<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: décembre 2022

mercredi 28 décembre 2022

Les cathares et le Prologue de Jean, lecture de la Genèse





La lecture « des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du consolament », rappelle Anne Brenon (Les cathares, Ampelos 2022, p. 127), qui précise que cette lecture débute « en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” » (ibid.). In principio, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares, mais plutôt, comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, un rejet de la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (‭« ne mentez pas contre la vérité.‭ Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique » — Jacques 3, 14-15), au profit du sens spirituel (précisément anagogique) des Écritures (pour le Nouveau Testament, le rite central du consolament est une reprise spirituelle du baptême d'eau — cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). Ainsi le Rituel latin, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, « la Loi et les Prophètes [pain] et le Nouveau Testament [coupe] » (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression la Loi et les Prophètes désigne un corpus composé des cinq livres de la Torah (« Loi », dans le grec) et des livres des Prophètes (Nebiim). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la Torah ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean.

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […]
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […]
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.


*

Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » (Gn 1, 3)… En écho et relecture (même premier mot en grec, Ἐν ἀρχῇ / En arché / Au commencement, pour la version grecque des LXX de la Genèse et pour le prologue de Jean) — « Au commencement était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »

Aux origines, avant l’humain : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 » (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : « Que la lumière soit ! »… le v. 2, le tohu-bohu, étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui « pèche dès le commencement » (1 Jn 3, 8), gérant d’un « néant » (latin nihil) produit sans la parole divine (1).

*

Et puis, au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : « maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors » (Jn 12, 3 ; cf. Jn 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : « recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, « au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu », nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit « qui procède du Père » (Jn 15, 26). Si les cathares ne font pas leur la mise en objet conceptuel de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle expérience trinitaire (2).

Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.

« Recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil du monde… Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le consolament.

Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du consolament — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : « moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »



(1) Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 2023 :
“Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le tehom […] est déjà là, préexiste à la création du monde […]. Les ténèbres sont là également. Avec le tohu wabohu, le désordre, le chaos qui précède la création.” (p. 29-30)
“Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits.” (p. 25)
“La grande question posée dans ce second récit [Gn 2 et 3] est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter […]. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.” (p. 20 et 22) — cf. aussi Kundera et Grünewald sur la Création

(2) Cf., mutatis mutandis, Roland Poupin, « Is there a trinitarian experience in sufism? », The Trinity in a pluralistic Age, Theological essays on culture and religion, Papers from the 5th Edinburgh Conference in Christian Dogmatics (1993), dir. Kevin J. Vanhoozer, Grand Rapids, Michigan U.S.A. / Cambridge, U.K., 1997.


lundi 19 décembre 2022

“SEIGNEUR, notre Seigneur, ton Nom !…”





Psaume 8, 2-5
SEIGNEUR, notre Seigneur,
Que ton nom est magnifique par toute la terre !
Mieux que les cieux, elle chante ta splendeur !
Par la bouche des tout-petits et des nourrissons,
tu as fondé une forteresse contre tes adversaires,
pour réduire au silence l’ennemi revanchard.
Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts,
la lune et les étoiles que tu as fixées,
qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui,
l’être humain pour que tu t’en soucies ?
Michée 5, 1
Et toi, Bethléem Ephrata,
trop petite pour compter parmi les clans de Juda,
de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël.
Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois.

*

Le Nom, quasiment trois fois, d’entrée, avec reprise à la fin de ce Psaume 8 ! Le Tétragramme, énoncé dans le judaïsme comme “mon Seigneur”, puis “notre Seigneur, et “ton Nom”, ce Nom au-dessus de tout nom… (Adonaï, Adoneinou, […] Chemkha) — “SEIGNEUR, notre Seigneur, que ton Nom (est magnifique !…)” — יְהוָה אֲדֹנֵינוּ -- מָה-אַדִּיר שִׁמְךָ

“Quand je vois tes cieux !”, parole émerveillée donnée pour avoir été dite il y a près de trois mille ans — époque où l’on est loin de connaître ce que l’on appelle de nos jours l'univers observable, qui compte quelques 2 000 milliards de galaxies, selon les études les plus récentes (si mes renseignements sont à jour), dont les galaxies dites “de masse significative”, selon le vocabulaire consacré, contiennent chacune quelques centaines de milliards d’étoiles — les nombres avancés n’étant pas limitatifs… L’univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies qu'on ne le pense…

Notre galaxie, la Voie lactée, est une de ces 2 000 milliards de galaxies de l'univers observable… Elle a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces quelques 2 000 milliards de galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Bref, parmi ces 2 000 milliards de galaxies, dans une de ces galaxies, notre galaxie, qui compte quelques centaines de milliards d’autres étoiles, une de ces étoiles, le soleil, est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous sommes réunis en cet endroit minuscule, temple de Poitiers.

