<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…

lundi 22 mai 2023

La mort, l’amour : l'intime et les lois sociétales





L’amour et la mort — eros et thanatos, deux lieux de l’intime s’il en est, dont une des formules de la Réforme dit précisément que l'institution n’y a pas accès ; en ces termes : Ecclesia de intimis non judicat, l'Église ne juge pas des cœurs, i.e. des choses intimes. L’Église, mais aussi l’État et donc le législateur. Or les lois sociétales, parmi lesquelles celles sur la fin de vie, portent, avec celles sur l’amour, précisément sur l'intime ! Il convient donc de considérer cette question là, sur la forme tout d'abord, puis sur le fond.

Sur la forme : Pourquoi le débat en vue d’une prochaine loi sur “la fin de vie” vient-il à la même période que pour toutes les autres “réformes” sociétales dites “permissives” — depuis la fin de la 2e moitié du XXe siècle ? (“Réformes” dont la mise en exergue face aux problèmes comme les crises sociales et l’urgence écologique les font ressembler à des soupapes populaires attirant l'attention et soulageant la tension.)

Pourquoi ces dates — récentes : 2002 pour la Belgique, première en Europe, 1997 pour l'Oregon, première mondiale ? On nous parle de progrès médical qui prolonge les vies qui auraient auparavant cessé naturellement. Question : le progrès médical a-t-il été tel en vingt ans que cela n'aurait pas été vrai depuis déjà bien plus que deux décennies ? D’autant que la question, elle, n’est pas nouvelle

Il se trouve que les réformes sociétales les plus marquantes ont eu lieu après la fin de l’URSS. 10 novembre 1989 : chute du Mur de Berlin. La civilisation capitaliste libérale se retrouve seule, sans vis-à-vis (cf. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme). Disparition de son vis-à-vis soviétique, après le coup fatal, auparavant, contre la nébuleuse raciste le 8 mai 1945. Après l’ébranlement de ces deux obstacles, se mettent en place les dernières réformes sociétales qui caractérisent la civilisation du capitalisme libéral, la nôtre — les premières de ces réformes ayant commencé après la chute du premier obstacle, l’obstacle nazi. Des trois manifestations de la civilisation moderne ne subsiste plus que la forme capitaliste libérale.

L’historien et écrivain israélien Yuval Noah Harari, dans son best-seller Sapiens, parle de civilisation “humaniste”, au sens où contrairement à la civilisation antécédente, le référentiel n’est pas les Églises ou cultes tel ou tel, mais l’homme. Cette civilisation humaniste, centrée sur l’homme, a développé, selon Y. N. Harari, ces trois formes de déploiement qu’il appelle : libéral, raciste, socialiste. Plutôt qu’humaniste, je préfère pour les trois, je vais dire pourquoi, l'expression civilisation libérale.

Le capitalisme, lui, est né avant la mise en place de la civilisation libérale — pour donner un point de départ : 1492, qui, après une gestation dès le XIVe s., marque le début de l'expansion coloniale et de l'accumulation primitive du capital, selon la formule marxienne, par l'exploitation du travail des esclaves. On est alors encore en chrétienté (à savoir christianisme politique).

C'est l'an 1648, un siècle et demi après, qui marque la fin de la chrétienté, auto-détruite par les guerres civiles, concrètement la guerre de 30 ans (qui a vu la mort de la moitié environ de la population du Saint Empire romain germanique). Les traités de Westphalie du 24 octobre 1648, qui en marquent la fin, laissent apparaître le fait que désormais le référentiel des cités et pays n’est plus leurs Églises respectives, mais que les États s'organisent comme ils veulent.

L’année d’après a lieu la première mise en place d’une cité de post-chrétienté, suite à la décapitation du roi d’Angleterre Charles Ier par la révolution anglaise dite puritaine. Si, en commun avec la chrétienté, le référentiel de la cité est transcendant — la loi, en analogie avec la loi biblique (d’où mon hésitation sur le qualificatif “humaniste” pour “centré sur l’homme”) —, à la différence de la chrétienté aucune Église et aucun roi ne font plus clef de voûte. Tous sont sous la même loi, convenue sur la base de leurs lectures respectives de la loi commune, ce qui laisse la liberté à la pluralité des cultes (d’où le vocable “libéral”).

