<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mai 2020

jeudi 21 mai 2020

Ex nihilo





Adapté d'un ancien article. À l'origine : Roland Poupin, « Entre mal et néant », paru dans la revue Il est une Foi (éd. Nouvelle Cité), n° 38-39, février-mars 1991.

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… Questions sur le chaos dans l’histoire du christianisme :

C'est dans un temps intellectuellement héritier de l'hellénisme que naît le christianisme ; dans une perspective où l'univers se « bipolarise » : entre un monde intelligible, parfait, et l'imparfaite image sensible de ce monde idéal.

Ce dualisme n'excluant pas une multiplication d'intermédiaires, il s'agit là de deux pôles, représentant le rationnel et l'irrationnel. Inintelligible, la lourde opacité du pôle inférieur reçoit tant bien que mal la transparence sublime des Idées divines. On attribue à l'impossibilité, pour le démiurge, de reproduire parfaitement les Idées qu'il contemple, la débilité de cette impression sensible. Cette imperfection est d'ailleurs nécessaire pour qu'il y ait Création, qui sans cela serait tout simplement le monde des Idées lui-même. Cet univers de mouvance platonicienne, hiérarchisé du lumineux à l'opaque, dévoile ce en quoi il autorise le monde ultérieur notamment des gnoses judéo-chrétiennes, qui y ajoutent tout un pessimisme par lequel elles « maléfient » cette opacité. Cette « maléfication » de la Création est due à l'atténuation de l'optimisme des anciens par leurs héritiers, fort conscients du problème du mal, du problème de la chute, de la dégradation, qui se superpose à la hiérarchie de l'intelligible vers le sensible !

Les milieux judéo-chrétiens modérés participent à la tradition de la hiérarchie bi-polaire. Dans le judaïsme alexandrin, pour expliquer la présence dans la Création d'un mal qui ne peut être attribué à Dieu, Philon aura recours à une hiérarchie d'intermédiaires intervenant dans la Création. L'Univers est présenté comme manifestant une hiérarchie démiurgique où l'Être suprême crée le monde intelligible, la puissance « poétique » la « quintessence », et la « puissance royale » le monde sublunaire. Dans le monde antique, le christianisme se caractérise par une simplification de cette hiérarchie dans le sens de la bi-polarité : si l'opposition de ce monde et de celui à venir est vécue comme relevant de l'ontologie par les dualismes gnostiques, elle se situe plutôt au plan éthique pour l'orthodoxie.

La distinction entre éthique et ontologique n'a d'ailleurs sans doute pas toujours été nettement perçue par tous. Une réception d'abord ontologique de la coupure entre l'ancienne et la nouvelle Création se vit chez les plus radicaux comme séparation entre la Création sensible du démiurge, donateur d'une loi imparfaite, et un monde divin inaccessible.

Les chrétiens alexandrins, postérieurs à Philon, proposeront d'autres solutions, du même type, opposant le bien, intelligible, simple, au mal, plus proche de la matière, à tendance irrationnelle.

Via média entre l'approche éthique et l'approche ontologique, la solution alexandrine consiste à développer une théologie de la chute des Idées pré-existantes dans la matière.

Il est dans ce cadre théologique, plusieurs possibilités d'imaginer la façon dont s'opère la rupture duelle, depuis un mode quasi-littéralement platonicien, jusqu'à la façon d'un Grégoire de Nysse, avec sa fameuse idée de la double Création, celle que nous connaissons, sensible, opaque et sexuée, devant son origine à la prévision divine de la chute.

Augustin, héritier et témoin en Occident des développements des Pères grecs, développe dans sa polémique contre les dualistes manichéens, l'idée de néant, de néant résistant, sorte de chaos « dé-réifié ». Pour lui le mal est non-être. Ce en quoi il retrouverait l'ancien optimisme des philosophes grecs s'il n'avait pas une conscience aiguë du problème du mal. C'est pourquoi ce néant résiste. Le mal devient tendance, tendance irrésistible, irrationnelle, à faire l'opposé du bien.

C'est de cette résistance du mal que s'autoriseront les mouvements dualistes du Moyen Age pour « re-réifier » ce néant (1), en faire un réel chaos opposé à l'esprit, au Bien. On a là une des racines essentielles des développements occidentaux du catharisme, racine sensible dans le traité cathare italien intitulé le Livre des deux Principes (2) où l'on trouve une réelle « maléfication » de la matière.

À côté de son dualisme, l'héritage hellénistique véhicule aussi, paradoxalement, un optimisme certain si on le compare à la vision biblique.

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Cet optimisme est plus particulièrement prononcé chez Aristote, suite à son approche finaliste du monde. Le mal y est avant tout manquement du but à atteindre. C'est par rapport à cet aspect que les dualistes pouvaient se réclamer de la tradition biblique pour avancer l'idée de la résistance du « Néant », et aller plus loin que l'augustinisme, le dépasser à nouveau pour rejoindre à travers lui l'ancien manichéisme.

Alors la déficience augustinienne n'est qu'apparente : la matière est maligne, la nature n'est que simiesque imitation de la réalité céleste.

Face à cette approche, qui se développera dans le catharisme, on trouve ce qui a été nommé l'augustinisme politique. On sait que pour Augustin, la Création n'était « ni pleinement être, ni pleinement, non-être » (3) ; d'où sa mutabilité, relative à son manque originel. Ce semi-chaos trouve son expression dans la Cité terrestre, au moins à ses pires moments.

C'est en vis-à-vis de ce mal, perçu comme manque d'être, que se situe l'idée de grâce infuse, avec son instrument ecclésial.

Car l'Église est le lieu de cette réception d'être. Elle en est la médiatrice, par la Parole et les sacrements. Le plus d'être s'y superpose à la hiérarchie ecclésiale, augmente avec la « montée » hiérarchique. L'Église hiérarchique est l'organe par lequel Dieu rend l'être à un monde qui est en déperdition d'être depuis la chute. L'Église est l'expression de la Cité céleste.

Au moins d'être, au péché, à la Cité terrestre, répond le plus d'être, grâce, dont l'Église hiérarchique est le canal d'infusion. Elle est inamovible, y compris sur le plan temporel, et plus particulièrement vers le sommet de la hiérarchie, représentant imaginativement la plus forte concentration d'être.

Des « deux races spirituelles, celle qui vit du corps et celle qui vit de la grâce » (4), celle-là a moins d'être et dépend de celle-ci, et de l'infusion d'être opérée par l'Église.

Face à un État dont on ne peut toutefois nier qu'il ait quelques « vertus véritables », cette ambiguïté est le cadre des conflits médiévaux : selon que l'on atténue ou que l'on appuie l'affirmation augustinienne qui veut que « la république romaine ait été une république véritable, l'antithèse des deux cités s'évanouit, puisqu'il n'en reste qu'une »...

« Mais si les deux cités » subsistent « côte à côte... quelles seront leurs relations ? » (5).

Le magistère romain appuie son comportement politique sur son interprétation de l'évêque d'Hippone : sachant « que les biens légitimement possédés dans l'ordre temporel ne le sont qu'illégitimement dans l'ordre spirituel... les propriétaires des biens terrestres ne sont pas toujours ceux qui les possèdent... » (6).

Ainsi du pouvoir : son véritable responsable est le représentant terrestre du Souverain céleste. Dans un Occident appuyé sur un tel schéma, le règne du sacerdoce est inéluctable.

La seule alternative face à ce qui était inévitablement un vécu totalitaire était l'alternative cathare, celle d'une « maléfication » radicale de ce monde, y compris de son pôle ecclésial ; et, concrètement, d'un abandon de ce monde.

Sa malignité est telle, qu'il ne saurait être question d'espérer structurer sa matière ; telle, que la tentative même de la structurer est nécessairement un intolérable acte de violence.

