Dieu créateur de la Bible — source d'impossible et non pas hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche !

C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pacifiés par le vécu de la justice, pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».


RP, Justice et paix fondées en Écriture,
Châtellerault, Semaine de prière pour l'Unité des chrétiens, 29.01.19


lundi 28 janvier 2019

An de grâce




Luc 4, 14-21
14 Alors Jésus, avec la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.
15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Ésaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit :
18 L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d’accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.
21 Alors il commença à leur dire : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »

*

Nous assistons avec ce texte de Luc, à la proclamation par Jésus du Jubilé, « an de grâce du Seigneur ». Il s'agit de cette loi biblique qui voulait que tous les cinquante ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer les terres acquises au cours des cinquante années précédentes. Une véritable révolution périodique, qui n'avait pas vraiment été appliquée, tout comme les simples années sabbatiques, d'ailleurs — qui mettaient en place tous les sept ans des bouleversements très importants aussi.

Je cite — Lévitique 25, 10-18 :
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.
14 Si vous faites du commerce — que tu vendes quelque chose à ton prochain, ou que tu achètes quelque chose de lui, que nul d’entre vous n’exploite son frère :
15 tu achèteras à ton prochain en tenant compte des années écoulées depuis le jubilé, et lui te vendra en tenant compte des années de récolte.
16 Plus il restera d’années, plus ton prix d’achat sera grand ; moins il restera d’années, plus ton prix d’achat sera réduit : car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend.
17 Que nul d’entre vous n’exploite son prochain ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. Car c’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
18 Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays.

En regard de l’exil, en guérison de la tragique déportation à Babylone, le livre du prophète Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, an qui verrait l'exil prendre fin.

Ésaïe 61, 1-3 :
1 L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ;
2 Pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous ceux qui sont dans le deuil ;
3 Pour accorder à ceux de Sion qui sont dans le deuil, pour leur donner de la splendeur au lieu de cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle térébinthes de la justice, plantation de l’Éternel, pour servir à sa splendeur.

Et voilà que Jésus lisant cela, pour la prédication inaugurale de son ministère, annonce l'accomplissement de cette Parole d'Ésaïe, texte de la haftarah, c’est-à-dire lecture du texte du jour dans les Prophètes. Texte qui réfère donc au Jubilé, l’an de grâce prévu par le Lévitique, et annoncé par Ésaïe comme devant inaugurer le Règne de Dieu : c’est cette parole là que Jésus vient de déclarer « accomplie pour vous qui l'entendez ».

Aujourd'hui s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences : tel est bien le propos de Jésus.

Voilà une parole bien étrange que les auditeurs de Nazareth auront de la peine à recevoir. Ils lui demanderont, comme il est coutume dans les évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre ! Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien la guérison des yeux aveugles de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Règne de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la façon dont les habitants de Nazareth apostropheront Jésus : « médecin guéris-toi toi-même » (Luc 4, 23), et ton peuple avec toi.

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Règne de Dieu. Le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : « c'est aujourd'hui de jour du Shabbath », selon l’Épître aux Hébreux, ch. 4. Cela étant appelé à être chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines.

Cela peut et doit aller très loin. L'exil dont la fin s'inaugure, est dû selon le même livre d'Ésaïe à une injustice chronique que l’institution du Jubilé est censé corriger : des accumulations de richesses qui deviennent de pures injustices : « malheur à ceux qui accumulent terres et biens » dénonçait le prophète (És 5, 8) ! Et à force d'outrance dans l'accumulation, qui prive les plus pauvres, à force donc de non-observance de la redistribution, la colère a fini par tomber : destruction du pays par Babylone et exil, selon la lecture qui est faite par les prophètes de cette catastrophe. C'est la contrepartie terrible de la promesse à laquelle seule Jésus s'est arrêté, car l'an de grâce a une face sombre pour ceux qui commettent le péché de l'excès d'accumulation : un jour de vengeance divine. C'est la suite du verset dont Jésus, qui est là pour proclamer la grâce, vient de citer le premier aspect (cf. És 61, 2). Actualité de la parole prophétique quand les écarts dans les niveaux de vie exigent un Jubilé qui ouvre les portes du Règne de Dieu.

Or, que dit Jésus ? Que le moment positif, le moment de grâce de ce jour est venu, que c'est aujourd'hui ! Aujourd'hui s'inaugure l'an de grâce, temps de la faveur de Dieu. C'est toujours vrai ! Nos années chrétiennes se datent en autant d'ans de grâce : « an de grâce 2019 », disons-nous ! Autant d’années de Jubilé ! Si le nous croyons, si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que, par la foi, don de la grâce, nous en appliquions les modalités : libérés de tout esclavage, libres de remettre les dettes, puisque c’est là le Jubilé, libres parce que la délivrance des captifs a eu lieu, proclamation de la libération des victimes de toutes les oppressions possibles. La grâce de Dieu proclamée par Jésus nous en a libérés. Libres de ne pas accumuler, puisque c'est la grâce qui pourvoit. Libres aussi de dire que les accumulations sans redistribution effective sont injustes, relèvent du péché, puisque le péché est la transgression de la loi divine. Y compris les prescriptions du Jubilé. Ainsi prend son sens la prière de Marie, le Magnificat, sur le renversement des injustices devenues aujourd’hui si flagrantes (cf. Luc 1, 46-55).

