<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mai 2021

lundi 31 mai 2021

Shabbat & guérison





Luc 13, 10-17
10 Jésus était en train d’enseigner dans une synagogue un jour de shabbat.
11 Il y avait là une femme possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement.
12 En la voyant, Jésus lui adressa la parole et lui dit : « Femme, te voilà libérée de ton infirmité. »
13 Il lui imposa les mains : aussitôt elle redevint droite et se mit à rendre gloire à Dieu.
14 Le chef de la Synagogue, indigné de ce que Jésus ait fait une guérison le jour du shabbat, prit la parole et dit à la foule : « Il y a six jours pour travailler. C’est donc ces jours-là qu’il faut venir pour vous faire guérir, et pas le jour du shabbat. »
15 Le Seigneur lui répondit : « Esprits pervertis, est-ce que le jour du shabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ?
16 Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du shabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? »
17 À ces paroles, tous ses adversaires étaient couverts de honte, et toute la foule se réjouissait de toutes les merveilles qu’il faisait.

*

Parmi les quelques notions qui apparaissent dans ce texte, on s’arrêtera au Shabbat comme signe d’Alliance et promesse du Royaume ; et à la libération par rapport à l’esprit qui rend infirme la femme de notre texte comme annonce du Royaume espéré : fin de la captivité et libération par rapport aux idoles.


1) Alliance et Livres de l'Alliance

Le livre appelé communément Nouveau Testament et la Bible hébraïque sont liés par la référence commune à la même Alliance unique, éternelle, éternellement nouvelle, dont le Shabbat est le signe dans le temps.

L’Alliance éternellement nouvelle est la part d’éternité commune aux alliances établies dans le temps, c’est-à-dire aux formes que l’Alliance éternelle et unique prend dans le temps - formes, en ce sens, “anciennes” par rapport à l’Alliance éternelle, parce tout ce qui relève du temps s’use avec le temps et laisse toujours place à sa dimension éternelle, qui apparaît ainsi comme nouvelle, et comme la source commune des formes successives qu’elle prend dans le temps. (Cf. Calvin, IC II, X, 2 : “l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée”.)

Chaque forme de l’Alliance, qui évolue et s’use avec le temps, devient ainsi ancienne par rapport à sa réalité éternelle, qui elle, subsiste au-delà du temps. Ainsi, la forme de l'Alliance donnée à Noé dans le temps selon la Genèse (bien que ses dispositions soient minimales par rapport à celles de l'Alliance scellée avec Abraham et suivantes) porte aussi sa dimension éternelle et nouvelle, éternellement nouvelle par rapport à sa part qui s’use ; celle scellée avec Abraham de même a sa part qui devient “ancienne” dans le temps, et sa part éternelle. Il en est de même des formes de l'Alliance données au Sinaï, de l'Alliance en sa forme de promesse faite au roi David ou de l'Alliance présentée dans le temps en Jésus-Christ. Aucune de ces formes temporelles de l’Alliance n’est la Nouvelle Alliance.

La partie “ancienne”, ce que le temps atteint, est, dans tous les cas, ce qui relève du temps : les rites propres à chacune des formes de l'Alliance. La part nouvelle, éternelle, est commune à chacune. La part éternelle est déjà dite explicitement dans les livres des prophètes - voir Jérémie 31, 31-33, ou Ézéchiel 36, 26-27. Il y est question de la dimension nouvelle et éternelle de l’Alliance, appelée à s’inscrire dans les cœurs, dont les dispositions concrètes données au Sinaï sont la part temporelle.

Lorsque, au grand dam des prophètes, l'Alliance est rompue en sa dimension temporelle par les dirigeants royaux, successeurs de David, ce qui entraîne l’exil, Dieu promet qu’il la renouvellera : il en dévoile alors la part nouvelle et éternelle, alors que la part temporelle, “ancienne”, vient de buter contre la détresse du temps - concrètement la puissance de Babylone.

Sous cet angle, il apparaît que la nouvelle Alliance au sens biblique n’est pas le christianisme, qui est lui aussi du temps, en tant que ses rites, ses symboles, ses sacrements, etc., sont donnés dans le temps. L'Alliance éternelle est la part qui ne relève pas du temps, la part inscrite dans les cœurs (Ézéchiel 36, 26-27).

Jésus ne pratique de rites que ceux donnés au Sinaï, qui valent jusqu’à la fin du temps (Matthieu 5, 18). Il n'est pas venu abolir la Loi, mais en observer pleinement les dispositions (Matthieu 5, 17). Après son départ, la mission vers les nations posera la question de leurs observances propres, sachant que selon le judaïsme, les nations ne sont pas tenues d’observer les rites prescrits au Sinaï, mais seulement ceux qui relèvent de l'Alliance telle que donnée à Noé : c’est ce que rappellera Actes 15, 19-29.