Aux jours donnés pour être ceux du Psaume 8, on partage une vision de l’univers où la terre est un abri au-dessus duquel, soutenu par des colonnes, repose le firmament où apparaissent les étoiles fixes, entre lequel firmament et la terre passent sept planètes qui marquent les sept jours de notre semaine.

Au jour de la reprise de la prophétie de Michée par Matthieu — “Hérode fit appeler secrètement les Mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait, et les envoya à Bethléem” (Matthieu 2, 7-8 ) —, les Mages ont observé une étoile en un temps où la terre est reçue, depuis Aristote (IVe s. av. JC), comme une sphère autour de laquelle tournent les sept planètes, couronnées par le ciel des fixes, le mouvement diurne et la mer de cristal qui garde le ciel empyrée, paradis céleste, et le trône de Dieu.

Ce monde-là, dans lequel la terre est déjà une sphère depuis dix-huit siècles, s’est effondré en 1609, sous le regard de Galilée au bénéfice de la lunette astronomique… Un effondrement qui vaut à Galilée une condamnation en bonne et due forme par Rome : c’est le système d'Aristote, qui fait l'unanimité dans le monde latin depuis le XIIIe s., qui vient d’être radicalement remis en question. Dans son livre Galilée hérétique (1983), l’historien des sciences Pietro Redondi soutient que c’est, du coup, le dogme de l’eucharistie, reposant sur la philosophie d’Aristote distinguant la substance et l’accident, qui est remis en cause ipso facto par les observations de Galilée.

Quoiqu'il en soit, le choc, véritable “effondrement des puissances des cieux” (Luc 21, 26), aura des conséquences considérables.

Radical bouleversement du monde, la philosophie va devoir repenser l’univers. Le premier à poser systématiquement cette refondation est Descartes, qui emprunte la formule par laquelle saint Augustin répondait à ses doutes : “je pense donc je suis” (cogito ergo sum). Mais de facto, au sens où la reprend Descartes, cette formule ancienne date pourtant du XVIIe s. Jamais auparavant elle n’avait servi à fonder le monde, comme c’est le cas depuis Descartes. Le sujet devient le fondement alternatif de l'univers dont la structure vient de s’effondrer sous le regard de Galilée. Dorénavant, le sujet rationnel est au fondement de la lecture du monde, bientôt en vis-à-vis de son expérience de la nature (i.e. l’”empirisme” proposé par l’anglais Francis Bacon — XVIe-XVIIe s.). La synthèse entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme trouve, via Newton (Principia, 1687), son point d’orgue au XIXe s., suite aux travaux des philosophes Kant et Hegel (1). En théologie ce tournant philosophique trouve son équivalent entre le cartésien critique Spinoza et la critique du XIXe s. Spinoza donne le premier temps, avec son Traité théologico-politique (XVIIe s.), d’une proposition de relecture de la Bible, relecture post-galiléenne. Sur cette base, apparaît au XIXe s., dans l’héritage de Hegel, le développement d’une critique biblique voyant dans la Bible un processus évolutif débouchant sur le “monothéisme”, mot qui en ce sens précis remonte à ce même XIXe s., à savoir le concept d'un Dieu unique universel (2). Le XXe s. et le XXIe s. s'inscrivent dans cette tradition, donnant la naissance du “monothéisme” (en ce sens récent) entre le Ve s. av. JC (Römer) et le IIe s. av. JC (Barc).

