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mardi 24 janvier 2023

Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire...





Matthieu 25, 31-46
31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire.
32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs.
33 Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.
34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde.
35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ;
36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.
37 Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?
38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ?
39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ?
40 Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !
41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.
42 Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ;
43 j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.
44 Alors eux aussi répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ?
45 Alors il leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.
46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle.

*

Derrière cette parabole très connue, il y a la mémoire de d’exil et de la façon dont les choses se passent tandis que Dieu ramène à lui ses brebis exilées, humiliées, maltraitées.

Les deux réalités : le départ pour l’exil (exil historique après les invasions des Empires de l'Antiquité, mais par dessus tout exil spirituel, loin de Dieu), puis le retour — c’est-à-dire le repentir —, donnent les deux faces d’un jugement, d’une séparation. C’est ce que souligne notre parabole qui retient cette dimension spirituelle : exil loin de Dieu — et qui l’étend aux nations. L’exil a dévoilé qu’il y a des enfants d’Israël dispersés et cachés dans toutes les nations — déjà avec l’exil des dix tribus, selon la Bible dissoutes, invisibles parmi les nations, suite à la chute de Samarie en 722 av. JC, exil auquel renvoie le texte d'Ésaïe 1 proposé à nos lectures d'aujourd'hui.

Là où les anciens prophètes parlaient de l’Israël historique, Jésus parle à présent des nations, pour dire la venue du règne de Dieu sur l’univers, sur toutes les nations.

*

L’appel, concernant toutes les nations, vaut aussi pour tous les temps. Où l’on retrouve le « veillez », donné quelques versets avant (v. 13), concernant alors non seulement le temps (« vous ne savez ni le jour ni l’heure » - v. 13), mais concernant aussi le « comment ? » : sous quelle forme ? — : sous quelle figure le Fils de l’Homme se présente-t-il avant de se dévoiler ?

Nous ne savions pas que c’était sous cette figure-là, diront les justes ! On pense à Martin, devenu ermite de Ligugé, puis plus tard Martin de Tours, qui encore soldat ne savait pas qu’il partageait son manteau avec le Christ lorsqu’il le partageait avec un misérable (cela lui est révélé après).

« Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde ». Dans l’immédiat, ce Christ caché, le Fils de l’Homme, peut l’être dans les premiers disciples persécutés, les témoins du Christ, porteurs du Christ dispersés, cachés et persécutés parmi les nations. Mais l’ignorance d’avoir accueilli Jésus (qui s’adresse ici à des croyants) nous contraint à entendre cela de façon plus large. Il est vraiment caché. Frappante, cette ignorance !

Le service du Christ caché peut être rendu par quiconque, comme l’induit le texte, même non-croyant — mieux : les justes ne sont pas conscients de l’être.

Où la spécificité des lecteurs de ce texte que nous sommes, spécificité remarquable ! — : nous sommes avertis, nous savons où peut se cacher le Fils de l’Homme — a des allures de privilège, certes, mais a aussi quelque chose de redoutable, sachant que ce qui caractérise le juste est précisément de ne pas savoir l’être ! « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?, etc. » (v. 37-39).

*

Allons donc un peu plus loin. Parce que jusque là, tout cela reste à la fois théorique et, au fond, culpabilisant. Théorique parce que l’on ne perçoit pas forcément jusqu’où mène cet accueil de quiconque en qui se cache le Christ. Culpabilisant parce qu’on perçoit vite, pour ne pas dire immédiatement, qu’on n’en a évidemment pas fait assez !

La progression dans le propos de Jésus le laisse bien apparaître : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. »

On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich (j'ai eu faim), à des zones autrement inquiétantes. Et on comprend que ce n’est pas seulement de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question. Voilà une exigence divine d’empathie qui risque d’engager finalement tout l’être ! L’empathie exige de nous une sorte d’au-delà du raisonnable, dans un engagement entier (comme l’exil, souligné par l’exil géographique, est une réalité bien plus profonde, un désert intérieur).

Quand on sait que le signe énorme qui est dans le « c’est à moi que vous l’avez fait » est l’établissement en dignité absolue, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, s’est creusée une vaste question !… Qui ressemble fort à un jugement des nations !

* * *

Où il apparaît que les paroles qui suivent : « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait », portent aussi — avec ce qu’elles exigent — la marque de l'inaccomplissement de ces exigences ; et c’est terrible. C’est ici que doit d’abord nous conduire ce texte, sous peine d’être ou un passage vers une fausse bonne conscience de qui penserait avoir assez fait (*), celle d’un orgueil inconscient ; ou au contraire un vrai poids : « Malheur à moi car je suis perdu : j’ai vu les exigences de Dieu, et je n’y ai pas satisfait. » Vous avez reconnu l'allusion au prophète Ésaïe (ch. 6).

Si on en est là, le texte a déjà accompli un de ses offices : nous conduire à la grâce. Ésaïe poursuit : alors l’ange prit une braise sur l’autel, « il m’en toucha la bouche et dit : "dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé" » ; une grâce qui n’est pas à bon marché, une grâce qui engage ; qui engage les nations, dont la nôtre, à faire ce que jusque là nous n'avons pas fait, ou mal fait, recourant pour cela encore à la grâce. Quand on en est là, on n’a bien sûr pas résolu la question humaine concrète sur laquelle débouche ce texte.

Pas plus que vous, je n’ai de recette, mais force est de constater que l’heure est là, tout proche, redoutable, l’heure de hurler notre impuissance devant Dieu. Où l’on entend tout à nouveau ces Psaumes chargés d’imprécations, tournant contre nous (comme ici en Mt 25, v. 46, parlant de châtiment éternel !), qui troublent tant notre paix et que le Christ a pourtant priés — c’était ses prières !

Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque, en qui se cache le Christ, notre texte a posé l’espérance urgente d’un autre monde, avec pour fondement l’amour, concret, du prochain, victime de toutes les violences et oppressions — « j’ai entendu la voix des opprimés » dit Dieu au livre de l’Exode ; où l’exigence d’une Cité nouvelle, déjà, en signe, se dessine pour les disciples (cf. Ps 33).

Que nous dit alors l’Évangile de cette semaine de l'Unité ? Il nous dit que si, certes, « vous aurez toujours les pauvres avec vous » (Mc 14, 7), tous les humiliés, toutes les victimes du racisme et de tous les mépris, et on en voit tous les jours tout le tragique, ce dont il s’agit, c’est au fond d’une dignité perdue par tous, perdue déjà, sans doute, aux portes de l’Éden, premier exil, portes fermées par l’Ange à l’épée flamboyante, dignité rétablie pleinement dans le Christ ressuscité (1 Corinthiens 15, 20-28)… Cachée en chacun des plus petits de ses frères et sœurs, en chacune et chacun de nous, de vous, de celles et ceux que nous côtoyons, quelle que soit son Église, son culte, ou absence de culte — est sa présence aimante, propre à engloutir nos peurs, en son temps, ce temps tout proche, déjà là : « n’ayez crainte, je suis tout proche ».




(*) Ésaïe 1, 12-18
Quand vous venez vous présenter devant moi, Qui vous demande de souiller mes parvis ?‭
‭Cessez d’apporter de vaines offrandes : J’ai en horreur l’encens, Les nouvelles lunes, les solennités et les assemblées ; Je ne puis voir le crime s’associer aux solennités.‭
‭Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes ; Elles me sont à charge ; Je suis las de les supporter.‭
‭Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux ; Quand vous multipliez les prières, je n’écoute pas : Vos mains sont pleines de sang.‭
‭Lavez-vous, purifiez-vous, Ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; Cessez de faire le mal.‭
‭Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, Protégez l’opprimé ; Faites droit à l’orphelin, Défendez la veuve.‭
‭Venez et plaidons ! dit l’Éternel. Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ; S’ils sont rouges comme la pourpre, ils deviendront comme la laine.‭



samedi 15 janvier 2022

Providence et/ou prédestination, du côté obscur de la grâce





“La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante,
gardait pour [Luther et Calvin] sa double face.
Pour nous, il n'y a plus d'élus.”

(Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952, folio p. 64)


Si la notion de providence précède dans l’Antiquité les développements chrétiens, elle prendra en christianisme l'aspect d’une réparation divine miséricordieuse, par grâce, d’un monde corrompu et d’individus abîmés par une chute originelle ; apparaît en contrepartie une face sombre, terrible. C’est cette face sombre — déployée en des faces sombres, au pluriel, on va le voir (de façon non-exhaustive) — que je vous propose de considérer (sans trop nous y appesantir quand même, le Dieu à prêcher, rappelait Luther, étant celui de la grâce) ; puis nous verrons quelle sortie a pu être envisagée. Il y a du mal dans le monde, qui n’échappe toutefois pas au Dieu que la foi reçoit comme n’en étant pas la source, comme le condamnant au contraire ! Alors dans la prédestination, rien n’échappant à Dieu, la providence trouve son visage miséricordieux face à une dimension des plus sombres. Une citation pour rappeler cela :

« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)

*

La notion de prédestination est un classique, notamment en Occident où elle sera le plus développée. Elle y a été traitée aussi, c’est connu, par Calvin (au point que l’on imagine parfois faussement qu’il l’a inventée !). Calvin (1509-1564) étudie la question dans ses traités de La Congrégation sur l’élection éternelle (1551) et De la prédestination éternelle (1552) ; elle n’occupe que quatre chapitres en fin du livre III de son Institution de la religion chrétienne (IC — éd. de 1559, le thème était absent de sa 1ère édition). Place congrue, donc. Ce qui n’en fait toutefois pas une notion peu importante pour lui : elle est capitale dans les théologies de la grâce comme remède au péché, et donc dans les théologies de la Réforme. Reçue dans plusieurs textes de la Bible, elle est tenue par les Réformateurs comme le pendant inévitable de la gratuité du salut.


Un classique en Occident (chrétien et philosophique)

« Tout l’ensemble du genre humain a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer, par le nombre plus grand de ceux qui ne l’ont pas été mais qui furent abandonnés dans la plus juste des damnations, ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. » (Augustin, Enchiridion, ch. 99. PL 40, 278)

Lorsque l’Apôtre dit « "Ceux qui ont été appelés selon son dessein" (Ro 8, 28), il s’ensuit manifestement que les autres n’ont pas été appelés selon son dessein. En effet, le mot "dessein" signifie ici la prédestination de Dieu ou encore sa libre élection et délibération, ou son conseil ». (Luther, Commentaire de l’Épître aux Romains, L & F, T. XII, p. 144)

Luther a développé cela au plus précis dans son livre fruit de sa polémique avec Érasme, Du serf arbitre.