*

Cette vision hiérarchique à tendance dualiste traverse tout le Moyen Age. Cependant le XIIIe siècle, sous l'influence de l'aristotélisme arabe — l'Occident accédant alors aux traductions latines de nombreuses œuvres — voit s'esquisser une nouvelle vision du monde.

C'est Thomas d'Aquin qui sera un de ses principaux hérauts en chrétienté latine. Il soutient que l'universel intelligible existe réellement, mais non indépendamment de la matière qu'il structure. Les deux pôles de la dualité du sensible et de l'intelligible sont considérablement rapprochés.

Cela signifie que la connaissance est le résultat d'un processus d'abstraction. Les Idées universelles sont inscrites à même la nature ; connaître, c'est les en abstraire, non les y imprimer.

Concrètement, cela charge le monde d'une bonté naturelle, en fonction de sa Création. De chaos, comme il était perçu, il devient œuvre de Dieu. Il n'est plus le lieu d’un inexorable malheur, comme il l'était selon la philosophie cathare, en fonction de sa nature-même. Il n'est donc pas non plus à quelque magistère « expert en humanité » à lui procurer une structure dont il serait déficient.

Mais s’il n’y a plus de vocation magistérielle à structurer le monde, c'est là la porte ouverte à l'idée de liberté de conscience : le vrai est inscrit à même la nature, de telle sorte que nul ne peut s'en proclamer dépositaire. C'est cette idée que les puritains anglo-saxons — à l'occasion de la multiplication de leurs ecclésiologies — feront éclore. À son débouché est l'idée de droit naturel, fondement des vertus naturelles auxquelles ont vocation les êtres humains libres.

À sa racine est la vieille idée de Création ex nihilo (déjà patristique, dès les IIe-IIIe s.), telle que le néo-aristotélisme médiéval permet de la remettre en honneur.

Les aristotéliciens croyaient à l'éternité du monde, éternel vis-à-vis de Dieu.

Leurs luttes contre leur dualisme ont amené les chrétiens, depuis les temps patristiques, à formuler l'idée de Création avec commencement absolu, et non à partir d'un chaos pré-existant. Ils y voient la substance de l'enseignement biblique, contre ce que pourrait en induire une lecture imaginative.

La même question s'est posée en islam, ce dont témoigne le plus réputé des aristotéliciens stricts, Averroès (7).

Mais Aristote lui-même, le champion des opposants à l'idée de commencement du monde avait déjà affirmé que la puissance pure n'existe pas (8). A combien plus forte raison la matière, cause déficiente de la forme.

Qu'est donc ce chaos censé pré-exister à la forme ? Il n'existe lui-même que comme déjà plus que pur chaos ! Un « pur chaos » n'est que produit d'imagination.

C'est ainsi que la matière éternelle d'Aristote n'est elle-même matière — fût-ce éternellement — vis-à-vis de la forme, que parce qu'elle est posée telle par la forme qui la structure !

Au fondement de toute nature est donc la Parole qui la structure comme telle, précédant tout discours qui ne saurait donc être le dépositaire exclusif de cette Parole.

La Création elle-même, parce que Création, porte comme telle l'exigence de sa sauvegarde, antérieurement à toute réponse à cette exigence, qui ne saurait donc être que réponse.

Et une telle structure à sauvegarder porte en soi l'exigence, posée ontologiquement, de la justice comme fondement d'une paix qui ne s'identifie donc à aucun pouvoir qui dicterait ce qu'elle dort être. Il n'est ultimement de pouvoir légitime que celui qui est humble service de la justice, dont la norme est à rechercher où elle demeure cachée : dans la structure même de la Création qui souffre les tourments que lui font subir l'injustice dont elle attend d'être libérée.




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(1) Cf. René Nelli, La philosophie du catharisme, Payot, 1975, la relation entre augustinisme et philosophie cathare. Cf. Gulven Madec, « " Nihil " cathare et " nihil " augustinien », Revue des études augustiniennes, XXIII, 1-2, 1977, une critique de Nelli.
(2) Sources chrétiennes n° 198, Cerf, 1973.
(3) Confessions, VII, 11, 17. Cf. Étienne Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Vrin, 1929,p. 178.
(4) In Gilson, ibid., p. 223.
(5) Ibid., p. 224-225.
(6) Ibid., p. 227.
(7) Averroès, Accord de la religion et de la philosophie, trad. Léon Gauthier, Alger, 1905.
(8) Métaphysique, VIII, VI, 1051.


samedi 2 mai 2020

Démons, diableries et manifestations du mal





Cet article reprend, avec quelques variations, une réflexion que je publiais dans la revue Heresis il y a plus de vingt-cinq ans ! (Article initial : Roland Poupin, « Le problème du mal, les développements démonologiques, et le dualisme du christianisme médiéval », Heresis n°21, Carcassonne, 1993, p. 75-99.)

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Cette étude s'attache à considérer le substrat diabolologique qui a pu porter les développements dualisants médiévaux — en rapport avec le catharisme, qui évoluait dans le cadre commun.

On s'arrêtera en premier lieu sur la mise en place par Origène de la diabolologie "luciférienne", et son acceptation quasi-universelle par la chrétienté post-patristique et médiévale.

Puis on tentera de suivre les linéaments de l'élaboration de la démonologie médiévale. On suivra son évolution à partir de l'interprétation des textes bibliques et néo-testamentaires — percevant le plus volontiers les "démons" comme des divinités païennes, des idoles — jusqu'au plein Moyen-Age, où le démoniaque est doté d'un pouvoir consistant et indépendant, émanant de l'ancien Occident païen que confronte l’Église.

La diabolologie origénienne, "luciférienne", d'une part, l'irrationalité menaçante du démoniaque médiéval d'autre part, substrat commun de la religiosité d'alors seront considérés sous l'angle où ils sous-tendent les questionnements des cathares quant au problème du mal — problème qu'avec la persécution, ils confronteront de plus en plus concrètement.


Éléments de pensée médiévale

Le christianisme médiéval s'est dans un premier temps pensé sur un mode qui, accentuant l'héritage de l'Antiquité chrétienne, dévalorisait nettement ce qui relève de la Création matérielle. Et une telle façon de penser en est souvent venue à s'accentuer.

C'est face à ces tendances, qu'à partir du XIIIe siècle, au cœur de la crise cathare, se dessinent diverses réactions qui ne sont d'ailleurs pas sans glisser parfois vers des travers inverses au dualisme, par rapport à l'orthodoxie classique, glissements de type néo-pélagien (1).

Déjà au XIIe siècle, s'opposaient au catharisme aussi bien les cisterciens que les vaudois (2).

Au XIIIe siècle les réactions sont les plus marquées, les plus nettement anti-cathares. La réaction principale est la réaction de l'Ordre dominicain, qui se veut explicitement pour vocation celle de lutter contre l'hérésie qui sévit en Languedoc.

Un des dominicains les plus célèbres, qui rejoint l'Ordre une génération après sa fondation, est Thomas d'Aquin. Or son œuvre contribue largement à atténuer le dualisme ambiant du Moyen Age. Il s'attache à développer une vision positive de la nature, en intégrant pour ce faire de larges pans de la philosophie aristotélicienne que l'Occident redécouvre alors par les traductions latines des œuvres des philosophes arabes (3).

Thomas d'Aquin dessine alors une nouvelle vision de l'être humain, privilégiant l'unité de l'âme et du corps, à une époque où on les disjoignait volontiers (et il sera attaqué par les représentants de la théologie des Écoles pour cette nouvelle perspective).

Corollairement à cette approche, son œuvre fonde une nouvelle vision du péché, moins strictement lié à "la chair" qu'il ne l'était jusqu'alors. Cela concerne notamment le péché originel, dont, à la suite de saint Augustin, la chrétienté latine admettait qu'il se transmettait par l'union sexuelle des parents. Thomas se distancie de cette approche pour privilégier la dimension spirituelle de l'héritage peccamineux.