Plus tard apparaîtra un nouveau rite, le rite chrétien, inconnu du temps de Jésus, rite qui relève lui aussi de l’ancien monde, monde du temps, aussi “ancien” (cf. Hébreux 8, 13) pour ce rite-là que pour les rites antécédents. En commun l’Alliance éternelle, reposant sur la seule fidélité de Dieu, et qui donc ne peut pas être rompue, et qui, elle, ne relève pas du temps.

La tradition juive, fidèle au rite du Sinaï, attend la venue du Royaume promis par les prophètes.

La foi chrétienne relève de la conviction qui est celle des disciples de Jésus qu’il est le Messie, c'est-à-dire le successeur de David par qui se manifeste le Royaume promis. Cette conviction des disciples de Jésus est pour eux attestée par leur foi à la résurrection de Jésus, reçue comme réalisation de la promesse qui est au cœur de l’Alliance, à travers ses diverses dispositions temporelles : la venue du Royaume où même la mort est vaincue.

Le Nouveau Testament insiste sur le déjà, dans la résurrection de Jésus, de la manifestation d’un Royaume qui n’est pas encore pleinement advenu. Les Évangiles comprennent notamment les guérisons opérées par Jésus les jours de Shabbat en regard du Shabbat comme signe du Royaume dont Jésus est perçu comme celui en qui il est manifesté.

Le judaïsme note qu’il ne s’est pas encore concrétisé : avec l’espérance de voir le Royaume se réaliser pleinement, il constate que ce n'est pas encore le cas (la souffrance et la mort continuent leurs ravages) : nous ne sommes pas encore à la fin du temps.

L'alliance du Sinaï a donc toujours pleinement sa place, comme le disait Jésus (Matthieu 5, 18), tandis que l’alliance temporelle chrétienne repose sur la foi que Jésus est au cœur de la manifestation de la promesse.

Deux légitimités anciennes, deux rites, parfois nommés deux alliances, dont aucune des deux n’est, en regard de l’Alliance nouvelle et éternelle, plus ancienne ou plus nouvelle que l’autre (si ce n’est à un plan purement temporel - la première remontant au livre de l’Exode, la seconde au temps des Apôtres) : toutes deux inscrites dans le temps, elles sont toutes deux porteuses, en signe, de l’unique Alliance éternelle, éternellement nouvelle, par rapport à laquelle nous sommes tous dans l’espérance.

*

Deux légitimités et deux livres : la Bible hébraïque, que lisait Jésus, et la Bible chrétienne, incluant le Nouveau Testament, qui présente Jésus et que Jésus ne connaissait pas. Il suit celui qui s’appellera pour les chrétiens, en regard du Nouveau, Ancien Testament, que Jésus ne connaissait pas comme tel.

Entre ces deux livres, Bible juive et Ancien Testament chrétien, se place un troisième livre, la Bible grecque des LXX. On a donc trois livres, la Bible hébraïque, la Bible des LXX, l’Ancien Testament chrétien, qui présentent des aspects de bibliothèque, avec trois façons de ranger les livres. Le mot grec Bible (biblia) est un mot pluriel : les livres.

La Bible hébraïque (en hébreu, avec quelques passages en araméen), c’est-à-dire le Tanakh (Torah, Neviim, Khetouvim), est la Bible de Jésus.

La Bible hébraïque se spécifie par rapport aux deux autres par son rangement en cercles concentriques : la Torah, premier cercle, puis les Prophètes, Neviim, second cercle (cf. Mt 5, 17, la Loi et les Prophètes - Loi pour Nomos, qui traduit Torah dans le grec), et enfin les Écrits, Ketouvim, dont le premier livre, qui donne parfois son titre au tout, est le livre des Psaumes - cf. Luc 24, 44 : la Loi, les Prophètes et les Psaumes.

La Bible des LXX est, à l’époque du Nouveau Testament, la Bible de la diaspora, dans la langue de la diaspora, le grec. Rédigée au IIe siècle av. JC à Alexandrie au temps où y règne le roi Ptolémée, elle est rangée dans un autre ordre que la Bible hébraïque : non pas en cercles concentriques, mais selon une orientation temporelle qui vise, tout comme la langue universelle d’alors, le grec, l'universalisation de l'Alliance, ce que l’on ne trouve pas dans la Bible hébraïque, qui reçoit pour le peuple de l'Alliance, le peuple juif, une vocation, universelle aussi, de peuple témoin pour les autres peuples. La Bible des LXX contient des livres qui ne se trouvent pas dans la Bible hébraïque. Elle se termine par une réécriture du Livre de Daniel, qui, ici, dans sa version grecque, se termine par la conversion du roi Cyrus au Dieu d'Israël. La perspective est ainsi donnée : vision universaliste de l’Alliance.