Érasme contournait Augustin, que reprenait Luther, en entendant retourner à Origène pour y trouver le libre arbitre mis en question par Augustin… Mais Érasme oublie que si Origène parle de libre-arbitre c’est dans le cadre de sa conception de la préexistence : ce à quoi il l'oppose, c'est au déterminisme (des gnostiques valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés). Le libre arbitre d'Origène ne concerne pas l’humain déchu, mais son âme préexistante. Dans le monde de la chute, on n’en est plus là ! “Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas”, écrivait Paul aux Romains (7, 19).

On est désormais en proie à la captivité du monde sensible. Est-on si loin de Spinoza écrivant que “les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés” ? Est-on si loin, avec le fameux déterminisme de Spinoza, de la notion de serf arbitre ? Pas de ce déterminisme astral des valentiniens que refuse Origène, mais déterminisme psychologique. Cela dit, à la différence d’Augustin ou de Luther et Calvin, ce n’est pas la grâce souveraine qui en libère, mais, pour Spinoza, la prise conscience et la réforme morale, selon que Dieu n’est pas tant transcendant que nature et immanence : Deus sive natura. Tandis que la prédestination parle plutôt d'une libération transcendante par rapport au déterminisme.

Près de deux siècles après Spinoza (1632-1677), Schopenhauer (1788-1860) le cite, entre autres, dans son Essai sur le libre arbitre. Au chapitre 4, intitulé “Tous les grands penseurs se sont rangés à l’idée déterministe”, Schopenhauer énumère : le prophète Jérémie. — Luther. — Aristote. — Cicéron. — Clément d’Alexandrie. — Augustin. — Hume. — Kant. — Hobbes. — Spinoza, etc. (il y en a d’autres encore), qu’il appelle, c’est le titre de son chapitre 4, “Mes prédécesseurs”. Dans cette liste non exhaustive, la spécificité de la doctrine chrétienne, qui dès les premiers siècles, se sépare de l’idée de déterminisme astral, est résumée par le titre de l’ouvrage de Luther Du serf arbitre, titre qu’il emprunte à saint Augustin (dans son traité Contre Julien d’Eclane, un de ses adversaires pélagiens). Le terme d’Augustin repris par Luther, serf arbitre, signifie que notre libre arbitre étant captif du péché, il est au fond illusoire, le péché dont il est esclave fait que le mal-nommé libre arbitre n’est en réalité pas libre, mais serf, esclave.

Encore une fois : un classique, ô combien, on va le voir de plus près. Mais tout d’abord, pour discerner les conséquences de cela :

Un résumé de Karl Barth disant : « La réprobation éternelle de l’homme est, une fois pour toutes, la réprobation subie et par conséquent "rejetée" par Jésus-Christ, en qui Dieu s’est sacrifié lui-même. S’il en est bien ainsi, il est clair que le réprouvé existe par définition d’une manière absolument différente de l’élu. Il est l’homme que le Dieu tout-puissant, saint et miséricordieux, n’a pas voulu. Parce que Dieu est sage et patient jusque dans ce qu’il réprouve, cet homme peut encore exister tel quel, il n’est pas simplement éliminé. » (Karl Barth, Dogmatique, Vol.II, T.2, L&F 1958 liv. 8 p. 446)

Façon de relecture de Calvin (IC III, xxi, 5) : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l'homme, nous disons qu'il est prédestiné à mort ou à vie. » Ce qui veut dire que le mal même n’échappe pas au Dieu éternel. Augustin n’a rien dit d’autre.

La froideur apparente du vocabulaire des auteurs que je viens de citer correspond à une mise en ordre systématique de ce qui a déjà été dit par la plupart des théologiens occidentaux, parfois d’une façon moins littérairement précise — mais pourtant déjà clairement défini par le IIe Concile d'Orange.


Le IIe Concile d’Orange (529)

Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui, et contre l’enseignement d’Augustin, que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins le début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame que le commencement de la foi-même — l’initium fidei — ne dépend que de la grâce.

Car (Canon 1) « Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra" Ez 18, 20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?" Rm 6, 16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre" 2 P 2, 19. »

Conclusion du Concile, donnée par Césaire d’Arles : « Ainsi, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication He 11, 1 (et sq.), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. »

Luther et Calvin, comme les Pères, les théologiens médiévaux et les autres Réformateurs et après eux nombre de philosophes et théologiens modernes, s’inscrivent tout simplement dans cet enseignement classique de l’orthodoxie chrétienne occidentale. Les précisions de l’enseignement de Calvin, et de ses successeurs, restent dans cette perspective : dans tous les cas, le mal est un scandale inexcusable, qui encourt la justice de Dieu auquel il n’échappe pas, et donc sa réprobation.

Dieu terrible ? Une alternative rationnelle serait celle d’un autre tenant de l’idée de prédestination, le théologien cathare du XIIIe siècle Jean de Lugio, faisant procéder le mal d’un mauvais principe éternel et étranger à Dieu — prédestination radicale ici : avec deux principes opposés, pour un triomphe final inéluctable du Dieu bon.

Mutatis mutandis, mais toujours dans la volonté d’atténuer le problème, au XVIIIe siècle, un John Wesley, dans le protestantisme, mettra en œuvre l’idée classique de « grâce commune », mais en un sens de préparation universelle à recevoir le salut (de façon assez proche, on trouve en catholicisme des idées similaires chez les adversaires de Pascal et des augustiniens). Cette « grâce prévenante » du méthodisme wesleyen, est différente de la grâce générale ou conservante du calvinisme — qui, elle, est équivalente à la providence qui empêche le monde de sombrer dans le chaos, mais qui n’offre pas le salut.

Toujours dans la perspective d’une alternative, on a aussi envisagé, déjà très tôt dans l’histoire, l’universalisme du salut (remis en honneur aux temps modernes et contemporains) : tout le monde sera sauvé, par grâce, sachant que nul ne peut se prévaloir d’une supériorité spirituelle ou morale sur autrui. Une option qui ne résout pas pour autant le problème de la permanence de la pratique du mal (le mal au paradis ?… Pour que ça recommence !?) — à moins que l’on n’envisage une purification finale, via par exemple des notions comme métempsycose ou purgatoire, ou une élimination finale miraculeuse du mal.


Effets pervers

L’élection qui sauve est foncièrement particulière, concernant les individus, retirés par grâce de la massa perditionis de l’humanité déchue (l'expression est de saint Augustin). Mais la notion connaît aussi, et déjà dans la Bible, une dimension générale ou collective (les bienfaits d’un peuple fidèle, élu en vue de cela, profitent à toute la nation : cf. la prière de Jérémie pour le bien de Babylone). Calvin (IC III xxi, 5-6) mentionne et développe l’idée de l’élection d’Israël, qui peut valoir par analogie pour chaque peuple. Une élection collective qui est avant tout élection à une tâche, élection qui correspond à une vocation dans l’Histoire du salut, laquelle ne dispense pas, au contraire, les individus de leur responsabilité morale. Concernant dans la Bible en premier lieu Israël, elle peut valoir par extension et par analogie pour d’autres nations — parlant alors bientôt de mission.

La question va se poser de façon nouvelle fin XVe début XVIe siècles, avec l’élargissement géographique du monde connu de l’Europe. Et bientôt la notion d’élection collective va dévoiler des effets pervers.

Commençons ce point en citant un texte qui a tout à voir avec l’élargissement du monde, la Très brève relation de la destruction des Indes (1ère publication 1552 à Séville interdite par l’Inquisition en 1659) du dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566). Quelques extraits :

« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au "Nouveau monde") et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples […]. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs […]. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. […].
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance ; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons…
Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »


La raison de ce traitement des « Indiens » que dénonce Las Casas s’apparente à une idée d’élection, comme cela apparaît dans la fameuse controverse de Valladolid à laquelle il a pris part pour défendre lesdits « Indiens ». Son adversaire Sepulveda, qui a eu gain de cause, soutient que ce traitement est légitime parce que les « Indiens » ne sont pas à proprement parler des hommes ! (sic), comme le démontre leur idolâtrie (re-sic)… On est au départ d’une attitude qui légitime dès lors le racisme et les théories sur la « hiérarchie des “races” ». Après avoir exterminé les « Indiens », on déportera des Africains en esclavage à leur place, toujours à l’appui des mêmes théories sur la « hiérarchie des “races” ».

Pour en rester à l’effet pervers colonisateur et pour souligner à quel point c’est bien un effet pervers, qui n’a rien à voir avec la notion d’élection enseignée d’Augustin aux Réformateurs, je vais citer à présent un autre dominicain, le Réformateur protestant Martin Bucer (qui a les mêmes convictions que les autres Réformateurs sur la prédestination), collaborateur et maître de Calvin à Strasbourg (Calvin lui a emprunté son ecclésiologie). Bucer écrit un texte qui concerne « les Indiens » d’Amérique. Il date de 16 ans avant le récit de Las Casas. Je le cite :

« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ? »
(Martin Bucer, 1538)

Ce qui est dénoncé dans cet ordre des choses, providence et prédestination, sous l’angle de l’idée d'une élection collective, concerne donc tous les peuples… De là à considérer que si les peuples de chrétienté sont élus, que d’autres peuples sont collectivement réprouvés et que suite à cela, s’y appuie l’idée d’une « hiérarchie des “races” », il n’y a qu’un pas que certains franchiront, l’appuyant même, au XIXe et au XXe siècles, sur les théories génétiques de Darwin (Aimé Césaire verra dans le mépris colonial une racine du nazisme) ; ou aujourd’hui, l'appuyant sur la sharia pour disqualifier qui n’est pas membre des élus collectifs, concernant le dernier génocide perpétré à ce jour, contre les Yézidis ! Et vogue la galère — où « Indiens » et autres peuples, colonisés ou autres, deviennent des réprouvés, au fond voués à disparaître devant les « races supérieures » chargées de leur apporter leur lumière (cit. Jules Ferry, digne continuateur de la chrétienté en Tintin chez les « Indiens »)… cela donnant de bons prétextes pour l’exercice du lucre et des bas instincts. On aurait pu aussi parler les millions femmes assassinées comme « sorcières », au fond du fait d’un prétendue supériorité mâle, équivalent de la prétendue supériorité des Européens chrétiens donc élus.

