<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2022

mercredi 28 décembre 2022

Les cathares et le Prologue de Jean, lecture de la Genèse





La lecture « des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du consolament », rappelle Anne Brenon (Les cathares, Ampelos 2022, p. 127), qui précise que cette lecture débute « en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” » (ibid.). In principio, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares, mais plutôt, comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, un rejet de la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (‭« ne mentez pas contre la vérité.‭ Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique » — Jacques 3, 14-15), au profit du sens spirituel (précisément anagogique) des Écritures (pour le Nouveau Testament, le rite central du consolament est une reprise spirituelle du baptême d'eau — cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). Ainsi le Rituel latin, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, « la Loi et les Prophètes [pain] et le Nouveau Testament [coupe] » (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression la Loi et les Prophètes désigne un corpus composé des cinq livres de la Torah (« Loi », dans le grec) et des livres des Prophètes (Nebiim). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la Torah ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean.

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […]
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […]
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.


*

Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » (Gn 1, 3)… En écho et relecture (même premier mot en grec, Ἐν ἀρχῇ / En arché / Au commencement, pour la version grecque des LXX de la Genèse et pour le prologue de Jean) — « Au commencement était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »

Aux origines, avant l’humain : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 » (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : « Que la lumière soit ! »… le v. 2, le tohu-bohu, étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui « pèche dès le commencement » (1 Jn 3, 8), gérant d’un « néant » (latin nihil) produit sans la parole divine (1).

*

Et puis, au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : « maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors » (Jn 12, 3 ; cf. Jn 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : « recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, « au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu », nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit « qui procède du Père » (Jn 15, 26). Si les cathares ne font pas leur la mise en objet conceptuel de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle expérience trinitaire (2).

Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.

« Recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil du monde… Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le consolament.

Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du consolament — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : « moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »



(1) Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 2023 :
“Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le tehom […] est déjà là, préexiste à la création du monde […]. Les ténèbres sont là également. Avec le tohu wabohu, le désordre, le chaos qui précède la création.” (p. 29-30)
“Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits.” (p. 25)
“La grande question posée dans ce second récit [Gn 2 et 3] est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter […]. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.” (p. 20 et 22) — cf. aussi Kundera et Grünewald sur la Création

(2) Cf., mutatis mutandis, Roland Poupin, « Is there a trinitarian experience in sufism? », The Trinity in a pluralistic Age, Theological essays on culture and religion, Papers from the 5th Edinburgh Conference in Christian Dogmatics (1993), dir. Kevin J. Vanhoozer, Grand Rapids, Michigan U.S.A. / Cambridge, U.K., 1997.


lundi 19 décembre 2022

“SEIGNEUR, notre Seigneur, ton Nom !…”





Psaume 8, 2-5
SEIGNEUR, notre Seigneur,
Que ton nom est magnifique par toute la terre !
Mieux que les cieux, elle chante ta splendeur !
Par la bouche des tout-petits et des nourrissons,
tu as fondé une forteresse contre tes adversaires,
pour réduire au silence l’ennemi revanchard.
Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts,
la lune et les étoiles que tu as fixées,
qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui,
l’être humain pour que tu t’en soucies ?
Michée 5, 1
Et toi, Bethléem Ephrata,
trop petite pour compter parmi les clans de Juda,
de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël.
Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois.

*

Le Nom, quasiment trois fois, d’entrée, avec reprise à la fin de ce Psaume 8 ! Le Tétragramme, énoncé dans le judaïsme comme “mon Seigneur”, puis “notre Seigneur, et “ton Nom”, ce Nom au-dessus de tout nom… (Adonaï, Adoneinou, […] Chemkha) — “SEIGNEUR, notre Seigneur, que ton Nom (est magnifique !…)” — יְהוָה אֲדֹנֵינוּ -- מָה-אַדִּיר שִׁמְךָ

“Quand je vois tes cieux !”, parole émerveillée donnée pour avoir été dite il y a près de trois mille ans — époque où l’on est loin de connaître ce que l’on appelle de nos jours l'univers observable, qui compte quelques 2 000 milliards de galaxies, selon les études les plus récentes (si mes renseignements sont à jour), dont les galaxies dites “de masse significative”, selon le vocabulaire consacré, contiennent chacune quelques centaines de milliards d’étoiles — les nombres avancés n’étant pas limitatifs… L’univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies qu'on ne le pense…

Notre galaxie, la Voie lactée, est une de ces 2 000 milliards de galaxies de l'univers observable… Elle a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces quelques 2 000 milliards de galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Bref, parmi ces 2 000 milliards de galaxies, dans une de ces galaxies, notre galaxie, qui compte quelques centaines de milliards d’autres étoiles, une de ces étoiles, le soleil, est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous sommes réunis en cet endroit minuscule, temple de Poitiers.

Aux jours donnés pour être ceux du Psaume 8, on partage une vision de l’univers où la terre est un abri au-dessus duquel, soutenu par des colonnes, repose le firmament où apparaissent les étoiles fixes, entre lequel firmament et la terre passent sept planètes qui marquent les sept jours de notre semaine.

Au jour de la reprise de la prophétie de Michée par Matthieu — “Hérode fit appeler secrètement les Mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait, et les envoya à Bethléem” (Matthieu 2, 7-8 ) —, les Mages ont observé une étoile en un temps où la terre est reçue, depuis Aristote (IVe s. av. JC), comme une sphère autour de laquelle tournent les sept planètes, couronnées par le ciel des fixes, le mouvement diurne et la mer de cristal qui garde le ciel empyrée, paradis céleste, et le trône de Dieu.

Ce monde-là, dans lequel la terre est déjà une sphère depuis dix-huit siècles, s’est effondré en 1609, sous le regard de Galilée au bénéfice de la lunette astronomique… Un effondrement qui vaut à Galilée une condamnation en bonne et due forme par Rome : c’est le système d'Aristote, qui fait l'unanimité dans le monde latin depuis le XIIIe s., qui vient d’être radicalement remis en question. Dans son livre Galilée hérétique (1983), l’historien des sciences Pietro Redondi soutient que c’est, du coup, le dogme de l’eucharistie, reposant sur la philosophie d’Aristote distinguant la substance et l’accident, qui est remis en cause ipso facto par les observations de Galilée.

Quoiqu'il en soit, le choc, véritable “effondrement des puissances des cieux” (Luc 21, 26), aura des conséquences considérables.

Radical bouleversement du monde, la philosophie va devoir repenser l’univers. Le premier à poser systématiquement cette refondation est Descartes, qui emprunte la formule par laquelle saint Augustin répondait à ses doutes : “je pense donc je suis” (cogito ergo sum). Mais de facto, au sens où la reprend Descartes, cette formule ancienne date pourtant du XVIIe s. Jamais auparavant elle n’avait servi à fonder le monde, comme c’est le cas depuis Descartes. Le sujet devient le fondement alternatif de l'univers dont la structure vient de s’effondrer sous le regard de Galilée. Dorénavant, le sujet rationnel est au fondement de la lecture du monde, bientôt en vis-à-vis de son expérience de la nature (i.e. l’”empirisme” proposé par l’anglais Francis Bacon — XVIe-XVIIe s.). La synthèse entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme trouve, via Newton (Principia, 1687), son point d’orgue au XIXe s., suite aux travaux des philosophes Kant et Hegel (1). En théologie ce tournant philosophique trouve son équivalent entre le cartésien critique Spinoza et la critique du XIXe s. Spinoza donne le premier temps, avec son Traité théologico-politique (XVIIe s.), d’une proposition de relecture de la Bible, relecture post-galiléenne. Sur cette base, apparaît au XIXe s., dans l’héritage de Hegel, le développement d’une critique biblique voyant dans la Bible un processus évolutif débouchant sur le “monothéisme”, mot qui en ce sens précis remonte à ce même XIXe s., à savoir le concept d'un Dieu unique universel (2). Le XXe s. et le XXIe s. s'inscrivent dans cette tradition, donnant la naissance du “monothéisme” (en ce sens récent) entre le Ve s. av. JC (Römer) et le IIe s. av. JC (Barc).