La capitalisme entrera rapidement dans le cadre du libéralisme, d’où la façon commune de les confondre, du moins en Europe (pas aux USA). Or — né avant la civilisation libérale —, le capitalisme, qui a une grande capacité d'adaptation, s'est aussi très bien accommodé du racisme, colonial (qui l’a vu naître), fasciste et nazi, et des diverses adaptations historiques du socialisme ; c’est-à-dire de toutes les branches issues, aux origines, de la fin de la chrétienté.

Ayant parlé de la Révolution puritaine, précisons que la caractéristique essentielle de ce qui a été appelé puritanisme (qui a promu en premier la cité libérale, mais n’est pas en soi capitaliste) est précisément la centralité de la loi, loi qui ultimement n’a pas d’auteur, les rédacteurs portant des principes qui débordent nettement leur propre compréhension de ces principes — cf. l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, posant théoriquement l’abolition de l’esclavage, que dans un permier temps les rédacteurs de la Déclaration n’abolissent pas ! Une loi fondée au-delà, ou en deçà, de ses propres rédacteurs : la Révolution française fait partie, en cela, des révolutions puritaines, faisant suite, et le revendiquant, aux deux révolutions puritaines précédentes, anglaise et américaine. C’est là le système libéral, qui les relie : souveraineté de la loi, avec référentiel en arrière-plan, le Décalogue, dont la symbolique des tables pour la Déclaration est reprise de celles du Sinaï. Sinaï, 1789, 1948 (Déclaration universelle) — en commun : libération de l’esclavage, 1ère parole du Décalogue.

Face à la loi commune et sans auteur qui puisse en revendiquer la paternité, sont les individus libérés par la loi, en tant que pour cela, elle doit s'inscrire dans les cœurs… Ce que les révolutionnaires français appellent, de façon très biblique, ”régénération”.

Cela avec un risque permanent : l'affaiblissement du pôle de la loi sans auteur. C'est ce qui se produit très rapidement avec l’investissement de ce libéralisme par le capitalisme, dont la méthode passe par l'affranchissement à l’égard de la morale voulue par la loi.

L'affranchissement du capitalisme à l'égard de la morale est très sensible dans le nationalisme colonialiste, qui fait perdurer le système esclavagiste, et en importe les effets au sein des nations européennes dont il est issu. Il vaut de lire le passage du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire qui décrit le processus qui va de l’esclavage colonial au nazisme.

Lorsque le système raciste nazi sera abattu, le 8 mai 1945 (avec l'ambiguïté de la date — le 8 mais 1945 est aussi la date du massacre colonial français de Sétif), le capitalisme se déploiera par la séduction (cf. les travaux du sociologue et philosophe Michel Clouscard). Pour l'Europe, via le plan Marshall. Les premières réformes sociétales se mettent en place dès les années 1960-1970, le tout du sociétal demeurant freiné par le vis-à-vis subsistant, l’URSS…

Pourquoi années 1960-1970 ? Parce que peu avant a lieu une des découvertes scientifiques les plus importantes, peut-être, de l’histoire de l'humanité : La Pilule — qui va occasionner diverses lois sociétales.

À commencer, pour la France, par la loi Neuwirth — adoptée en France par l'Assemblée nationale le 19 décembre 1967 —, qui autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale, ladite “pilule”. Cette loi, nommée d'après Lucien Neuwirth, le député gaulliste qui la proposa, abroge celle du 31 juillet 1920 qui interdisait non seulement toute contraception, mais jusqu'à l'information sur les moyens contraceptifs. Promulguée le 28 décembre 1967, l’application de la loi Neuwirth sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.

D’autres pays ont précédé la France, en premier lieu les USA, où la Food and Drugs Administration, délivre une définitive “autorisation de mise sur le marché” le 23 juin 1960. L'Australie est le premier pays à commercialiser “la pilule” après les États-Unis, le 1er janvier 1961. L'Allemagne fédérale est le premier pays d’Europe à la commercialiser, le 1er juin 1961.

En France, la loi Neuwirth sera suivie quelques années après par la promulgation de la loi Veil, le 17 janvier 1975, loi qui prévoit une dépénalisation de l'avortement sous conditions. En tout cela, une nouveauté, signifiée par le passage de l’interdiction de l’information sur la contraception à la pleine autorisation de “la pilule” : la sexualité est désormais séparable de la procréation — une séparation radicalement nouvelle, avec des conséquences inédites sur les mœurs.

