<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2023

dimanche 19 mars 2023

Lunatique





Matthieu 17, 14-21
Lorsqu’ils furent arrivés près de la foule, un homme vint se jeter à genoux devant Jésus, et dit :‭
‭Seigneur, aie pitié de mon fils, qui est lunatique, et qui souffre cruellement ; il tombe souvent dans le feu, et souvent dans l’eau.‭
‭Je l’ai amené à tes disciples, et ils n’ont pas pu le guérir.‭
Engeance incrédule et perverse, répondit Jésus, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici.‭
‭Jésus parla sévèrement au démon, qui sortit de lui, et l’enfant fut guéri à l’heure même.‭
‭Alors les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent en particulier : Pourquoi n’avons-nous pu chasser ce démon ?
‭C’est à cause de votre incrédulité, leur dit Jésus. Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait ; rien ne vous serait impossible.‭
‭Mais cette sorte de démon ne sort que par la prière et par le jeûne.‭

*

“Un épileptique, semble-t-il”, commente une note de la TOB, précisant : “On crut longtemps, presque jusqu'à l’époque moderne, en Occident aussi, que les accès d’épilepsie étaient liés aux phases de la lune”.

Or, le texte de l’évangile, lui, nous dit : “‭Jésus parla sévèrement au démon” (v. 18). Pour Jésus, selon Matthieu, il ne s’agit pas seulement d’un phénomène astral — “les phases de la lune” — ; s’il est bien question de la lune, il ne s’agit pas seulement du disque lunaire : le démon du v. 18 est clairement sous-entendu au v. 15 : “mon fils, qui est lunatique”, littéralement, selon le grec, “seleniazomai”, “sélénisé”, c’est-à-dire la même formule que lorsqu'il est question de “démonisés”. Séléné, en grec, n’est pas seulement le disque lunaire, mais avant tout la divinité que signifie le disque lunaire, un daïmon, donc, “démon” dans le Nouveau Testament, qui correspond au sens du mot à l’époque : les divinités inférieures du panthéon païen — équivalent des Baals dans l'Ancien Testament (dans lequel on ne trouve donc pas le mot “démon”). Le mot, chez les Grecs, n’est en général pas négatif. Il ne l’est pas non plus dans le judaïsme hellénistique, où il est l'équivalent d’”ange”.

Séléné, la lune, comme “démon”, ce que l’on retrouve chez Baudelaire :
« La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : “Cette enfant me plaît.”
Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.
Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : “Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau uniforme et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !
“Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie.”
Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques. »

(Charles Baudelaire, “Les Bienfaits de la lune”, recueil Le Spleen de Paris)

Superbe transfiguration en beauté poétique, écho à ce que, d'une autre façon, on lit dans la Bible, Ancien Testament, évoqué sous l’angle d’une promesse face à la menace de la souffrance lunaire que l'on retrouve dans le récit de l'évangile — être délivré de la fatidique figure, “le reflet de la redoutable Divinité” (Ps 121, v. 6) :

Psaume 121
Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?‭
‭Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la terre.‭
‭Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne sommeillera point.
‭Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui garde Israël.‭
‭L’Éternel est celui qui te garde, l’Éternel est ton ombre à ta main droite.‭
‭Pendant le jour le soleil ne te frappera point, ni la lune pendant la nuit.‭
‭L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;
‭L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.

Voilà donc dans le texte de Matthieu une figure “démoniaque”, Séléné, qui fait souffrir l’enfant, et que, donc, Jésus “fait sortir” (v. 18 et 21).

Rien à craindre des divinités menaçantes quelles qu'elles soient, qui rendent captif de ce qu’on a fait ou pas fait. On est appelé à être libéré de tout ce qui peut rendre captif et faire souffrir. Cela s’opère par la foi au Dieu de l’impossible (selon la formule rhétorique “déplacer les montagnes”, qui n’est pas un appel à faire d’absurdes choses spectaculaires, ce que Jésus a toujours refusé !) ; foi seulement, reçue dans la plus radicale humilité au contraire : “la prière et le jeûne” (v. 21) — marques de l’humilité qui, dans la foi, s’en remet avec le Psalmiste à l’Éternel seul, “l’auteur des cieux et de la terre” : “Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?”