Si on est là totalement en dehors de ce que sont la providence et la prédestination bibliques, il fallait tout de même mentionner cet effet pervers… pour toucher du doigt ce que la remarque de Cioran — « pour nous il n’y a plus d’élus » — peut avoir de pertinent ; et pour entendre pourquoi cet effet pervers de l’élection est préalablement condamné et corrigé entre autres par Calvin pour qui l’élection est toujours en vue de la sainteté ! (IC III, xxii, 3)

*

Allons un peu plus loin. Sachant ce qu’est la prédestination, le rôle qu’elle joue pour les Réformateurs et pour Calvin, la notion pourrait, sous l’aspect négatif, celui de la réprobation, être un pilier de la condamnation des bourreaux (ou des auto-justifiés pour croire n'avoir pas eu de tels ancêtres) — la notion étant loin de justifier quiconque !


Signification de la prédestination pour la Réforme

Il n’y a de réprobation que du mal et de ses auteurs (et qui s’en dirait exempt ?) : il ne faut pas oublier que la réprobation est fonction de la justice de Dieu qui condamne le mal, la grâce étant, elle, fonction de sa seule miséricorde. Pour le christianisme, elle s’opère en Christ, c’est-à-dire en celui qui a subi la violence des hommes. Elle vaut aux élus jusqu’à la persécution a averti Jésus.

Or voilà que, c’est ce qu’il faut percevoir derrière propos de Bucer que nous avons lus : pour fait de témoignage à la grâce gratuite de Dieu se sont déchaînées des persécutions, perpétrées par les mêmes qui procèdent déjà au génocide des « Indiens ». Pareillement, les persécuteurs promettent à celles et ceux qui reçoivent le message de la Réforme, taxés d’hérétiques, rien moins que l’enfer, comme aux « Indiens » déclarés idolâtres et autres « sorcières ». Eux qui, les unes comme les autres, seront persécutés aussi dans les lieux ayant reçu la Réforme !

Avant cela, les Réformateurs pensent à ceux qui sont menacés d’enfer pour cause d’hérésie protestante, et sont dès ce temps-ci privés de toute protection par l’excommunication ! Comme Luther avait été privé de protection civile après sa condamnation. (Nul n’étant parfait, ni à l’abri de ses propres travers, le même Luther deviendra, des années plus tard, peut-être après un AVC au lobe frontal, un violent accusateur des juifs !)

Pour l’heure, à l’instar des « sorcières » et des « Indiens » dénoncés et persécutés comme « idolâtres », les « hérétiques » protestants sont pourchassés. On n'est pas encore en des temps œcuméniques !

Eh bien, dans ce cadre, la prédestination calvinienne dit tout simplement : ne craignez pas ! Ne les craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par les hommes, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède a fortiori ceux qui vous taxent d’hérésie, cette seule confiance est pour vous le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde !

Mieux — et c’est la face dite négative, « l’horrible décret », selon le mot de Calvin, horrible non pas tant au sens d’affreux, qu’au sens selon lequel il est redoutable et propre à faire frémir — ceux qui vous tourmentent, et qui rejettent si manifestement la grâce de Dieu, sont réprouvés pour leur injustice, et ce de telle sorte que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré par pure grâce de voir éclater la majesté du Dieu qui, sans tenir compte du mérite, délivre « à main forte et à bras étendu ».

Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse (IC III, xxiv) ; cela contre le décret de réprobation, qui est mystérieux et juste, mais en impasse : en ce sens qu’annoncer à quiconque à voir un signe de réprobation dans son incroyance ou sa mal-croyance serait « maudire plutôt qu’enseigner » (IC III, xxiii, 14).

Aujourd’hui, en nos temps heureusement œcuméniques, la leçon garde son actualité morale et spirituelle : c’est en vue de la sainteté que l’on est au bénéfice de la grâce, pour intercéder devant Dieu même pour les pires persécuteurs comme l’a demandé Jésus, et pas pour se croire permis d’exercer violence et corruption. Et quoi qu’il en soit des épreuves de la vie, c’est à la grâce divine, mystérieuse, qu’il s’agit de recourir pour recommencer quand même contre tout désespoir (c’est la leçon du livre de Job).

En ce monde tragique qui est le nôtre, qui est toujours le nôtre, c'est donc essentiellement d’une doctrine de consolation qu’il est question, considérant qu’il n’y a rien en nous qui puisse acquérir le salut, lequel procède de la grâce seule. On est alors devant une miséricorde perçue comme mystère, contrepartie d’une perdition sans cela inéluctable des êtres humains, « serfs du péché » (péché qui saisit même notre mécompréhension de l’élection pour nous rendre captifs de notre perversion), vraie servitude, selon le titre du traité de Luther emprunté à saint Augustin : le serf arbitre, pendant de la sola gratia — sola fide.




lundi 31 mai 2021

Shabbat & guérison





Luc 13, 10-17
10 Jésus était en train d’enseigner dans une synagogue un jour de shabbat.
11 Il y avait là une femme possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement.
12 En la voyant, Jésus lui adressa la parole et lui dit : « Femme, te voilà libérée de ton infirmité. »
13 Il lui imposa les mains : aussitôt elle redevint droite et se mit à rendre gloire à Dieu.
14 Le chef de la Synagogue, indigné de ce que Jésus ait fait une guérison le jour du shabbat, prit la parole et dit à la foule : « Il y a six jours pour travailler. C’est donc ces jours-là qu’il faut venir pour vous faire guérir, et pas le jour du shabbat. »
15 Le Seigneur lui répondit : « Esprits pervertis, est-ce que le jour du shabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ?
16 Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du shabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? »
17 À ces paroles, tous ses adversaires étaient couverts de honte, et toute la foule se réjouissait de toutes les merveilles qu’il faisait.

*

Parmi les quelques notions qui apparaissent dans ce texte, on s’arrêtera au Shabbat comme signe d’Alliance et promesse du Royaume ; et à la libération par rapport à l’esprit qui rend infirme la femme de notre texte comme annonce du Royaume espéré : fin de la captivité et libération par rapport aux idoles.


1) Alliance et Livres de l'Alliance

Le livre appelé communément Nouveau Testament et la Bible hébraïque sont liés par la référence commune à la même Alliance unique, éternelle, éternellement nouvelle, dont le Shabbat est le signe dans le temps.

L’Alliance éternellement nouvelle est la part d’éternité commune aux alliances établies dans le temps, c’est-à-dire aux formes que l’Alliance éternelle et unique prend dans le temps - formes, en ce sens, “anciennes” par rapport à l’Alliance éternelle, parce tout ce qui relève du temps s’use avec le temps et laisse toujours place à sa dimension éternelle, qui apparaît ainsi comme nouvelle, et comme la source commune des formes successives qu’elle prend dans le temps. (Cf. Calvin, IC II, X, 2 : “l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée”.)

Chaque forme de l’Alliance, qui évolue et s’use avec le temps, devient ainsi ancienne par rapport à sa réalité éternelle, qui elle, subsiste au-delà du temps. Ainsi, la forme de l'Alliance donnée à Noé dans le temps selon la Genèse (bien que ses dispositions soient minimales par rapport à celles de l'Alliance scellée avec Abraham et suivantes) porte aussi sa dimension éternelle et nouvelle, éternellement nouvelle par rapport à sa part qui s’use ; celle scellée avec Abraham de même a sa part qui devient “ancienne” dans le temps, et sa part éternelle. Il en est de même des formes de l'Alliance données au Sinaï, de l'Alliance en sa forme de promesse faite au roi David ou de l'Alliance présentée dans le temps en Jésus-Christ. Aucune de ces formes temporelles de l’Alliance n’est la Nouvelle Alliance.

La partie “ancienne”, ce que le temps atteint, est, dans tous les cas, ce qui relève du temps : les rites propres à chacune des formes de l'Alliance. La part nouvelle, éternelle, est commune à chacune. La part éternelle est déjà dite explicitement dans les livres des prophètes - voir Jérémie 31, 31-33, ou Ézéchiel 36, 26-27. Il y est question de la dimension nouvelle et éternelle de l’Alliance, appelée à s’inscrire dans les cœurs, dont les dispositions concrètes données au Sinaï sont la part temporelle.

Lorsque, au grand dam des prophètes, l'Alliance est rompue en sa dimension temporelle par les dirigeants royaux, successeurs de David, ce qui entraîne l’exil, Dieu promet qu’il la renouvellera : il en dévoile alors la part nouvelle et éternelle, alors que la part temporelle, “ancienne”, vient de buter contre la détresse du temps - concrètement la puissance de Babylone.

Sous cet angle, il apparaît que la nouvelle Alliance au sens biblique n’est pas le christianisme, qui est lui aussi du temps, en tant que ses rites, ses symboles, ses sacrements, etc., sont donnés dans le temps. L'Alliance éternelle est la part qui ne relève pas du temps, la part inscrite dans les cœurs (Ézéchiel 36, 26-27).

Jésus ne pratique de rites que ceux donnés au Sinaï, qui valent jusqu’à la fin du temps (Matthieu 5, 18). Il n'est pas venu abolir la Loi, mais en observer pleinement les dispositions (Matthieu 5, 17). Après son départ, la mission vers les nations posera la question de leurs observances propres, sachant que selon le judaïsme, les nations ne sont pas tenues d’observer les rites prescrits au Sinaï, mais seulement ceux qui relèvent de l'Alliance telle que donnée à Noé : c’est ce que rappellera Actes 15, 19-29.

Plus tard apparaîtra un nouveau rite, le rite chrétien, inconnu du temps de Jésus, rite qui relève lui aussi de l’ancien monde, monde du temps, aussi “ancien” (cf. Hébreux 8, 13) pour ce rite-là que pour les rites antécédents. En commun l’Alliance éternelle, reposant sur la seule fidélité de Dieu, et qui donc ne peut pas être rompue, et qui, elle, ne relève pas du temps.

La tradition juive, fidèle au rite du Sinaï, attend la venue du Royaume promis par les prophètes.

La foi chrétienne relève de la conviction qui est celle des disciples de Jésus qu’il est le Messie, c'est-à-dire le successeur de David par qui se manifeste le Royaume promis. Cette conviction des disciples de Jésus est pour eux attestée par leur foi à la résurrection de Jésus, reçue comme réalisation de la promesse qui est au cœur de l’Alliance, à travers ses diverses dispositions temporelles : la venue du Royaume où même la mort est vaincue.

Le Nouveau Testament insiste sur le déjà, dans la résurrection de Jésus, de la manifestation d’un Royaume qui n’est pas encore pleinement advenu. Les Évangiles comprennent notamment les guérisons opérées par Jésus les jours de Shabbat en regard du Shabbat comme signe du Royaume dont Jésus est perçu comme celui en qui il est manifesté.

Le judaïsme note qu’il ne s’est pas encore concrétisé : avec l’espérance de voir le Royaume se réaliser pleinement, il constate que ce n'est pas encore le cas (la souffrance et la mort continuent leurs ravages) : nous ne sommes pas encore à la fin du temps.