Si ce qu'a annoncé Jésus est vrai, alors, chacun à notre humble mesure, nous avons tous une part de ce pouvoir : remettre les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans. Comme ne pas craindre de dénoncer comme injustice, et péché, ce qui au regard de la parole prophétique, est bien tel.)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce : à commencer par remettre pour notre part les compteurs à zéro.

Dieu nous appelle aujourd’hui à entrer avec humilité, au regard de l’histoire, mais de plain-pied tout de même, dans ce temps de la grâce, en place dès à présent. « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »


R.P. Poitiers/Beaulieu, célébration œcuménique, 28.01.19


mardi 22 janvier 2019

Lire la Bible dans un temps d'exil





Sola Scriptura, l’Écriture seule, est un pilier sur lequel s'établit la Réforme du XVIe ; sola fide, par la foi seule, en étant un autre. Deux piliers essentiels de la Réforme, parmi d'autres, dont cette clef de voûte : Soli Deo Gloria.

Le « Sola Scriptura » parle en protestantisme d'une Écriture dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (sans compter les quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprenant pas ces langues, le « sola Scriptura » les situe dans une dimension communautaire et historique, au-delà de toute relation solitaire au texte.

Quand la Réforme, pour son « sola Scriptura », opte résolument quant à son Ancien Testament pour les livres de la Bible hébraïque, elle est héritière dans sa traduction de Jérôme, qui lui aussi, pour traduire la Bible en latin, avait opté pour les livres hébraïques – consultant même des rabbins – plutôt que pour la traditionnelle version grecque des Septante (LXX) largement citée dans le Nouveau Testament – comme traduction de la Bible en grec, première version dans une autre langue que l'hébreu. Les Réformateurs et le protestantisme mènent la démarche de Jérôme à son terme, puisque ceux des livres de la LXX que retient et canonise l’Église catholique romaine ne sont pas retenus comme canoniques par le protestantisme, même s'il les juge « utiles ». Outre le vis-à-vis ecclésial, le protestantisme se donne ipso facto un autre vis-à-vis, le vis-à-vis juif, héritant en outre en maints endroits, dont la France, d'une situation d'exil doté de ressemblance avec celle d'Israël — qui, exilé, se dotait dès le IIe s. av. JC d'une traduction de la Bible en grec, langue d'exil, la LXX.

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Or c'est de l'exil d'Israël, à Babylone, qu'est née la lecture de la Bible comme cœur du culte — la Bible devenant comme un lieu de mémoire d'éternité. Fruit de la réflexion priante suite à l’événement de l’exil, dès 586 av. J.C., cette perte de souveraineté d’Israël, et de la destruction du Temple, perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte deviendra définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice, l’action de grâce. Le retour de l’exil de 586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs. Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume, au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (qui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

Mais jusque là, jusqu’au monde à venir, il n’y a pas eu de reprise de souveraineté politique au nom de Dieu d’un État, ni a fortiori d’une Église ! C’est l’erreur des chrétientés byzantine et latine (catholique et protestante ; erreur des chrétientés auxquelles l’islam a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire (du IVe au XVIIe s. au moins). La suzeraineté politique davidique a été retirée en 586, et n’a pas été ré-octroyée.

La dynastie légitime alliée avec Dieu, celle de David, trouve, selon la foi chrétienne, son dernier représentant en Jésus, dont le Royaume n’est pas de ce monde — Royaume dont la Loi est inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales d’un État souverain, comme avant 586. En 586, ce domaine de la Torah a de facto pris fin.

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, on le sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par les Romains.

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens, et les sacrifices. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin, de facto, en 70. Ici, dans l’anticipation chrétienne, a eu lieu la fin de ce temps, annoncée par Jésus pour sa génération.

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Or la lecture des Évangiles s'inscrit dans cette tradition de lecture comme culte en exil, mémoire d’éternité ; elle doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !

Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. » Car lire la Bible vise à la pratiquer ! Sorte de cœur d'une partie d'exilés, la Bible source un vécu.

Selon ce que vient dire Jésus, juste avant l'appel à la pratique de la Loi « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).

Où il apparaît bien qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Lire la Bible comme source de vie en temps d'exil, c'est aussi pratiquer ce qu'elle enseigne, en recevoir sa liberté, y fonder un comportement libre, y sourcer une éthique.

*

Mais, sachant que l'on n’observe pas, comme chrétiens, un certain nombre de préceptes pourtant bien inscrits dans la Bible hébraïque, et que gardent les juifs, se pose à nouveau la question de ce qu'il y a à observer ? La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. « Schématiquement, la lecture chrétienne traditionnelle de l’Ancien Testament […] prend une forme linéaire. On lit l’Ancien Testament en partant de la création et en passant par la "chute", en direction de la naissance du Messie, de Jésus. L’Ancien Testament relate l’histoire de Dieu et de sa créature, laquelle débouche sur la venue du Sauveur. Tout aussi schématiquement, la lecture juive de la Bible hébraïque s’organise de façon concentrique : au centre se trouve la loi ; le corpus prophétique [qui comprend une partie des livres historiques des chrétiens] commente la loi ; et les écrits tels les Psaumes s’orientent eux aussi sur la loi, quoique de façon moins immédiate. La Bible hébraïque, dans cette approche, ne mène pas vers autre chose, ne débouche pas sur une réalité qui est en dehors d’elle […]. Là où le judaïsme reconnaît le centre de l’écriture, il n’y a qu’un blanc pour le christianisme. Tout au plus reconnaît-on l’existence des dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle. » (Jan Joosten, professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg — in Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010. Cf. Foi et Vie déc. 2011, p. 9.)