C’est ce que reprend le Nouveau Testament, considérant que l’avènement de l'universalisation de l’Alliance d'Israël est venu, avec la résurrection de Jésus. L’ordre est cependant différent de celui de la Bible des LXX : ce qui devient l’Ancien Testament en regard du Nouveau Testament reprend l'orientation temporelle de la LXX, mais se termine non pas par le Daniel gerec, mais par le livre du Prophète Malachie annonçant la venu d'Élie.

Cet Élie mentionné au début du Nouveau comme identifié à Jean le Baptiste annonçant le Messie par qui l'universalisation se fera, selon la foi chrétienne. C’est en regard de cela que se pose la question du rite que devront observer ceux des nations ayant reçu la foi : on a vu qu’Actes 15 opte les concernant pour la Loi de Noé. On est alors après le temps de Jésus, dont la Bible, en Judée et Galilée, est la Bible hébraïque.

On pourrait mentionner les diverses compréhensions chrétiennes de l’Ancien Testament : les orthodoxes s’en tiennent pour la plupart à la Bible des LXX (les Éthiopiens y ajoutent des livres comme le livre d’Hénoch, livres retrouvés ensuite, parmi les livres bibliques, à Qumrân). Les catholiques ne retiennent pas tous les livres de la LXX, mais uniquement ceux qui ont été canonisés au Concile de Trente (au XVIe siècle). Les protestants ne retiennent que les livres de la Bible hébraïque, en fonction de Romains 10. Tous ont rangé les livres issus du Tanakh ou de la LXX dans l’ordre “Ancien Testament”, jusqu’à la TOB (pour la France) qui a repris l’ordre de la Bible hébraïque, ce qui est loin d’être indifférent pour le dialogue judéo-chétrien. D'autant que la Bible hébraïque est la Bible de Jésus, en commun avec ses interlocuteurs pharisiens, ici le chef de la Synagogue.


2) Maladie et esprits

Fille d’Abraham, la pleine participation de la femme de Luc 13 à l’Alliance est empêchée du fait d’un esprit (v. 11) qui la rend infirme : elle est courbée en permanence. Jésus, dans la suite du texte, précise que “Satan la rendait captive” (v. 16). L’esprit qui rend la femme infirme est donc présenté comme distinct du satan, qui lui, empêche sa libération.

Cela nous parle d’une conception de l’être humain, de sa santé et de ses maladies, qui n’est sans doute plus la nôtre. L’être humain biblique est basar, nefesh, rouah (la neshama des mystiques en étant le pôle radicalement transcendant). Cette conception de l’humain, qui n’est plus la nôtre, recoupe des conceptions philosophiques que l'on retrouve approximativement chez plusieurs philosophes grecs, à une époque où philosophie et médecine ne sont pas séparées comme elles le sont de nos jours. C’est ainsi qu'Hippocrate, devenu père de la médecine, est considéré d’abord par ses contemporains comme philosophe, au même titre que Platon, Aristote ou Démocrite, écoles qui débattent sur la conception de l’humain.

Pas d'ordre des médecins comme de nos jours à l’époque. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autorité pour déclarer une guérison, ou un état de maladie qui vaille la quarantaine, par exemple.

Dans le monde biblique cette autorité est celle des Cohanim, les desservants du Temple, comme cela se voit très bien dans la Torah concernant le lèpre, autorité des Cohanim auxquels Jésus renvoie le lépreux guéri, par respect de l'institution prévue dans la Torah. Bref, pas question pour lui d’exercice illégal de la médecine.

Mais une institution strictement et exclusivement médicale, comme celle que l’on connaît, est très ultérieure à ce temps. La philosophie de l’Antiquité est une philosophie en recherche dans différents domaines, aussi bien quant à la conception de l’être humain que sur la conception des dieux, branche de la philosophie qu'Aristote appelle théologie, ou “philosophie première”, de l'ordre de ce qui est après la physique, en grec “métaphysique” ; la physique étant, elle, ce qu’on appellerait la philosophie de la nature ou les sciences naturelles. L’être humain se trouve participer des deux domaines, la nature, et ce qui est au-delà de la nature, où l’esprit, pneuma en grec, rouah en hébreu, peut désigner à la fois l’esprit humain ou un esprit séparé, en grec un daïmon, pouvant inspirer positivement un homme. Par exemple le daïmon de Socrate.