Si Augustin lui-même ne négligeait pas l'aspect spirituel du mode de transmission de la faute, puisque c'était, dans sa perspective, la convoitise qui accompagne l'union sexuelle qui transmet le péché, tous les chrétiens du Moyen Age n'entraient pas nécessairement dans cette subtile distinction. Et l'on admettait facilement que tout ce qui touche à la chair, et notamment bien sûr, ce qui est de la sexualité, est souillé par nature.

Et le pas est facilement franchi qui fait de la Création matérielle une réalité mauvaise, du domaine du diable.

Aussi est-il tout-à-fait vraisemblable que celui-ci ait conçu sa théologie avec en vue la proposition d'une alternative à une philosophie qui fournissait un excellent terrain de base pour les développements dualistes.

S'il ne faut certes pas exagérer l'importance immédiate du changement qu'entraîne l’œuvre thomiste, les suites n'en sont peut-être pas négligeables. Et une telle œuvre n'est sans doute pas sans jouer un grand rôle en ce qui concerne l'acquis qui nous fait aujourd'hui considérer le catharisme comme une étrange hétérogénéité dans la chrétienté médiévale.

Il ne faut pas perdre de vue que c'est, de toute façon entre autres, mais sans doute en premier lieu, l’œuvre de Thomas d'Aquin qui fait que l'on considère aujourd'hui la Création matérielle de façon plus favorable.

Sur ce plan, les choses ont changé.

Mais il est un autre aspect de la pensée médiévale, celui qui concerne sa diabolologie, pour lequel le substrat philosophique commun de l'époque est loin d'avoir été déserté par le christianisme non-cathare. Et c'est pourquoi des aspects non-négligeables de la pensée cathare — au-delà des questions de la Création matérielle ou de la vie matrimoniale des chrétiens, déjà assez peu surprenants à l'époque — ne pouvaient en aucun cas être perçus comme différents.

Ainsi, en de larges pans, on peut décrire la diabolologie cathare sans dépasser outre mesure son équivalent orthodoxe : elle recoupe largement bien des diabolologies dualisantes héritées en commun.


La diabolologie des cathares monarchiens

On sait que les historiens s'accordent à reconnaître deux partis principaux parmi les mouvements cathares : ceux que l'on appelle parfois "modérés" ou "mitigés", qui se distinguent dans le catharisme par leur croyance en la bonté du diable préalablement à la chute qui le voit devenir mauvais et corrompre la Création. Pour ce parti il y a ultimement un seul Principe, Dieu le Père, d'où le terme préférable pour désigner ce groupe de "monarchiens".

Le groupe opposé parfois nommé "radicaux" ou "dualistes absolus" pose un second Principe face au Dieu bon, auquel, quoique plus faible, il s'oppose éternellement ; il serait préférable d'appeler tout simplement les tenants de ce parti "dyarchiens".

Il existait aussi un parti qui s'interposait pacifiquement entre les deux précédents, partageant, selon les aspects, la théologie des uns ou celle des autres.

La diabolologie que décrit ce paragraphe est celle du premier parti, monarchien. Elle est clairement développée par ce qui est considéré comme un apocryphe, et qui était peut-être un enseignement illustré, l'Interrogatio Iohannis (4), texte auquel se référait le courant monarchien du catharisme occidental, notamment en Italie, et qu'il avait reçu du mouvement-frère des bogomiles, centré vraisemblablement en Bulgarie.

Ce texte met en scène Jésus et l'apôtre Jean reposant sur son sein lors du dernier repas, et la diabolologie développée est présentée comme étant ce que répond Jésus à l'apôtre le questionnant.

Jésus est en train de répondre à la question de Jean concernant celui qui le trahira : c'est "celui qui mettra la main avec moi au plat. Alors Satan entrera en lui et il me livrera".

Jean poursuit alors en interrogeant Jésus sur l'état de Satan avant la chute.

Jésus répond en décrivant l'état glorieux de Satan administrateur d'un domaine qui allait des cieux aux enfers ; jusqu'au jour où "Sathanas songea à placer son siège sur les nuées des cieux, car il voulait être semblable au Très-Haut".

Pour ce faire, il descend jusqu'au plus bas de son domaine, séduisant au passage les anges — pour son complot, — notamment l'ange de l'Air. Le texte développe pour son propos une lecture allégorique de la parabole de l'intendant infidèle.

C'est suite à cette tentative de rébellion que "Sathanas" est précipité, entraînant dans sa chute "avec sa queue la troisième partie des anges de Dieu… Et descendant jusqu'à ce firmament-ci, il ne put trouver un lieu de repos… Et il invoqua le Père [qui] eut pitié de lui et lui donna la permission de faire ce qu'il voudrait jusqu'au septième jour".

Suite à quoi, Sathanas organise ce monde et règne jusqu'au septième jour (ou siècle)…

Jusqu'à ce que le Fils de Dieu soit envoyé pour la rédemption.

Alors Jean interroge Jésus sur le jour du jugement : "ce sera, [répond Jésus,] lorsque le nombre des justes sera consommé… selon… le nombre des justes couronnés tombés du ciel".

"Alors Satan sera délivré et sortira de sa prison, en proie à une grande colère, et il fera la guerre aux justes, et ceux-ci crieront vers le Seigneur Dieu d'une grande voix"…

Après divers fléaux, "… apparaîtra le signe du Fils de l'Homme"… qui entrera dans son règne et chacun sera rassemblé pour le jugement, Satan et les siens étant condamnés à l'étang de feu, le Fils de Dieu et les siens entrant dans la Gloire.

On voit combien le catharisme pouvait étonner moins qu'on pourrait le croire : cette vision de la chute du diable n'aurait pas déparé outre-mesure dans les Sommes orthodoxes.


L'origénisme et le substrat de la diabolologie de l'Interrogatio Iohannis

La tradition de la chute de Lucifer est alors universellement admise : elle remonte, dans la tradition chrétienne, à la lecture qu'Origène (5) faisait d’Ésaïe 14, lecture devenue commune.

Le crédit d'Origène est immense dans l’Église ancienne, et corollairement, son mythe de la chute des anges, et à leur tête "Lucifer", qui débouche sur une confusion entre le diable, les anges déchus, les démons.

Pour mémoire, rappelons qu'Origène enseignait, conformément à son héritage platonicien, la préexistence des âmes. Douées du libre-arbitre, ces âmes avaient péché contre Dieu — c'est là la chute. Elles avaient été précipitées des hauteurs célestes plus ou moins bas selon la profondeur de leur culpabilité. Les plus coupables, à la tête desquelles "Lucifer", étaient devenues les démons, celles qui n'avaient pas péché étaient les bons anges. Entre les deux, des âmes — les anges neutres — étaient tombées dans des corps : ce sont les êtres humains (pour les démons, ces corps-réceptacles préférables aux leurs ne peuvent qu'être objet de convoitise). Ces corps sont les "tuniques de peau" de la Genèse. Car Origène appuie sa théorie sur la lecture allégorique de la Bible, ici de la Genèse.

Autre texte lu allégoriquement par l'exégète alexandrin, donc, Ésaïe 14, où le premier, il a trouvé "Lucifer", selon le terme latin de son traducteur Rufin, dont hérite Jérôme, et sa traduction latine de la Bible, la Vulgate.

Traduction latine d'une allégorie, le terme connaît un succès qui ne sera que rarement remis en question. Et lorsqu'en 553, la théorie origénienne de la préexistence des âmes sera condamnée par le IIe concile de Constantinople, abandonnant les prémisses du mythe (la préexistence des âmes), et ses aboutissants logiques (la possibilité de repentir de tous, y compris Lucifer), on en gardera cet aspect central : l'histoire de Lucifer ange déchu !

En sa lettre, Ésaïe 14 dit que le roi de Babylone, un prince mais un homme, a été jugé par Dieu. Que sa gloire passée est comparable à celle d'un "astre brillant", l'étoile du matin — c'est cela que Rufin a rendu par le latin Lucifer, nom de l'étoile du matin, "porteur de lumière", nom vulgarisé par la Vulgate.