Cela dit, sont-ils vraiment observés ces « dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle » ?

*

L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?

La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi. Ceux-là sont appelés parfois « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.

L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté. L’approche la plus commune consistant à retenir l’aspect moral et social du Shabbath — qui existe aussi, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.

On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.

Quid donc de l’observance du Décalogue, en tout cas en son aspect cérémoniel. — Je fais par ce mot allusion à des distinctions qui vont apparaître (je vais y venir) entre différents plans (moral et judiciaire) de signification des commandements, outre leur plan cérémoniel, proprement religieux, qui manifestement est peu retenu par le christianisme.

*

La question de l’observance de ce qu’enseigne la Bible en matière de comportement demeure donc, qui a débouché sur une distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux (on n'est plus avant l’exil de 586 av. JC).

On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (on est après l'an 70) ; les sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles dont Israël demeure le témoin. Une perspective calvinienne considère que dans un cadre chrétien, la variabilité des rites vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des traditions. À l’instar de l’aspect judiciaire.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, propre à orienter une éthique, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus. À commencer par des vertus communes, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue en regard de la Bible.

La loi naturelle est en quelque sorte « corrigée » — en regard de la Loi biblique.

*

Ici la Réforme distingue, outre les trois aspects ci-dessus de la Loi, trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.

Trois usages :
— Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
— Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. C'est là la dimension essentielle de la lecture de la Bible comme source de vie en exil.

Où on revient, par delà ces trois usages de la Loi, aux trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire : on peut dire que l'aspect moral devient le fondement d'une transposition analogique pour une observance intégrale de la loi mais de façon transposée, donc, via une reconduction méditée à son fondement éternel dont les textes sont l’expression temporelle, dans un temps donné, un enracinement donné, dont Israël demeure le témoin aussi longtemps que subsistent le ciel et la terre.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.

Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (le fameux Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome.

Telle est alors la parole de Dieu donnée comme parole libératrice, créatrice d’impossible. C’est là le Dieu créateur de la Bible — et non pas une hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche !

C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».


RP, Lire la Bible dans un temps d'exil,
Moncoutant, Semaine de prière pour l'Unité des chrétiens, 22.01.19


samedi 19 janvier 2019

Martin Luther King et le rapport Hoover




Courrier au Protestant de l’Ouest (janvier 2019) suite au dossier Martin Luther King du numéro de décembre 2018

Tous mes remerciements pour le dossier Martin Luther King dans dernier PO. Très bon (comme d’hab)… sauf une petite phrase, au bas de l’introduction du dossier, p. 14. Je cite : « Concernant les femmes, MLK n’a pas été d’une conduite irréprochable. » Je sais bien que cette idée reçue, issue, au départ, du rapport Hoover, est admise par beaucoup, dont les meilleurs spécialistes de MLK, au motif essentiel me semble-t-il… qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu » appuyé de l’idée, très juste celle-là, que si c’était vrai, cela ne changerait rien au message et à l’actualité du combat de MLK.
Il se trouve que j’ai eu à faire quelques recherches sur MLK, déjà pour les commémorations de 2008, et deux fois cette année, à Poitiers et à Niort, et que je me suis évidemment penché sur cette question, étant pour moi acquis qu’effectivement cela n’enlèverait rien à la valeur de son combat… et je n’ai rien trouvé qui prouve quoi que ce soit, bien au contraire.

J’ai acquis la conviction que tout cela est au cœur des attaques contre MLK, selon la parole évangélique, Mt 5, 11-12 & Lc 6, 22-23 : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. » – MLK ne s’est pas laissé égarer en répondant aux calomnies, selon Lc 21, 14 : « Mettez-vous donc dans l’esprit de ne pas préparer votre défense »… Ce n’est pas une raison pour ne pas les remettre en question ! « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose » aurait dit Goebbels. Est-il juste de valider la formule, sous prétexte qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu », et qu’il est donc inutile de chercher à quel incendiaire profite la fumée !… quand l’incendiaire parvient à instiller le doute jusque parmi des très proches de MLK.

Il suffit pourtant de lire le rapport Hoover pour se faire une idée plus juste des choses. Un extrait, parlant des rencontres de la SCLC (Southern Christian Leadership Conference) : « un pasteur nègre présent a exprimé plus tard son dégoût de la boisson, de la fornication et de l’homosexualité qui ont eu lieu dans les coulisses, lors de la conférence. Plusieurs prostituées nègres et blanches ont été amenées de la région de Miami. Une orgie qui a duré toute la nuit a été organisée avec ces prostituées et certains des délégués présents […]. Tout au long des années qui ont suivi et jusqu’à cette date, King a continué à poursuivre ses aberrations sexuelles secrètement tout en se montrant à la vue du public comme un chef moral de conviction religieuse. »

Et c’est tout du long du même acabit ! Il suffit de savoir ce qu’est une pastorale (la SCLC en est une) pour mesurer le délire – délire raciste en l’occurrence (j’y reviens) ! Pour le reste, rien. Ni preuve, ni a fortiori de flagrant délit. Que des rumeurs, des interprétations de rumeurs et de propos sans preuves vérifiables. Résumé Wiki, à ce point incontestablement très juste : « Les enregistrements, certains rendus publics depuis, n’apportèrent rien de concluant et aucune preuve ne put être apportée sur les infidélités supposées de Martin Luther King, malgré les remarques de certains officiels tel le président Johnson qui avait dit qu’il était un “prêcheur hypocrite”. Des livres paraissent dans les années 1980 à ce sujet mais aucun ne put avancer les preuves d’une quelconque infidélité. »

