Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !
De même qui est le Serviteur souffrant ?… On a longuement débattu dans les cercles théologiques pour savoir de qui il s’agit, sans parvenir à trancher…
Voilà un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique concernant la violence subie « depuis Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…
On connaît la lecture que René Girard* a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de la reprise de ce phénomène dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’un désir mimétique, d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous » — « crise mimétique ».
Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au moment paroxystique de la crise de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme victimaire », mécanisme salvateur : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ !
L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (Es 53, v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».
La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions.
On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent (v. 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens ont vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu.
« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » (Marc 10, 45).
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*René Girard, Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.
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