L'alliance du Sinaï a donc toujours pleinement sa place, comme le disait Jésus (Matthieu 5, 18), tandis que l’alliance temporelle chrétienne repose sur la foi que Jésus est au cœur de la manifestation de la promesse.

Deux légitimités anciennes, deux rites, parfois nommés deux alliances, dont aucune des deux n’est, en regard de l’Alliance nouvelle et éternelle, plus ancienne ou plus nouvelle que l’autre (si ce n’est à un plan purement temporel - la première remontant au livre de l’Exode, la seconde au temps des Apôtres) : toutes deux inscrites dans le temps, elles sont toutes deux porteuses, en signe, de l’unique Alliance éternelle, éternellement nouvelle, par rapport à laquelle nous sommes tous dans l’espérance.

*

Deux légitimités et deux livres : la Bible hébraïque, que lisait Jésus, et la Bible chrétienne, incluant le Nouveau Testament, qui présente Jésus et que Jésus ne connaissait pas. Il suit celui qui s’appellera pour les chrétiens, en regard du Nouveau, Ancien Testament, que Jésus ne connaissait pas comme tel.

Entre ces deux livres, Bible juive et Ancien Testament chrétien, se place un troisième livre, la Bible grecque des LXX. On a donc trois livres, la Bible hébraïque, la Bible des LXX, l’Ancien Testament chrétien, qui présentent des aspects de bibliothèque, avec trois façons de ranger les livres. Le mot grec Bible (biblia) est un mot pluriel : les livres.

La Bible hébraïque (en hébreu, avec quelques passages en araméen), c’est-à-dire le Tanakh (Torah, Neviim, Khetouvim), est la Bible de Jésus.

La Bible hébraïque se spécifie par rapport aux deux autres par son rangement en cercles concentriques : la Torah, premier cercle, puis les Prophètes, Neviim, second cercle (cf. Mt 5, 17, la Loi et les Prophètes - Loi pour Nomos, qui traduit Torah dans le grec), et enfin les Écrits, Ketouvim, dont le premier livre, qui donne parfois son titre au tout, est le livre des Psaumes - cf. Luc 24, 44 : la Loi, les Prophètes et les Psaumes.

La Bible des LXX est, à l’époque du Nouveau Testament, la Bible de la diaspora, dans la langue de la diaspora, le grec. Rédigée au IIe siècle av. JC à Alexandrie au temps où y règne le roi Ptolémée, elle est rangée dans un autre ordre que la Bible hébraïque : non pas en cercles concentriques, mais selon une orientation temporelle qui vise, tout comme la langue universelle d’alors, le grec, l'universalisation de l'Alliance, ce que l’on ne trouve pas dans la Bible hébraïque, qui reçoit pour le peuple de l'Alliance, le peuple juif, une vocation, universelle aussi, de peuple témoin pour les autres peuples. La Bible des LXX contient des livres qui ne se trouvent pas dans la Bible hébraïque. Elle se termine par une réécriture du Livre de Daniel, qui, ici, dans sa version grecque, se termine par la conversion du roi Cyrus au Dieu d'Israël. La perspective est ainsi donnée : vision universaliste de l’Alliance.

C’est ce que reprend le Nouveau Testament, considérant que l’avènement de l'universalisation de l’Alliance d'Israël est venu, avec la résurrection de Jésus. L’ordre est cependant différent de celui de la Bible des LXX : ce qui devient l’Ancien Testament en regard du Nouveau Testament reprend l'orientation temporelle de la LXX, mais se termine non pas par le Daniel gerec, mais par le livre du Prophète Malachie annonçant la venu d'Élie.

Cet Élie mentionné au début du Nouveau comme identifié à Jean le Baptiste annonçant le Messie par qui l'universalisation se fera, selon la foi chrétienne. C’est en regard de cela que se pose la question du rite que devront observer ceux des nations ayant reçu la foi : on a vu qu’Actes 15 opte les concernant pour la Loi de Noé. On est alors après le temps de Jésus, dont la Bible, en Judée et Galilée, est la Bible hébraïque.

On pourrait mentionner les diverses compréhensions chrétiennes de l’Ancien Testament : les orthodoxes s’en tiennent pour la plupart à la Bible des LXX (les Éthiopiens y ajoutent des livres comme le livre d’Hénoch, livres retrouvés ensuite, parmi les livres bibliques, à Qumrân). Les catholiques ne retiennent pas tous les livres de la LXX, mais uniquement ceux qui ont été canonisés au Concile de Trente (au XVIe siècle). Les protestants ne retiennent que les livres de la Bible hébraïque, en fonction de Romains 10. Tous ont rangé les livres issus du Tanakh ou de la LXX dans l’ordre “Ancien Testament”, jusqu’à la TOB (pour la France) qui a repris l’ordre de la Bible hébraïque, ce qui est loin d’être indifférent pour le dialogue judéo-chétrien. D'autant que la Bible hébraïque est la Bible de Jésus, en commun avec ses interlocuteurs pharisiens, ici le chef de la Synagogue.


2) Maladie et esprits

Fille d’Abraham, la pleine participation de la femme de Luc 13 à l’Alliance est empêchée du fait d’un esprit (v. 11) qui la rend infirme : elle est courbée en permanence. Jésus, dans la suite du texte, précise que “Satan la rendait captive” (v. 16). L’esprit qui rend la femme infirme est donc présenté comme distinct du satan, qui lui, empêche sa libération.

Cela nous parle d’une conception de l’être humain, de sa santé et de ses maladies, qui n’est sans doute plus la nôtre. L’être humain biblique est basar, nefesh, rouah (la neshama des mystiques en étant le pôle radicalement transcendant). Cette conception de l’humain, qui n’est plus la nôtre, recoupe des conceptions philosophiques que l'on retrouve approximativement chez plusieurs philosophes grecs, à une époque où philosophie et médecine ne sont pas séparées comme elles le sont de nos jours. C’est ainsi qu'Hippocrate, devenu père de la médecine, est considéré d’abord par ses contemporains comme philosophe, au même titre que Platon, Aristote ou Démocrite, écoles qui débattent sur la conception de l’humain.

Pas d'ordre des médecins comme de nos jours à l’époque. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autorité pour déclarer une guérison, ou un état de maladie qui vaille la quarantaine, par exemple.

Dans le monde biblique cette autorité est celle des Cohanim, les desservants du Temple, comme cela se voit très bien dans la Torah concernant le lèpre, autorité des Cohanim auxquels Jésus renvoie le lépreux guéri, par respect de l'institution prévue dans la Torah. Bref, pas question pour lui d’exercice illégal de la médecine.

Mais une institution strictement et exclusivement médicale, comme celle que l’on connaît, est très ultérieure à ce temps. La philosophie de l’Antiquité est une philosophie en recherche dans différents domaines, aussi bien quant à la conception de l’être humain que sur la conception des dieux, branche de la philosophie qu'Aristote appelle théologie, ou “philosophie première”, de l'ordre de ce qui est après la physique, en grec “métaphysique” ; la physique étant, elle, ce qu’on appellerait la philosophie de la nature ou les sciences naturelles. L’être humain se trouve participer des deux domaines, la nature, et ce qui est au-delà de la nature, où l’esprit, pneuma en grec, rouah en hébreu, peut désigner à la fois l’esprit humain ou un esprit séparé, en grec un daïmon, pouvant inspirer positivement un homme. Par exemple le daïmon de Socrate.

La femme courbée est rendue captive par le satan, c’est-à-dire l’adversité, via ce qui se reçoit comme explication : l’action néfaste d’un esprit de daïmon, qui dans la tradition biblique renvoie à la question des idoles, puisque le mot daïmon désigne aussi dans la tradtion grecque des divinités, perçues parfois de façon positive, mais pas toujours ! Daïmon comme esprit de divinités, ou idoles, aujourd'hui cela pourrait être lu en termes d'inconscient collectif.

Un autre épisode des Évangiles, qui peut éclairer celui de la femme courbée, est celui où Jésus est accusé de faire des miracles par Béel Zébul (on le trouve peu avant : Luc 11, 14-23 — cf. Mt 12, 22-37 ; Mc 3, 20-30), Béel Zébul, devenu par la suite Belzébuth, dont on croit souvent qu'il s'agit d'un nom du satan, en fonction d'une lecture rapide de la suite du texte. Un regard sur la Bible hébraïque nous renseigne sur ce Béel Zébul : il s'agit du dieu d'Ekron, Baal Zebub (2 R 1, 2), idole dont Élie s'évertue à démontrer à ses contemporains la vanité.

Le Baal Zébub biblique ouvre une piste sur un “mystère” apparent : l'absence de “démons” dans la Bible hébraïque, face à leur présence dans la Bible des LXX comme dans le Nouveau Testament.

C’est qu’ils correspondent pour l’essentiel aux Baals de la Bible hébraïque. Ainsi, il n'est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans quelques citations de la Bible hébraïque, comme dans le cas précédent, ou chez Paul (Romains 11, 4). Et il n'est question de démons dans l'Ancien Testament que suite à la traduction grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n'entrent pas dans la classification générique des Baals — ainsi l'hébreu séirim est traduit indifféremment par idoles (Lv 17, 7 — littéralement “vanités”) ou par démons (Ps 96/95, 5, que Segond rend par : “les dieux des peuples ne sont que des idoles”).

Une lecture plus attentive de l'épisode de Baal Zebul, loin de nous faire confondre Baal et le satan, nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations portées par le satan contre le peuple biblique est le culte de idoles : c'est en ce sens que ce serait division du diable contre lui-même que de faire chasser une idole par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. C'est le satan, l’adversité, qui est le manipulateur des Baals, comme pour la femme courbée il est celui qui agit derrière l’esprit qui la rend captive.

Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals. Ainsi il ne chasse pas les démons parce qu'ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu'ils n'en ont qu’illusoirement (“les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles” Ps 96, 5).

On peut aller jusqu'à dire que pour les Évangiles, Jésus prend le relais dans l'œuvre des rois d'Israël auxquels les prophètes ont toujours reproché de ne pas l'avoir correctement accomplie. Cette œuvre consistait à débarrasser le pays des faux dieux, rappelons-le. L'exorcisme néo-testamentaire est œuvre d'éradication des idoles et de libération.

*

Ici, dans l’épisode de la femme infirme, l’esprit par lequel le satan la rend captive est cet esprit par lequel elle est tenue courbée perpétuellement. Blessée dans sa dignité d’humaine et de fille d’Abraham. La venue du règne de Dieu, dont le Shabbat est le signe et la promesse, est la venue d’un règne de dignité restituée, règne de liberté par rapport à tout ce qui rend captif.