Coretta Scott King, l’épouse de MLK ne dit pas autre chose : « Le FBI a tout essayé, et Martin et moi en avons parlé. Très tôt, il a dit : ‘La plupart des gens sont vulnérables quand il s’agit d’argent et de sexe. Ce sont les deux choses dont ils essaient de vous charger.’ Quand il s’agissait d’argent, Martin faisait très attention à la comptabilité et à la façon dont il utilisait les fonds [mais on l’a aussi mis en prison pour fraude fiscale imaginaire, puis acquitté]. Les gens lui ont dit que s’ils ne pouvaient rien trouver, ils essaieraient de le coincer.” Elle dit avoir reçu une fois un enregistrement non marqué, prétendument du Dr. King dans une situation compromettante. “Eh bien, je ne pouvais pas faire grand-chose, c’était juste beaucoup de charabia.” Riant, Coretta dit : “ Si c’était tout ce que Hoover avait, il n’avait rien.” » (Interview par Joyce Leviton, 20 Fév. 1978.)

De même, les deux femmes mises en causes dans un livre tardif (fin années 1980) de R. Abernathy concernant la dernière nuit de MLK nient formellement : Adjua Abi Naantaanbuu, activiste de longue date pour les droits de l'homme, était l'hôtesse du dîner qu'Abernathy décrit. « Personne n'a eu de relations sexuelles dans ma maison cette nuit-là », dit-elle catégoriquement. Quand à Georgia Davis Powers« déchirée, blessée et en colère », l’ancienne sénatrice de l'État du Kentucky qui a rendu visite à King au Motel Lorraine (où il sera assassiné peu après) maintient qu'elle est restée simplement à discuter avec lui, Abernathy et AD King jusqu'à 4 heures du matin : « Tout cela est venu à moi comme complète surprise ».

Bref, il ne reste de cela que calomnies et fantasmes d’Hoover, aspect qu’il ne faut pas négliger concernant cet angle d’attaque des calomnies, qui ont suivi un autre type d’attaques : tentative de prouver que Martin Luther King est communiste (on est en pleine guerre froide), qui doit beaucoup à ce que nombre de ségrégationnistes croient que les Noirs du sud étaient jusqu’ici heureux de leur sort, mais qu’ils sont manipulés par des « communistes » et des « agitateurs étrangers ».

Les attaques voulant que MLK n’ait « pas été d’une conduite irréprochable » recoupent le même type de préjugés, racistes en l’occurrence, repérés par le psychologue américain Bernard Wolfe : « Depuis le début de l’esclavage, sa culpabilité démocratique et chrétienne en tant que propriétaire d’esclaves, conduisait le Sudiste à définir le Noir comme une bête, un Africain inaltérable dont le caractère était fixé dans le protoplasma par des gènes “africains”. Si le Noir se voyait assigner les limbes humains, ce n’était pas par l’Amérique mais par l’infériorité constitutionnelle de ses ancêtres de la jungle. » Wolfe est cité ici en français par le psychiatre Frantz Fanon.

Ayant rappelé : « quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous », Frantz Fanon analyse ce qu’a décelé Wolfe, dans Peau noire, masques blancs : « vis-à-vis du nègre, en effet, tout se passe sur le plan génital. […] Sur le plan phénoménologique, il y aurait à étudier une double réalité. [L’antisémite] a peur du Juif à cause de son potentiel appropriatif. “Ils” sont partout. Les banques, les bourses, le gouvernement en sont infestés. Ils règnent sur tout. Bientôt le pays leur appartiendra. Ils sont reçus aux concours avant les “vrais” Français. Bientôt ils feront la loi chez nous […]. Les nègres, eux, ont la puissance sexuelle. Pensez donc ! avec la liberté qu’ils ont, en pleine brousse ! Il paraît qu’ils couchent partout, et à tout moment. Ce sont des génitaux. »

Frantz Fanon précise (ibid.) – et son livre date de 1952, soit une quinzaine d’années avant le rapport d’Hoover – : « la négrophobe, écrit-il comme psychiatre, n’est en réalité qu’une partenaire sexuelle putative, – tout comme le négrophobe est un homosexuel refoulé » – remarque troublante quand on sait par ailleurs que ce point, selon plusieurs analystes de son trajet, pourrait concerner cruellement Hoover. Il y aurait peut-être à creuser cet aspect qui, mutatis mutandis, rappelle le film, d’une époque plus récente que les années 60, American Beauty. On a lu quelques extraits du rapport Hoover dans sa description imaginaire des orgies en pastorale SCLC, impliquant naturellement l’homosexualité !

On comprend dès lors le crédit qu’il faut apporter à de telles rumeurs, pourvu que l’on creuse un peu : fantasmes racistes, qui vérifient la promesse du Sermon sur la Montagne, texte au cœur des méditations de MLK : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. » (Mt 5, 11-12)

RP (voir ici)


samedi 12 janvier 2019

Héritage calvinien, une théologie de l’exil





Calvin, son histoire en exil

En 1533 Calvin, alors âgé de 24 ans, avait participé, pense-t-on en général, mais sans certitude, à la rédaction d’un discours empreint de théologie réformatrice : celui du médecin Nicolas Cop, recteur de l’université de Paris à laquelle Calvin est inscrit – discours de début de semestre, prononcé le 1er novembre 1533. C’est une interprétation du Sermon sur la montagne, portant éloge de l’Évangile. Cop affirme ainsi son appartenance à la Réforme. Cop est alors accusé d’hérésie et doit quitter Paris pour vivre dans sa ville natale, Bâle. Et Calvin de se réfugier près d'Angoulême, puis à Nérac auprès de Marguerite de Navarre.