Le mythe origénien, malgré la condamnation, en 553, de son fondement, la préexistence des âmes, a continué à prospérer, au moins en ce qui concerne un de ses éléments les plus originaux : Lucifer, le plus bel ange, devenu le sombre rebelle, l'ennemi de Dieu. Le mythe est même quasiment devenu un dogme, héritage commun de la chrétienté.

On mesure pourquoi le mythe bogomile est à peine original, y compris en ce qui concerne sa vision pessimiste de la Création matérielle, qui doit dans tous les cas quelque chose à la griffe du diable, devenant, par un singulier gauchissement de la théologie néo-testamentaire, prince de l'univers terrestre, la Terre (), la "planète" pour employer un vocable anachronique (la Terre n'étant une planète que dans une cosmologie post-copernicienne).

Si l’œuvre de réforme due à Thomas d'Aquin modifie cet aspect de la diabolologie médiévale, en rendant à Dieu la Création matérielle, le dominicain n'en adhère pas moins à l'essentiel de la mythologie héritée d'Origène. C'est ainsi que la démonologie origénisante perdurera.


Le problème du mal et l'interpellation dyarchienne

Le cœur du problème cathare est le problème du mal. Considéré dans toute son acuité, il est scandale pour la raison. D'autant plus qu'une stricte logique monothéiste semblerait déboucher nécessairement sur cette conclusion : le mal trouve sa source en Dieu. Inadmissible pour la conscience chrétienne, monothéiste ! On voit le problème.

On a tenté de le dépasser et d'en venir à ce qui offusque tant la conscience. Mais une telle option risque toujours de déboucher sur une relativisation du mal, via une atténuation du scandale ; ou une façon de ne pas le considérer dans toute son acuité, toute son absurdité, pour l'intégrer, et en somme excuser ce qui, malgré toutes les tentations de relativisation, reste inexcusable.

Les cathares sont extrêmement sensibles à ce problème. Le mal est insoluble : il ne saurait trouver sa racine en Dieu, qui est amour, selon l'Apôtre, et "en qui il n'y a point de ténèbres".

Dieu ne peut être que radicalement étranger au mal, qui ne peut trouver de point final que par son expulsion. C'est là l'aboutissement logique du catharisme, celui de l'école dyarchienne italienne de Jean de Lugio et du Livre des deux Principes (L.D.P.) (6).

Ce traité en effet a pour propos central de démontrer que seule la position strictement dyarchienne, posant deux Principes éternellement étrangers, est tenable.

La position catholique et la position monarchienne sont considérées comme ultimement similaires, et inaptes à regarder le problème en face.

L'hypothèse luciférienne qu'elles partagent est jugée insuffisante en logique, demandant à être prolongée : si Lucifer était une bonne créature du Dieu bon, comment expliquer une telle révolte, débouchant sur une telle malignité ?

Pourquoi le choix d'un néant, dont l'augustinisme affirme qu'il est le non-être, inexistant, plutôt que le choix du Bien souverain et incontestable ? Absurde ! On le voit, le luciférisme classique manque de rigueur, ne passe pas l'examen de la stricte logique.

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La radicale dénonciation dyarchienne permet cependant à qui veut l'entendre de déceler l'intention fondamentale du luciférisme origénien et sa dimension proprement mythique — et de saisir la nécessité de ne pas dépasser sa valeur mythique pour en faire un dogme. Elle permet de saisir l'intention origénienne initiale, largement débordée depuis : on est, avec le mal entre le Réel — le Bien — et le néant. Le mythe luciférien n'est que l'exposition, nécessairement imaginative, de l'impossible passage.

Mais, comme l'a compris le Livre des deux Principes, en pure logique, le mythe est absurde.

Sa fonction doit se réduire à ceci : signifier le passage impossible.

L'absurde n'est pas tant dans le mythe origénien que dans sa prise à la lettre — commune semble-t-il, aux catholiques et aux cathares monarchiens (7).

Hors prise à la lettre, le mythe signifie la situation du mal comme "réalité" paradoxale entre le néant, incontournable, vers lequel on tend en le faisant, et l’Être, puisque le mal est paradoxalement, absurdement, mais incontestablement, présent.

On s'approche là de la position néo-platonicienne et augustinienne, classique, qui marque déjà une distance par rapport au mythe : le mal n'existe pas en soi, il est dégradation du bien.

Mais un tel discours non plus ne satisfait pas le traité cathare. Et il le dénoncera comme le mythe luciférien : il est trop léger de dire que le mal n'existe ultimement pas ! Le mal est trop présent, trop criant.

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Avant de revenir à la question du mal, venons-en à celle du démon comme figure invasive de la création. En son sens courant, le mot grec daïmon désigne à l'époque néo-testamentaire les divinités intermédiaires du panthéon païen !

Si bien que, sachant l'intransigeance monothéiste de la Bible, la fidélité à l'Esprit de l’Écriture, comme à sa lettre, pouvait bien consister à ne pas croire aux démons !


Les éléments bibliques

Le contexte culturel

Qu'il soit question, sous le mot démon, de divinités païennes intermédiaires, les païens comme les juifs d'alors et les chrétiens primitifs s'y accordent.

Ainsi par exemple, Platon (Leg. 738 d, 848 d, Rep 342 a, Ap 27 d) ; ou le livre d'Hénoch, pour lequel les démons sont mis en parallèle avec les idoles, l'idolâtrie, la stupidité, mais son distingués d'avec les anges déchus (I Hén 19:1, I Hén 99:7-9) ; ou encore le Livre des Jubilés, qui réfère les démons aux œuvres du cœur des idolâtres (Ju 1:11) ; de même pour Philon d'Alexandrie, quoique en fonction de sa vocation d'apologète, ce dernier considère ces divinités grecques de façon positive (cit. Tavard 40 ; cf. en parallèle, 2 Baruch 10:8) ; Justin Martyr les nomme : Aphrodite, Apollon (cit. Kelly).

Et à y regarder de près, c'est aussi ce que semble enseigner le N.T.

Les auteurs néo-testamentaires

Ainsi Paul, selon le livre des Actes emploie le mot deisidaimonia (composé de deux mots grecs, signifiant : "crainte des démons") pour parler de la religiosité païenne des Athéniens (Ac 17:22), dont il les félicite. Dans le même livre des Actes, Festus, qui ne connaît de religiosité que polythéiste, emploie le même mot pour parler de la foi de Paul (Ac 25:19) ! C'est là l'emploi commun du terme ; ainsi Josèphe, par exemple (ex. : Antiquités 19:290).

Les versions modernes du N.T. traduisent par "religieux" ce terme des Actes, tandis qu'elles traduisent ailleurs par "démoniaque", au sens de "possédé" (idée peu biblique !), l'équivalent daimonizomai qui devrait dans cette perspective désigner l'enthousiasme religieux (cf. ce sens chez Josèphe pour daimonan — Guerre juive 1:347, 2:259, 7:389).

Dans sa 1ère épître aux Corinthiens, Paul affirme sans ambiguïté la non-existence des divinités païennes (1 Co 8: 4-6), enseignant de rejeter toute crainte superstitieuse des viandes qui leurs sont sacrifiées (1 Co 8:7-8, 10:19), car elles ne sont sacrifiées qu'"à des démons et non à Dieu" (1 Co 10:20). Si après avoir nié l'existence des divinités païennes en général, il ajoutait foi à l'idée de l'existence des divinités intermédiaires, il serait en train de ruiner sa propre démonstration ! A cet effet, il faut ne pas négliger la réminiscence de l'Apôtre d'épisodes parallèles de l'A.T. quant à "la communion avec les démons" (1 Co 10:20) — par exemple, Israël à Chittim, après avoir mangé des viandes sacrifiées au dieu des Moabites, se trouve en état de "communion/accouplement avec Baal Péor" (Nb 25:3,5).