Tournant du XIXe s. donc, et même XXe, l'astronomie ayant été à nouveau bouleversée, avec les travaux d’Einstein, la philosophie relativiste, et la physique quantique. Un nouveau bouleversement du monde a eu lieu, dont on ne mesure sans doute pas encore toutes les conséquences — mais que l’imagination a commencé à saisir, dans la science-fiction, par ex. sous l’angle de l’idée rendue théoriquement possible par la relativité espace-temps, de voyages dans le temps…

Nous voilà, quoiqu’il en soit, près de Noël, avec toujours cette reprise possible de l'émerveillement du Psaume 8, lié non pas à l'astronomie contemporaine, ni au sens moderne du moderne mot monothéisme, mais au Nom, donné comme au-dessus de tout nom, imprononçable, qui au-dessus des cieux et des astres y trouvant leur auteur, voit fonder sa puissance par la bouche des nourrissons, à l’image de l’enfant de Noël auquel rendent hommage les astres avec l’astre des Mages… Paul en dira qu’il a reçu “le Nom qui est au-dessus de tout nom” (Philippiens 2, 9). Écho en Matthieu 11, 25-27 :

“Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants.‭
‭Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi.‭
‭Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler.‭”





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(1) Moment tournant le 14 octobre 1806, bataille d'Iéna, tournant commenté par Hegel.
(2) Comme le cogito cartésien apparaissait avec Augustin (Ve s. ap. JC), le mot “monothéisme” apparaît au XVIIe s. sous la plume du philosophe anglais Henry More, mais il a pour lui un sens très différent, voire opposé au sens reçu depuis le XIXe s. Pour More, il s’agit d’affirmer que le christianisme, étant trinitaire, n’est donc pas monothéiste, mais est universaliste contrairement au judaïsme, “monothéiste”, c’est-à-dire pour lui tenant de ce qu’on appelle aujourd'hui “monolâtrie”. More entendait donner un vis-à-vis au terme “polythéisme”, qui remonte, lui, à haute époque, forgé par Philon d’Alexandrie (Ier s. ap. JC) pour dire la différence entre monde gréco-romain, adorant plusieurs dieux, et monde juif en adorant un seul, monolâtre, donc — ce Dieu des juifs, seul adoré, correspondant pour l’hellénisme à la divinité universelle des philosophes.


jeudi 15 décembre 2022

De Mitsraïm à l'Égypte





La visée ouverte par la Tora va au-delà d'un simple déplacement géographique, elle libère de l'esclavage, de tous les esclavages, faisant sortir de Mitsraïm (l'exiguïté — racine "Tsuwr", lier, assiéger, confiner, limiter) celui, celle, qui reçoit la libération. La Tora de la sortie de la captivité fait de l'humain un célébrant du Nom au-delà de tout nom, le Nom qui le rachète comme il rachète toute la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création… Égypte incluse. Car le mot Égypte n'est pas le mot Mitsraïm, exiguïté, mais est la transcription, à l'époque hellénistique, soit à partir du IIIe s. av. JC, du mot égyptien pour Memphis : "tabernacle / demeure de l'âme (le ka) de Ptah" (à savoir le Créateur). Ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est donc positif), mais de Mitsraïm (exiguïté), que sort le peuple captif.

À l'époque que donne la Bible pour l’Exode, l’Égypte ne s'appelle pas non plus elle-même Mitsraïm, mais (entre autres) Kemet, ici aussi un nom positif, qui désigne la noirceur de sa terre fertile et/ou de la peau de ses habitants comme peuple solaire. Quel pays s’auto-désignerait comme pays de l’exiguïté, ou de l’esclavage ? C’est bien de Mitsraïm, de l’enfermement, de l’exiguïté, qu’est libéré le peuple réduit en esclavage et pas d’une zone géopolitique qui s’appelera plus tard Égypte. Sans compter qu’à l’époque donnée par la Bible pour l’Exode, la terre de Canaan, où demeureront les Hébreux, est elle-même dans la zone géopolitique des Pharaons. En ce sens aussi, le peuple ne sort pas d’Égypte, mais de Mitsraïm, de l’esclavage.

Or, grecque, la Bible des LXX a traduit Mitsraïm par Égypte, mot conservé ensuite par toutes les traductions, oubliant le sens respectif de chacun de ces mots, tabernacle de l’âme du Créateur dans un cas, pays de l’esclavage, de l’enfermement, dans l’autre. Où l’Égypte, belle expression, devient terme négatif. Sachant qu’une grande partie des juifs de l'époque hellénistique sont des Égyptiens, participant de la vocation universaliste hellénistique, et y trouvant son fondement dans la Révélation de l’Exode, se glisse une ambivalence avec l’ambivalence que reçoit le terme Égypte. Ambivalence qui a pu être notée par les autres Égyptiens, non-juifs, jusqu’à ceux qui ont pu y trouver un prétexte pour le premier pogrom anti-juif connu des historiens, fait d’une population égyptienne d’avant le christianisme, dans la première moitié du Ier siècle de l'ère chrétienne.