En octobre 1534 a lieu à Paris l’affaire dite « des placards » : des écrits contre la messe affichés en divers lieux. Les « luthériens », comme on appelle les partisans de la Réforme, sont accusés. Calvin, confessant déjà publiquement sa foi, doit donc s’éloigner. Il cherche un séjour calme pour poursuivre ses études. Il se retire à Ferrare, Strasbourg et Bâle.

Bâle, où il termine, en août 1535 la rédaction d’un catéchisme pour les croyants réformés francophones, qui sera édité en mars 1536. Outre la rédaction de ce catéchisme, dédié à François Ier, intitulé « Institutio christianae religionis » (Institution de la religion chrétienne — qui retravaillé et amplifié au long de sa vie, sera son ouvrage majeur), il continue à étudier la Bible, apprend l’hébreu, lit les œuvres de Luther, de Melanchthon et de Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg…

En avril 1536, immédiatement après la parution de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin revient brièvement à Paris y rencontrer ses frères et sœurs. Ensuite, il souhaite aller à Strasbourg. Mais il ne peut pas emprunter le chemin direct parce qu’une nouvelle guerre a éclaté entre François Ier et l’empereur Charles Quint. Ainsi, il est contraint de faire le voyage par Lyon et Genève, ce qui aura des conséquences considérables.

Je le cite : « Le chemin le plus court pour aller à Strasbourg, ville dans laquelle je voulais me retirer à l’époque, était fermé par la guerre. C’est pourquoi je pensais être seulement de passage ici à Genève et n’y rester qu’une nuit. À Genève, la papauté avait été abolie peu avant par l’honnête homme que j’ai mentionné auparavant [Farel] et par le maître des arts Pierre Viret. Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu et il existait des querelles et des clivages dangereux entre les habitants de la ville. À l’époque, un homme m’a reconnu... [du Tillet] et a appris ma présence aux autres. Par la suite, Farel (enthousiaste à l’idée de faire la promotion de l’Évangile) a fait tous ses efforts pour me retenir. Ayant entendu que je voulais demeurer libre pour mes études privées et compris qu’il ne pouvait rien obtenir par les supplications, il est allé jusqu’à me maudire : Dieu devait condamner mon calme et mes études si je me retirais dans une telle situation critique au lieu de proposer mon aide et mon soutien. Ces mots m’ont fait peur et m’ont bouleversé au point que j’ai renoncé au voyage prévu. Mais, conscient de mes peurs et de ma crainte, je ne voulais à aucun prix être obligé d’occuper un ministère déterminé. » (J. Calvin, Préface au commentaire des Psaumes.)

Calvin reste à Genève (1536), non pas comme prêtre ou prédicateur attitré mais comme « lecteur des Saintes Écritures de l’Église de Genève. » Mais bientôt, il est invité à prêcher et à contribuer à la formation de l’Église.

Calvin et Farel seront relevés de leurs fonctions et devront quitter la ville deux ans après, l’opposition étant majoritaire depuis les élections de 1538. On va jusqu’à faire mine de soupçonner Calvin de nier la nature divine de Jésus-Christ – accusations qui n’ont pu que jouer un rôle, plus tard, en 1553, dans l’acceptation par Calvin (qui pèse encore contre lui) de la condamnation de Servet (anti-trinitaire réfugié à Genève après avoir fui Lyon où l’Inquisition l’a fait brûler en effigie) par le magistrat de la ville suisse, avec l’aval des autorités de plusieurs autres cantons suisses. Calvin n’est alors pas même citoyen de Genève.

Chassé auparavant de la ville par un conseil qui était allé jusqu’à interdire à Calvin et Farel de prêcher le dimanche de Pâques, il souhaite retourner à Bâle pour y poursuivre ses études… et se retrouve à Strasbourg, pressé par le réformateur de la ville, Martin Bucer, qui insiste jusqu’à ce que Calvin accepte de devenir le pasteur de la paroisse des réfugiés français, à laquelle il donne le modèle strasbourgeois, qui marquera sa conception de l’Église, et qu’il mettra en œuvre à Genève.

… Puisque Calvin a été rappelé à Genève. Durant son séjour à Strasbourg la situation avait évolué à Genève de façon négative. Après le départ de Farel et de Calvin, le désordre règne dans l’Église genevoise. La ville de Berne essaie de prendre le contrôle de Genève. Un conflit s’annonce. Les adeptes de la Réforme réussissent à convaincre une partie des opposants que le retour de Calvin à Genève est indispensable pour rétablir l’ordre. Le 20 octobre 1540, une légation de Genève arrive à Strasbourg pour demander à Calvin de revenir à Genève. Il hésite et refuse. Farel aussi tente de le convaincre, sans succès. Et Bucer aimerait le garder à Strasbourg. Les tentatives de faire venir Calvin à Genève durent plus de six mois avant que qu’il accepte enfin de s’y rendre pour quelques semaines (1541).