Au cœur de son argument réside l'affirmation de la faiblesse de ceux qui ajoutent foi aux démons, faiblesse qu'il invite toutefois à ménager en s'abstenant de consommer ces viandes sacrifiées. Ce faisant Paul ne se prive pas d'user de l'expression ironique "idolotythe", connue de ses coreligionnaires juifs, pour désigner les "hiérotythes" — c'est-à-dire "saintes offrandes" — des païens.

Au sujet de crainte à ne pas avoir, le propos de Jacques selon lequel "les démons croient et tremblent" (Jc 2:19) est aussi en référence directe à l'A.T., en l’occurrence Ésaïe en train de proclamer la gloire du Dieu unique, et l'humiliation qu'en subissent Bel et Nébo (Es 46:1) ; en parallèle, Jérémie affirme que "les idoles [Bel et Mardouk] sont terrorisées" par la proclamation de la Parole de Dieu (Jr 50:2).

Pareillement, l'Apocalypse lie explicitement "les démons et les idoles d'or, d'argent,… qui ne peuvent ni voir ni entendre ni marcher", même objet d'adoration superstitieuse (Ap 9:20).

Dans l’Évangile de Jean, qui ignore les exorcismes des synoptiques et des Actes, l'expression "avoir un démon" est appliquée par ses adversaires à Jésus accusé d'être "Samaritain", c'est-à-dire semi-païen (Jn 8:48).

Démons et Baals

Un épisode parallèle à celui-là dans les synoptiques est celui où Jésus est accusé de faire des miracles par Béel Zébub — ou Baal Zébul — (Mt 12:22-37, Mc 3:20-30, Lc 11:14-23), dont on croit traditionnellement qu'il s'agit d'un nom du diable, en fonction d'une lecture rapide de la suite du texte. Un regard sur l'A.T. nous renseigne sur ce Baal Zébul : il s'agit du dieu d'Ekron (2 R 1:2), dont Élie s'évertue à démontrer à ses contemporains l'inexistence ; et Jésus réintroduirait la croyance idolâtre !?

Une lecture plus attentive de l'épisode, loin de nous faire confondre Baal et le diable, nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations diaboliques constantes du peuple biblique est le polythéisme : c'est en ce sens que ce serait division du diable contre lui-même que de faire chasser une divinité païenne par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. C'est là le point fort de l'argumentation de Jésus contre ses adversaires, argumentation que l'on ruine en confondant Baal Zébul et le diable : le diable a intérêt à voir les idoles se multiplier, il n'est pas un militant monothéiste !

Il n'a pas intérêt à opérer une réduction des ramifications de l'idolâtrie. Militer pour Baal contre d'autres démons n'est pas de l'intérêt du mal qui perd ainsi de son emprise. Le mal proliférant n'élimine aucune de ses filières (il ne s'agit pas d'une entreprise faisant des O.P.A. !).

Jésus, par sa réponse, non seulement proteste auprès des pharisiens qu'il n'est pas un missionnaire de Baal ! (malgré son origine suspecte, galiléenne), mais enseigne aussi en quoi est illusoire ce "prince des démons", comme les autres. C'est le diable qui est le manipulateur des idolâtres, et donc chaque réseau de son pouvoir, même en faillite, relève de son "royaume", et n'a pas à être exclu du service. La concentration sur une seule idole, ici Baal Zébul, serait à son déficit.

Jésus proteste on ne peut plus finement de sa non-appartenance à la religion de Baal, en retournant l'argument de ses adversaires : ils sont en train d'imaginer pour Baal un réel titre divin, avec entreprise de conquête religieuse du monde et tentative de combattre ses concurrents ! Pour Jésus : et Baal, et ses "concurrents", sont illusoires. Il n'y a derrière toute cette idolâtrie, que ramification maligne. Jésus dépasse en ironie ses coreligionnaires, en ce qui concerne ce "seigneur des mouches", selon le jeu de mots formé en nommant Baal Zébub le démon/idole, Baal Zébul ("Baal est prince").

Cet incident que vit Jésus nous permet d'aller plus loin et d'éclairer un mystère : l'absence de démons dans l'A.T.

L'épisode synoptique de Baal Zébub ouvre une piste qui se voit confirmée par la LXX : les démons dans le N.T. correspondent aux Baals dans l'A.T. Ainsi, il n'est question de Baals dans le N.T. que dans quelques citations de l'A.T., comme dans le cas précédent, ou chez Paul (Ro 11:4). Et il n'est question de démons dans l'A.T. que dans la traduction grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n'entrent pas dans la classification générique des Baals — ainsi l'hébreu séirim est traduit indifféremment par idoles (Lv 17:7, littéralement "vanité") ou par démons (Ps 96:5, que Segond rend par :"les dieux des peuples ne sont que des idoles").

Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals.

Ainsi il ne chasse pas les démons parce qu'ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu'ils n'en ont qu'illusoirement ("les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles" Ps 96:5), d'un illusoire qui ne les empêche pas de faire des dégâts sur certains de ceux qui y ajoutent crainte — les "démonisés".

Le combat monothéiste

On peut aller jusqu'à dire que pour les synoptiques, Jésus reprend d'une autre façon la conquête de Josué et des rois d'Israël auxquels les prophètes ont toujours reproché de ne pas l'avoir correctement accomplie (la violence en a toujours été incapable — cf. Zacharie 4, 6 : "pas par la force et la puissance, mais par mon Esprit"). Cette conquête consistait à débarrasser la Terre Sainte des faux dieux, rappelons-le. C'est cette œuvre que Jésus mène à bien dans les synoptiques, et que les Apôtres, dans le livre des Actes, propageront à l'univers païen où jusqu'alors règne le culte des idoles/démons. Il est significatif à ce propos que les exorcismes de Jésus ne soient pas tant pratiqués en Judée, qu'en Galilée, Décapole, Syro-Phénicie.

L'exorcisme néo-testamentaire est œuvre de conquête monothéiste, œuvre d'éradication des idoles et de libération de leurs sujets.

L'absence d'exorcismes chez Jean est, à ce sujet, significative, en relation avec sa présentation dans le cadre global de la terre de Juda. La seule mention de démon est à propos de Jésus, en relation avec la terre de Samarie (Jn 8:48), où Jésus a frayé, pour y annoncer le culte libérateur (Jn 4). Le quatrième Évangile est l’Évangile de la victoire avérée du Christ. A la différence des synoptiques, la purification du Temple s'y trouve dès l'entrée. On est en lieu de règne du Christ, comme en une anticipation de sa Résurrection. Il n'est pas jusqu'à la croix qui n'y soit déjà victoire.

Enfin, les Grecs s'y présentent avant la croix, premier signe de l'élargissement aux païens du peuple de Dieu. Pour les synoptiques, cet élargissement futur se signifie par un exorcisme au bénéfice d'une païenne, le seul.

Jésus est le champion du Dieu unique d'abord auprès des juifs, lui et ses disciples, les douze et les soixante dix. Ainsi, le premier exorcisme des synoptiques, effectué en Galilée soupçonnée de crypto-paganisme, a lieu dans une synagogue, œuvre parallèle à la purification johannique du Temple.

Cette œuvre de conquête s'illustre par l'exorcisme du "démonisé" gérasénien. Jésus y réussit la purification que Saül n'avait pas su accomplir, après qu'il eût consulté la nécromancienne d'Aïn-Dor. Le fait se révèle à travers la difficulté des synoptiques à nous fournir le nom de la région. Si le problème est évité par Matthieu, qui lui donne tout simplement le nom qui correspond à la géographie de son temps, pays des "Gadaréniens", les autres synoptiques révèlent la difficulté. Marc et Luc parlent de cette région en des termes qui troublaient déjà les exégètes anciens — "Géraséniens". Le trouble ne fait qu'augmenter lorsqu'on sait que des manuscrits ont, plutôt que "Géraséniens", "Gergéséens".