À la même époque, un Philon d'Alexandrie travaille à une philosophie universaliste, selon une exégèse biblique nourrie de la pensée des grands philosophes grecs, exégèse qui nourrira ensuite l’exégèse chrétienne, de l'Antiquité au Moyen Âge. Cela n'est peut-être pas non plus sans lien avec la perception positive de l'Égypte à l'occasion de la redécouverte depuis la Renaissance de textes comme ceux de la tradition hermétiste, perception positive s'appuyant sur Actes 7, 22 (‭"Moïse instruit dans toute la sagesse des Égyptiens").

Importance d'être conscient de tout cela, quand on utilise invariablement le beau mot d’Égypte pour évoquer les situations d’enfermement dont libère le Nom dont personne n’est maître. Pourquoi ne pas faire l’effort de traduire le Mitsraïm biblique par “pays de l’esclavage”, ou, mieux peut-être, “lieux de l’esclavage” ? Sachant que le mot de Mitsraïm a vocation de signifier la libération universelle promise par le Dieu libérateur de toute sa Création… Où l’ambivalence d’un mot reçoit le côté positif de l’ambivalence : « L’Éternel, le maître de l’univers, les bénira en disant : “Bénis soient l’Égypte [Mitsraïm], mon peuple, l’Assyrie, que j’ai créée de mes mains, et Israël, mon héritage !” » (Ésaïe 19, 25)




mercredi 14 décembre 2022

Quatre Bibles





La Bible hébraïque n’est pas la Bible grecque des LXX, ce sont deux Bibles qui ne sont pas non plus l’Ancien Testament des chrétiens (lui-même divers selon les traditions chrétiennes). Ces trois Bibles ne sont pas non plus cette quatrième Bible qui est le fruit des diverses reconstructions critiques modernes dont on peut situer le premier linéament avec le Traité théologico-politique (1670) de Baruch Spinoza, dont un tournant important se situe au XIXe siècles avec la théorie des sources de Julius Wellhausen (1844-1918), et dont les développements les plus récents sont ceux de Thomas Römer ou ceux de Bernard Barc (1).

Ces quatre Bibles, Bible hébraïque, Bible grecque des LXX, Ancien Testament des Bibles chrétiennes, et reconstruction critique moderne ont un point commun : ce sont toutes des relectures d’une histoire disparue, des récits de cette histoire. L’allemand (langue des travaux critiques remontant au XIXe siècle) a deux mots pour “histoire” : Historie et Geschichte. En français, il n’y en a qu’un : “histoire”, qui évoque aussi bien l’histoire des historiens que le récit qui en est donné. En ce sens, on est proche, comme pour Geschichte, de ce que l’on trouve dans la demande de l’enfant à sa grand-mère : “raconte moi une histoire” (même mot que pour l’histoire des historiens, même sens que pour le récit qui interprète et relit l’histoire).

L’histoire est toujours relecture. On n’accède à l’événement (dont rien d'“objectif” ne dit qu'il n'ait pas eu lieu : l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence) ; on n'y accède que par le récit qui en est donné, la relecture qui en est faite : l’histoire n’est donc jamais objective, elle situe toujours l'événement auquel elle réfère selon une perspective. Elle situe même les autres relectures selon une perspective propre, éventuellement critique des autres relectures. Ici, une pensée binaire conduirait à postuler que telle ou telle des quatre relectures, des quatre Bibles, est plus vraie, plus objective que les autres. D’où des conflits d’interprétation, qu’un minimum d’humilité devrait permettre de réduire. Pour cela, il est utile d’en passer par un essai de description de ces quatre Bibles, quant à l’intention qui caractérise leurs principes respectifs de relecture des événements auxquels elles réfèrent, des sens qu’elles leur donnent.