Tournant du XIXe s. donc, et même XXe, l'astronomie ayant été à nouveau bouleversée, avec les travaux d’Einstein, la philosophie relativiste, et la physique quantique. Un nouveau bouleversement du monde a eu lieu, dont on ne mesure sans doute pas encore toutes les conséquences — mais que l’imagination a commencé à saisir, dans la science-fiction, par ex. sous l’angle de l’idée rendue théoriquement possible par la relativité espace-temps, de voyages dans le temps…

Nous voilà, quoiqu’il en soit, près de Noël, avec toujours cette reprise possible de l'émerveillement du Psaume 8, lié non pas à l'astronomie contemporaine, ni au sens moderne du moderne mot monothéisme, mais au Nom, donné comme au-dessus de tout nom, imprononçable, qui au-dessus des cieux et des astres y trouvant leur auteur, voit fonder sa puissance par la bouche des nourrissons, à l’image de l’enfant de Noël auquel rendent hommage les astres avec l’astre des Mages… Paul en dira qu’il a reçu “le Nom qui est au-dessus de tout nom” (Philippiens 2, 9). Écho en Matthieu 11, 25-27 :

“Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants.‭
‭Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi.‭
‭Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler.‭”





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(1) Moment tournant le 14 octobre 1806, bataille d'Iéna, tournant commenté par Hegel.
(2) Comme le cogito cartésien apparaissait avec Augustin (Ve s. ap. JC), le mot “monothéisme” apparaît au XVIIe s. sous la plume du philosophe anglais Henry More, mais il a pour lui un sens très différent, voire opposé au sens reçu depuis le XIXe s. Pour More, il s’agit d’affirmer que le christianisme, étant trinitaire, n’est donc pas monothéiste, mais est universaliste contrairement au judaïsme, “monothéiste”, c’est-à-dire pour lui tenant de ce qu’on appelle aujourd'hui “monolâtrie”. More entendait donner un vis-à-vis au terme “polythéisme”, qui remonte, lui, à haute époque, forgé par Philon d’Alexandrie (Ier s. ap. JC) pour dire la différence entre monde gréco-romain, adorant plusieurs dieux, et monde juif en adorant un seul, monolâtre, donc — ce Dieu des juifs, seul adoré, correspondant pour l’hellénisme à la divinité universelle des philosophes.


jeudi 15 décembre 2022

De Mitsraïm à l'Égypte





La visée ouverte par la Tora va au-delà d'un simple déplacement géographique, elle libère de l'esclavage, de tous les esclavages, faisant sortir de Mitsraïm (l'exiguïté — racine "Tsuwr", lier, assiéger, confiner, limiter) celui, celle, qui reçoit la libération. La Tora de la sortie de la captivité fait de l'humain un célébrant du Nom au-delà de tout nom, le Nom qui le rachète comme il rachète toute la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création… Égypte incluse. Car le mot Égypte n'est pas le mot Mitsraïm, exiguïté, mais est la transcription, à l'époque hellénistique, soit à partir du IIIe s. av. JC, du mot égyptien pour Memphis : "tabernacle / demeure de l'âme (le ka) de Ptah" (à savoir le Créateur). Ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est donc positif), mais de Mitsraïm (exiguïté), que sort le peuple captif.

À l'époque que donne la Bible pour l’Exode, l’Égypte ne s'appelle pas non plus elle-même Mitsraïm, mais (entre autres) Kemet, ici aussi un nom positif, qui désigne la noirceur de sa terre fertile et/ou de la peau de ses habitants comme peuple solaire. Quel pays s’auto-désignerait comme pays de l’exiguïté, ou de l’esclavage ? C’est bien de Mitsraïm, de l’enfermement, de l’exiguïté, qu’est libéré le peuple réduit en esclavage et pas d’une zone géopolitique qui s’appelera plus tard Égypte. Sans compter qu’à l’époque donnée par la Bible pour l’Exode, la terre de Canaan, où demeureront les Hébreux, est elle-même dans la zone géopolitique des Pharaons. En ce sens aussi, le peuple ne sort pas d’Égypte, mais de Mitsraïm, de l’esclavage.

Or, grecque, la Bible des LXX a traduit Mitsraïm par Égypte, mot conservé ensuite par toutes les traductions, oubliant le sens respectif de chacun de ces mots, tabernacle de l’âme du Créateur dans un cas, pays de l’esclavage, de l’enfermement, dans l’autre. Où l’Égypte, belle expression, devient terme négatif. Sachant qu’une grande partie des juifs de l'époque hellénistique sont des Égyptiens, participant de la vocation universaliste hellénistique, et y trouvant son fondement dans la Révélation de l’Exode, se glisse une ambivalence avec l’ambivalence que reçoit le terme Égypte. Ambivalence qui a pu être notée par les autres Égyptiens, non-juifs, jusqu’à ceux qui ont pu y trouver un prétexte pour le premier pogrom anti-juif connu des historiens, fait d’une population égyptienne d’avant le christianisme, dans la première moitié du Ier siècle de l'ère chrétienne.

À la même époque, un Philon d'Alexandrie travaille à une philosophie universaliste, selon une exégèse biblique nourrie de la pensée des grands philosophes grecs, exégèse qui nourrira ensuite l’exégèse chrétienne, de l'Antiquité au Moyen Âge. Cela n'est peut-être pas non plus sans lien avec la perception positive de l'Égypte à l'occasion de la redécouverte depuis la Renaissance de textes comme ceux de la tradition hermétiste, perception positive s'appuyant sur Actes 7, 22 (‭"Moïse instruit dans toute la sagesse des Égyptiens").

Importance d'être conscient de tout cela, quand on utilise invariablement le beau mot d’Égypte pour évoquer les situations d’enfermement dont libère le Nom dont personne n’est maître. Pourquoi ne pas faire l’effort de traduire le Mitsraïm biblique par “pays de l’esclavage”, ou, mieux peut-être, “lieux de l’esclavage” ? Sachant que le mot de Mitsraïm a vocation de signifier la libération universelle promise par le Dieu libérateur de toute sa Création… Où l’ambivalence d’un mot reçoit le côté positif de l’ambivalence : « L’Éternel, le maître de l’univers, les bénira en disant : “Bénis soient l’Égypte [Mitsraïm], mon peuple, l’Assyrie, que j’ai créée de mes mains, et Israël, mon héritage !” » (Ésaïe 19, 25)




mercredi 14 décembre 2022

Quatre Bibles





La Bible hébraïque n’est pas la Bible grecque des LXX, ce sont deux Bibles qui ne sont pas non plus l’Ancien Testament des chrétiens (lui-même divers selon les traditions chrétiennes). Ces trois Bibles ne sont pas non plus cette quatrième Bible qui est le fruit des diverses reconstructions critiques modernes dont on peut situer le premier linéament avec le Traité théologico-politique (1670) de Baruch Spinoza, dont un tournant important se situe au XIXe siècles avec la théorie des sources de Julius Wellhausen (1844-1918), et dont les développements les plus récents sont ceux de Thomas Römer ou ceux de Bernard Barc (1).

Ces quatre Bibles, Bible hébraïque, Bible grecque des LXX, Ancien Testament des Bibles chrétiennes, et reconstruction critique moderne ont un point commun : ce sont toutes des relectures d’une histoire disparue, des récits de cette histoire. L’allemand (langue des travaux critiques remontant au XIXe siècle) a deux mots pour “histoire” : Historie et Geschichte. En français, il n’y en a qu’un : “histoire”, qui évoque aussi bien l’histoire des historiens que le récit qui en est donné. En ce sens, on est proche, comme pour Geschichte, de ce que l’on trouve dans la demande de l’enfant à sa grand-mère : “raconte moi une histoire” (même mot que pour l’histoire des historiens, même sens que pour le récit qui interprète et relit l’histoire).

L’histoire est toujours relecture. On n’accède à l’événement (dont rien d'“objectif” ne dit qu'il n'ait pas eu lieu : l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence) ; on n'y accède que par le récit qui en est donné, la relecture qui en est faite : l’histoire n’est donc jamais objective, elle situe toujours l'événement auquel elle réfère selon une perspective. Elle situe même les autres relectures selon une perspective propre, éventuellement critique des autres relectures. Ici, une pensée binaire conduirait à postuler que telle ou telle des quatre relectures, des quatre Bibles, est plus vraie, plus objective que les autres. D’où des conflits d’interprétation, qu’un minimum d’humilité devrait permettre de réduire. Pour cela, il est utile d’en passer par un essai de description de ces quatre Bibles, quant à l’intention qui caractérise leurs principes respectifs de relecture des événements auxquels elles réfèrent, des sens qu’elles leur donnent.

- La Bible hébraïque fonctionne de façon concentrique, la Torah au centre, puis deux cercles, les prophètes (Neviim), de Josué à Malachie, puis les Écrits (Ketouvim), des Psaumes aux Chroniques. Trois cercles dont le cœur est la Torah, une Bible qui se suffit comme telle (contrairement à l'Ancien Testament qui suppose un Nouveau). La Torah est le déterminant premier, jusqu’en ses relectures par les Prophètes comme tentatives d’explication des échecs ultérieurs, dont le plus traumatisant est celui du 9 Ab 586, destruction du temple de Jérusalem, exil à Babylone. Le déterminant fondamental (absent des Bibles non-hébraïques) est la révélation du Nom, au Sinaï (cf. Ex 3), Nom déterminant pour le canon, radicalement transcendant puisqu’imprononçable (2). Les échecs dans l’histoire biblique relatée pas les livres de Prophètes sont déclins et perte, pas processus de découverte progressive, puisque la révélation sinaïtique est celle d’un Nom qui précède toute histoire (à l’inverse du récit de l’histoire critique moderne).

