Matthieu 18, 21-35
70 fois 7 = 490. Je n’ignore pas qu’on fait de ces 70 fois 7 un symbole de l’infini… Mais est-ce si sûr ? 490, c’est le chiffre que donne le livre de Daniel (ch. 9) relisant Jérémie 25 et comptant 70 fois 7 pour le sursis du royaume de Juda avant l’exil. 490 ans correspondent à la période où 70 années sabbatiques n'ont pas été observées — cela débouchant sur l’exil. Or, les années sabbatiques sont des années de remise des dettes, donc de pardon (le Notre Père dans Matthieu parle de dettes, celui dans Luc parle de péchés, dettes morales et spirituelles).
C’est bien de cela qu’il est question dans le propos de Jésus qui entraîne la question de Pierre. “Si ton frère a péché, reprends-le seul à seul, puis… à deux ou trois, puis devant l'Église, avant de ne plus lui parler, sachant que là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 18, 15-20). Alors Pierre pose sa question : pardonner jusqu'à combien de fois ? En regard de Daniel 9 et de la parabole qui suit et que nous avons lue, il semble qu’il y ait peut-être des limites, contrairement à ce qu’on dit, lisant cette parabole qui semble des plus faciles à comprendre : pardonne de tout ton cœur pour être pardonné… Voilà qui, du coup, n’est peut-être, dans cette parabole, pas si simple et rassurant : qui d’entre nous pardonne vraiment de tout son cœur ? Ne glissons-nous pas, avec nos certitudes quant à un pardon infini et inconditionnel, à la “grâce à bon marché”, dénoncée par Bonhöffer, lisant Matthieu justement ? Y a-t-il encore une ouverture positive, ou sommes-nous arrivés au terme des 490 ans de Daniel, débouchant sur l'exil ?
« La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus. » (Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, folio p. 64)
En guise d’illustration du propos de Cioran : « à côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve parmi les cathares ceux qui affirment qu’ “aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait” : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ? » (RP)
Pour poser la question dans un sens qui n’est ni celui et d’une inconditionnalité ni celui d’une conditionnalité (à condition que vous pardonniez, alors vous serez pardonnés) — peut-être, à y regarder de près, la parabole dit-elle : le pardon que vous octroyez est la mesure de celui que vous avez reçu. Après tout l’homme impitoyable de cette histoire, bien conscient de la dette de son prochain, s’avère ne pas avoir perçu la gravité de sa dette à lui — rendant difficilement évitable le constat de Cioran et le symbole de la disparition du dernier Parfait.
La question de la parabole devient alors celle d’une alternative possible, via notre perception de notre dette : celle de notre reconnaissance pour le pardon que nous avons reçu, pardon qui, bien mesuré, si c’est possible, rend ridicule toute rancune contre qui nous a offensés. Mais, pour reprendre une question que l’on trouve chez Luc (18, 8) : le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? — la foi qui permet d’entendre la question de la parabole, qui est celle de la prière que Jésus nous a enseignée : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi…
Alors Pierre s’approcha de Jésus, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.
C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.
Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents.
Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée.
Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.
Emu de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette.
Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois.
Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai.
Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.
Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.
Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ;
ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?
Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.
*
70 fois 7 = 490. Je n’ignore pas qu’on fait de ces 70 fois 7 un symbole de l’infini… Mais est-ce si sûr ? 490, c’est le chiffre que donne le livre de Daniel (ch. 9) relisant Jérémie 25 et comptant 70 fois 7 pour le sursis du royaume de Juda avant l’exil. 490 ans correspondent à la période où 70 années sabbatiques n'ont pas été observées — cela débouchant sur l’exil. Or, les années sabbatiques sont des années de remise des dettes, donc de pardon (le Notre Père dans Matthieu parle de dettes, celui dans Luc parle de péchés, dettes morales et spirituelles).
C’est bien de cela qu’il est question dans le propos de Jésus qui entraîne la question de Pierre. “Si ton frère a péché, reprends-le seul à seul, puis… à deux ou trois, puis devant l'Église, avant de ne plus lui parler, sachant que là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 18, 15-20). Alors Pierre pose sa question : pardonner jusqu'à combien de fois ? En regard de Daniel 9 et de la parabole qui suit et que nous avons lue, il semble qu’il y ait peut-être des limites, contrairement à ce qu’on dit, lisant cette parabole qui semble des plus faciles à comprendre : pardonne de tout ton cœur pour être pardonné… Voilà qui, du coup, n’est peut-être, dans cette parabole, pas si simple et rassurant : qui d’entre nous pardonne vraiment de tout son cœur ? Ne glissons-nous pas, avec nos certitudes quant à un pardon infini et inconditionnel, à la “grâce à bon marché”, dénoncée par Bonhöffer, lisant Matthieu justement ? Y a-t-il encore une ouverture positive, ou sommes-nous arrivés au terme des 490 ans de Daniel, débouchant sur l'exil ?
« La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus. » (Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, folio p. 64)
En guise d’illustration du propos de Cioran : « à côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve parmi les cathares ceux qui affirment qu’ “aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait” : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ? » (RP)
*
Pour poser la question dans un sens qui n’est ni celui et d’une inconditionnalité ni celui d’une conditionnalité (à condition que vous pardonniez, alors vous serez pardonnés) — peut-être, à y regarder de près, la parabole dit-elle : le pardon que vous octroyez est la mesure de celui que vous avez reçu. Après tout l’homme impitoyable de cette histoire, bien conscient de la dette de son prochain, s’avère ne pas avoir perçu la gravité de sa dette à lui — rendant difficilement évitable le constat de Cioran et le symbole de la disparition du dernier Parfait.
La question de la parabole devient alors celle d’une alternative possible, via notre perception de notre dette : celle de notre reconnaissance pour le pardon que nous avons reçu, pardon qui, bien mesuré, si c’est possible, rend ridicule toute rancune contre qui nous a offensés. Mais, pour reprendre une question que l’on trouve chez Luc (18, 8) : le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? — la foi qui permet d’entendre la question de la parabole, qui est celle de la prière que Jésus nous a enseignée : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi…
RP, texte du jour FPF, CP Poitiers, 13.03.23
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