- La Bible hébraïque fonctionne de façon concentrique, la Torah au centre, puis deux cercles, les prophètes (Neviim), de Josué à Malachie, puis les Écrits (Ketouvim), des Psaumes aux Chroniques. Trois cercles dont le cœur est la Torah, une Bible qui se suffit comme telle (contrairement à l'Ancien Testament qui suppose un Nouveau). La Torah est le déterminant premier, jusqu’en ses relectures par les Prophètes comme tentatives d’explication des échecs ultérieurs, dont le plus traumatisant est celui du 9 Ab 586, destruction du temple de Jérusalem, exil à Babylone. Le déterminant fondamental (absent des Bibles non-hébraïques) est la révélation du Nom, au Sinaï (cf. Ex 3), Nom déterminant pour le canon, radicalement transcendant puisqu’imprononçable (2). Les échecs dans l’histoire biblique relatée pas les livres de Prophètes sont déclins et perte, pas processus de découverte progressive, puisque la révélation sinaïtique est celle d’un Nom qui précède toute histoire (à l’inverse du récit de l’histoire critique moderne).

- La Bible grecque des LXX ne porte pas le Nom imprononçable (hébreu), mais la traduction approximative du mot par lequel la tradition hébraïque dit le Nom qu’on ne peut pas dire : Adonaï, “mon Seigneur”, qui devient en grec “le Seigneur” (Kyrios). Ici le cœur déterminant n’est donc plus le Nom mais la visée universaliste de la Torah, devenue Pentateuque, qui n’est non plus le cœur mais les cinq premiers livres d’un processus au débouché universaliste : l’universalisme porté par le message du Sinaï est donné comme précédant, accompagnant et guidant l’universalisme hellénistique qui est son débouché logique. La LXX contient plus de livres que la Bible hébraïque, dans un ordre soulignant la visée universaliste, se terminant par un livre de Daniel différent de celui des Ketouvim hébraïques, et qui voit la conversion finale de Cyrus au Dieu universel annoncé par la LXX. Le sens du Nom imprononçable de la Bible hébraïque rejoint celui de l’Être suprême ontologique de l’hellénisme : “celui qui est”, “'o Ôn”, l’Étant” (Ex 3), lecture bien différente de la lecture hébraïque et que l’on retrouvera jusqu’à la Révolution française, annonçant la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen “sous les auspices de l’Être suprême”.

- L’Ancien Testament des chrétiens suppose un Nouveau. Ici le cœur de toute la Bible chrétienne, en regard de la Révélation apostolique du Nouveau Testament, concerne le Christ comme accomplissant dans sa résurrection la visée d’un livre qui devient ainsi Ancien Testament, dont les livres sont rangés dans un ordre annonçant la récapitulation de toutes choses en Christ. Le dernier livre de l'Ancien Testament est celui du prophète Malachie, dont les derniers mots annoncent la venue d’Élie, dont le Nouveau Testament commence en le présentant en Jean le Baptiste. L’Ancien Testament, dès lors, à la différence et de la Bible hébraïque et de la LXX, ne parle que du Christ. Sa lecture sera donc essentiellement christologique. L’Ancien Testament connaît plusieurs versions, en fonction des traditions ecclésiales : la LXX pour les orthodoxes, un peu moins de livres pour les catholiques (plusieurs livres de la LXX, mais pas tous, ont été (deutéro)canonisés aux XVIe s., lors du concile de Trente), l'Église éthiopienne conserve des livres considérés comme apocryphes par les autres Églises, etc. La Réforme protestante a opté pour retenir comme livre de l’Ancien Testament les livres de la Bible hébraïque, en regard de ce que Jésus renvoyait à la Bible hébraïque, ou de Paul affirmant que la Révélation a été confiée aux juifs, même si plusieurs livres du Nouveau Testament, évangiles inclus, utilisent la LXX. L’option de la Réforme a ouvert sur une perspective dialectique : le Nouveau Testament en relation dialectique avec l’Ancien Testament comme livre du judaïsme. Perspective qui débouche sur le choix de la TOB : ranger les livres de l’Ancien Testament en reprenant l’ordre de la Bible hébraïque.