- La Bible grecque des LXX ne porte pas le Nom imprononçable (hébreu), mais la traduction approximative du mot par lequel la tradition hébraïque dit le Nom qu’on ne peut pas dire : Adonaï, “mon Seigneur”, qui devient en grec “le Seigneur” (Kyrios). Ici le cœur déterminant n’est donc plus le Nom mais la visée universaliste de la Torah, devenue Pentateuque, qui n’est non plus le cœur mais les cinq premiers livres d’un processus au débouché universaliste : l’universalisme porté par le message du Sinaï est donné comme précédant, accompagnant et guidant l’universalisme hellénistique qui est son débouché logique. La LXX contient plus de livres que la Bible hébraïque, dans un ordre soulignant la visée universaliste, se terminant par un livre de Daniel différent de celui des Ketouvim hébraïques, et qui voit la conversion finale de Cyrus au Dieu universel annoncé par la LXX. Le sens du Nom imprononçable de la Bible hébraïque rejoint celui de l’Être suprême ontologique de l’hellénisme : “celui qui est”, “'o Ôn”, l’Étant” (Ex 3), lecture bien différente de la lecture hébraïque et que l’on retrouvera jusqu’à la Révolution française, annonçant la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen “sous les auspices de l’Être suprême”.

- L’Ancien Testament des chrétiens suppose un Nouveau. Ici le cœur de toute la Bible chrétienne, en regard de la Révélation apostolique du Nouveau Testament, concerne le Christ comme accomplissant dans sa résurrection la visée d’un livre qui devient ainsi Ancien Testament, dont les livres sont rangés dans un ordre annonçant la récapitulation de toutes choses en Christ. Le dernier livre de l'Ancien Testament est celui du prophète Malachie, dont les derniers mots annoncent la venue d’Élie, dont le Nouveau Testament commence en le présentant en Jean le Baptiste. L’Ancien Testament, dès lors, à la différence et de la Bible hébraïque et de la LXX, ne parle que du Christ. Sa lecture sera donc essentiellement christologique. L’Ancien Testament connaît plusieurs versions, en fonction des traditions ecclésiales : la LXX pour les orthodoxes, un peu moins de livres pour les catholiques (plusieurs livres de la LXX, mais pas tous, ont été (deutéro)canonisés aux XVIe s., lors du concile de Trente), l'Église éthiopienne conserve des livres considérés comme apocryphes par les autres Églises, etc. La Réforme protestante a opté pour retenir comme livre de l’Ancien Testament les livres de la Bible hébraïque, en regard de ce que Jésus renvoyait à la Bible hébraïque, ou de Paul affirmant que la Révélation a été confiée aux juifs, même si plusieurs livres du Nouveau Testament, évangiles inclus, utilisent la LXX. L’option de la Réforme a ouvert sur une perspective dialectique : le Nouveau Testament en relation dialectique avec l’Ancien Testament comme livre du judaïsme. Perspective qui débouche sur le choix de la TOB : ranger les livres de l’Ancien Testament en reprenant l’ordre de la Bible hébraïque.

- La Bible de la critique moderne n’a pour cœur référentiel ni le Nom imprononçable qui précède toute histoire, ni la visée universaliste et ontologique qui s’y fonde selon la LXX, ni le fondement eschatologique miraculeux de la résurrection du Christ, mais une visée nouvelle, issue des développements philosophiques modernes (très différente, donc, des travaux proto-critiques antiques, comme ceux de Philon d'Alexandrie, ou d'Origène, notamment ses Hexaples comparant les versions de la Bible ; ou médiévaux comme par ex. ceux d'Isaac ibn Yashush ou d'Abraham ibn Ezra). C’est donc, en ce sens, une quatrième Bible avec une autre clé de relecture des événements, un autre récit, d’autres récits : au XVIIe siècle la vision classique du monde fondée sur la cosmologie ancienne s’est effondrée, sous le regard de la lunette de Galilée. Les sphères célestes qui faisaient clé de voûte de l'ancienne vision du monde ne pouvaient plus remplir cet office. La philosophie se recentre sur le sujet lisant le monde à partir de sa seule raison (“je pense donc je suis” - Descartes), en regard de la découverte empirique de la nature (Francis Bacon). Cette clef de lecture du monde va être appliquée aux livres bibliques. Ainsi, première trace claire de cette nouvelle Bible : Spinoza, disciple critique de Descartes. La transcendance radicale du Nom qui précède toute histoire, ou qui fonde la rencontre de l’universalisme hellénistique, ou encore qui se révèle dans le Christ venant de Dieu vers le monde, n’entre pas dans le cadre du rationalisme-empirisme pour lequel il n’y a pas d’événements fondés en transcendance (cf. la formule de Spinoza : “Deus sive natura / Dieu ou la nature”). L’universalisme va donc devenir le fruit d’un processus historique, une conquête humaine de l’universel. Le tétragramme de la Bible hébraïque devient un temps de ce processus, et est donc nommé (Yahvé), comme une des divinités locales antiques dont les aléas de l’histoire du Proche-Orient vont faire le Dieu de toutes les nations, au Ve s. av. JC env. (Römer), au IIe s. av. JC env. (Barc).

Quatre Bibles, donc, dont les fondements référentiels respectifs sont différents : le Nom, l’universalisme antique rejoint dans l'hellénisme, Jésus comme Christ ressuscité, le sujet rationnel et empirique de l’ère moderne. La plus simple sagesse est de le savoir, de savoir face à quel référent on se situe, quelle clé de lecture on utilise, quel récit on reçoit, bref laquelle des quatre Bibles on adopte pour référence, de sorte que l'on puisse éviter les vains conflits d’interprétation qui naissant de la non-perception de ces clés de récits.




(1) Bernard Barc, Siméon le Juste : l'auteur oublié de la Bible hébraïque, Brepols, 2015. Résumé : Les Évangélistes se souvenaient d'un vieillard nommé Siméon, qui était juste et qui devait attendre, aussi longtemps qu'il le faudrait, la venue du Sauveur annoncé par les Ecritures. Lorsqu'il vit Jésus, il sut que cette attente interminable prenait fin, attesta que Jésus était bien ce Sauveur et demanda au Seigneur de le rappeler enfin à lui. Les Juifs se souvenaient également d'un personnage nommé Siméon le Juste.
Pendant la première partie de sa vie il avait fait partie de la Grande Assemblée où siégeaient les derniers prophètes et avait parlé d'une seule voix avec eux, puis il s'était laissé séduire par les beautés de l'hellénisme, ce qui lui avait valu de mourir à la moitié de ses jours. Par des biais différents, Juifs et Chrétiens s'accordaient à faire de ce Siméon de légende le symbole d'un passé révolu.
Derrière la légende se cache l'histoire d'un grand prêtre de la période hellénistique, Siméon fils d'Onias. Sa famille, originaire d'Egypte, avait obtenu des rois grecs d'Alexandrie la charge héréditaire de grand prêtre du Temple de Jérusalem, une charge que Siméon occupa de 220 à 195 avant notre ère. Pour Jésus ben Sira, son contemporain, il avait été, avant tout, celui qui “avait fondé la double hauteur”, ce qui signifiait qu'il avait doublé le sens superficiel de la Bible hébraïque d'un sens allégorique caché sous les lettres même de l'Écriture. Aussi improbable que puisse nous paraître une telle thèse, elle méritait d'être vérifiée. Et effectivement, ce monument "à double hauteur" enfoui sous les alluvions de plus de vingt siècles d'histoire de l'interprétation du texte biblique est demeuré intact (voir aussi, du même, Les arpenteurs du temps).

(2) Peut-être une différence avec les Samaritains. Ainsi au témoignage de Théodoret de Cyr (393 env. - 458 env.), dans Question 15 sur Exode 7 : “Les Samaritains l'appellent IABE [i.e. "Yahvé" ? de la critique moderne ?] alors que les Juifs l'appellent AIA [i.e. nom partiel, comme dans "Alleluia"].”


dimanche 11 décembre 2022

Dualisme, monothéisme, des termes modernes





Dédicace spéciale à Anne Brenon, dont le dernier livre, Les cathares, permet de mieux comprendre le christianisme cathare. Parmi les apports précieux de son livre, un travail sur les termes “cathares”, “hérésie”, “dissidence”, “bons hommes” et “bonnes dames”, autant de termes, parmi d’autres, qui, mal définis, nourrissent une polémique au fond assez stérile depuis deux décennies pour la dernière forme de cette polémique.