La femme courbée est rendue captive par le satan, c’est-à-dire l’adversité, via ce qui se reçoit comme explication : l’action néfaste d’un esprit de daïmon, qui dans la tradition biblique renvoie à la question des idoles, puisque le mot daïmon désigne aussi dans la tradtion grecque des divinités, perçues parfois de façon positive, mais pas toujours ! Daïmon comme esprit de divinités, ou idoles, aujourd'hui cela pourrait être lu en termes d'inconscient collectif.

Un autre épisode des Évangiles, qui peut éclairer celui de la femme courbée, est celui où Jésus est accusé de faire des miracles par Béel Zébul (on le trouve peu avant : Luc 11, 14-23 — cf. Mt 12, 22-37 ; Mc 3, 20-30), Béel Zébul, devenu par la suite Belzébuth, dont on croit souvent qu'il s'agit d'un nom du satan, en fonction d'une lecture rapide de la suite du texte. Un regard sur la Bible hébraïque nous renseigne sur ce Béel Zébul : il s'agit du dieu d'Ekron, Baal Zebub (2 R 1, 2), idole dont Élie s'évertue à démontrer à ses contemporains la vanité.

Le Baal Zébub biblique ouvre une piste sur un “mystère” apparent : l'absence de “démons” dans la Bible hébraïque, face à leur présence dans la Bible des LXX comme dans le Nouveau Testament.

C’est qu’ils correspondent pour l’essentiel aux Baals de la Bible hébraïque. Ainsi, il n'est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans quelques citations de la Bible hébraïque, comme dans le cas précédent, ou chez Paul (Romains 11, 4). Et il n'est question de démons dans l'Ancien Testament que suite à la traduction grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n'entrent pas dans la classification générique des Baals — ainsi l'hébreu séirim est traduit indifféremment par idoles (Lv 17, 7 — littéralement “vanités”) ou par démons (Ps 96/95, 5, que Segond rend par : “les dieux des peuples ne sont que des idoles”).

Une lecture plus attentive de l'épisode de Baal Zebul, loin de nous faire confondre Baal et le satan, nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations portées par le satan contre le peuple biblique est le culte de idoles : c'est en ce sens que ce serait division du diable contre lui-même que de faire chasser une idole par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. C'est le satan, l’adversité, qui est le manipulateur des Baals, comme pour la femme courbée il est celui qui agit derrière l’esprit qui la rend captive.

Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals. Ainsi il ne chasse pas les démons parce qu'ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu'ils n'en ont qu’illusoirement (“les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles” Ps 96, 5).

On peut aller jusqu'à dire que pour les Évangiles, Jésus prend le relais dans l'œuvre des rois d'Israël auxquels les prophètes ont toujours reproché de ne pas l'avoir correctement accomplie. Cette œuvre consistait à débarrasser le pays des faux dieux, rappelons-le. L'exorcisme néo-testamentaire est œuvre d'éradication des idoles et de libération.

*

Ici, dans l’épisode de la femme infirme, l’esprit par lequel le satan la rend captive est cet esprit par lequel elle est tenue courbée perpétuellement. Blessée dans sa dignité d’humaine et de fille d’Abraham. La venue du règne de Dieu, dont le Shabbat est le signe et la promesse, est la venue d’un règne de dignité restituée, règne de liberté par rapport à tout ce qui rend captif.


3) Shabbat, signe d’Alliance

Le signe central de l’Alliance, en termes temporels, est donc, selon la Torah, les pharisiens et Jésus, le Shabbat. D’où l’importance de ce texte pour percevoir ce qu’il en est de la pratique de Jésus et du débat avec le chef de la Synagogue rapporté par Luc : quelle est l’observance de Jésus du Shabbat ?

Le transgresse-t-il comme on l’entend parfois dire, le relativise-t-il ? Ce serait contradictoire avec son propre enseignement, requérant l’observance jusqu'au plus petit précepte de la Torah. Or le Shabbat n’est pas un “petit précepte”, étant inscrit au cœur du Décalogue, marquant à la fois une exigence éthique, comme règle sociale, soulignée par le Deutéronome ; et en outre donné comme signe de l'entrée de la Création dans le Shabbat éternel, aspect souligné par l’Exode : tu observeras le Shabbat comme signe du Shabbat de Dieu au récit de la Création.