- La Bible de la critique moderne n’a pour cœur référentiel ni le Nom imprononçable qui précède toute histoire, ni la visée universaliste et ontologique qui s’y fonde selon la LXX, ni le fondement eschatologique miraculeux de la résurrection du Christ, mais une visée nouvelle, issue des développements philosophiques modernes (très différente, donc, des travaux proto-critiques antiques, comme ceux de Philon d'Alexandrie, ou d'Origène, notamment ses Hexaples comparant les versions de la Bible ; ou médiévaux comme par ex. ceux d'Isaac ibn Yashush ou d'Abraham ibn Ezra). C’est donc, en ce sens, une quatrième Bible avec une autre clé de relecture des événements, un autre récit, d’autres récits : au XVIIe siècle la vision classique du monde fondée sur la cosmologie ancienne s’est effondrée, sous le regard de la lunette de Galilée. Les sphères célestes qui faisaient clé de voûte de l'ancienne vision du monde ne pouvaient plus remplir cet office. La philosophie se recentre sur le sujet lisant le monde à partir de sa seule raison (“je pense donc je suis” - Descartes), en regard de la découverte empirique de la nature (Francis Bacon). Cette clef de lecture du monde va être appliquée aux livres bibliques. Ainsi, première trace claire de cette nouvelle Bible : Spinoza, disciple critique de Descartes. La transcendance radicale du Nom qui précède toute histoire, ou qui fonde la rencontre de l’universalisme hellénistique, ou encore qui se révèle dans le Christ venant de Dieu vers le monde, n’entre pas dans le cadre du rationalisme-empirisme pour lequel il n’y a pas d’événements fondés en transcendance (cf. la formule de Spinoza : “Deus sive natura / Dieu ou la nature”). L’universalisme va donc devenir le fruit d’un processus historique, une conquête humaine de l’universel. Le tétragramme de la Bible hébraïque devient un temps de ce processus, et est donc nommé (Yahvé), comme une des divinités locales antiques dont les aléas de l’histoire du Proche-Orient vont faire le Dieu de toutes les nations, au Ve s. av. JC env. (Römer), au IIe s. av. JC env. (Barc).

Quatre Bibles, donc, dont les fondements référentiels respectifs sont différents : le Nom, l’universalisme antique rejoint dans l'hellénisme, Jésus comme Christ ressuscité, le sujet rationnel et empirique de l’ère moderne. La plus simple sagesse est de le savoir, de savoir face à quel référent on se situe, quelle clé de lecture on utilise, quel récit on reçoit, bref laquelle des quatre Bibles on adopte pour référence, de sorte que l'on puisse éviter les vains conflits d’interprétation qui naissant de la non-perception de ces clés de récits.




(1) Bernard Barc, Siméon le Juste : l'auteur oublié de la Bible hébraïque, Brepols, 2015. Résumé : Les Évangélistes se souvenaient d'un vieillard nommé Siméon, qui était juste et qui devait attendre, aussi longtemps qu'il le faudrait, la venue du Sauveur annoncé par les Ecritures. Lorsqu'il vit Jésus, il sut que cette attente interminable prenait fin, attesta que Jésus était bien ce Sauveur et demanda au Seigneur de le rappeler enfin à lui. Les Juifs se souvenaient également d'un personnage nommé Siméon le Juste.
Pendant la première partie de sa vie il avait fait partie de la Grande Assemblée où siégeaient les derniers prophètes et avait parlé d'une seule voix avec eux, puis il s'était laissé séduire par les beautés de l'hellénisme, ce qui lui avait valu de mourir à la moitié de ses jours. Par des biais différents, Juifs et Chrétiens s'accordaient à faire de ce Siméon de légende le symbole d'un passé révolu.
Derrière la légende se cache l'histoire d'un grand prêtre de la période hellénistique, Siméon fils d'Onias. Sa famille, originaire d'Egypte, avait obtenu des rois grecs d'Alexandrie la charge héréditaire de grand prêtre du Temple de Jérusalem, une charge que Siméon occupa de 220 à 195 avant notre ère. Pour Jésus ben Sira, son contemporain, il avait été, avant tout, celui qui “avait fondé la double hauteur”, ce qui signifiait qu'il avait doublé le sens superficiel de la Bible hébraïque d'un sens allégorique caché sous les lettres même de l'Écriture. Aussi improbable que puisse nous paraître une telle thèse, elle méritait d'être vérifiée. Et effectivement, ce monument "à double hauteur" enfoui sous les alluvions de plus de vingt siècles d'histoire de l'interprétation du texte biblique est demeuré intact (voir aussi, du même, Les arpenteurs du temps).