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Être toujours attentifs aux mots… Être attentifs aussi aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Commençons par quelques définitions des termes en les inscrivant dans leur histoire…


Dualisme

Le terme “dualisme” a été introduit en français par Pierre Bayle en 1697, dans son Dictionnaire historique et critique, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa Psychologia rationalis, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la res extensa (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou l'âme). Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore !
Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.


Dy-théisme (croyance en deux dieux)

Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.


Monothéisme (vs polythéisme)

Le mot “polythéisme” a été forgé par le philosophe juif Philon d'Alexandrie (né en 25 av. J.-C.) avec les mots grecs poly, plusieurs, et theos, dieu. Philon a voulu de la sorte qualifier la religion de Rome, avec cette spécificité, par rapport au judaïsme : adresser un culte à plusieurs dieux. Il sait pourtant qu'au-delà de cette question cultuelle, les philosophes de la Grèce et de Rome admettent, au-dessus de celles à qui les Grecs et les Romains vouent un culte, une divinité unique et universelle, principe que l'on désigne aujourd’hui sous le terme de… monothéisme.

Quant à ce terme de “monothéisme”, il n’apparaît pas avant le XVIIe siècle, dû au philosophe anglais Henry More (né en 1614), mais en un sens bien différent de ce qu’on entend par ce mot depuis le XIXe s. Pour Henry More, il s’agit de qualifier la religion juive et de la distinguer du… christianisme, qui affiche sa foi en un Dieu unique mais en trois personnes, Père, Fils et Saint Esprit !

Aussi surprenant que cela nous paraisse aujourd’hui, More n’est pas très éloigné de ce que nombre de Pères de l’Eglise auraient dit du christianisme, considéré, en tant que religion trinitaire, comme synthèse entre la foi juive en un Dieu un d’un côté, et le monde grec (“polythéiste”) de l’autre.

Ce n’est qu’au XIXe s. que le terme “monothéisme” prend, dans le cadre de l’Histoire des Religions, alors nouvelle, le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Cela en rapport avec la domination de l’Occident dans le cadre des conquêtes coloniales. L'Occident se sent porteur, dans le cadre d’une évolution de la pensée, d’une spiritualité supérieure, monothéiste, connotant universaliste, que n’ont pas atteint les nations non-chrétiennes. Le monothéisme est alors perçu comme hérité du judaïsme par le christianisme, et perfectionné par lui, l’islam étant retour à une forme antérieure. On retient souvent, depuis, les trois religions “abrahamiques” comme monothéistes, elles seules, ignorant que l’idée d’une divinité unique supérieure à toutes celles qui reçoivent des cultes, est universelle, commune à toutes les civilisations (le plus raisonnable pour ces trois religions-là seraient de les nommer “religions se réclamant de la figure d’Abraham”).

Puis on en est venu, contre Philon d’Alexandrie qui y aurait vu un synonyme, à distinguer “monothéisme” de “monolâtrie”, la “monolâtrie” (litt. adoration d’un seul) étant précisément pour lui la caractéristique du culte juif, contrairement à ce qu’il en est de ce qu’il appelle, le premier, le polythéisme, qui se caractérise par le culte de plusieurs dieux. Aujourd’hui “monolâtrie” est employé pour désigner le culte tribal d’une seule des divinités particulières reconnues comme telles par les “monolâtres” n’en adorant qu’une ; le terme “monothéisme” étant désormais réservé à un culte universaliste d’un Dieu qui n’est plus local ou tribal.

Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (*). Pour les cathares, le Néant en question devient une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…


R. Poupin, 11.12.22


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(*) René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le Traité anonyme (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le Livre des deux Principes (italien, mi XIIIe s.) et le Traité anonyme (occitan) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le Livre des deux Principes est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.)


mercredi 30 novembre 2022

Deux pôles de l'esthétique protestante





Si la Réforme se développe en vis-à-vis de l’Église médiévale (1er pôle), dont elle conserve, en plusieurs de ses courants, l’essentiel de la liturgie (selon une année liturgique rythmée sur les événements de la vie de Jésus dans le Nouveau Testament), elle s'ouvre pourtant particulièrement, par le principe sola Scriptura, en faisant des livres de la Bible hébraïque les livres de son Ancien Testament (2e pôle), en vis-à-vis d'Israël, Israël ancien et Israël vivant, héritier et témoin des Écritures hébraïques, que Jésus appelait du nom que leur donne le judaïsme, selon le rangement juif de la Bible en cercles concentriques : la Loi, les Prophètes et les Psaumes (ou les Écrits, dont le Livre des Psaumes est le premier livre) ; Bible hébraïque qui relue en regard du Nouveau Testament, devient l'Ancien Testament des chrétiens en regard de la présence du Ressuscité qui ouvre la naissance de la Bible chrétienne.

La Réforme se déploie donc selon un double vis-à-vis : l'institution médiévale chrétienne et l'Israël biblique : l’institution chrétienne médiévale est le fruit d'une adaptation et d'une inculturation, que la Réforme ne remet pas en cause mais qu'elle réforme, en regard des Écritures bibliques. Ce qui fait que l'on pourrait dire que loin d'être une inculturation, la Réforme opère d'une certaine façon une « désinculturation », l'inculturation, l'adaptation au contexte civilisationnel ambiant avec son ancienne mythologie européenne glissant parfois à la tentation de faire perdre de vue la radicalité du message biblique concernant le refus des idoles. La Réforme repère la tentation idolâtre dans la multiplication des médiations, et le risque de sa persistance via le culte des saints par exemple.

La médiation est ainsi ramenée par la Réforme à son essentiel : le Christ seul médiateur, dont la présence est signifiée par la médiation de la Parole prêchée et des sacrements institués par le Christ ; car l'événement se traduit en institutions, lesquelles demeurent grevées de ce que nous sommes, aussi bien dans leurs colorations culturelles que dans ce qu'elles ont d'empreint de péché. L’institution ecclésiale est en effet toujours mêlée de péché, au point qu'on peut dire que trop d'institution tue l'institution, si elle étouffe ce dont elle est censée témoigner !

Les structures dans lesquelles l’Église se met en place sont donc secondes, relevant quant à leur forme et leur organisation, des choses indifférentes – adiaphora ; relevant du bene esse de l’Église, de son bien être et non de son essence. Cela n’empêche pas que le protestantisme existe aussi aussi via ses diverses structures religieuses, historiques, civilisationnelles, culturelles. Autant de réalités qui n'en demeurent cependant pas moins secondes – adiaphora a-t-on dit, « choses indifférentes ».

L'institution ecclésiale, pas nécessairement secondaire mais seconde, l'ancrage comme spiritualité est ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement, on l'a vu, à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.

Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées des religions protestantes – deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui, insistant sur la dimension représentative de la structure ecclésiale, en pouvoirs et contre-pouvoirs, est à l'origine des démocraties modernes. Mais ces deux types de coloration restent seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que « tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » – Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de… l'élagage, puisque cela, l'institution, reste second, et risque toujours d'être à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où la sobriété de l’esthétique protestante perçue généralement comme caractéristique.




samedi 19 novembre 2022

L’appel d’Abraham et des enfants d’Abraham




Genèse 12, 1-5
L’Éternel dit à Abram : Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai.‭
‭Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai ; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction.‭
‭Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi.‭
‭Abram partit, comme l’Éternel le lui avait dit, et Lot partit avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans, lorsqu’il sortit de Charan.‭
‭Abram prit Saraï, sa femme, et Lot, fils de son frère, avec tous les biens qu’ils possédaient et les serviteurs qu’ils avaient acquis à Charan. Ils partirent pour aller dans le pays de Canaan, et ils arrivèrent au pays de Canaan.


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Vocation d’Abraham, ou d’abord Abram, avant qu’une lettre muette du Nom divin ne tombe dans son nom. C’est vers ce Nom qu’il est appelé dans le “va vers toi” de sa vocation. Appel à un déplacement vers Celui dont le Nom est au-delà de tout nom et qui fonde son être, qui fonde nos êtres.

Il n’y a pas d’autre identité, quand on est fils et filles d’Abraham, que cette identité-là. L’arrivée au pays de Canaan est un symbole de celà, n’est qu’un symbole de cela, pas une invitation à s’installer, mais le signe d’un déplacement jamais achevé. L’histoire de ses descendants en atteste abondamment, d’exils et exodes. C’est dans ce déplacement inachevé que s’accomplit la promesse de bénédiction de toutes les familles de la terre. Cheminement inachevé qui est toujours le nôtre. Inachevé au lendemain de l’Exode, inachevé après la traversée du désert.