3) Shabbat, signe d’Alliance

Le signe central de l’Alliance, en termes temporels, est donc, selon la Torah, les pharisiens et Jésus, le Shabbat. D’où l’importance de ce texte pour percevoir ce qu’il en est de la pratique de Jésus et du débat avec le chef de la Synagogue rapporté par Luc : quelle est l’observance de Jésus du Shabbat ?

Le transgresse-t-il comme on l’entend parfois dire, le relativise-t-il ? Ce serait contradictoire avec son propre enseignement, requérant l’observance jusqu'au plus petit précepte de la Torah. Or le Shabbat n’est pas un “petit précepte”, étant inscrit au cœur du Décalogue, marquant à la fois une exigence éthique, comme règle sociale, soulignée par le Deutéronome ; et en outre donné comme signe de l'entrée de la Création dans le Shabbat éternel, aspect souligné par l’Exode : tu observeras le Shabbat comme signe du Shabbat de Dieu au récit de la Création.

Signe dans le temps de l’Alliance promise à entrer dans le temps. C’est cette dimension de promesse, de promesse d’avènement du Shabbat comme entrée dans le Royaume espéré qui est signifié dans l’épisode de la guérison de la femme courbée sous le poids d’un esprit de captivité.

En opérant ce signe un jour de Shabbat, alors qu’il aurait pu le faire le lendemain, comme le rappelle à juste titre le chef de la Synagogue, Jésus ne transgresse cependant pas le Shabbat, si on situe son action dans la perspective de la promesse de la venue imminente du Royaume : il dit, par son geste et par la libération qu’il octroie à la femme, que le jour vient de la mise en place de ce que promet le Shabbat, il dit en signe qu’il est lui-même porteur de la manifestation du Royaume, dans l’Alliance éternelle (à ce point on entre dans le débat entre les disciples de Jésus et les autres juifs d’alors : le Royaume est-il venu en Jésus ou pas ?), il témoigne avec les anciens prophètes de l’Alliance nouvelle qui, redisons-le, n’est pas la religion chrétienne, mais l’Alliance du règne messianique, toujours futur, jusqu’à ce jour, pour les uns comme pour les autres.


R. Poupin, Amitié judéo-chrétienne Bordeaux, 31.05.21
Cf. ici : Version imprimable


mercredi 22 janvier 2020

De l'éternité au temps, horizon d'unité





Qu’est ce qui nous unit, qu’est qui nous divise, chrétiens d’Églises différentes ? C’est la question qu’il m’est proposé de commenter pour « Horizons ». Je commencerai par ce qui nous a séparés, pour en venir à ce qui peut nous unir.

Ce qui a séparé les Églises, c’est l’histoire ! Pour l’Europe occidentale, on peut dater la division de 1378 : deux papes, Avignon et Rome, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés pour ne plus parvenir à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ! Au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier un christianisme divisé par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire (le Concile de Constance, 1414-1418, à la suite duquel n’avait été réunifiée que la papauté, mais pas les Églises restées divisées). La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait.

Pour la France la division a failli se résorber en 1561 lors du Colloque de Poissy, convoqué par Catherine de Médicis pour accorder catholiques et partisans de la Réforme. L’union a failli se faire sur la base de la confession luthérienne d’Augsbourg, pressentie comme pouvant trouver l’adhésion des deux camps. L’échec de la tentative débouche sur le massacre de Wassy, en 1562, début des guerres de religions en France.

Au niveau européen, la dernière tentative de réunification, celle, impériale, des Habsbourg, débouche sur la guerre de Trente ans, qui se termine par le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

L’histoire qui a scellé la division relève du temps. L’unité relève de l’éternité : ce qui unit les Églises, c’est leur Seigneur commun, le Christ, quelles que soient les compréhensions de la façon dont, par lui, Parole éternelle devenue chair (Jean 1), l’éternité nous rejoint dans le temps, quelles que soient nos lectures de la Bible qui nous révèle le Dieu qui nous promet toujours à nouveau « Tu es précieux à mes yeux. N’aie pas peur, car je suis avec toi » (Ésaïe 43, 4-5). Si nous mesurons que cette parole du Dieu d’Israël est renouvelée aujourd’hui-même par le Christ pour chacune de nos Églises, la clef éternelle de la façon dont l’unité peut nous rejoindre dans le temps nous est donnée : pour chacune et chacun de nous, le frère, la sœur de l’autre Église est précieux aux yeux de Dieu : par son Esprit qui nous est commun, la sœur, le frère, de l’autre Église ne peut que nous être précieux, tel qu’il est, puisqu’il l’est infiniment pour Dieu, qui nous dit alors à tous : « N’aie pas peur, car je suis avec toi », je suis avec chacune et chacun, vous unissant dans l’éternité pour que vous manifestiez cette unité dans le temps…


RP, janvier 2020, Semaine de l'Unité
pour le bulletin Horizons de la paroisse catholique de Châtellerault


lundi 20 janvier 2020

"Ils nous ont témoigné une humanité peu ordinaire"




Actes 27, 18 - 28, 10 ; Psaume 107, 8-9.19-22.28-32 ; Marc 16, 14-20

Actes 27, 18 - 28, 10
(Ch. 27) 18 Le lendemain, comme nous étions toujours violemment secoués par la tempête, on jetait du fret
19 et, le troisième jour, de leurs propres mains les matelots ont affalé le gréement.
20 Ni le soleil ni les étoiles ne se montraient depuis plusieurs jours ; la tempête, d’une violence peu commune, demeurait dangereuse : tout espoir d’être sauvés nous échappait désormais.
21 On n’avait plus rien mangé depuis longtemps quand Paul, debout au milieu d’eux, leur a dit : « Vous voyez, mes amis, il aurait fallu suivre mon conseil, ne pas quitter la Crète et faire ainsi l’économie de ces dommages et de ces pertes.
22 Mais, à présent, je vous invite à garder courage : car aucun d’entre vous n’y laissera la vie ; seul le bateau sera perdu.
23 Cette nuit même, en effet, un ange du Dieu auquel j’appartiens et que je sers s’est présenté à moi
24 et m’a dit : “Sois sans crainte, Paul ; il faut que tu comparaisses devant l’empereur et Dieu t’accorde aussi la vie de tous tes compagnons de traversée !”
25 Courage donc, mes amis ! Je fais confiance à Dieu : il en sera comme il m’a dit.
26 Nous devons échouer sur une île. »
27 C’était la quatorzième nuit que nous dérivions sur l’Adriatique ; vers minuit, les marins ont pressenti l’approche d’une terre.
28 Jetant alors la sonde, ils ont trouvé vingt brasses [une brasse = 1,85 mètre ; soit 37 mètres de profondeur] ; à quelque distance, ils l’ont jetée encore une fois et en ont trouvé quinze [soit env. dix mètres de moins].
29 Dans la crainte que nous ne soyons peut-être drossés [entraînés] sur des récifs, ils ont alors mouillé quatre ancres à l’arrière et souhaité vivement l’arrivée du jour.
30 Mais, comme les marins, sous prétexte de s’embosser [s’attacher] sur les ancres de l’avant, cherchaient à s’enfuir du bateau et mettaient le canot à la mer,
31 Paul a dit au centurion et aux soldats : « Si ces hommes ne restent pas à bord, vous, vous ne pourrez pas être sauvés. »
32 Les soldats ont alors coupé les filins du canot et l’ont laissé partir.
33 En attendant le jour, Paul a engagé tout le monde à prendre de la nourriture : « C’est aujourd’hui le quatorzième jour que vous passez dans l’expectative sans manger, et vous ne prenez toujours rien.
34 Je vous engage donc à reprendre de la nourriture, car il y va de votre salut. Encore une fois, aucun d’entre vous ne perdra un cheveu de sa tête. »
35 Sur ces mots, il a pris du pain, a rendu grâce à Dieu en présence de tous, l’a rompu et s’est mis à manger.
36 Tous alors, reprenant courage, se sont alimentés à leur tour.
37 Au total, nous étions deux cent soixante-seize personnes à bord.
38 Une fois rassasiés, on a allégé le bateau en jetant le blé à la mer.
39 Une fois le jour venu, les marins ne reconnaissaient pas la terre, mais ils distinguaient une baie avec une plage et ils avaient l’intention, si c’était possible, d’y échouer le bateau.
40 Ils ont alors filé les ancres par le bout, les abandonnant à la mer, tandis qu’ils larguaient les avirons de queue ; puis, hissant au vent la civadière [voile carrée à l’avant du navire], ils ont mis le cap sur la plage.
41 Mais ils ont touché un banc de sable et y ont échoué le vaisseau ; la proue, enfoncée, est restée prise, tandis que la poupe se disloquait sous les coups de mer.
42 Les soldats ont eu alors l’idée de tuer les prisonniers, de peur qu’il ne s’en échappe à la nage.
43 Mais le centurion, décidé à sauver Paul, les a empêchés d’exécuter leur projet ; il a ordonné à ceux qui savaient nager de sauter à l’eau les premiers et de gagner la terre.
44 Les autres le feraient soit sur des planches soit sur des épaves du bateau. Et c’est ainsi que tous se sont retrouvés à terre, sains et saufs.

(Ch. 28) 1 Une fois hors de danger, nous avons appris que l’île s’appelait Malte.
2 Les autochtones nous ont témoigné une humanité peu ordinaire. Allumant en effet un grand feu, ils nous en ont tous fait approcher, car la pluie s’était mise à tomber, et il faisait froid.
3 Paul avait ramassé une brassée de bois mort et la jetait dans le feu, lorsque la chaleur en a fait sortir une vipère qui s’accrocha à sa main.
4 A la vue de cet animal qui pendait à sa main, les autochtones se disaient les uns aux autres : « Cet homme est certainement un assassin ; il a bien échappé à la mer, mais la justice divine ne lui permet pas de vivre. »
5 Paul, en réalité, a secoué la bête dans le feu sans ressentir le moindre mal.
6 Eux s’attendaient à le voir enfler, ou tomber raide mort ; mais, après une longue attente, ils ont constaté qu’il ne lui arrivait rien d’anormal. Changeant alors d’avis, ils répétaient : « C’est un dieu ! »
7 Il y avait, dans les environs, des terres qui appartenaient au premier magistrat de l’île, nommé Publius. Il nous a accueillis et hébergés amicalement pendant trois jours.
8 Son père se trouvait alors alité, en proie aux fièvres et à la dysenterie. Paul s’est rendu à son chevet et, par la prière et l’imposition des mains, il l’a guéri.
9 Par la suite, tous les autres habitants de l’île qui étaient malades venaient le trouver, et ils étaient guéris à leur tour.
10 Ils nous ont donné de multiples marques d’honneur et, quand nous avons pris la mer, ils avaient pourvu à nos besoins.