Signe dans le temps de l’Alliance promise à entrer dans le temps. C’est cette dimension de promesse, de promesse d’avènement du Shabbat comme entrée dans le Royaume espéré qui est signifié dans l’épisode de la guérison de la femme courbée sous le poids d’un esprit de captivité.

En opérant ce signe un jour de Shabbat, alors qu’il aurait pu le faire le lendemain, comme le rappelle à juste titre le chef de la Synagogue, Jésus ne transgresse cependant pas le Shabbat, si on situe son action dans la perspective de la promesse de la venue imminente du Royaume : il dit, par son geste et par la libération qu’il octroie à la femme, que le jour vient de la mise en place de ce que promet le Shabbat, il dit en signe qu’il est lui-même porteur de la manifestation du Royaume, dans l’Alliance éternelle (à ce point on entre dans le débat entre les disciples de Jésus et les autres juifs d’alors : le Royaume est-il venu en Jésus ou pas ?), il témoigne avec les anciens prophètes de l’Alliance nouvelle qui, redisons-le, n’est pas la religion chrétienne, mais l’Alliance du règne messianique, toujours futur, jusqu’à ce jour, pour les uns comme pour les autres.


R. Poupin, Amitié judéo-chrétienne Bordeaux, 31.05.21
Cf. ici : Version imprimable


jeudi 20 mai 2021

Les cathares, ancêtres des protestants ?





Deux pasteurs protestants en "Disputatio" — Michel Jas / Roland Poupin
Journal Réformen° 3240 — 27 septembre – 3 octobre 2007

Les cathares sont-ils les ancêtres des protestants ?

1) Oui, pour Michel Jas.

Des communautés de territoires et de filiations démontrent les liens qui unissent, à travers l'histoire, les premiers réformés aux tenants de la religion interdite. Un débat à l'occasion du 800ème anniversaire de colloque de Montréal près de Carcassonne (2 octobre 1207)

La mémoire cathare fut sans doute submergée par la Réforme. Elle était encore prégnante à la fin du XVe siècle et début du XVIe : dans l’abbaye de Lézat en Ariège, un moine est mis de coté en 1457 lors de la nomination de l’abbé parce qu’on savait qu’il descendait d’hérétique, les Cagots du Béarn (parias endogames ou lépreux) expliquent en l514 leur exclusion par une origine cathare.

Au moment des guerres de religion, à Albi, Toulouse et Carcassonne, les forces catholiques et protestantes dans leurs violences expriment une sorte de jeu de rôles. Les uns sont du côté de la croisade ; Simon de Montfort est considéré comme fondateur de la Ligue. Les autres du côté de la résistance ; par sa mère le futur Henri IV représente la maison de Foix, dernière lignée occitane fidèle au catharisme.

La carte d’implantation de la Réforme, avant les premières victoires catholiques, concerne beaucoup plus l’actuel « pays cathare » - le Biterrois, les Pyrénées et le Lauragais audois- que l’implantation protestante telle que nous la connaissons aujourd’hui. La vallée de l’Aude, les Corbières notamment le village isolé de Bugarach, et les Pyrénées catalanes connurent le protestantisme. Depuis le Tarn, en continuité avec Lavaur et Revel : le Mas-Stes-Puelles, Castelnaudary, Montréal, Carcassonne, Minerve furent protestantes, localités connues pour leur forte présence cathare au Moyen Age. Un travail sur le début de la Réforme d’après les registres du Parlement de Toulouse s’avère nécessaire. Raymond Mentzer a démontré en 1984 dans Heresy Proceedings in Languedoc, 1500-1560, que pour 270 condamnés luthéro-réformés du côté du Rhône: Nîmes, Montpellier, les Cévennes, on en compte 510 originaires du côté de l’Aude et de la Garonne.

Contemporain des évènements de 1562, un toulousain décrit : « Tolose étoit régie de certain mélange de capitouls composé de trois espèces : Catholiques, Huguenots et Temporisateurs. Et encore d’une quatrième, savoir l’ancienne hérésie » ! Les temporisateurs désignent sans doute les indécis ou pacifistes ; la quatrième espèce, les fils conscients des albigeois ! Pierre Hunaud, baron de Lanta, qui était cette année là capitoul (consul ou maire adjoint), essaya de faire basculer l’ancienne capitale de l’Occitanie vers les forces nouvelles (Béarn et Foix) et vers la religion réformée. Il se vantait, disait-on, de descendre d’un diacre des albigeois. Leur famille avait donné, outre quelques dignitaires catholiques, plusieurs « parfaits » et « parfaites » de la religion interdite : trois femmes martyres à Montségur dont la femme du seigneur Raimond de Péreille.