Ce flou dans les termes parlant d'une région appelée autrement au temps de Jésus a de quoi laisser perplexe. Selon d'aucuns, par "Géraséniens", on aurait référé la rive du lac en question à Gérasa, mais cette ville était décidément trop éloignée pour qu'on lui aie emprunté son nom plutôt qu'à Gadara. Le flou en question est indicatif d'autres origines possibles. Ainsi la région Nord de la Palestine, de la Phénicie à Damas, s'appelait, aux temps des Maccabées, celle des "Gerraniens" (II Macc).

La LXX nous fournit un autre indice sur les origines d'un tel nom. Traduisant 1 Samuel 27:8, la version grecque rassemble sous le nom, variable selon les manuscrits, de "Guizriens", "Guirziens", "Gerséens", les habitants de ces lieux contenant l'ancien Geshur où David, mieux que Saül, procédait à ses "incursions". Il y a là un éclairage possible sur les hésitations néo-testamentaires entre "Gergéséens" et "Géraséniens" pour une région appelée Décapole.

L'éclairage s'accentue si l'on sait que c'est dans le contexte littéraire de ces allusions géographiques que 1 Samuel mentionne la rencontre de Saül et de la nécromancienne (1 S 28), dans une région, qui pour être à l'Ouest du Jourdain, n'en est pas moins, aux temps néo-testamentaires, la frontière Nord de la même région, la Décapole.

Dans le livre de Samuel comme dans les synoptiques, il est question de fréquentation des morts, condamnée par la Loi. Dans un cas, il y a défaite du champion de Dieu, dans l'autre victoire. Défaite de Saül face à des légions dont 1 S 29:5 nous dit que si "Saül en a frappé mille, David en frappera dix mille". Le fils de David, dans les synoptiques, est vainqueur d'une troupe d'idoles/démons nommée "Légion", qu'il envoie de façon humiliante dans un troupeau de porcs (signe, s'il en est besoin supplémentaire, de la paganisation de cette terre sensément juive, monothéiste ; paganisation, en l’occurrence par la collaboration romaine. Le nom de "Légion" n'est ainsi pas sans être allusif aux troupes romaines, mangeuses d'animaux impurs et religieusement impures). Soulignons la valeur de signe de cet épisode : signe, car la noyade de porcs ne suffirait pas à des détruire des esprits qui seraient autre chose que des démons/idoles (ils n'auraient qu'à s'échapper de leurs "nouvelles victimes" !).

Cet épisode est un exemple caractéristique de la façon dont Jésus mène à bien la conquête, le combat monothéiste inachevé par les anciens rois.

Le retour du démon multiplié par sept peut être lu dans cette perspective, contre une lecture qui néglige la prise en compte de l'usage culturel de l'anthropomorphisme à l'époque néo-testamentaire (cf. l’anthropologie origénienne et la "possession" ; cf. aussi la Pythie et la religiosité de la Parole ; l’A.T. et les cultes agricoles cananéens).


Les racines anciennes de la prolifération démoniaque du christianisme médiéval

Des confusions

Si le démoniaque prolifère au Moyen Age, les racines de cette prolifération sont anciennes. Une raison remonte au fait que l'idolâtrie est attribuée par l’Écriture à la séduction diabolique. On en est venu à ne plus bien saisir la distinction entre le diabolique et le démoniaque, puis à carrément les confondre, au point que le diable est devenu simplement "le Démon". Ce qui a été encouragé par ce que le pouvoir de l'illusion, de l'apparence (particulièrement aigu dans l'idolâtrie) est attribué au diable.

Sur la base de ces confusions diable-démons, on en vient à proférer l'idée d'un Paul possédé ! en fonction de 2 Co 12:7, où l'apôtre affirme avoir un ange de Satan — qui n'est ni démon, ni ange déchu (cf. infra) — placé par Dieu en sa chair.

Du satan au Démon

Un regard sur les noms bibliques du diable mettra en perspective les racines de la confusion ultérieure.

Le satan, mot hébreu, signifie l'adversaire, dans le cadre d'une cour de justice (cf. Job 1). C'est ici un ange de Dieu, un serviteur de Dieu, dans un procès où l'homme est en accusation. Il est le procureur, l'accusation, la main de Dieu qui frappe. Dieu est d'autre part l'avocat, le rédempteur qui se lève au dernier jour (cf. 1 Jn 2:1, et le Christ avocat).

Le satan est l'ange du mauvais côté, de la "main gauche", l'administrateur du côté sombre (cf. 2 S 24:1 ; 1 Chr 21:1, la colère de l’Éternel pour le premier, le satan pour le second, parlant du même événement. Entre les deux textes se place le développement de l'angélologie).

Il est un serviteur pervers, mais un serviteur.

Le Talmud considère le satan comme ennemi de l'homme, par jalousie. Il y a là développement de l'idée de départ, d'un procès. Le satan a quelque chose contre la créature, humaine en l’occurrence. D'où le développement patristique : après la chute, il n'a pas entièrement tort : il n'a d'accès à l'homme que par le mal qui est en lui. En corollaire, l'idée du diable piégé par le Christ juste (Job devient prophétie du Christ).

Il est ministre du mauvais côté : comment est-il possible que Dieu, bon, fasse des mauvaises choses. La dimension perverse apparaît dans la traduction de la LXX où satan est traduit par diable : il y a adversité, mais avec nuance de perversion plus nette (le mot porte l'idée de bâton dans les roues des chars). Ici est soulignée la dimension de la tentation, par laquelle le diable essaie de mettre en lumière le mauvais côté de l'accusé (cf. les attaques de Job ou la tentation du Christ). De la Torah au N.T. il y a développement plus que nouveauté. Tentateur habile, rusé : se forge le portrait classique du personnage.

D'où les exhortations bibliques à lui résister (1 P 5:9 ; Jc 4:7). Les menaces peuvent être liées à la persécution (1 P 5:9, Lc 22:31). Plus généralement, il s'agit concrètement de résistance au péché : éviter le mal par lequel seul il a accès à l'homme, obéir à la Loi. Car au départ, c'est une attitude intérieure qui lui donne accès (cf. par ex., Ep 4:26-27 et la colère). Typique, le non-pardon qui est d'emblée se mettre dans le camp de l'accusation (2 Co 2:11), contre celui de l'avocat !

Toutefois, dans le Christ le diable n'a aucun pouvoir (Ep 6:16), pas même d'accusation. Il n'a de pouvoir que par rapport au crédit qu'on lui prête, en vue de la transgression de la Loi, et principalement sous cet angle central qu'est l'idolâtrie. Car le pouvoir de l'illusion se manifeste concrètement dans la vie religieuse par l'idolâtrie. La vraie victime, c'est celui qui craint, le superstitieux. Et tout le travail du monothéisme est de lutter contre l'idolâtrie, qui s'introduit de façon subtile et paradoxale en ceux qui ont peur de l'idole, du démon : c'est là une des œuvres essentielles du diable, le cœur religieux de son pouvoir (cf. 1 Jn 5:21 Dieu ne se "représente" qu'en aimant). Le paganisme n'est que prendre des images pour Dieu.

Tel est le pouvoir religieux de l'idole par la superstition : une fois que les deux premiers commandements sont faussés, tout le reste en découle. On débouche, par la crainte, sur les meurtres sacrificiels d'enfants et la prostitution sacrée du culte des Baals.

Le diable n'est l'adversaire de Dieu qu'au sens où il suggère d'adorer autre chose (les idoles) que Dieu.

On voit où se noue le lien entre diable et démon/idole, lien qui pourrait se résumer dans ce nom intermédiaire remontant aux alentours des temps néo-testamentaires, "Bélial" (2 Co 6:15), qui évoque l'idée de destruction, d'anéantissement (cf. 2 S 22:5, Ps 18:5). Peut-être plus significatif encore, le jeu de mot de l'Apocalypse (Ap 9:11) sur Apollon, qui y devient Apollyon, c'est-à-dire destruction, référé à l'abîme de perdition, Abaddon.