Marc 16, 14-20
14 Ensuite, il se manifesta aux Onze, alors qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité.
15 Et il leur dit : « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création.
16 Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné.
17 Signes, en revanche, [des envoyés] pour ceux qui auront cru, ces [signes des envoyés les] accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles,
18 ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »
19 Donc le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu.
20 Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

*

« Ils nous ont témoigné une humanité peu ordinaire » (Ac 28, 2). Ce sont les mots qu’ont retenus nos frères et sœurs maltais préparant cette célébration œcuménique 2020. « Ils », à savoir, dans le texte, « les autochtones », maltais du 1er siècle donc, accueillant avec une humanité rare des naufragés échoués sur leur terre. Comment ne pas penser, avec nos frères et sœurs maltais, à notre actualité méditerranéenne, avec ses réfugiés, naufragés s’échouant sur les côtes européennes ? Or, ce que nous enseignent les textes que nous avons entendus c’est que nous, humanité, serons sauvés tous ensemble, ou condamnés tous ensemble…

Le texte des Actes des Apôtres nous fait toucher du doigt que l’accueil, avec cette humanité peu ordinaire qu’ont montrée les Maltais, est un bénéfice… pour ceux qui accueillent ! Cela a été un bénéfice pour les Maltais du premier siècle ! Chose que l’on ne sait pas à l’avance, comme les Maltais des Actes des Apôtres ne l’ont d’abord pas su. On ne sait pas par où Dieu nous fait advenir ses dons… L’Épître aux Hébreux le dit ainsi : « certains ont logé des anges sans le savoir » (Hé 13, 2). En écho, le constat des Maltais à propos de Paul en Ac 28, 6 : « c’est un dieu », selon leur vocabulaire propre, c’est-à-dire ; en termes bibliques, un ange, messager de Dieu ! Cela après qu’ils eussent pensé — Ac 28, 4-6 : « Cet homme est certainement un assassin… » Accueille-t-on, avec humanité, une menace, comme le disent certains, comme la menace d’une vipère que l’on réchauffe en son sein, ou accueille-t-on sans le savoir notre salut ? — porté alors par Paul, considéré d’abord comme « un assassin », suite à ce signe néfaste : une vipère.

*

« La chaleur [du feu préparé par les Maltais] en a fait sortir une vipère qui s’accrocha à [la] main [de Paul]. À la vue de cet animal qui pendait à sa main, les autochtones se disaient les uns aux autres : "Cet homme est certainement un assassin ; il a bien échappé à la mer, mais la justice divine ne lui permet pas de vivre." » (Ac 28, 3-4). Mais non ! La vipère ne lui fait aucun mal. C’est donc plutôt « un dieu », un ange. Ce qui se confirme par les guérisons qu’il opère (Ac 28, 3-9) — où, nous, lecteurs de la Bible, retrouvons les signes accompagnant les Apôtres selon Marc (16, 20) : « le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient » — selon la promesse de Jésus (Mc 16, 17-18), dont il convient de la lire comme faisant suite à l’annonce (au verset qui précède, v. 16) de la menace d’une condamnation, pour la renverser : « en revanche, signes pour ceux qui auront cru, ces [signes des envoyés les] accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »

Ce sont bien les envoyés, ici Paul, qui opèrent les signes, pas les Maltais, qui eux, en sont bénéficiaires (« signes pour ceux qui auront cru », rapporte Marc 16, 17-18).

En parallèle, comme après coup, l’Épître aux Hébreux rappelle, au passé (ch. 2, 3b-4) : « […] un pareil salut, qui commença à être annoncé par le Seigneur, puis fut confirmé pour nous par ceux qui l’avaient entendu, et fut appuyé aussi du témoignage de Dieu par des signes et des prodiges, des miracles de toute sorte, et par des dons de l’Esprit Saint répartis selon sa volonté » — où l’on retrouve notre « finale longue » de Marc, ch. 16, 19-20 : « le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. »

Bref, on a affaire à des signes de la fin (i.e. eschatologiques). Des signes de ce que le Royaume qui s’est approché en Jésus s’est approché de nous par la Parole de ses envoyés : des signes miraculeux accompagnent dans la Bible les temps où le Royaume s’approche. Ils n’adviennent qu’en ces temps-là, depuis Moïse et les Prophètes : lors du don de la Loi (signes opérés par Moïse et ses successeurs), au temps des Prophètes bibliques (Élie, puis Élisée), lors de la venue du Règne de Dieu en Jésus (par Jésus, puis les Apôtres).

Signes du Royaume. Ce qui se confirme par le texte des Actes des Apôtres que nous avons entendu — où nous est montré un Paul devenu quasi « capitaine » du navire dans la tempête pour le conduire à bon port ! Dans l’espérance du Royaume promis.

*

Vous êtes-vous posé la question ? Actes ch. 27 à 28 : Où est passé le capitaine ? C’est Paul, prisonnier, captif de l’armée romaine, qui prend les commandes ! Cf. ch. 27, 9-12 : « […] il devenait désormais dangereux de naviguer, puisque le Jeûne [Yom Kippour — septembre : Paul est juif et Actes un texte juif] était déjà passé. Paul a voulu donner son avis : "Mes amis, leur a-t-il dit, j’estime que la navigation va entraîner des dommages et des pertes notables non seulement pour la cargaison et le bateau, mais aussi pour nos personnes." Le centurion néanmoins se fiait davantage au capitaine et au subrécargue [i.e. l’agent de l’affréteur du navire] qu’aux avertissements de Paul [et on peut le comprendre ! Paul, un prisonnier : de quoi se mêle-t-il ?!]. Comme le port, en outre, se prêtait mal à l’hivernage, la majorité a été d’avis de reprendre la mer ».

Et voilà que plus loin, dans le texte que nous avons entendu, c’est carrément le prisonnier qui prend les commandes. Annonce d’un monde nouveau et pas prise de pouvoir — Paul reste un prisonnier !

Ac 27 v. 20 : « la tempête, d’une violence peu commune, demeurait dangereuse : tout espoir d’être sauvés nous échappait désormais ». (Et on peut penser à d’autres tempêtes, comme la menace écologique actuelle, en lien avec la crise entraînant des guerres et des réfugiés.)

*

Cf. Mc 16, 16 : « qui croira […] sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné ». Croire ce que l’on n’a pas vu, mais que d’autres ont vu (Mc 16, 14). Aujourd’hui croire aussi par la Parole qui nous vient par l’autre Église, par les autres Églises. Au-delà de chacun, cela concerne toute la création (v. 15) — pour les deux aspects : être sauvé ou être condamné ! Cela se confirme par la précision du texte mentionnant le baptême : « qui croira et sera baptisé sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné ». La précision concernant le baptême, « et sera baptisé », indique une participation : être baptisé signifie participer à un corps, et en l’occurrence, pour une mission, si ce corps est l’Église, puisque le mot traduit dans la Bible grecque l’hébreu Qahal, signifiant « appelée », appelée pour une mission concernant toute la création (v. 15) — menacée d’être condamnée, mais appelée à être sauvée. Dans Actes 27 : « aucun d’entre vous n’y laissera la vie ; seul le bateau sera perdu » (ch. 27 v. 22). Condamnés ou sauvés tous ensemble, pour traverser la même tempête, dans le même bateau provisoire. Rassasiés par un même pain rompu, comme au jour de la Pâque, pour la traversée de la mer au jour de l’Exode, la traversée de la mort au jour de la croix : Paul « prit du pain, rendit grâce à Dieu en présence de tous, le rompit et se mit à manger. Tous alors, reprenant courage, s’alimentèrent à leur tour » (ch. 27 v. 35-36).

Tous dans le même bateau, Actes 27, 30-32 : « comme les marins, sous prétexte de s’embosser [s’attacher] sur les ancres de l’avant, cherchaient à s’enfuir du bateau et mettaient le canot à la mer [i.e. pour se sauver seuls !], Paul a dit au centurion et aux soldats : "Si ces hommes ne restent pas à bord, vous, vous ne pourrez pas être sauvés. Les soldats ont alors coupé les filins du canot et l’ont laissé partir." » Écho à nouveau dans l’Épître aux Hébreux (ch. 12 v. 14) : « sans la sanctification, nul ne verra le Seigneur » — la sanctification des uns vaut ici pour tous : sans elle, personne ne verra le Seigneur…

Plus loin, au livre des Actes, ch. 27 v. 41-44 : « tandis que la poupe se disloquait sous les coups de mer, les soldats ont eu alors l’idée de tuer les prisonniers, de peur qu’il ne s’en échappe à la nage. Mais le centurion, décidé à sauver Paul, les a empêchés d’exécuter leur projet ; il a ordonné à ceux qui savaient nager de sauter à l’eau les premiers et de gagner la terre. Les autres le feraient soit sur des planches soit sur des épaves du bateau. Et c’est ainsi que tous se sont retrouvés à terre, sains et saufs. » — Saufs ! Sauvés ! Tous… Telle est la promesse qui nous est renouvelée dans les textes que nous avons lus, et les signes qui nous y sont relatés : nous n’échapperons à la menace qui pèse sur nous tous ; nous ne traverserons l’épreuve qui nous concerne tous que par la confiance en la Parole qui peut nous sauver, et cela concrètement, via les signes que nous en ont donnée les premiers témoins du Christ, et nous ne recevrons ce salut que tous ensemble, comme témoins ensemble et œcuméniques, pour le bénéfice de tous.


RP, Châtellerault, Semaine de l’Unité, 20 janvier 2020



Samuel Barber - Adagio For Strings | William Orbit


samedi 11 janvier 2020

Eschatologie — histoire, actualité et éternité





« Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus homme et femme » (Galates 3, 28)

Ce verset de l’Épître de Paul aux Galates est à mon sens le propos central de l’eschatologie chrétienne quant au rapport du temps et de l’éternité. Texte de l’ordre du siècle (aiôn) à venir, ensemençant ce temps-ci.

Quant à l’histoire et à l’actualité, pour introduire la question eschatologique, je proposerai la citation suivante, qui date de 1979 :

« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, éd. Gallimard, 1979, p. 60-61)

*

Je vous proposerai en premier lieu d’envisager trois temps dans le parcours de l’eschatologie chrétienne dans l’histoire : le tournant constantinien et ses suites ; la chrétienté latine grégorienne et post-grégorienne ; la civilisation libérale qui est la nôtre, qui me semble vivre, peut-être, un important tournant eschatologique.