Première marque de ces conséquences, une forte et rapide désaffection du mariage — liée à ce que la potentialité procréatrice de la sexualité est désormais atténuée —, au profit du concubinage, bientôt légalement reconnu par la mise en place du PaCS, via la loi qui sera promulguée le 15 novembre 1999.

Auparavant, l'adultère a été dépénalisé, le 11 juillet 1975, en regard de l’évolution des mœurs, liée à la séparation théorique, ici aussi, de la sexualité et de la procréation — je cite : à la mi-décembre 2015, dans la lignée de la loi de 1975, la Cour de cassation a estimé que « l'évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permettent plus de considérer que l’imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ».

Évolution des mœurs qui induit donc un nouveau regard sur l’institution matrimoniale et la sexualité, la sexualité étant désormais théoriquement séparée de la procréation ; nouveau regard sur la sexualité en général et donc sur l’homosexualité, selon cette même séparation théorique sexualité-procréation — avec à terme la récente “PMA pour toutes”.

Auparavant, la loi instaurant le PaCS a été votée, en 1999, dans le but — je cite l’ « Étude d'impact du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », étude datée de 2012 — de « prendre en compte une partie des revendications des couples de même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation refusait de regarder leur union comme un concubinage ». Puis le mariage des couples de personnes de même sexe est rendu possible en France par la loi du 17 mai 2013.

Jusque là, selon la formule du doyen Carbonnier, ce qui faisait le mariage, c'était “non pas le couple, mais la présomption de paternité”. Loi objective, touchant le domaine public : un enfant, ça se voit. Désormais, c’est l’intime qui est concerné, l’amour — l’intime, auquel pourtant, non plus qu’au vécu de la mort, aucune institution — Église, État ou législateur n’a accès.

Or, que s’est-il passé peu avant ? À nouveau : la chute du mur de Berlin, fin 1989. Six mois après, le 17 mai 1990, l’OMS, qui jusque là place l’homosexualité dans la liste des maladies mentales, la retire de ladite liste. Coïncidence ? Après 1989 apparaît ce que l’on peut appeler un second libéralisme, qui se distingue du premier en ce que le pôle loi-individu du premier se déplace en faveur de la subjectivité, de l’individu subjectif (pouvant par ex. auto-déterminer son genre indépendamment de son sexe biologique), jusqu'à l’intime, dont la loi devient l’instrument, là où elle était pôle référentiel intangible (Décalogue, 1789, 1948).

Illustration, une citation du romancier Milan Kundera : « Je ne connais pas un homme politique qui n’invoque dix fois par jour les “droits de l’homme” ou les droits de l’homme qu’on a bafoués. Mais comme en Occident, on ne vit pas sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n’importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout en contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant tous les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l’homme et tout s’est mué en droit : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues. Les chômeurs ont le droit d’occuper l’épicerie de luxe, les dames en fourrure on le droit d’acheter du caviar, Brigitte a le droit de garer sa voiture sur le trottoir et tous, chômeurs, dames en fourrure, Brigitte, appartiennent à la même armée de combattants des droits de l’homme. » (Milan Kundera, L’Immortalité, Folio / Gallimard, 1993, p. 206-207)

*

Désormais, donc, dans le nouveau libéralisme du néo-capitalisme (i.e., selon l’expression de Michel Clouscard : “le capitalisme de la séduction”), on légifère sur l’exception et l’intime : l’amour, la mort. Or, légiférer (dans un sens ou dans l'autre) sur l'intime (comme quant aux lois sur la fin de vie), est entrer dans des zones où de toute façon la sanction légale n'a pas accès (prenons le suicide : comment punir quelqu'un qui s'est suicidé ? En mettant son cadavre en prison ?). Institutionnaliser l’exception ne change donc pas grand-chose à ce qui se faisait auparavant. Quand bien même ces réformes se font, sans doute inéluctablement, pour la fin de vie suite à la Belgique et à la Suisse.