Ainsi le dit l'Épître aux Hébreux, ch. 4, v. 8-10 :
Si Josué leur eût donné le repos, il ne parlerait pas après cela d’un autre jour.‭
‭Il y a donc un repos de shabbat réservé au peuple de Dieu.‭
‭Car celui qui entre dans le repos de Dieu se repose de ses œuvres, comme Dieu s’est reposé des siennes.‭


C’est d’un autre repos qu’il est question que de celui dont la terre indiquée, comme toute terre d’ici-bas, est le signe, signe d’une promesse qui nous est encore donnée, à la suite de celles et ceux qui nous ont précédés, Abraham et Sarah en tête…

Toujours selon l'Épître aux Hébreux, ch. 11, v. 13-16 :
C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre.‭
‭Ceux qui parlent ainsi montrent qu’ils cherchent une patrie.‭
‭S’ils avaient eu en vue celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner.‭
‭Mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire une céleste.


Toutes les installations, toujours provisoires, avec toutes leurs lois temporelles de gestion de la cité temporelle, eussent-elles été données par des prophètes de Dieu, sont rendues provisoires et vite caduques par la vocation d'Abraham, que ce soit pour l’ancien Israël dont le royaume a pris fin et 586 av. JC, avec la destruction du premier temple, chose confirmée à nouveau avec la destruction du second temple en 70 ap. JC, que ce soit la cité politique chrétienne instaurée en 313 ap. JC avec la conversion de l’Empire romain, que ce soit la cité de l’islam postérieure à l’Hégire, celle des califes et de leurs successeurs ultérieurs, toutes ces cités temporelles furent des signes, sont des signes provisoires, avec des lois provisoires, car c’est chose humaine que la gestion de la cité des hommes, chose partagée et à partager, en deçà de ce qui relève de la Révélation perçue par Abraham. Voir dans la cité temporelle la fin d’une vocation qui est celle de l’âme est une guerre charnelle contre l’âme. L’appel d’Abraham est appel de voyageurs sur la terre. C’est aussi le nôtre comme enfants d’Abraham par le partage de la foi d’Abraham.

Ainsi, nous dit la première Épître de Pierre, ch. 2, v. 11 :
‭Bien-aimés, je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs sur la terre, à vous abstenir des passions charnelles qui font la guerre à l’âme.


dimanche 2 octobre 2022

Le Notre Père & les Psaumes





Le Notre Père (Mt 6, 9-13 ; Lc 11, 2-4) : cinq demandes comme lecture des cinq livres des Psaumes / cinq livres de la Torah

Le Notre Père comme un condensé des Psaumes. Les cinq livres des Psaumes sont reçus dans le judaïsme comme correspondant aux cinq livres de la Torah — chacun des livres des Psaumes à un de ces livres d'enseignement de la liberté. Les Psaumes prient ainsi l'espérance de la délivrance de la captivité, de toutes les captivités, l'espérance de la Terre promise.

Le Notre Père aussi, comme en écho aux cinq livres de la délivrance de la captivité et de l'esclavage, et comme en écho aux cinq livres des Psaumes, se déploie en cinq demandes (chez Luc — dont deux sont dédoublées chez Mathieu : les cinq demandes en devenant donc sept, ou cinq dont deux dédoublées).

Le Notre Père est lui aussi une demande de délivrance adressée au Dieu dont la sainteté de son Nom (1ère demande / cf. Ézéchiel 36) sera ainsi dévoilée, par la venue de son Règne (2ème demande), jusqu'à la délivrance totale du mal / du Mauvais (5ème demande / 7ème chez Mathieu). « Que ton Règne vienne » peut ainsi rassembler l'espérance de l'Exode et de la concrétisation de la libération comme accomplissement de la volonté de Dieu, qui explicite chez Matthieu la demande de la venue du Règne.

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Quand on sait que les Psaumes étaient les prières de Jésus, on ne peut s'empêcher de penser que Jésus priant, pleurant sur Jérusalem le faisait dans l'espérance d'une justice qui semble ne jamais advenir ni pour la ville ni, par elle, pour la terre entière au roi de justice attendu.

Cette espérance dont on désespère, celle d'un règne universel de la justice, d'un règne où tout est repris de ce que font les empires et leurs paix universelles imposées par la force et la violence, par le viol de la justice. Ici la paix universelle viendra par la justice.

Au temps de Jésus, cela n'est jamais advenu en sa plénitude, Jésus en pleure sur Jérusalem ; depuis Jésus, ce n'est jamais advenu ni à Jérusalem ni non plus au sein des nations, pas même celles sur lesquelles son nom pourtant a été invoqué. Mais celui qui a porté cette espérance et qui en donne la promesse est plus vrai que nos désespérances, puisqu'il a vaincu jusqu'à la mort même. Christ ressuscité ne meurt pas. Avec nous jusqu'à la fin du monde, il est celui qui nous envoie — nous nourrissant de sa promesse qui a vaincu toutes les désespérances.

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« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples. « Voici comment vous devez prier : quand vous priez, dites… Père… », répond Jésus. Voilà qui nous place dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. » Où l’on reçoit du Père la loi clamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière devenue prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).

« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. « Que ton nom soit sanctifié ». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.

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Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.

Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes. Sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la sixième demande (« que ton règne vienne » s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous soumets pas à la tentation » s’y commente en « délivre-nous du mal »).

Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».

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« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père… Notre Père, disent les disciples.

Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : « pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense ».

Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la Création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu (comme on l'est à l'égard d'un père — ou d’une mère) — « Notre Père » sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas tant parce que en analogie à nos parents il nous origine, que parce qu'il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.

Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.

C'est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s'inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé. Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.

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Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : « Ne nous laisse pas entrer en tentation » — « ne nous expose pas dans l'épreuve ». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?

Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l'épreuve dont nous demandons que nous n'y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l'a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c'est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c'est là son rôle de Père : donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.

C'est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.

C'est le temps d'un passage douloureux, celui de l'apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C'est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d'un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n'aura pas lieu. C'est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal, littéralement du Malin, du Mauvais — le mot grec, poneros, est celui qui, dans la Bible des LXX, traduit dans les Psaumes l'hébreu racha, le Méchant.

*

Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n'est qu'à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l'ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l'Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.

Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne… Car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne… » dès aujourd'hui.




samedi 1 octobre 2022

Prier les Psaumes d’Israël — louange de la Création





Introduction

« J’ai entendu à New-York le Grand Rabbin d’Argentine raconter l’histoire attribuée à Martin Buber : Quand, à la fin, le Messie rassemblera tous les peuples, nous aurons envie de lui poser la question : “étiez-vous déjà venu ?”. Mais, ajoutait Martin Buber, il ne me demandera sans doute pas conseil, mais s’il me le demandait, je lui conseillerais de ne pas répondre… » (Francis Deniau, “Ce que le christianisme peut apporter au judaïsme ?” p. 5-6)

*

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… » (Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif - 1523 -, trad. Walter I. Brandt.) Bienveillance ambiguë toutefois…

« Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. » (Luther, Commentaire du Magnificat - 1521)

Puis, 20 ans après, on pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, comme dans son écrit, au titre éloquent, Des juifs et de leurs mensonges (1543). Changement de ton, grossièreté du propos ! Quand les spécialistes s’accordent à penser que sur la fin de sa vie, Luther a pu être victime d’accidents vasculaires cérébraux, qu’il y a là peut-être la cause de sa mort… Atteinte des lobes frontaux, faisant que la grossièreté, les excès et énormités apparaissent ?… tandis que la mémoire et les capacités intellectuelles ne sont pas atteintes — la logique intellectuelle, ici la logique antijuive, est déjà là : il ne s’agit pas d'accentuer le contraste entre le Luther d’avant et celui d’après. Il y a un antijudaïsme potentiel chez le Luther des années 1520, jeune et en bonne santé.

Au cœur du problème, le souci de voir les juifs venir au Christ… L’historien de l’Église Thomas Kaufmann résume cela en une phrase : « L’hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans “l’amabilité” conditionnelle du Luther du début des années 1520. » (Les juifs de Luther, éd. Labor & Fides, p. 79). Cet antijudaïsme est ancré dans la conviction que mieux informés et mieux traités, les juifs devraient finalement reconnaître la messianité de Jésus. Là est le cœur du problème.