Si tous, au XVIe, avaient oublié le catharisme, Pierre Hunaud, en tout cas, ne le pouvait pas. Comment ignorer les causes d’une si considérable expropriation de ses ancêtres ? La seigneurie des Lanta, qu’on disait issue d’Hunold duc d’Aquitaine à l’époque de Charlemagne, recouvrait un territoire immense à l’Est de la Garonne jusqu’à Verfeil et Caraman en direction de Castres. Depuis leur demeure à Toulouse ou depuis leur château dans le village de Lanta, les Hunaud, ne pouvaient qu’observer avec regret les collines du Lauragais dont la propriété leur fut enlevée pour cause d’hérésie au profit de l’archevêque de Toulouse.. Qu’à cette époque justement, un avocat, proche des capitouls, demande, par le Tiers Etat du Languedoc, que soit vendu le temporel de l’Eglise, induit des évocations très précises.

A Toulouse les humanistes pré protestants furent nombreux. Dès 1530, ils redécouvrent l’épisode de Montréal près de Carcassonne deux ans avant le déclenchement de la croisade, non à partir des archi-connues -au XVIe siècle- légendes dominicaines (avec l’épisode décrivant l’argumentaire de Saint Dominique miraculeusement sauvé du feu), caricaturales à l’égard des vaincus de l’histoire, mais par une chronique latine, plus nuancée, de Guillaume de Puylaurens, ancien chapelain de Raymond VII proche de la position occitane. Le débat entre les catholiques et les Albigeois portait sur la validité de l’Eglise de Rome, sur l’usage non fondé qu’elle faisait de la force et sur l’aspect non biblique de la messe autour de la transsubstantiation.

Ensuite, avant 1575 et 1592, des protestants dénichent les textes occitans (certainement cathares) de ce colloque de Montréal, qui confirment et accentuent la position du texte de Guillaume de Puylaurens. « Extraict d'un traicté en parchemin escrit à la main en characteres anciens en langue Marrabesque ou Cathelane » ; « Vieux memorial escrit à la main ». Les pasteurs Vignier et Perrin, soutenus par les Synodes de l’Eglise réformée, traduisent et publient les textes sauvés de l’oubli. Parmi les découvreurs de 1592 se trouve le pasteur Daniel Raffin. L’Eglise de Cuq-Toulza qu’il desservait avait été « dressée » par Antoine de Bonvilar, seigneur de Saussens gendre de Raimond de Vigne seigneur de Montesquieu. Raimond de Vigne avait été capitoul protestant à côté d’Hunaud de Lanta. Plusieurs «Vignes » ou « de la Vigne » avaient été cathares dans cette région dont un à Montesquieu. Un « de Bonvilar » - patronyme rare - fut dénoncé comme cathare en 1245-1246 à Auriac, village situé entre Cuq et Saussens.

Ainsi, de nombreuses familles du Midi se sont distinguées comme cathares puis comme protestantes. De la Montagne du Tarn aux collines de l’Ariège, on peut citer: les Alquier, les Bélissen, les Béringuier, les Bonnafous, les Cambière, les Calas, les Gaches, les Garrisson, les Houlès, les Lamothe, les Lordat , les Pradel, les Saint-Félix, les Sirven, les Sol, les Tournier, les Vernajoul, les Vieu, les Ysarn. Plus globalement, les patronymes cathares sont de 10 à 20 % supérieurs chez les huguenots que chez leurs voisins catholiques. Ce qui est considérable, si l'on songe que la religion réformée favorisait l'acculturation par son orientation vers la modernité et se trouvait donc a priori mal adaptée aux populations locales les plus enracinées !

Le souvenir des épisodes cathares doit donc être posé comme un des motifs régionaux de la Réforme. En tout cas pour le Languedoc et en Midi Pyrénées. Peut être aussi dans les Flandres, en Champagne ou en Nivernais. De même peut-on s’interroger aussi sur une possible installation de réfugiés cathares dans les Cévennes. En effet, les cathares du toulousain, qui disaient partir chercher refuge en Italie, apparaissent relativement peu nombreux dans les communautés hérétiques de Lombardie. Les fugitifs du XIIIe et XIVe siècles ne se seraient-ils pas arrêtés à mi-chemin: dans les Cévennes ?

Les protestants se sont sentis fils des albigeois. Etait-ce pour eux une filiation calculée ?