*

Avec les deux tournants, 1945 et 1989 — sans négliger l'événement objectif incontournable : “la pilule” —, s’est pleinement déployée, dans la subversion de l’ancien système de civilisation, la nouvelle civilisation libérale régie par un nouveau capitalisme, le “capitalisme de la séduction”, qui exalte la marginalité comme exception devenue masse (et légifère sur l'exception) ; fonctionnant comme “subversion subventionnée”, selon les termes de Michel Clouscard, et étant donc, je cite Clouscard, « condamné à l'escalade subversive. De par la concurrence et l'usure des signes. Ce qui commence comme sélection, marginalité d'un petit groupe tombe très vite dans la consommation de masse. […]
La subversion se radicalise, accède à la plus grande transgression possible dans le mondain : la drogue et le sexe. […]
Alors la contestation mondaine atteint le moment dialectique de sa plus grande contradiction interne : contradiction entre l'institutionnel et la subversion. Car ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde. Le grand combat contre l’institutionnel n’est que la substitution de l'institutionnel de demain à celui d’hier. »
(Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, éd. Delga 2015, p. 120-121)

Selon que, dixit le philosophe Jean-Claude Michéa, « le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.).

Ces deux ailes sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait “à gauche” – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait “à droite”. En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)

Une civilisation nouvelle est en place, désormais sans freins, valorisant la “marginalité” devenue masse en faisant d'exceptions la règle, avec le risque de la possibilité de légitimations, pas toujours très charitables, de la logique néo-capitaliste : maintenir les vieux en vie “coûte cher”, ce qui selon la logique financière, prime sur les sentiments pour les proches, d’où les potentiels énormes cas de conscience et crises de culpabilité, face à des propositions en risque de déshumanisation qui tombent pile pour rendre acceptable avec le démantèlement des acquis sociaux, la rentabilisation des hôpitaux ; pendant que la logique inhumaine fuit en avant vers plus d’inhumanité…

***

Sur le fond : dans les domaines les plus intimes (plus encore que dans les autres), la raison ne maîtrise pas l’inconscient. Nous ne sommes donc vraiment maîtres ni de nos décisions, ni de nos “consentements”. Qui sait si demain on aurait pris la même décision qu'aujourd'hui ?

Analogie avec la question du consentement sexuel. La philosophe Manon Garcia écrit : « Le consentement, comme le principe d'autonomie de la volonté sur lequel il se fonde, implique un sujet rationnel, volontaire et non vulnérable, un sujet conscient à chaque instant de sa volonté et de ce qui la fonde. Or la psychanalyse, par exemple (mais plus largement les sciences sociales dans leur ensemble), met en doute la validité d'une telle représentation de la personne en agent libre, rationnel et volontaire » (Manon Garcia, La conversation des sexes, Philosophie du consentement, Climats / Flammarion, 2021, p. 106-107).

“Mourir dans la dignité” : et si c’était un euphémisme ? Façon de noyer le poisson de la mort. De Gaulle avait une belle formule (qui dévoile l'euphémisme) — de mémoire : “Mourir les armes à la main, ça a une autre gueule que de mourir d'un ulcère au fond de son lit”. Quelle est en effet la dignité — ou l’indignité ! — de mourir malade, affaibli de toute façon, quelle que soit l' “aide à mourir” (autre euphémisme...) ? Ou, en termes chrétiens, si la dignité c'est ne pas souffrir (et certes, on le souhaite tous), la mort du Christ était-elle indigne ?

Cioran : “Les temps nouveaux ont à ce point perdu le sens des grandes fins que Jésus, aujourd'hui, mourrait sur un canapé. […]” (Le crépuscule des Pensées, Œuvres, p. 430).

Nietzsche : « Voici ! Je vous montre le dernier homme. “Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?” — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
“Nous avons inventé le bonheur” — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement. »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

Bref, évitant l'euphémisme, euthanasie, suicide… appeler un chat un chat. Subversion subventionnée, la drogue et le sexe. La mort a toujours quelque chose d'indécent, même si on y est “aidé” ! Et la dignité d’un être humain est inaliénable, quelle que soit sa vie ou sa mort !