Les trois temps se chevauchent dans leur succession. Ainsi, le troisième temps, le nôtre, que je fais débuter en 1648, plonge ses racines jusqu’au XIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Je ne fais pas miens ses développements, mais ils ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa vision, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, que l’on peut dater de 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, où une idée similaire à celle de Joachim se fait jour, sous un vocabulaire différent, vocabulaire connu mais très mal compris, me semble-t-il, en dehors du monde anglo-saxon : « millénarisme ». Ce que l’on retient sous ce nom ailleurs que dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, c’est ce que ceux-là appellent « post-millénarisme ». Pourquoi « millénarisme » ? Parce qu’ici, on identifie le règne de Dieu au chapitre 20 de l’Apocalypse, le fameux « ils régnèrent pendant mille ans ». Pourquoi post-millénarisme ? Parce que dans cette perspective la Parousie du Christ advient après l’instauration du règne terrestre de Dieu, contrairement à un autre courant, intitulé pré-millénariste, pour lequel la Parousie du Christ advient avant le règne millénaire terrestre, qu’il instaure lui-même. En commun à ces deux courants, l’idée d’un futur règne messianique terrestre, avant la Parousie pour les post-millénaristes, après la Parousie pour les pré-millénaristes, règne terrestre dont l’idée n’est pas retenue par ceux que ces deux courants nomment a-millénaristes, avec un a privatif, à savoir ceux qui n’attendent pas de règne messianique terrestre, sans doute de nos jours la majorité des chrétiens.

Après cette brève explication (sur laquelle je reviendrai pour en considérer d’autres aspects), et avant de revenir à nos puritains, pour partie post-millénaristes, chez qui apparaît une idée qui (remontant, je le rappelle, jusqu’au XIe siècle) fera son chemin dans tous les mouvements révolutionnaires ultérieurs, jusques et y compris dans le marxisme (sans le vocabulaire « biblique » « classique ») ; avant d’y revenir, de revenir donc à notre époque, je propose, un retour sur l’histoire plus ancienne.


Le tournant constantinien

L’Église pré-constantinienne, celle d’avant la conversion de l’Empire romain, est probablement majoritairement « pré-millénariste » : on trouve cette idée chez Justin Martyr, Irénée de Lyon, etc. : ils espèrent une prochaine Parousie du Christ, qui délivrera son peuple et instaurera un règne de Dieu sur cette terre où se réaliseront les prophéties, comme celles d’Ésaïe annonçant le jour où il ne se fera plus de mal, où la justice régnera, etc. On trouve aussi dans l’Église primitive un courant, notamment chez des Alexandrins comme Origène, qui préfigure ce qui deviendra l’a-millénarisme : pas de règne millénaire du Christ dans ce siècle-ci, idée jugée trop matérialiste, le règne promis concerne le siècle qui vient : ce courant tient une autre lecture d’Apocalypse 20 que celle des millénaristes.

Les choses vont changer avec la conversion de l’Empire romain. Le pré-millénarisme va disparaître très rapidement, en regard de lectures de la conversion de l’Empire que l’on trouve chez Eusèbe de Césarée ou de Lactance : Constantin apparaît ici comme porteur d’un tournant messianique. L’Église est passée du statut de minorité persécutée à une reconnaissance publique, voire à une participation au pouvoir… Le poids de cela ne doit pas être négligé. Pensons qu’Eusèbe est origénien. Sachant qu’Origène s’opposait à l’idée de règne terrestre parce que l’idée lui semblait trop matérialiste, on mesure à quel point la conversion de l’Empire a pu être bouleversante, a pu interroger.

Y compris ceux qui vivent mal les conséquences de cette conversion, et se retirent au désert : les moines — voyant dans l’alliance avec le pouvoir un piège pour un christianisme succombant aux tentations que Jésus, au désert avant eux, a refusées…

Tensions entre le post-millénarisme historique (à distinguer d’un post-millénarisme d’espérance, qui n’entre pas – ou pas encore – dans l’histoire), qu’est devenu la chrétienté constantinienne… qui échoue à mettre en place un monde juste, celui promis par les Écritures, et un a-millénarisme (de mouvance monastique quant à ses exigences) qui se développera en Occident chez Augustin, espérant une cité de Dieu fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, contre une cité terrestre bâtie sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.


Le tournant grégorien via l’espérance de la cité de Dieu

C’est ainsi que l’Église en Occident va s’attacher à se libérer du poids de l’État, quitte à prendre le pouvoir sur l’État !… marchant dès le Moyen Âge vers un second post-millénarisme historique, le post-millénarisme grégorien, après le post-millénarisme constantinien. Ces termes, issus d’une théologie ultérieure certes, me paraissent utiles pour bien percevoir que dans un cas, constantinien, comme dans l’autre, grégorien, les chrétiens lisent une esquisse, ou au moins une préfiguration, d’un monde soumis au Christ.

Si la chrétienté grégorienne, qui doit son nom au pape Grégoire VII, réussissant à imposer son pouvoir à l’empereur Henri IV, à Canossa, en janvier 1077, a après ce moment les mains libres pour façonner l’Occident chrétien en une sorte de cité idéale, d’un idéal essentiellement monastique, ses racines plongent plus haut, dès les VIIIe-IXe siècles, concrètement avec le coup d’État carolingien. Entre 751, avec le renversement des mérovingiens et l’élévation au trône franc de Pépin le Bref, et 800, élévation de son fils Charlemagne à l’Empire, les fondements de la prochaine réforme grégorienne se sont mis en place.

Rappelons que la dynastie mérovingienne, première dynastie du monde germanique à avoir adhéré à la foi nicéenne, est vassale de l’Empereur de Constantinople, qui est donc la clef de voûte de la chrétienté romaine, avec ses cinq patriarcats — dont le siège romain, pour être à la première place honorifique, n’en est pas moins que l’un des cinq. Le coup d’État carolingien voit l’avènement d’une dynastie qui doit son statut au patriarche d’Occident, l’évêque de Rome, qui de ce fait deviendra en 800, de façon incontestée en Occident, le patriarche unique, Le Pape, qui fait les Empereurs et convoque les Conciles, là où jusqu’alors, c’est une fonction impériale. Charlemagne lui-même revendiquera les fonctions impériales, celle-là incluse. On a là les origines du conflit occidental de la Papauté et de l’Empire qui débouchera sur la victoire papale à Canossa, en 1077. Dès lors le pape, devenu le pape unique (qui se souvient en Occident de la pentarchie ?), a les mains libres pour réformer la chrétienté, à commencer par la chrétienté d’Occident, la chrétienté latine, dans un sens mieux chrétien. Espérance en forme de préfiguration eschatologique (ce pourquoi le vocable, ici aussi, de post-millénarisme historique me semble à propos). Pour ce faire, le pape est doté d’un pouvoir temporel, avec tout ce qui l’accompagne et le fonde : territoire, armée, police, état civil (mariage), etc.

Le projet relève d’un idéal utopique (millénariste), et, comme toute utopie devenue histoire, comme auparavant l’idéal constantinien pour ceux qui (comme Eusèbe de Césarée) y ont cru, l’utopie se fracassera sur le réel. Là aussi un idéal monastique plus vrai, basculant en hérésie (puisque le mot hérésie a changé de contenu : dorénavant, ce n’est plus tant non-adhésion à la foi des Conciles comme dans l’Empire constantinien, que rupture avec le siège romain). La contestation la plus dure du pouvoir temporel de la papauté, qui naît comme exigence de pureté chrétienne, séparée du siècle, touchera tous les domaines qui fondent ce pouvoir temporel. Du document apocryphe Donation de Constantin, qui léguait les terres romaines et le pouvoir impérial qui allait avec à l’évêque de Rome, contesté dès le XIIe siècle, par Arnaud de Brescia, puis au XIVe siècle, quand Marsile de Padoue souhaite en inverser la signification, puis au XVIe siècle qui conclut à un faux (ce qu’avait pressenti dès le XIVe siècle Guillaume d'Ockham et que la papauté mettra encore trois siècles à admettre) ; à la dénonciation de la police, l’inquisition, du pouvoir militaire de papes qui lancent des croisades, et jusqu’au mariage que plusieurs contestent comme institution d’Église.

Face à toutes ces contestations, l’utopie grégorienne s’organise, et aussi, parfois se remet en question. Ainsi un François d’Assise, qui reprend le projet des vaudois, voit son ordre reconnu. De même un Dominique de Guzman, qui propose de lutter par la prédication contre l’hérésie languedocienne que le concile de Latran III (de même que nombre de polémistes qui suivent le Concile) a désignée, en 1179, comme cathare, voit son ordre, mendiant, reconnu. Il emprunte, quant à l’organisation de son mouvement, à ceux qu’il combat. Au sein de son ordre apparaissent deux figures qui dans un premier temps, ne sont pas en odeur de sainteté : Thomas d’Aquin et Maître Eckhart. Thomas d’Aquin développe à partir de sa lecture des philosophes arabes, et notamment Averroès, une philosophie aristotélicienne qui contribuera à la « perestroïka » de la chrétienté latine. (Je considère volontiers Dominique et Thomas comme jouant au sein de l’utopie grégorienne un rôle comparable à celui de Gorbatchev au sein de l’utopie soviétique.) Quant à Me Eckhart, j’y reviendrai, il me semble porter largement le retour à l’eschatologie comme concernant, dès ici bas, non pas le pouvoir temporel, mais l’éternité. Si Thomas a été ensuite canonisé, pour Me Eckhart ça reste plus compliqué jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années le Maître général d’alors des dominicains, Timothy Radcliffe, aurait demandé à Jean-Paul II de lever la condamnation qui pèse sur Me Eckhart ; pour obtenir une réponse de… jésuite (que n’était pas Jean-Paul II). En substance : « inutile : ce ne sont que certaines propositions de Me Echkart qui ont été condamnées, pas Me Eckhart lui-même ». La condamnation desdites propositions est le fait du pape avignonnais Jean XXII, pour faire bonne mesure parait-il, avec les condamnations des franciscains spirituels qui avaient le mauvais goût de contester la légitimité évangélique du pouvoir temporel et des richesses des papes. On comprend pourquoi les lecteurs de la prophétie de Joachim de Flore voyaient dans les deux ordres mendiants les témoins de l’avènement de l’ère de l’Esprit qui succéderait à celle de l’Église institutionnelle comme structure de pouvoir.