A partir de la fin du XVIIe siècle, face aux catholiques, l’identification des réformés aux albigeois s’exprima effectivement de façon apologétique. Enhardie, la pré réforme se muait en succession apostolique matérielle alternative. Ce n’était pas le cas au XVIe siècle. A cette époque, tournée facilement vers l’Antiquité biblique ou romaine, le Moyen Age c’était hier. Or, les protestants du XVIe siècle croyaient leurs ancêtres cathares issus de Pierre Valdo. Les albigeois ne leur permettaient donc pas une grande percée dans le temps, pas même de remonter jusqu’à l’an mille ! D’autre part, les schémas huguenots en histoire ecclésiastique insistaient sur l’aggravation récente de l’apostasie. Avec les albigeois, les hussites ou les vaudois, leurs chronologies risquaient de perdre leur cohérence. Leur volonté était de diaboliser les derniers siècles antérieurs à la Réforme : « Post tenebras lux

Michel Jas
À lire, de Michel Jas :
Braises cathares, filiation secrète à l'heure de la Réforme, Toulouse 1992.
Incertitudes, les cathares à Montpellier, Béziers 2007.

*

2) Roland Poupin

Descendants des cathares, les protestants ? Voire !

Voilà un christianisme, le christianisme cathare, qui considère que notre vie dans la chair est un exil et que le salut consiste à réintégrer une vie antérieure, dans le Royaume céleste des bons esprits… Une vie spirituelle originelle, angélique, celle de l’humanité antécédemment à la chute, déchéance depuis le paradis du monde supérieur (1).

Voilà des croyants qui, en conséquence — s’ils vivent jusque là la vie de tout un chacun —, espèrent recevoir tôt ou tard l’imposition des mains d’un membre du clergé, un bon homme (ou une bonne femme), comme signe du don de l’Esprit saint, de sa consolation (consolament en occitan, consolamentum en latin), porte de la réintégration du paradis.

Car seul le consolament, ce sacrement du don de l’Esprit saint est à même de les libérer de la captivité dans la chair, pourvu qu’ils vivent désormais comme les bons hommes une ascèse spirituelle accompagnée de l’abstinence de toute nourriture carnée — seule la viande de poisson leur est autorisée — et de toute relation sexuelle, ascèse rythmée par une prière de type monacal. Plus proche des moines médiévaux, qui ont d’ailleurs reconnu chez les bons hommes de sérieux concurrents, que des Réformateurs qui rejetteront toute abstinence comme vaine en regard du salut.

Si l’on ajoute que le signe du don du Saint-Esprit, le consolament, ne peut être octroyé que par un bon homme qui l’a lui-même reçu avec le signe de l’imposition des mains d’un bon homme et cela sans interruption depuis le temps des Apôtres, bref un système de succession épiscopale des plus… catholique, on est fondé à se dire : pas très protestant tout ça !

C’est au point même que le catholicisme romain de l’époque a jugé que le catharisme allait un peu trop loin dans le sens de l’ascèse et de la chasteté… Bref, qu’il exagérait ce que les Réformateurs trouveront exagéré dans le catholicisme en matière de dédain de la chair !

C’est pour cela que les ennemis catholiques romains des cathares les ont taxés de « dualisme », le dualisme en question consistant essentiellement à professer que le monde angélique originel d’où nous sommes déchus, n’a que peu à voir avec le monde de malheur dans lequel nous frayons : ce monde porte tout de même la marque, pour ne pas dire la signature du diable — le catholicisme romain, d’ailleurs, comme s’il voulait à tout prix leur donner raison, renforçant cette conviction cathare en persécutant ses tenants !

Ajoutons à cela que ce que le catholicisme a taxé de « docétisme », ce par quoi il désignait la conviction cathare que la venue du Christ parmi nous, ne signifiait en aucun cas qu’il s’était englué dans notre chair ; au point que l’on trouve parmi les cathares l’idée que même la Vierge Marie par laquelle le Christ vient dans le monde ne doit pas être considérée non plus comme s’étant engluée dans ce monde — et nous voilà apparemment encore plus éloignés du protestantisme. Qu’est-ce que ce dernier enseignement cathare sinon une préfiguration de ce qui deviendra l’idée d’Immaculée conception de Marie ?

Aurais-je lancé un pavé dans la marre ? Voilà, je l’admets, qui demande une petite explication…

L'Immaculée Conception et les cathares ! Quoi de plus étrange que le rapprochement de l'hérésie médiévale et de cette pierre d'angle du catholicisme populaire caressé aujourd'hui avec le plus de tendresse au sommet de la hiérarchie.