(2) Peut-être une différence avec les Samaritains. Ainsi au témoignage de Théodoret de Cyr (393 env. - 458 env.), dans Question 15 sur Exode 7 : “Les Samaritains l'appellent IABE [i.e. "Yahvé" ? de la critique moderne ?] alors que les Juifs l'appellent AIA [i.e. nom partiel, comme dans "Alleluia"].”


dimanche 11 décembre 2022

Dualisme, monothéisme, des termes modernes





Dédicace spéciale à Anne Brenon, dont le dernier livre, Les cathares, permet de mieux comprendre le christianisme cathare. Parmi les apports précieux de son livre, un travail sur les termes “cathares”, “hérésie”, “dissidence”, “bons hommes” et “bonnes dames”, autant de termes, parmi d’autres, qui, mal définis, nourrissent une polémique au fond assez stérile depuis deux décennies pour la dernière forme de cette polémique.

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Être toujours attentifs aux mots… Être attentifs aussi aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Commençons par quelques définitions des termes en les inscrivant dans leur histoire…


Dualisme

Le terme “dualisme” a été introduit en français par Pierre Bayle en 1697, dans son Dictionnaire historique et critique, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa Psychologia rationalis, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la res extensa (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou l'âme). Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore !
Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.


Dy-théisme (croyance en deux dieux)

Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.


Monothéisme (vs polythéisme)

Le mot “polythéisme” a été forgé par le philosophe juif Philon d'Alexandrie (né en 25 av. J.-C.) avec les mots grecs poly, plusieurs, et theos, dieu. Philon a voulu de la sorte qualifier la religion de Rome, avec cette spécificité, par rapport au judaïsme : adresser un culte à plusieurs dieux. Il sait pourtant qu'au-delà de cette question cultuelle, les philosophes de la Grèce et de Rome admettent, au-dessus de celles à qui les Grecs et les Romains vouent un culte, une divinité unique et universelle, principe que l'on désigne aujourd’hui sous le terme de… monothéisme.

Quant à ce terme de “monothéisme”, il n’apparaît pas avant le XVIIe siècle, dû au philosophe anglais Henry More (né en 1614), mais en un sens bien différent de ce qu’on entend par ce mot depuis le XIXe s. Pour Henry More, il s’agit de qualifier la religion juive et de la distinguer du… christianisme, qui affiche sa foi en un Dieu unique mais en trois personnes, Père, Fils et Saint Esprit !

Aussi surprenant que cela nous paraisse aujourd’hui, More n’est pas très éloigné de ce que nombre de Pères de l’Eglise auraient dit du christianisme, considéré, en tant que religion trinitaire, comme synthèse entre la foi juive en un Dieu un d’un côté, et le monde grec (“polythéiste”) de l’autre.

Ce n’est qu’au XIXe s. que le terme “monothéisme” prend, dans le cadre de l’Histoire des Religions, alors nouvelle, le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Cela en rapport avec la domination de l’Occident dans le cadre des conquêtes coloniales. L'Occident se sent porteur, dans le cadre d’une évolution de la pensée, d’une spiritualité supérieure, monothéiste, connotant universaliste, que n’ont pas atteint les nations non-chrétiennes. Le monothéisme est alors perçu comme hérité du judaïsme par le christianisme, et perfectionné par lui, l’islam étant retour à une forme antérieure. On retient souvent, depuis, les trois religions “abrahamiques” comme monothéistes, elles seules, ignorant que l’idée d’une divinité unique supérieure à toutes celles qui reçoivent des cultes, est universelle, commune à toutes les civilisations (le plus raisonnable pour ces trois religions-là seraient de les nommer “religions se réclamant de la figure d’Abraham”).

Puis on en est venu, contre Philon d’Alexandrie qui y aurait vu un synonyme, à distinguer “monothéisme” de “monolâtrie”, la “monolâtrie” (litt. adoration d’un seul) étant précisément pour lui la caractéristique du culte juif, contrairement à ce qu’il en est de ce qu’il appelle, le premier, le polythéisme, qui se caractérise par le culte de plusieurs dieux. Aujourd’hui “monolâtrie” est employé pour désigner le culte tribal d’une seule des divinités particulières reconnues comme telles par les “monolâtres” n’en adorant qu’une ; le terme “monothéisme” étant désormais réservé à un culte universaliste d’un Dieu qui n’est plus local ou tribal.

Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (*). Pour les cathares, le Néant en question devient une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…


R. Poupin, 11.12.22


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(*) René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le Traité anonyme (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le Livre des deux Principes (italien, mi XIIIe s.) et le Traité anonyme (occitan) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le Livre des deux Principes est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.)