Un problème qui guette tous les chrétiens, jusque dans leur usage de l’héritage juif, jusque dans leur pratique des Psaumes. D’où la nécessité de commencer par le propos attribué à Martin Buber. Savoir avec humilité que la vocation juive à observer jusqu’à la fin du temps l’enseignement de la Torah et ses rites, à témoigner ainsi, contre le risque totalisant, du non-avènement, du “pas encore”, du Royaume de Dieu, est en lien avec la non-reconnaissance de la messianité de Jésus (qui porte pour les chrétiens le “déjà” du Royaume).

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Luther, ne l'oublions pas, a fondé sa découverte réformatrice dans sa lecture chrétienne des Psaumes, qu’il était chargé d’enseigner. Aussi, gage d’humilité des chrétiens, il y a lieu de reconnaître que leur lecture des Psaumes, avec sa dimension christologique, n’est qu’une relecture possible d’un recueil liturgique qui est et reste d’abord le livre de prière d'Israël. Ainsi, pour donner un exemple, le Ps 22, prié par Jésus crucifié, ne parle pas d’abord du Christ. Jésus en croix, comme aurait fait tout fidèle, en fait une relecture, ouvrant le concernant sur la lecture christologique qui finira par oublier qu’elle est transposition d’un texte qui dit d’abord autre chose.


Les Psaumes

Recueil de prière (littéralement louanges — i.e. prières de louange), livre des prières communes, les Psaumes ont pour figure non unique mais centrale le roi David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même (“Le SEIGNEUR a dit à mon Seigneur” - Ps 110, 1).

David n’est pas cohen, ni même lévite. En regard de l'institution sacerdotale du Temple où ils sont chantés, les Psaumes représentent donc une voix laïque — correspondant au terme “liturgie”, littéralement l'”œuvre du peuple”. David, laïc et non desservant du Temple, représente ainsi le peuple dans toutes ses composantes et tout ce qu’il est, élevant sa prière vers Dieu. Les Psaumes d’un roi capable de se repentir de ses fautes (cf. Ps 51), d’exprimer ses craintes et ses ressentiments devant Dieu (cf. Ps 139, 22), portent les mêmes sentiments et souffrances qui sont ceux de son peuple.

David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même : ce sera un point d’entrée de la lecture christologique. Jésus reçu par les chrétiens comme manifestation dans le temps de cet archétype, selon sa reprise personnelle des Psaumes, comme fidèle juif, empreinte de sa pleine observance des préceptes, et de sa pleine communion avec Dieu.

Voilà donc un recueil liturgique, un livre de prières communes, un recueil liturgique chanté par tout le peuple, prié par tout le peuple, qui est dès lors ipso facto l’expression d’autant de prières individuelles, en lien avec la liturgie du Temple puis de la Synagogue — en un temps où, avant l’imprimerie, on n’a pas la Bible à la maison. Rencontre de la vie liturgique et de la vie individuelle dans des Psaumes que l’on finit par connaître par cœur. Apprentissage d’humilité aussi, ne prétendant pas tout inventer, ne prétendant pas non plus être plus aimant ou plus juste que le plus humain des humains, mais faisant siennes des prières qui ont la profondeur à même de nous faire répandre le tout de nos secrets devant Dieu — y compris les plus humains, y compris nos désirs de vengeance et les plus humains de nos ressentiments ainsi élevés et transfigurés devant Dieu.

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Les Psaumes, recueil de prière des juifs, étant le recueil de prière du juif Jésus, on peut, comme chrétiens, franchir un pas de plus avec lui en quelque sorte : Jésus priant les Psaumes pose Israël peuple des Psaumes comme archétype de l’humanité réconciliée.

Le Christ priant les Psaumes nous rejoint au point de faire vraiment et sérieusement des prières emplies de paroles de repentance : avec les Psaumes, Jésus, qui, selon la foi chrétienne, n'a jamais commis le péché, se repent sérieusement en solidarité avec nous. Mais cela reste une lecture christologique, qui n’est qu’une des lectures des Psaumes.

En commun aux diverses lectures : les Psaumes sont des prières solidaires. Seul devant Dieu, je le suis en solidarité avec tout le peuple, avec toute l’humanité.

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« Le livre des Psaumes a été ainsi dénommé en raison d’une traduction trop littérale du grec Biblos Psalmôn et du latin Liber Psalmorum. En grec, psalmos désigne un air joué sur l’instrument à cordes appelé psaltérion. Ainsi les versions ont-elles donné au contenu du recueil dont nous parlons un nom évoquant la manière dont ses éléments peuvent être chantés, plutôt que la nature même de ceux-ci. L’hébreu, lui, dit Tehilîm, mot qui dérive de la racine hll, louanger ; […] mot splendide, mot rempli d’un contenu émotionnel certain, bien fait pour désigner des poèmes tout orientés vers la louange de IHVH-Adonaï » (André Chouraqui).

Un recueil liturgique communautaire, chanté, utilisé depuis des millénaires par les juifs puis les chrétiens, même chez les plus réservés parmi ces derniers à l’égard de l’usage de la musique — les Églises latines notamment ont été d'abord très réservées. (« Comment chanterions-nous les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère ? » / en un temps d'exil — Ps 137, 4)

Parmi ces latins, Augustin, réservé lui-même quant à la musique, relate un événement capital pour l'histoire de la musique (Confessions IX, VII) : Ambroise de Milan, écrit Augustin, était est dans une église avec ses fidèles : « Pour empêcher que le peuple ne s'ennuyât […], on ordonna qu'on chanterait des psaumes et des hymnes selon l'usage de l’Église d'Orient ». Quelques années avant, des œuvres poétiques versifiées en langue vernaculaire, pourvues d'une mélodie syllabique (une note par syllabe) identique pour toutes les strophes, les hymnes étaient utilisées à Poitiers par Hilaire, depuis son retour d'exil oriental (vers 356).

Il ne s’agit pas forcément des Psaumes uniquement. Mais, poèmes bibliques, les Psaumes finiront par convaincre les plus réservés, jusqu'à ceux qui s'y limiteront.

Les chants sont alors autant de reprises de traditions antécédentes qui (en un temps où les modifications diverses ne sont pas aussi prisées que de nos jours) permettent de considérer que le type de mélodies qui évoluent du chant grégorien aux premiers chants polyphoniques de la Renaissance ne sont peut-être pas si éloignées de ce qu’il en est dans le judaïsme antique héritier des liturgies du Premier Temple de Jérusalem…

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On retrouve la réserve d’Augustin chez le Réformateur Zwingli, qui se distancie de Luther — lequel opte pour l’usage des mélodies populaires pour porter la louange de Dieu. Calvin, entre les deux, est à l’origine du Psautier genevois — il écrit : « les Psaumes du prophète David, comme l’écrivait Tertullien, [sont] plus sûrs que les improvisations », à tout le moins extra-ecclésiales (cela dans la ligne de pensée de Calvin, plaçant l’Ancien Testament au même niveau que le Nouveau et considérant que l'alliance avec Israël n’a jamais été abrogée). De fait, le Psautier est resté pour deux siècles le seul recueil de chants des Églises réformées en France, tellement identifié au protestantisme qu’il en viendra à être interdit sous l'Ancien Régime.

Des Psaumes avant tout pour la tradition réformée/calvinienne, puis on trouvera aussi des hymnes, dans la mesure où ils entrent dans le chant liturgique commun, étant appelés à porter la théologie ecclésiale… Perspective héritée via Luther et que l'on retrouve, de l’anglicanisme au méthodisme, grand pourvoyeur de chants s’ajoutant aux Psaumes dans nos recueils de cantiques modernes — qui sont au départ, comme une continuation du Psautier.


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Le Ps 19 ou lire la Création en regard de la Torah

“De la Création à la Torah”, tel pourrait être le titre du Ps 19, ou peut-être plutôt : “de la Torah à la Création”, tant la Création en louange du début du Psaume relève de la Création, de la nature relue comme Création à la lumière de la Torah.

Le concept divin reçu dans le mot pluriel Elohim n’est a priori pas chanté par les cieux ni par le firmament. D’emblée (v. 2), le Psaume a laissé le pluriel : c’est El dont la gloire est célébrée par la Création ainsi sonnée par le Psaume : la nature est Création : postulat biblique. La nature, mot latin qui connote naissance, devenir, doit sa naissance, son devenir, à son Créateur. La Création, elle, est célébrante.

Elle parle — le jour en prodigue au jour le récit, La nuit en donne connaissance à la nuit (v. 3) — mais sans mots, sans sons (v. 4), un langage silencieux, au-delà de la parole qui sourd de la bouche de son Créateur, qui nous est donnée dans sa Torah.