L’idée fera son chemin, d’autant plus aisément que l’échec de l’utopie grégorienne est patent. La volonté d’unification de la chrétienté autour du pape n’empêchera pas celle-ci de voler en éclats. Le déplacement du pape à Avignon sous le pouvoir des capétiens, puis son retour à Rome, entraîneront une division de la chrétienté occidentale qui s’avérera, si l’on en fait une lecture attentive, définitive. On peut la dater de 1378 : deux papes, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés et ne parviendront pas à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ; au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier la chrétienté divisée par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire et l’inopérance de la réunification de la papauté. La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait ; de même que la dernière, la tentative impériale des Habsbourg, qui débouche sur la guerre de Trente ans, et le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée qui s’en suit, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

Est née de ce constat d’échec une nouvelle espérance eschatologique temporelle, après celle de l’Empire constantinien et celle de la chrétienté grégorienne, celle de la civilisation libérale qui est la nôtre, et qui est peut-être en train de s’effondrer à son tour, sous nos yeux — ce qui réactualise la question de notre espérance eschatologique, chargée aujourd’hui de la leçon des échecs successifs des utopies post-millénaristes précédentes, y compris les plus récentes, les utopies modernes et contemporaines.


La civilisation libérale

Le philosophe Jean-Claude Michéa intitule la civilisation libérale Empire du moindre mal (c’est le titre d’un de ses livres ; il s'agit d'un moindre mal que les guerres civiles religieuses antécédentes) — un « empire » à deux ailes : l’aile sociétale et morale et l’aile économique (l’aspiration-réunion actuelle de la gauche et de la droite en un seul parti au pouvoir donne raison à Michéa !) :

« Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.). Ces deux ailles sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles […]. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.). En fait, « [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L’historien Yuval Noah Harari dans son best-seller Sapiens permet de percevoir à quel point ce troisième temps issu de la chrétienté, notre temps de post-chrétienté s’offre à une lecture eschatologique et millénariste (post-millénariste). Yuval Noah Harari repère trois pôles dans cette civilisation libérale, qu’il appelle civilisation humaniste : le pôle libéral proprement dit, capitaliste, le pôle socialiste, et le pôle évolutionniste, au sens de racialiste.

Eschatologie : quant au pôle libéral/capitaliste, cf. Hegel et l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via la matière qui lui permet de se réaliser comme esprit — un parallèle avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore est perceptible. Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi joachimite, chargé d’une espérance de type post-millénariste. Quant au pôle racialiste, il hérite de l’universalisme colonialiste trouvant un aboutissement dans le Reich de 1000 ans (le chiffre n’est pas hasardeux).

Une citation d’Aimé Césaire pour éclairer cela :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15).

« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne »
(Aimé Césaire, ibid. p. 12-13).

L’effondrement de ce pôle qu’Harari nomme « évolutionniste », le pôle racialiste, débouchant logiquement en racisme, son effondrement a eu lieu le 27 janvier 1945 — ce qui ne veut pas dire que ses effets se sont terminés là (cf. le prolongement de ses effets chez les vainqueurs du nazisme : Afrique du Sud de l’apartheid, mais aussi USA des années 1960, ou colonialisme et néocolonialisme européens, prolongements qui ne sont pas totalement terminés). L’effondrement n’en a pas moins eu lieu, avec la découverte par le monde de l’horreur d’Auschwitz, le 27 janvier 1945.

L’effondrement du pôle socialiste a eu lieu le 9 novembre 1989, avec la chute du Mur de Berlin. Un tournant qui a permis au philosophe américain Francis Fukuyama de réactualiser la pensée de Hegel et de parler de fin de l’Histoire. Un processus historique, analysé par Fukuyama dans son article devenu un livre : La fin de l’Histoire et le dernier homme. Processus de type post-millénariste. Fukuyama est plus nuancé qu’on l’a voulu, puisqu’il note que le débouché n’est pas si optimiste qu’il semble — le dernier homme étant cette figure tragique annoncée par Nietzsche.

Je cite Nietzsche : « “[…] Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
[…] Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur !
“Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. […] »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

*

Le pôle racialiste heureusement effondré, le pôle socialiste effondré à son tour, reste seul le pôle capitaliste (où s’épanouit le dernier homme) — pôle en train de s’effondrer à son tour sous le poids de ses propres contradictions, de ses propres abus : écologiques (effondrement climatique) ; sociaux (écarts de richesses insoutenables et qui ne cessent de se creuser, creusant l’abîme entre les continents et jusqu’au cœur d’un même pays) ; et structurels — scellant l’échec historique de l’espérance eschatologique annonçant « Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » :

« Il n'y a plus ni Juif ni Grec » ? À la place, un nivelage identitaire, qui n’a fait que se renforcer dans le passage de relai entre les trois empires (symptôme criant : l’antisémitisme) jusqu’au nôtre où il s’est racialisé, historicisé et laïcisé comme uniformisation requise, de Voltaire et son temps aux successeurs de Hegel, puis racialisé ; débouchant sur la catastrophe ; puis en contrepartie sur ce signe eschatologique majeur et positif, pour le coup : la réconciliation avec Israël, sachant que le Royaume promis est aussi le Royaume d’Israël restauré (cf. Actes 1 ; cf. Ro 11 ; cf. Ésaïe, Ézéchiel, Daniel, etc.).

« Il n'y a plus ni esclave ni libre » ? La structure esclavagiste n’a pas disparu, mais s’est estompée et transformée sans disparaître comme fondement civilisationnel (en 1848, pour la France, l’esclavage est formellement aboli, mais ce sont les propriétaires d’esclaves qui sont indemnisés !… histoire de prévenir : le capitalisme nouveau avec son prolétariat n’en sera pas si éloigné).

« Il n'y a plus homme et femme » ? La structure de domination masculine subsiste alors même qu’on la voit éclater sous le poids de sa réalité : « mariage pour tous » ou « manif pour tous », deux faces de la même pièce, où il s’agit de se dépêtrer pour perpétuer la même structure — telle quelle (manif pour tous), ou rafistolée et élargie, mais au fond intacte (mariage pour tous). L’empire libéral appuyant sa structure de domination masculine (avec divers effets, comme par ex. une endémique inégalité de salaires hommes-femmes) sur un système patrilinéaire (éclatant au rythme de médiatiques scandales sexuels) inapte à imaginer un autre système, matrilinéaire, qui existe pourtant dans d’autres héritages civilisationnels — i.e. où la filiation se fait naturellement par les mères.

*

Bref, l’Empire du moindre mal, consacrant à son tour son échec, est peut-être en train d’imploser sous nos yeux. Où le millénarisme s’avère n’être pas celui d’un Royaume à instaurer nous-mêmes, prenant un pouvoir que le Christ a refusé (« Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui les dominent sont appelés bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » – Luc 22, 25-26), ni à attendre ce Royaume les yeux au ciel, ni à penser qu’il n’y en a pas à attendre (limitant le Royaume à l’outre-mort, en forme d’opium du peuple). Le Royaume messianique est de l’ordre de l’espérance — préparer les chemins du Seigneur, du Décalogue aux Droits de l’Homme — et du refus d’y identifier quelque pseudo-réalisation historique que ce soit, qui pourrait s’avérer plutôt être avènement de catastrophes. (Le pré-millénarisme, où le Royaume est précédé par la Parousie, semblerait donner à éviter cette tentation, mais, courant peut-être majoritaire aujourd’hui dans le protestantisme américain, principalement évangélique, il y semble toutefois sans grande incidence concrète sur un comportement politique prenant les allures redoutables d’une sorte de chrétienté, i.e. d’un post-millénarisme historique !)

Où Cioran (cit. supra) et 2 Pierre 3 (écrivant, v. 10-12, que « les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. […] Nous attendons, console-t-il, selon sa promesse des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite » (cf. Ésaïe 65, 17-25) prennent une étrange dimension d’actualité contre une alternative historique optimiste (un Ésaïe aux promesses de nouveaux cieux et nouvelle terre isolées par rapport à la menace prégnante chez les même Ésaïe) ; la dimension de la rupture, éventuellement tragique, existe aussi dès les temps bibliques (d’Ésaïe à 2 Pierre), et chez leurs lecteurs, jusqu’à Luther, et tant d’autres avant et après lui, voyant dans la détresse de son temps l’annonce d’un tournant important, voire d’une fin prochaine.

Calvin, pour sa part, qui est extrêmement sobre en matière d’eschatologie, n’en considère pas moins déjà que tout est en place pour qu’on puisse considérer les temps comme redoutables — tout étant en place depuis les jours du Nouveau Testament. La seconde Épître aux Thessaloniciens parle de ce qui retient le déchaînement final, aux allures totalitaires, avec pourvoir abusif de ce que l’Épître appelle l’Impie, référant au livre de Daniel, que Calvin cite aussi, parlant de profanation du Temple, comme événement final (d’où la nature antichristique de toute Église compromise avec le pouvoir, qui accepte par là ce que le Christ a refusé — ce qui explique la sévérité des Réformateurs pour la papauté, puissance temporelle). La seconde Épître aux Thessaloniciens parle aussi de ce qui retient le temps sombre de la fin, en grec le katechon. Pour Calvin ce qui retient le temps final d’advenir, le katechon, c’est la prédication de l’Évangile à toutes les nations (selon ce que dit aussi, entre autres, Matthieu 24). Or il considère que cela a eu lieu aux temps apostoliques, hypothèse qui sera encore, au XXe siècle, celle du théologien Oscar Cullmann, pour qui l’acteur de cette annonce (le katechon) est Paul lui-même, puisque le mot katechon est employé par l’Épître une fois au neutre, « ce qui retient », une fois au masculin, « celui qui retient ». En d’autres termes, tout était déjà prêt dès la fin du temps apostolique pour le temps final, qui a commencé en 70, avec la profanation et la destruction du Temple de Jérusalem. Si tout est prêt depuis lors, que dire aujourd’hui, sinon avec Cioran, « notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers ».

L’eschatologie chrétienne nous indique alors qu’il s’agit de vivre en anticipation le jour d’éternité, le Royaume qui est au milieu de nous. Ici Calvin retrouve Me Eckhart (héritier en cela d’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, Me Eckhart dont la mystique a été décisive pour fonder la foi de Luther). Une eschatologie de l’éternité (dans un exil intérieur) comme préparation à traverser des temps qui risquent d’être difficiles.

Vivre en espérance des « nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 12 / Ésaïe 65) — et où « il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Gal 3, 28).


RP, 20e Colloque hilarien,
« Avenir du monde, devenir de l'homme »,
L'eschatologie chrétienne, d'Hilaire à nos jours,
Poitiers, 11/12/2020