Développements démonologiques

Une autre raison du développement démonologique serait à trouver dans le côté impressionnant des manifestations liées à l'enthousiasme des cultes idolâtriques et aux influences qui en procèdent (cf. les fameux "possédés", mot, on le sait, pas utilisé par le N.T. où il n'est question que de religiosité idolâtrique — daimonizomaï).

Certaines personnes influencées par l'idolâtrie en conçoivent des symptômes parfois impressionnants, qui ne peuvent que troubler l'imagination populaire (symptômes parfois physiques, souvent psychiatriques). On peut dire que le démonisé "donne existence" à l'idole dont sa superstition l'investit : d'où la façon dont on voit Jésus s'adresser aux esprits des démonisés ; ils ont acquis une part de leur être !

D'où un trouble compréhensible qui va jusqu'à prêter au démon une existence d'esprit indépendant (idée qui, on le remarque trop peu, rend difficilement compréhensible leur "noyade" par porcs interposés ! Mt 8:32, Mc 5:13). Et ce trouble ne laisse pas d'occasionner des développements dont a gardé souvenir par exemple le Talmud. Ainsi, il faudrait se méfier des miettes de pain qui traînent, des flacons d'huile, des maisons abandonnées, etc., et surtout des latrines ; des démons s'y cachent, surtout la nuit, plus particulièrement peu avant le chant du coq. Se trouver seul à ces moments-là est vivement déconseillé (Bérakhôth, 3 A et B, 62 A). On pourra toujours se protéger en portant des amulettes, et par diverses formules, par exemple : "Loul, Schapan, Anigron, Anirdaphin, je siège entre les étoiles, je marche entre le maigre et le gras !" (Pés. 112 A). Les démons sont chassés par ce type de formules. On a peut-être là quelques méthodes des exorcistes qui tentaient sans succès l'emploi du nom de Jésus dans cet esprit, contre les démonisés d’Éphèse, haut lieu du culte d'Arthémis (Ac 19:13sq. cf. v.19).

De ces réflexions naît aussi l'idée des démons comme mâles et femelles, célèbres au Moyen Age sous le nom d'incubes et succubes, respectivement. Le chef des premiers est Asmodée, celui des secondes est la démone Lilith, fécondée par Adam (Eroubhin, 18 B ; Bér. Rab., 20).

C'est ainsi que l'imagination, suite à l'exemple des cultes de possession du paganisme, permet tôt de déborder la sobriété biblique. Ne serait-ce, par exemple, que le phénomène du changement de voix, habituel dans les cas de possession, relevant, selon les psychiatres, du dédoublement de la personnalité, qui est ignoré du N.T.

En revanche les problèmes théoriques posés par l'idée de possession sont en général souverainement ignorés par cette même imagination. Ainsi la question de savoir "où" est le démon — censément esprit non omniprésent et non physique — dans le possédé est rarement posée (cf. la complexité des développements de Thomas d'Aquin sur le "lieu" des anges).

A côté de l'idée de l'existence autonome d'esprits possesseurs, la croyance aux possessions est en dette aussi à l'égard de l'idée parallèle de corps-réceptacle qui s'est développé dans l'anthropologie origénienne (cf. supra).

Le diable et le problème du mal

En tout cela, se pose donc la question du problème de mal : l'ange du mal n'explique pas le mal (pourquoi le diable est-il mauvais ?). La Cabbale, Jacob Boehme, Jung, proposent de considérer le mal comme enraciné en Dieu. Cela sous l'angle de la souffrance, perçue comme ayant son fondement en Dieu, comme réalité pré-créationnelle. La souffrance y est inhérente à la divinité. Le mal est dans son mystère — suite à la constatation que lorsqu'on vient dans le monde on en reçoit du bien et on en reçoit du mal : lorsque l'on reçoit le mal, on se demande : pourquoi Dieu permet-il cela ? Ce qui revient à situer le mal en relation avec Dieu. C'est Jung qui est le plus précis sur ce point. (Cf. dans E.T.R., l'article de B. Kaempf, "Trinité ou quaternité ?")

La solution inverse est celle du dualisme strict excluant tout rapport entre Dieu et le mal. Le mal vient d'ailleurs (cf. L.D.P., S.C. 198). Si Dieu a créé le monde, ou il est méchant, ou il est impuissant : pensons à la question fameuse d'un cathare, relevée dans un registre inquisitorial, refusant que Dieu ait créé le monde parce que le loup a mangé sa tante : il présuppose la bonté de Dieu.

En commun aux deux positions inverses, la Création est perçue comme résistance contre une souffrance pré-créationnelle.

La seconde approche se distingue par son refus des apparences immédiates : malgré elles, Dieu est amour. Sur l'intuition d'un sens, de la nécessité du sens, se bâtit une théodicée. Le sens exige que Dieu soit amour.

Cette volonté d'établir une théodicée fondée sur l'intuition du sens, en lien avec la bonté de Dieu est partagée par les approches orthodoxes classiques. Ici, dans la ligne de Ro 8:18sq., on reçoit le mal comme étant les douleurs de l'enfantement d'un monde meilleur. On part d'une intuition qui est au-delà de notre expérience immédiate.

D'où plusieurs explications : par le libre-arbitre, qui explique le mal médiatement, mais pas ultimement. Ou, l'approche d'Augustin : le mal résiste à l'être qu'instaure Dieu. Approche héritée du platonisme et du néo-platonisme, pour lequel la matière, plus lourde dans l'être est plus proche du néant. Le mal est manquement, insertion de néant dans l'être. Le mal est-il si rien que ça ? (Le cathare du L.D.P. pose cette question.) Et faut-il l'expliquer : n'est-ce pas l'excuser ?

Une autre approche perçoit le mal comme mystère et se confie en Dieu qui est amour. Ainsi Luther qui admet une main gauche de Dieu et propose de la voir par le biais de la croix. Confiance en l'amour de Dieu qui n'entend pas nier le fait.

Au concret, il s'agit peut-être de néantiser le mal dans la foi. Au quotidien le mal est réel, eschatologiquement, il est néantisé, dans la foi, dans le passé du Royaume. On en rejoint la tradition augustinienne. Concrètement on combat le mal par la Croix, avec le Christ.

Cette relation du néant et du mal est développée au plus aigu par Barth (Dogmatique, Genève, Labor & Fides, 1963, vol. III, t. III, § 51, 3, p. 236-249). Le diable et les démons y ont leur origine "en procèdent". A tel point qu'on ne peut pas même en dire qu'ils soient des créatures de Dieu, ce qui sous-entendrait quelque chose de positif. Leur seule réalité relève de ce "que Dieu les condamne, les rejette et les exclut". Rien à voir, pour Barth, avec des anges déchus : "les anges et les démons sont entre eux… comme le kérygme et le mythe", si bien qu'il semblerait y avoir chez le dogmaticien, réminiscence de l'origine païenne du mot. Il ne la mentionne cependant pas, mais invite de là à considérer les démons, "à partir de la vérité chrétienne… comme le mensonge par excellence"… "Le néant est le mensonge… et les démons sont ses représentants, c'est-à-dire le mensonge revêtant des aspects infiniment divers et multiples".

On est très proche du choix des auteurs bibliques, celui de la sobriété, que l'on pourrait résumer ainsi : dès sa sortie à l'être le diable est mauvais ! (tout a été fait bon — Jn 1:3 — le diable est mauvais, "menteur, dès le commencement" — Jn 8:44, 1 Jn 3:8 — !) Si la Création est un ordre de sortie à l'être, la "chute" en est le refus. Ce refus de sortie, désobéissance, mensonge, est obstacle à la Création, risque auquel le diable refuse de prendre part.

Mais lorsqu'on en est là, on n'a pas résolu le mystère de l'origine du mal.