”‭L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;‭ ‭L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.”


RP, texte du jour FPF, CP Châtellerault, 11.03.23


mercredi 15 mars 2023

70 fois 7 fois





Matthieu 18, 21-35
Alors Pierre s’approcha de Jésus, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?‭
‭Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.‭
‭C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.‭
‭Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents.‭
‭Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée.‭
‭Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.‭
‭Emu de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette.‭
‭Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois.‭
‭Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai.‭
‭Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.‭
‭Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.‭
‭Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ;‭
‭ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?‭
‭Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait.‭
‭C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.

*

70 fois 7 = 490. Je n’ignore pas qu’on fait de ces 70 fois 7 un symbole de l’infini… Mais est-ce si sûr ? 490, c’est le chiffre que donne le livre de Daniel (ch. 9) relisant Jérémie 25 et comptant 70 fois 7 pour le sursis du royaume de Juda avant l’exil. 490 ans correspondent à la période où 70 années sabbatiques n'ont pas été observées — cela débouchant sur l’exil. Or, les années sabbatiques sont des années de remise des dettes, donc de pardon (le Notre Père dans Matthieu parle de dettes, celui dans Luc parle de péchés, dettes morales et spirituelles).

C’est bien de cela qu’il est question dans le propos de Jésus qui entraîne la question de Pierre. “Si ton frère a péché, reprends-le seul à seul, puis… à deux ou trois, puis devant l'Église, avant de ne plus lui parler, sachant que là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 18, 15-20). Alors Pierre pose sa question : pardonner jusqu'à combien de fois ? En regard de Daniel 9 et de la parabole qui suit et que nous avons lue, il semble qu’il y ait peut-être des limites, contrairement à ce qu’on dit, lisant cette parabole qui semble des plus faciles à comprendre : pardonne de tout ton cœur pour être pardonné… Voilà qui, du coup, n’est peut-être, dans cette parabole, pas si simple et rassurant : qui d’entre nous pardonne vraiment de tout son cœur ? Ne glissons-nous pas, avec nos certitudes quant à un pardon infini et inconditionnel, à la “grâce à bon marché”, dénoncée par Bonhöffer, lisant Matthieu justement ? Y a-t-il encore une ouverture positive, ou sommes-nous arrivés au terme des 490 ans de Daniel, débouchant sur l'exil ?

« La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus. » (Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, folio p. 64)

En guise d’illustration du propos de Cioran : « à côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve parmi les cathares ceux qui affirment qu’ “aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait” : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ? » (RP)

*

Pour poser la question dans un sens qui n’est ni celui et d’une inconditionnalité ni celui d’une conditionnalité (à condition que vous pardonniez, alors vous serez pardonnés) — peut-être, à y regarder de près, la parabole dit-elle : le pardon que vous octroyez est la mesure de celui que vous avez reçu. Après tout l’homme impitoyable de cette histoire, bien conscient de la dette de son prochain, s’avère ne pas avoir perçu la gravité de sa dette à lui — rendant difficilement évitable le constat de Cioran et le symbole de la disparition du dernier Parfait.

La question de la parabole devient alors celle d’une alternative possible, via notre perception de notre dette : celle de notre reconnaissance pour le pardon que nous avons reçu, pardon qui, bien mesuré, si c’est possible, rend ridicule toute rancune contre qui nous a offensés. Mais, pour reprendre une question que l’on trouve chez Luc (18, 8) : le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? — la foi qui permet d’entendre la question de la parabole, qui est celle de la prière que Jésus nous a enseignée : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi…


RP, texte du jour FPF, CP Poitiers, 13.03.23