Le même processus que la première fois s’est répété quand il a été rappelé à Genève (cf. Alain Perrot, Le visage humain de Jean Calvin, L & F 1986, p. 64) : « Ma timidité me présentait beaucoup de raisons pour m'excuser pour ne point reprendre de nouveau sur mettre sur mes épaules un fardeau si pesant, mais à la fin le regard de mon devoir (...) me fit consentir à retourner vers le troupeau d'avec lequel j'avais été comme arraché ; ce que je fis avec tristesse, larmes, grand trouble et détresse, comme Dieu m'en est très bon témoin (...). Maintenant si je voulais raconter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé depuis ce temps-là (...) ce serait une longue histoire. »

Longue histoire dont il donne ce raccourci : « Bref, cependant que j'avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement promené et fait tournoyé par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusqu'à ce que malgré mon naturel il m'a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit. »

Le 13 septembre 1541, Calvin arrive donc de nouveau à Genève, reprenant la chaîne de ses prédications au texte où il l’avait laissée. Mais contrairement à ses plans, il n’y reste pas seulement quelques mois mais pour le restant de sa vie. Il marquera la ville de son enseignement, au point que la calomnie en fera un dictateur théocratique, alors qu’il n’y a jamais eu le pouvoir. Il n’en devient citoyen que peu avant sa mort. Calvin n’a pas voulu la tâche qui lui a été comme imposée à Genève. Il est resté, puis revenu, à contre-cœur, comme en exil…


L’Église protestante en France, une histoire en exil

34 ans après la mort de Calvin, en avril 1598 – soit près de 40 ans après l’échec du colloque de Poissy de 1561 (tenu du vivant de Calvin) qui aurait pu voir naître une Église gallicane unie, à la fois catholique et protestante, et épargner à la France de terribles guerres civiles –, en avril 1598 donc, Henri IV signait à Nantes un Édit de tolérance donnant pour un siècle une paix religieuse globale à la France. Depuis François Ier, au début du XVIe siècle, la France hésite entre l’Église catholique romaine et la foi de la Réforme. Le phénomène est alors international. Mais ailleurs des solutions ont été tranchées. L'Espagne s'est durcie dans un catholicisme intransigeant. L'Angleterre a rompu avec Rome.

Entre ces deux grandes puissances, les diverses principautés et autres États chrétiens européens en sont venus à cohabiter sur le principe scellé à la fin de la guerre de 30 ans dans la paix d'Augsbourg (en 1555) : cujus regio, ejus religio – ce qui signifie que chaque roi détermine la religion de son peuple.

La France, elle, hésite alors encore, le colloque de Poissy en est le dernier signe. Se trouvent en France trois partis principaux.

Premier parti, celui du roi, issu de la tradition humaniste ; le roi est chrétien, certes, – « roi très chrétien » même, tel est son titre – chrétien et catholique, mais il n'hésite pas à traiter, depuis François Ier, avec les États protestants et même avec la Turquie musulmane contre l'Espagne catholique. Attitude très moderne à l'époque dont on ne trouve l'équivalent qu'en Angleterre, traitant avec la Perse.

Second parti en France, le parti ultra catholique, qui formera la Ligue, s'alliant avec l'ennemi espagnol pour garantir un catholicisme intransigeant.

Troisième parti, les protestants, avec une aile stricte et une aile modérée proche du parti du roi. Calvin, insistant pour que soit organisée en France une Église réformée en exil, a probablement pressenti que, malgré son souhait exprimé dans sa dédicace de son Institution de la religion chrétienne à François Ier, la chose advenue en Angleterre (et qu’il a soutenue – on le sait par ses lettres au roi Édouard VI) ne se ferait pas dans sa patrie.

Reste que dans l'esprit du roi de France, doit pouvoir s'esquisser entre un catholicisme modéré et un protestantisme modéré un compromis gallican sur un mode pas si éloigné que ça de l’Église anglicane en Angleterre – malgré qu'en France la rupture avec Rome n'ait pas eu lieu. Mais !… Pour Henri III, cette volonté de compromis lui vaudra d'être assassiné par un tenant du parti ultra catholique. Pour Henri IV, le compromis passera par sa conversion au catholicisme – on connaît la fameuse formule « Paris vaut bien une messe », puis, pour lui aussi, débouchera sur son assassinat.

L’Édit de Nantes évoque quelque chose de connu : ce document royal signé par Henri IV en 1598, entre le 13 et le 30 avril selon les hypothèses, et qui permet pour près d'un siècle la cohabitation des – désormais séparés – catholiques et des protestants en France. Tant bien que mal. L’Édit est signé à Nantes où Henri IV vient de remporter la victoire sur ses ennemis ligueurs, alliés à l'Espagne, en obtenant le ralliement de Mercœur qui tenait la Bretagne, dernier bastion de la Ligue, c'est-à-dire des ultra catholiques. Bientôt principal port esclavagiste français, le lieu est symbolique en 1598 parce qu'il est le dernier bastion catholique ligueur à résister à Henri IV ; le lieu est donc symbolique aussi pour sa portée pédagogique : même si à l'époque l’Édit de Nantes représentait sans doute peu de choses. Précédé par toute une série d'édits similaires, donnant autant de paix provisoires, il n'a dans l’immédiat sans doute pas la portée quasi mythique qu'il a acquise.

L’Édit de Nantes s'inscrit donc dans la lignée royaliste, dite « politique » – c’est-à-dire du parti modéré. Parmi les édits similaires qui l’ont précédé, l’Édit de Nantes se spécifie par ce qu'il est la première version presque réussie du projet royal gallican, qui échouera finalement aussi, échec scellé par sa Révocation par Louis XIV en 1685 (la même année que la signature du Code noir). L’exil (intérieur), « le désert », de la minorité qu’est devenue le protestantisme est désormais définitif.