Cette louange qui parcourt l’univers est symbolisée par l’effet du soleil, le soleil, sa chaleur, sa lumière, sa course (v. 5-7), symbolise par son unicité le Dieu unique, El. On pense à Akhenaton, fondant un cosmothéisme en Égypte, monothéisme solaire dont on admet à tort que le Dieu est le disque solaire, qu’il ne fait probablement que symboliser par son rayonnement visible (selon l’hymne d'Akhetaton, Aton fait germer les enfants au sein des femmes – que l’on sache, le soleil n’y a pas accès !). Symbolique d’un Dieu qui ne fait que s’y symboliser.

Il en est presque pareil dans notre Psaume. Je dis presque pareil, parce que le Dieu unique qui y est célébré, n’est pas que la clef de voûte de l’univers : c’est le silence qui le célèbre. On pense à la distinction que signale Jankélévitch, après d’autres, entre transcendance relative et transcendance absolue, celle qui ressort de la révélation du nom de Dieu en Exode 3 : un Dieu inaccessible, au-delà de tout nom qui se puisse nommer. Non seulement au-delà d’un monothéisme de l'immanence, mais au-delà de la transcendance relative d’un Dieu nommé.

Or, cela relève de l'enseignement de la Torah, qui fait “revenir l’âme” (v. 8), de la nature à la Création, ses mitsvot “éclairant les yeux” (v. 8) en "réjouissant le cœur” (v. 9) — à savoir le siège de l’intelligence (v. 10).

On passe ainsi au-delà du fruit passager de la terre, l’or, ou de la douceur du miel (v. 11).

La visée ouverte par la Torah est au-delà, elle libère de la nature, faisant sortir de Mitsraïm celui, celle, qui la reçoit. Ici ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est positif), mais de Mitsraïm (exiguïté) que sort le serviteur, ”ton serviteur” (v. 12) — littéralement esclave, allusion à la sortie de l'exiguïté, de toute exiguïté (Mitsraïm) d’un serviteur captif de ses fautes (v. 13), captif des orgueilleux (v. 14). La Torah de la sortie de la captivité en fait un louangeur de sa bouche, un célébrant silencieux du cœur devant la face de celui qui le rachète (v. 15), comme il rachète la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création…




samedi 17 septembre 2022

Patrimoine, temps et éternité





Civilisations en déconstruction

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. » (Paul Valéry, La crise de l’esprit, éd. nrf, 1919)

« Je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. » (Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », 1941, recueil Fictions)

« Rien n'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force est impuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu de cette opinion, on nie que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri… » (Simone Weil, Le Génie d'Oc, 1943)

Simone Weil nous avertit en 1943 de ce à quoi on assiste ces dernières années, dans un vertige déconstructiviste qui s’égare jusqu’à l'hypercritique, effaçant jusqu’aux sources du passé — concernant dans son texte la civilisation médiévale d’Oc et les cathares qui l’ont habitée… La déconstruction ne va-t-elle pas, les concernant, jusqu’à la velléité de nier leur existence ? — aujourd’hui, pour les terres d’Oc, depuis l’Université qui porte le nom de Paul Valéry, qui ne savait pas en 1919 que ce qu’il écrivait vaudrait, en son nom au fond, jusque pour les dernières traces de cette particularité spirituelle de l’ancienne civilisation d’Oc — dont Poitiers l’aquitaine fût l’une des capitales.

Oubli d’une histoire qui, du coup, se répète… Guerres, pandémies, famines, catastrophes naturelles, à présent suite au réchauffement climatique dû aux activités humaines — homme apprenti sorcier de l’ère de l'anthropocène, Borges aurait donc vu s’approcher, dès 1941, le temps où toute activité humaine effacée, n’en restera que la trace devenue inutile, celle de la bibliothèque temporelle désormais sans fonction conservant cette richesse spirituelle : « la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »

Homme apprenti sorcier, que ne pourrait retenir désormais que ce que le philosophe Hans Jonas, évoquant en 1979 les menaces nucléaires et écologiques, a appelé “heuristique de la peur”. Je le cite : « Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs) […] qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les prin­cipes éthiques, desquels peuvent se laisser déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l'appelle “heuristique de la peur” […] » (Hans Jonas, Le principe responsabilité, 1979, trad. fr. 1990, 1995, Préface [7-9], Champs/Essais, p. 16-17).

Je ne peux m’empêcher de citer aussi Cioran, qui écrit, lui aussi en 1979 : « Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commen­tateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

Mais tout porte à craindre que l’apprenti sorcier que nous sommes devenu, malgré toutes ces intuitions (j’ai cité des auteurs très différents qui les font tous leurs), ne sache pas s'arrêter dans sa propre déconstruction.

Un signe ? On s’avance dans le transhumanisme, où la déconstruction (puisque c’est le mot d'ordre) touche l’humain jusqu’en son lieu temporel, la chair, dont il s’agit d’en dire que la réalité biologique-même serait "construite". Exemple concret et actuel, la déconstruction de la sexuation. La leçon de l'anthropologie redécouvrant les civilisations effacées et leur pensée nous fait toucher du doigt qu'à ce point la déconstruction ultime relève d’un platonisme mal compris (le platonisme parlant d’âme qui préexiste au corps dans lequel elle tombe) — cet aspect du platonisme est dévoyé en subjectivisme. Que n’entend-on pas parler de personnes qui se disent, je cite : ”tombées dans le mauvais corps", à savoir qui seraient d’un genre ne correspondant pas à leur sexe ! Postulat platonicien — le philosophe antique parlant bien de préexistence, mais en un sens bien différent — postulat “platonicien” à partir du dévoiement duquel la déconstruction via le “moi” qui décide en vient jusqu’à se percevoir en décalage d’avec ce qui jusque là était quoiqu’il en soit le réel dans le temps, donné comme fait dans le temps, la chair.

J’ai trouvé une illustration de cela relevée par l'anthropologue Françoise Héritier chez les Inuit. Je cite Françoise Héritier (Masculin/Féminin I, Odile Jacob Poches, p. 21) : « Chez les Inuit […], écrit-elle, l'identité et le genre ne sont pas fonction du sexe anatomique mais du genre de l'âme-nom réincarnée [d'un ancêtre — puisque les Inuits reçoivent le mythe de la transmigration de âmes]. Néanmoins, l'individu doit s'inscrire dans les activités et aptitudes qui sont celles de son sexe apparent (tâches et reproduction) le moment venu, même si son identité et son genre seront toujours fonction de son âme-nom. Ainsi, un garçon peut être, de par son âme-nom féminine, élevé et considéré comme une fille jusqu'à la puberté, remplir son rôle d'homme reproducteur à l'âge adulte et se livrer dès lors à des tâches masculines au sein du groupe familial et social, tout en conservant sa vie durant son âme-nom, c'est-à-dire son identité féminine. » — Sagesse inuit qui pourrait épargner bien des déboires chirurgicaux et hormonaux à notre temps voulant faire coïncider dans les corps genre (âme-nom) et sexe (réalité matérielle)…

Selon cette sagesse, l’être individuel ne doit pas être confondu, ici jusque dans son genre, avec la réalité préexistante, réalité qui préexiste à la venue dans l’individualité temporelle. C’est qu’au fond, la réalité préexistante est non individuée, au point que, concernant ce qui ne relève pas de “mon” individualité, de “mon moi”, un philosophe comme Averroès, Arabo-Espagnol aristotélicien du XIIe s., parlait de ce qui sera appelé “monopsychisme”. …

C’est-à-dire âme une, commune à l’humanité, comme inconscient collectif. Thomas d’Aquin, autre aristotélicien, parlera, sur cette base, d’individuation par la matière. Autrement dit, l'être commun à l’humanité est indifférencié jusqu’à ce que, animant tel corps, “mon” corps, il y reçoive son individualité, “mon” individualité, y compris le sexe qui détermine le genre temporel, la matière étant l’histoire, le lieu, la part de nature (cela en commun avec les matérialistes, antiques ou modernes). Mais qui s’intéresse encore à ce qu’analysaient ces anciens et modernes-là, reconnaissant ce que nos temps censément plus savants laissent de côté, comme la réalité de la biologie, qui ne s’oppose pas à la structure spirituelle qui la détermine (ou en procède), acceptant les deux comme fait de l’humain, mais non bionique celui-là ?

Parlant d’Averroès, il n'est pas inutile de remarquer que contre l'islamisme menaçant déjà de son temps, via l’imprudence d’un de ses prédécesseurs, Al Ghazali (m. 1111), qui avait écrit une Déconstruction de la philosophie, philosophie à remplacer par les règles religieuses, — Averroès écrivait en réponse une Déconstruction de la déconstruction, pour soutenir que précisément la philosophie, humaine et conventionnellement commune, a vocation à la gestion (pré-laïque) de la cité, et pas des règles religieuses — comme celles qui aujourd’hui postulent une âme genrée différemment que la sexuation du corps. (Est-ce un hasard si de nos jours, l’Iran islamiste est un pays en pointe dans la chirurgie de changement du sexe apparent, corrigeant ainsi l’homosexualité honnie, expliquée comme relevant de la présence de l’âme dans le mauvais corps, un corps d’un autre genre que l’âme ?)