Voilà pourtant qui pourrait surprendre peut-être moins que l’on croit si l'on sait que ce que sont devenues Lourdes et Fatima est au bout d'un développement dogmatique qui aux XIIe et XIIIe siècles était perçu dans le catholicisme comme flairant plutôt l'hérésie. Et que l'opposition la plus farouche à cette hérésie d'alors était due aux cisterciens et aux dominicains, et notamment à travers ces deux piliers qu'en étaient Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin. Deux ordres qui étaient aussi en pointe dans le combat contre une autre hérésie, très ouvertement stigmatisée celle-là : l'hérésie cathare, donc.

Chez les cathares, l’équivalent de ce qui deviendra le dogme de Immaculée conception, s’appuie sur l’idée, que j’ai mentionnée, selon laquelle l’humanité initiale, antécédente à la chute, est purement spirituelle, angélique. Marie ange : l'idée est explicitement dénoncée comme étant cathare par les inquisiteurs dominicains Moneta de Crémone ou Raynier Sacconi ou par le cistercien Alain de Lille. Quand en parallèle, nous l’avons vu, l'Immaculée Conception est combattue par cisterciens et dominicains...

Voilà donc des Réformateurs protestants (2) héritiers du coup, plus des ennemis des cathares, que des cathares eux-mêmes !

Point de liens apparemment avec le protestantisme initial, celui des Réformateurs. Point de rapport non plus avec les courants libéraux et leurs développements ultérieurs :

S’il s’agit bien pour le catharisme de réintégrer le monde spirituel dont le Christ est venu nous rappeler la mémoire perdue ; si cette réintégration accompagne le déroulement de l’histoire humaine, l’histoire pour autant, n’a dès lors pas d’autre réalité que celle d’un « ratage » de l’éternité.

Tout au plus l’histoire s’assimilerait-elle à une sorte d’alternative au purgatoire, au mieux. Sous cet angle, on peut penser concrètement à tel courant du catharisme occitan tardif, envisageant comme alternative au purgatoire la possibilité d’une transmigration des âmes dans l’histoire. Si cette notion reste marginale, elle n’en est pas moins indicative elle aussi de ce qu’il n’y a pas lieu de chercher grand-chose de positif dans l’histoire !

Point de rapport donc avec ces courants modernes du protestantisme accentuant l’espérance de l’approche du Royaume comme débouché d’un processus historique.

Point de sens a fortiori à trouver dans quelque « recherche d’un Jésus de l’histoire », l’histoire dans laquelle précisément Jésus, pour les cathares, ne devait à aucun prix s’engluer…

En résumé, on peut dire qu’on est dans deux mondes radicalement différents, traversant des époques très diverses, d’où ont émergé des approches de la foi sans doute bien étrangères l’une à l’autre…

Mais, ayant dit tout cela, je n’irai pourtant pas jusqu’à affirmer qu’il n’y a de rapport que d’opposition entre cathares et protestants. Même si elle existe, il y a d’abord une autre opposition, violente celle-là, l’antagonisme d’une Église cathare persécutée et d’un catholicisme romain persécuteur. Au cœur de cette opposition-là s’est dessinée l’existence d’une ecclésiologie alternative réelle, qui a incontestablement joué son rôle dans la naissance d’Églises qui rallièrent, bon an mal an, la Réforme. Des liens incontestables entre vaudois et cathares se sont noués au Moyen Âge, dans le cadre de ce qui a été appelé alors la « solidarité hérétique » ; des contacts qui ont nourri l’ecclésiologie vaudoise, puis hussite.

Tout un terrain de recherche, qui au-delà de l’incontestable distance dogmatique entre catharisme et protestantisme, vaut d’être exploré, jusqu’en la possibilité de traces sociologiques…

RP


(1) La synthèse que présente ce bref article repose sur une analyse des documents dont nous disposons sur le catharisme. Comme le rappelle Anne Brenon : « le catharisme est un phénomène médiéval exceptionnellement bien documenté, par des sources nombreuses, riches, diversifiées et entre elles complémentaires. Les textes d’origine cathare, deux traités et trois rituels, en latin et en occitan, apportent un heureux contrepoint aux ouvrages de la polémique anti cathare médiévale, et s’éclairent du témoignage des massives archives de l’Inquisition ».

(2) Même si, côté luthérien, et chez Luther lui-même, on ne mettait pas en question la notion qui deviendra par la suite le dogme catholique romain de l'Immaculée conception, étant dans un premier temps proche des courants philosophiques et théologiques (généralement franciscains), qui l'ont vue se développer (la façon dont le Traité de la liberté chrétienne de Luther parle de Marie pourrait aller dans ce sens). Cf. dans "Les cathares et l'Immaculée Conception" ces développements franciscains.