Dès lors, suite à la persécution des non catholiques (minorité pas si insignifiante que cela tout de même), la religion à la Française prendra le chemin de la laïcité – qui scellera plus tard, on y vient, une autre symbolique de l’exil.

Dès le XVIe siècle, l'esquisse de cette future laïcité se situe, en France, du côté des « politiques », par ex. dans l'alliance avec les princes protestants ou avec le Grand Turc – alliances que la royauté française a contractées dès François Ier – plutôt que du côté du projet gallican de l’Édit de Nantes. En Angleterre, l’Église parallèle à celle de ce projet, l’Église anglicane, n'était pas le lieu de la laïcité – la laïcité était plutôt, mutatis mutandis, du côté de son opposition puritaine (équivalent anglais de l'aile stricte du protestantisme français d'alors) – qui en venait déjà à voir d'un bon œil l'idée d'accorder la liberté de culte aux juifs et même aux musulmans.

Pour comprendre la violence qui a tout hypothéqué, peut-être jusqu’aujourd’hui, on peut emprunter cette description d'un sociologue contemporain, Peter Berger (La religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion, 1971, p.181-182) : « le protestantisme a extrêmement réduit le champ de l'extension du sacré » dit-il. Il poursuit : « L'immense réseau d'intercession [s’adressant] aux saints et aux âmes de tous les défunts disparaît […]. Ce processus a été très bien résumé dans l'expression (de Max Weber) "désenchantement (= dés-ensorcellement) du monde". Le croyant protestant ne vit plus dans un monde toujours et partout pénétré des êtres et des forces sacrés ». Exil hors de ce monde qui s’esquisse là. Et face à un monde, ce monde, que l'on perçoit donc comme s'écroulant, la guerre est donc passionnelle.

Côté Ligue – ultra catholique –, on hait le roi, et pas seulement Henri IV, mais déjà ses prédécesseurs plus ou moins humanistes. J.M. Constant, dans son livre sur La Ligue (Paris, Fayard, 1996, p. 218), montre la foule brûlant un tableau représentant Henri III fondant l'Ordre du Saint-Esprit – lieu par excellence du parti des « politiques » ; et devenu le modèle de la croix huguenote comme espérance d’une citoyenneté enfin octroyée, espérance perdurant malgré la révocation de l’Édit de Nantes consacrant l’Église réformée comme Église en exil, jusqu’à l’Édit de tolérance de 1787, et surtout l’obtention de la liberté – en 1789, selon la belle parole du pasteur Rabaut St-Etienne : « nous voulons la liberté et pas la tolérance », inspirant l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen sur la liberté de conscience –, reçue sans doute un peu vite comme fin de l’exil. Il a seulement changé de figure ! Et ici la leçon vaut plus largement que pour le seul protestantisme. Elle est biblique. Malgré le décret de Cyrus (auquel Napoléon a été comparé par des protestants enthousiastes, cédant imprudemment à un redoutable contresens), l’exil, selon la prédication du Baptiste citant Ésaïe 40 quelques siècles après Cyrus, est toujours à l’ordre du jour. Il l’est encore au jour de l’Ascension du Christ (cf. Actes 1), et l’est toujours depuis (Hilaire, avant Calvin, a pu la savoir !).


Esquisse d’une théologie de l’exil

Le fait de l'exil, d’un exil bien plus fondamental que les exils historiques, s'exprime par un sentiment plus ou moins diffus de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment accru consécutivement à un échec ; un désert littéral ou politique pour l’histoire française du protestantisme, mais pas seulement : une perte d'emploi ; un divorce ; un déplacement géographique – exil proprement dit – ; un deuil finalement.

Autant d'occasions d’accroissement d'un sentiment où se dévoile une réalité qui les précède, et un sentiment qui les ne les requiert pas forcément. Le sentiment de la perte irrémédiable, advenu pour Hilaire, Calvin, ou les protestants de l’Ancien Régime, nous atteint de toute façon tous dans le fait que perdons, que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

Il n'est d’ailleurs pas jusqu'aux réalités positives de notre vie qui ne nous le signalent. Ainsi, dans la vie, on apprend – du moins l'espère-t-on ! Et on apprend de ce que l'on mûrit. Or, mûrir, c'est pourrir un peu. Cela on ne peut s'empêcher de le ressentir. Notre avenir temporel est perte.

C'est là un sentiment qui se nourrit de réalité et devient la nostalgie, tel un champignon – qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant la révocation d’un édit de tolérance, ou avant l'échec, tout échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Et là, ce sentiment ment déjà. L'avant, l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

« Se pencher sur son passé c'est risquer de tomber dans l'oubli », dit Coluche. Car il n'est de passé que chargé d'avenir. C'est pourtant là notre situation, tragique, d'autant plus tragique que justement une bonne partie de nos soucis est l'oubli de cet exil, dans la fuite en avant, chargée de la certitude en trompe l’œil qui veut que l'avenir sera glorieux, ou pire, fut glorieux ; avec comme seule alternative la culture du mensonge de la mémoire d'un temps passé où il faudrait revenir, où tout était si doux.