Averroès lui, annonçant que les théories et postulats de type religieux n’ont pas vocation politique, rappelle aussi ce qu’est la notion ancienne de préexistence : être éternel et céleste, "descendu" comme inconscient collectif dans le temps, dans l’oubli, dans la nature douloureuse, dans l’histoire — bref dans la matière, à accepter comme réalité temporelle individuée où seule se construit une civilisation (plutôt que dans des sphères rêvées, y compris concernant le genre, sphères que, comme l'avaient aussi compris les Inuits, l’âme a quitté pour animer un corps temporel qui est forcément le sien — le bon corps dans ce temps).


Effacement et traces

Notre monde actuel confond aussi — outre éternité et matière — contenant et contenu. L'organisation pré-laïque, puis laïque, la laïcité, est le contenant, permettant aux cultes et spiritualités divers, croyants ou pas, de vivre ensemble. Les cultes et spiritualités sont, dans cette perspective, porteurs d’un contenu : ouvrir la cité vers la vie spirituelle, vers la dimension supra-temporelle de l'être.

Devant l’amenuisement des marques du christianisme, d'aucuns s'affolent, évoquant un complot visant à un grand remplacement, et proposent comme alternative… rien. Rien que du contenant : opposer à telle ou telle religion la laïcité, qui n’est pas un contenu spirituel (dont les personnes fréquentant les cultes ont soif) ; mais un contenant que les complotistes ne proposent pas de remplir. Les plus connus des théoriciens du complot du grand remplacement, par ex. tel polémiste, ou encore tel philosophe médiatique, rêvent d’un contenant aux allures de chrétienté, mais professent ne pas croire au Christ (le contenu), dont les enseignements vont à l’encontre de leurs peurs. Contre le Christ et pour la chrétienté, on va jusqu’à professer carrément que Jésus n’aurait pas existé. Un contenant moderne, la laïcité, d’une esthétique plus ancienne, aux allures de chrétienté, avec des églises et temples vides, et pour cause, on évacue de toute force le contenu (pour paraphraser la sentence apostolique : "ayant l'apparence de la piété mais reniant ce qui en fait la force” — ‭‭2 Timothée‬ ‭3, 5‬). Un évêque a répondu récemment aux tenants menaçants de ce ressentiment amer, que si le phénomène les inquiète, ils n’ont qu’à (re)venir dans les églises.

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La chrétienté, une civilisation, déjà disparue, n’est pas le christianisme comme culte, des cultes, toujours présents. Cela dit, une civilisation n’est pas sans lien avec les cultes qui lui donnent sa substance spirituelle. La civilisation d’Oc, dont Simone Weil évoquait l’effacement, n’est pas sans lien avec le culte cathare qui y évoluait parmi d’autres, et qui a disparu aussi, plus radicalement encore que la civilisation d’Oc, dont un accent comme le mien est la dernière trace patrimoniale provisoire.

Les civilisations sont mortelles, leur patrimoine aussi, y compris les Églises et les cultes. Une Église peut disparaître. L'Église cathare a disparu au XIVe s. Ce fut l’avenir d’un patrimoine dans le temps. Mais qu’en est-il de l’éternité ?

Quel avenir pour notre Église, qui, n’en doutons pas, est constitutive de notre patrimoine commun, le patrimoine de la France, tout en se voulant témoin de la porte de l'éternité ? Jacques Ellul annonçait en 1983 la fin de l'Église réformée comme institution dans les dix années suivantes (cité par Frédéric Rognon, Jacques Ellul : une pensée en dialogue, Labor et Fides 2013, p. 164. Cf. Jacques Ellul, "Supprimons l'institution !", Réforme, n° 2005, 17 septembre 1983, p. 12). Cela si rien ne changeait. Et rien n’a changé… Au fond, Ellul avertissait via une anticipation exagérée de ce qui à présent devient très visible, comme le réchauffement de la planète devient visible : un déclin inéluctable, qui concerne aujourd’hui, malgré quelques soubresauts ici ou là, tout l’Occident, où l’on est focalisé sur le contenant (les institutions) plutôt que sur le contenu (le message). Un patrimoine temporel en déperdition. Une étude sociologique récente montre cela pour les États-Unis, que l’on croyait épargnés : on y constate à présent un déclin des Églises, y compris de celles, évangéliques, que l’on croyait toujours en croissance (Ryan P. Burge, “Mainline Protestants Are Still Declining, But That’s Not Good News for Evangelicals”, Christianity Today, July 13, 2021).

Le Poitou : il fut jusqu’à il y a peu, il l’est encore dans une moindre mesure, un vivier du protestantisme (avec, entre autres les Cévennes, par exemple, plus connues). Le protestantisme en Poitou y est encore réel, un des lieux de notre patrimoine dans le temps, mais oh combien affaibli.

Petite histoire personnelle, concernant l’aspect de mon ascendance familiale dont mon accent ne vient pas — ascendance poitevine en l’occurrence. Il y a une quarantaine d'années, ma sœur et moi, sans que l’un ait influencé l’autre, nous sommes convertis, rejoignant le protestantisme depuis une éducation athée. Plus de quarante ans après, notre cousin germain Guy, professeur d’histoire retraité vivant dans notre village familial poitevin, La Crèche, se lance dans la généalogie et découvre que tous nos ancêtres poitevins étaient protestants, depuis le début du XVIIe siècle au moins, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, où ils finissent par oublier jusqu’à leur passé familial protestant…

La lecture parallèle du livre de l'historien et fils de pasteur poitevin André Encrevé sur Les protestants et la vie politique française. De la révolution à nos jours, a confirmé une intuition concernant cet oubli. Voilà une famille de paysans protestants opiniâtres, résistants pour leur foi jusqu’à la Révolution, qui, la liberté de culte acquise, finissent par oublier jusqu’à leur origine familiale : la liberté acquise, ils ont dû, comme bien d’autres, considérer que le combat avait été victorieux, en parti achevé, à asseoir par l’engagement social qui sera le leur dans le mouvement socialiste. Leur foi, avant de s’effacer, aura été l'avant-garde de leur nouveau combat. Enfouie, mais active de façon souterraine, comme inconscient collectif familial, réactivé comme en réponse à une prière mystérieuse. Écho au livre du prophète Ésaïe (ch. 55, 10-11) : “comme la pluie et la neige descendent des cieux, et n’y retournent pas sans avoir arrosé, fécondé la terre, et fait germer les plantes, sans avoir donné de la semence au semeur et du pain à celui qui mange,‭ ‭ainsi en est-il de ma parole, qui sort de ma bouche : elle ne retourne point à moi sans effet”. Enfouissement d’une semence toujours à même de ressurgir.

Le livre du prophète Ésaïe a pour préoccupation initiale la puissance assyrienne qui, en 722 av. Jésus-Christ, a détruit la capitale du nord d’Israël, Samarie. Les livres bibliques, dont celui d’Ésaïe, dont la perspective est centrée sur la capitale du sud, de la Judée, Jérusalem, parlent de l’oubli, parlent de disparition des tribus du nord vaincues par l’Assyrie. Disparition par l’oubli, l’effacement d’une civilisation consécutive à l'effacement de son culte, l’oubli de la parole qui la fonde. Et Ésaïe d’inviter son peuple, celui du sud, menacé à son tour, à revenir à la parole qui le fonde, “car de Sion sortira la Torah, Et de Jérusalem la parole de l’Eternel” (Ésaïe 2, 3). Ce message d’Ésaïe suite au traumatisme de la chute de Samarie, est une origine probable de la survie du peuple de Judée, lorsqu’il sera vaincu à son tour, son temple de Jérusalem détruit par Babylone, en 586 av. JC : le peuple juif en exil se rassemble dans des synagogues, pour la lecture de la Torah, la méditation de la Parole de Dieu, fondée dans l’éternité, patrimoine d’éternité nous rejoignant dans le temps, en écho à une prière silencieuse, non dite, qui reçoit cette parole d'éternité.

Le livre d’Ésaïe illustre cela par l’annonce de son destin apparent au roi Ézéchias de Judée par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : « tu vas mourir, tu ne survivras pas » lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : « Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. » Signe que devant Dieu rien n’est figé.

‭”L’herbe sèche, la fleur tombe, Quand le vent de l’Éternel souffle dessus. — Certainement le peuple est comme l’herbe :‭ ‭L’herbe sèche, la fleur tombe ; Mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement.” (És 40, 7-8)