C'est ainsi que demeurent de nombreux insatisfaits : le diable est administrateur, entendent-ils, et il se trouve que cet administrateur est pervers. Les ministres préservent Dieu sans éliminer le mystère. Le diable est pervers : comment a-t-il été perverti ? Chez ces insatisfaits, on s'en est généralement tenu au mythe origénien, sous l'angle de diverses spéculations : par l'orgueil de Lucifer (Es 14, Ez 28, lecture allégorique qui correspond à une angélologie de l'arrière-scène). Cf. peut-être l'arrière-scène de la tentation d'Adam et Ève : vous serez comme Dieu. On a aussi proposé la convoitise (mentionnée par Thomas d'Aquin). Le diable tenterait Adam et Ève par ce qu'il connaît : l'orgueil, la convoitise.

Dans cette série de tentatives d'explication, il faut mentionner celle du diable damné par amour (cf. Ahmad Ghazali ; cf. H. Corbin), qui a connu de nouveaux développements dans le romantisme.

Pour Ahmad Ghazali, dépeignant finalement l'idée d'une forme d'auto-idolâtrie, le diable, contemplant Dieu, se contemple en fin de compte lui-même. L'amant se contemple dans l'Aimé. Il contemple l'image de Dieu à la mesure de sa capacité de contemplation, dans sa propre capacité intellectuelle. Il contemple ce qu'il voit de Dieu, finalement miroir de lui-même, et y trouve sa damnation.

Éléments de développements antérieurs à la démonologie post-origénienne

Avant le raz de marée de la théologie origénienne, démonologie notamment, l’Église connaissait d'autres orientations qui n'ont pas éclos, proches des positions, célèbres à l'époque, d’Évhémère. Évhémère enseignait que les divinités païennes, les démons, n'étaient que d'anciens héros, vénérés après leur mort, voire pour les empereurs romains, déjà de leur vivant.

Il se trouve, fait connu, que la position évhémériste était reçue avec intérêt par l’Église primitive. Ainsi Justin Martyr enseignait que les démons étaient les enfants engendrés par les fils de Dieu et les filles d'hommes, selon Genèse 6 tel que le comprenait le livre d'Hénoch et l'épître de Jude. Selon la Genèse, le fruit de ces unions monstrueuses était "les héros qui furent fameux dans l'Antiquité". Justin, dans une perspective évhémériste, affirmait que les païens avaient voué un culte à ces héros décédés, devenus ainsi des divinités, des "démons", fils d'anges déchus, dont il croyait que les pères étaient enchaînés (cf. Jd 6 ; cf. Hénoch 19:1 et les filles des hommes devenues sirènes).

Avant que les anges déchus de Genèse et Jude ne deviennent des émules du Lucifer origénien, les démons, hommes décédés devenus dieux païens ne se confondent ainsi point avec les anges déchus qui les ont engendrés ; et les uns comme les autres ne se confondent point avec le satan et ses anges qui les ont séduits. Ces anges de Dieu séduits par le(s) diable(s), s'assimilent par contre probablement aux puissances célestes, qui actionnent les pouvoirs politiques corrompus, et dont Paul écrit (Ep 5:11-12) qu'il faut les combattre, ce qui n'est pas le cas des démons/idoles, dont il suffit de les chasser, libérant leurs sujets de leur pouvoir illusoire.

La pratique de l'exorcisme dans l'Antiquité chrétienne va dans le même sens : tout baptisé provenant du paganisme, polythéiste, était systématiquement exorcisé, à jamais, ayant "renoncé à Satan et à ses pompes" — c'est-à-dire son pouvoir d'illusion, notamment par l'idole.

La prolifération du démoniaque

La prolifération démonomaniaque ne fera, par la suite, que s'accentuer. Elle culmine dans le dua­lisme médiéval qui en vient à accorder un tel pouvoir au diable que des pans entiers de la popula­tion attribuent au "Démon" rien moins que la création du monde.

Il n'est question pour l’Évangile de Jean (12:31), que de "prince de ce monde (cosmos)" — ce qui n'est déjà pas rien ! —, et point de "prince de la 'planète'", la Terre (). Le mot cosmos en Jean désigne le "monde" au sens "apparence" (cosmos a donné en français "cosmétique"), "ce qui passe" ("la figure de ce monde passe", 1 Co 7:31). Paul, lui, va jusqu'à employer, à propos du diable, l'expression "dieu de ce monde". Toutefois pour lui, le Christ, et pas Satan, n'en est pas moins le Prince aussi de la Terre ( — 1 Co 10:26).

Des traces des anciens développements mythologiques subsistent jusqu’aujourd’hui, et s'adaptent : le mythe moderne d'une "principauté planétaire de Satan" (vocabulaire, donc, cosmologiquement moderne !) coïncide étrangement avec cet autre mythe, son contemporain, qui consiste à croire en des visitations extra-planétaires, référés de façon plus ou moins nette aux réflexions antiques sur des visites à nature démonologique lues dans les textes bibliques (cf. Genèse 6 / Hénoch)… Tout cela (à simple titre d'exemple) en parallèle avec un renouveau d'idées démonologiques et de pratiques exorcistes qui l'accréditent… Mais qui n'évacuent pas l'inacceptable du mal qui taraude.

Naquirent antan de ces développements l’idée de pacte avec le diable.

Où s’opérera le passage du procès au superstitieux dans l’Église à celui des sorcières.

Karl Barth résume ce développement démonomaniaque en en donnant le "résultat : le christianisme tout entier… a dégagé une légère odeur de soufre…", et "semblait créer une atmosphère de menace, d'angoisse…" D'où, "autre résultat : la protestation élevée au XVIIe siècle contre la 'démonologie'… a nécessairement frayé la voie au 'Siècle des Lumières' [dont l'optimisme rationaliste n'a pas pu non plus évacuer le mal !] et au rejet du message chrétien dans sa totalité. Dernier résultat enfin : … l'indéracinable préjugé que l'angélologie, comme la christologie et la théologie chrétienne tout entière, vont de pair avec une démonologie particulière, qu'il faut accepter telle quelle ou alors complètement rejeter…"

"… Mais délivre-nous du Mal…"


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(1) Cf. Simone Pètrement, Le dualisme dans l'histoire de la philosophie et des religions, Paris, Gallimard, 1946, qui tient le pélagianisme pour l'hérésie inverse du dualisme.
(2) Pour les cisterciens, cf. la correspondance d'Eckbert de Schönau avec Bernard de Clairvaux et les nombreux sermons où ce dernier s'en prend aux cathares. Pour les vaudois, cf. Ch. Thouzellier, Catharisme et valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, Paris-Louvain, 1982 ; K.V. Selge, "L'aile droite du mouvement vaudois et la naissance des pauvres catholiques", Cahiers de Fanjeaux n°2 : Vaudois languedociens et pauvres catholiques, Toulouse, Privat, 1967.
(3) Cf. R. Poupin, L'héritage de S. Sylvestre, la crise cathare et la réforme de Thomas d’Aquin, Thèse, Strasbourg, 1988 (publié depuis, en 2000, aux éd. Loubatières : La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin).
(4) Cf. les textes traduits par René Nelli, Écritures cathares, Paris, Denoël, 1959. Nous utiliserons ici sa traduction. Cf. aussi, Edina Bozoky, Le livre secret des cathares, édition critique, traduction et commentaire, Paris, 1980.
(5) Cf. Origène, Traité des Principes, éd. et trad. in Sources chrétiennes n°252, 253, Paris, Cerf, 1978.
(6) Cf. la traduction de René Nelli, op. cit. supra. Cf. aussi l'édition et la traduction de Christine Thouzellier, in Sources chrétiennes n°198, Paris, Cerf, 1973.
(7) Encore que côté bogomilo-cathare, on soit, par "vocation", probablement plus volontiers au fait de la dimension mythologique des élaborations lucifériennes. Si ce n'est dans le peuple, où comme il apparaît dans les documents d'Inquisition, on s'attache souvent à l'imagerie, la dimension mythique avait surtout fonction de substrat à des développements plus philosophiques.