La nostalgie comme sentiment de l'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. C’est ce dont Calvin, fort d’une expérience… hilarienne de l’exil, nous transmets la leçon dans son Institution de la Religion Chrétienne, au livre III, chapitre ix (intitulé « De la méditation de la vie à venir » ; les chapitres vi à x constituaient aussi un tiré à part, sorte de manuel de vie quotidienne des croyants, intitulé Petit traité de la vie chrétienne) – je cite le § 1 du ch. ix :

« nostre entendement est comme esblouy de la vaine clairté qu'ont les richesses, honneurs et puissances, en apparence extérieure, et ainsi ne peut regarder plus loing. Pareillement nostre cœur estant occupé d'avarice, d'ambition, et d'autres mauvaises concupiscences, est yci attaché tellement qu'il ne peut regarder en haut. Finalement toute l'âme estant enveloppée, et comme empestrée en délices charnelles, cherche sa félicité en terre. Le Seigneur doneques pour obvier à ce mal enseigne ses serviteurs de la vanité de la vie présente, les exerçans assiduellement en diverses misères. Afin doneques qu'ils ne se promettent en la vie présente paix et repos, il permet qu'elle soit souvent inquiétée et molestée par guerres, tumultes, brigandages, ou autres injures. Afin qu'ils n'aspirent point d'une trop grande cupidité aux richesses caduques, ou acquiescent en celles qu'ils possèdent, il les rédige en indigence, maintenant par stérilité de terre, maintenant par feu, maintenant par autre façon : ou bien il les contient en médiocrité. Afin qu'ils ne prenent point trop de plaisir en mariage, ou il leur donne des femmes rudes et de mauvaise teste, qui les tormentent : ou il leur donne de mauvais enfans, pour les humilier : ou il les afflige en leur ostant femmes et enfans. S'il les traitte doucement en toutes ces choses : toutesfois alin qu'ils ne s'enorgueillissent point en vaine gloire, ou s'eslèvent en confiance désordonnée, il les advertit par maladies et dangers, et quasi leur met devant les yeux combien sont fragiles et de nulle durée tous les biens qui sont sujets à mortalité. Pourtant nous proufitons lors très bien en la discipline de la croix, quand nous apprenons que la vie présente, si elle est estimée en soy, est plene d'inquiétude, de troubles, et du tout misérable, et n'est bien heureuse en nul endroict : que tous les biens d'icelle qu'on a en estime sont transitoires et incertains, frivoles et meslez avec misères infinies : et ainsi de cela nous concluons qu'il ne faut yci rien chercher ou espérer que bataille : quand il est question de nostre couronne, qu'il faut eslever les yeux au ciel, car c'est chose certaine, que jamais nostre cœur ne se dresse à bon escient à désirer et méditer la vie future, sans estre premièrement touché d'un contemnement de la vie terrienne. »

Mais ce n’est pas à dire qu’il faille dédaigner ce qui se vit en ce temps. Au chapitre suivant du même livre III, le chapitre X, intitulé « Comment il faut user de la vie présente, et ses aides », Calvin note :
« Par ceste mesme leçon l'Escriture nous instruit aussi bien quel est le droict usage des biens terriens : laquelle chose n'est pas à négliger, quand il est question de bien ordonner nostre vie. Car si nous avons à vivre, il nous faut aussi user des aides nécessaires à la vie. Et mesmes nous ne nous pouvons abstenir des choses qui semblent plus servir à plaisir qu'à nécessité. Il faut doncques tenir quelque mesure, à ce que nous en usions en pure et saine conscience, tant pour nostre nécessité comme pour nostre délectation. Ceste mesure nous est monstrée de Dieu, quand il enseigne que la vie présente est à ses serviteurs comme un pèlerinage par lequel ils tendent au royaume céleste. S'il nous faut seulement passer par la terre, il n'y a doute que nous devons tellement user des biens d'icelle, qu'ils advancent plustost nostre course qu'ils ne la retardent. Parquoy sainct Paul n'admoneste point sans cause qu'il nous faut user de ce monde-ci, ne plus ne moins que si nous n'en usions point, et qu'il nous faut acheter les héritages et possessions de telle affection comme on les vend (1 Cor. VII, 30, 31). Mais pource que ceste matière est scrupuleuse, et qu'il y a danger de tomber tant en une extrémité qu'en l'autre, advisons de donner certaine doctrine, en laquelle on se puisse seurement résoudre. […]
« L'Escriture ne feroit point mention ça et là, pour recommander la bénignité de Dieu, qu'il a fait tous ces biens à l'homme. Et mesmes les bonnes qualitez de toutes choses de nature, nous monstrent comment nous en devons jouir, et à quelle fin, et jusques à quel point. Pensons-nous que nostre Seigneur eust donné une telle beauté aux fleurs, laquelle se représentast à l'œil, qu'il ne fust licite d'estre touché de quelque plaisir en la voyant? Pensons-nous qu'il leur eust donné si bonne odeur, qu'il ne voulust bien que l'homme se délectast à flairer? D'avantage, n'a-il pas tellement distingué les couleurs, que les unes ont plus de grâce que les autres ? […]
« tous les biens que nous avons, nous ont esté créez afin que nous en recognoissions l'autheur et magnifiions sa bénignité par action de grâces. […] »


L’exil nous renvoie alors à l’Ecclésiaste, livre qui est lu dans le judaïsme lors des fêtes de Souccoth, qui rappellent le temps du pèlerinage au désert. La réalité de l’exil ne nous dit donc pas qu’il s’agit de ne pas vivre en ce temps, mais – dans l’espérance du Règne de Dieu, puisque ce temps, souvent douloureux, chargé de misère et de violence, puisque ce temps est en outre bref –, « tout ce que ta main trouve à faire ici-bas fais-le, car il n’y a rien de tout cela dans le séjour des morts où tu vas » (Ecc 9, 9-10).


R. Poupin, Colloque hilarien,
Poitiers, espace St-Hilaire, 14 janvier 2019 (PDF ici)