Cioran à nouveau : “Ne se suicident que les optimistes. Les autres n'ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?” (Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 783-784). Bref commentaire, assumant qu’il n’y a plus de chrétienté, et que la relation avec l’ultime, de quelque façon qu’on le perçoive, relève de l’intime (contrairement à, jusque là, la loi). Dans le propos de Cioran transparaît une notion : la déception. Fût-ce la déception de Dieu, ce qui suppose avoir espéré où il ne fallait pas. Le passage est fréquent d’un Dieu dont on devrait obtenir ce qu’on voudrait, à son opposé déçu : “rien à attendre”. Illustration : la chanson de Janis Joplin, “O Lord won’t you buy me a Mercedes Benz” : c’est la conception assez normale, vouée à être déçue (Dieu n’est pas un concessionnaire automobile), débouchant, à l'opposé du biblique “choisis la vie”, sur un “rien à attendre”. Sauf qu’il n’est pas cela et que ce qu’il y a “à attendre” est d’un autre ordre, qui précède toutes les “Mercedes Benz”. Or la foi, au cœur de l’intime, consiste précisément à discerner dans l'intime cet autre ordre…


RP, Bressuire, 22.05.23
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Cf. Commission Ethique et Société de la Fédération Protestante de France : Pour davantage d’humanité en fin de vie, Interpellations protestantes.
Et, sur “Regards protestants” : Fin de vie : les protestants prennent position.


samedi 22 avril 2023

L'épreuve de l'humilité




Psaume 110 (trad. NBS)
(1) De David. Psaume. Déclaration du SEIGNEUR (YHWH) à mon seigneur :
Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !
(2) Le SEIGNEUR tendra de Sion le sceptre de ta puissance :
domine au milieu de tes ennemis !
(3) À toi le principat, au jour de ta puissance ;
dans l'éclat de la sainteté, du sein de l'aurore, comme la rosée je t'ai donné le jour.
(4) Le SEIGNEUR l'a juré, il ne le regrettera pas :
Tu es prêtre pour toujours, à la manière de Malki-Tsédeq.
(5) Le Seigneur est à ta droite, il écrase des rois le jour de sa colère.
(6) Il rendra justice parmi les nations (dans un pays) rempli de cadavres ;
il fracasse la tête sur tout le territoire.
[v. 6 : trad. S. Cahen]
(7) En chemin il boit au torrent : c'est pourquoi il relève la tête.

*

Illustration — Indiana Jones et la dernière croisade : trois épreuves finales (cf. l’extrait du film ci-dessous), pour accéder à la coupe du Christ et y recevoir le breuvage d’immortalité — dans le mythe, cette coupe est le Graal. La première épreuve est celle de l’humilité. Le pèlerin qui s’approche de la coupe doit s'agenouiller, sous peine d’être décapité par le souffle de la colère…

Tête ou chef, c’est le même mot. Psaume 110, 6 : rosh en hébreu, même mot. Subsiste devant le souffle du Seigneur celle, celui-là seul qui est humble et ne relève pas la tête par lui-même. Seule la source de vie la lui fera relever (v. 7).

C’est pourquoi, écrit Paul, que chacun regarde les autres comme étant au-dessus de lui-même (Philippiens 2, 3). C’est la condition du vivre ensemble qui ne fasse pas du territoire un champ de cadavres… En effet, toujours Paul, si vous vous dévorez les uns les autres, vous allez vous détruire (Galates 5, 15), sauf à vous plier devant le souffle du Seigneur.

Relecture selon le Nouveau Testament, le Seigneur du v. 6 du Psaume, à la droite du Seigneur, est le Messie, le Christ, comme d'une autre façon, Dieu est son ombre à sa droite (Ps 121, 5). D’où l’application de ce sacerdoce selon l’ordre de Melchisédek du v. 4 à Jésus.

Le nom Melchisédek, n'apparaît que deux fois dans la Bible hébraïque, dans la Genèse (Gn 14, 18), lors de l’épisode de la rencontre entre Abraham et ce roi de Salem, i.e. Jérusalem ; et, la deuxième fois, dans ce Psaume 110 (v. 4), où cette référence est appliquée au Messie selon David, roi à Jérusalem. Un sacerdoce qui n’a rien à voir avec celui du Temple, idée reprise par l'épître aux Hébreux qui précise que quant à l'institution sacerdotale du Temple, Jésus, non lévite, n’y aurait aucun statut (Hé 7, 13-14 et 8, 4). Mais, Messie royal de Juda, toujours selon la même épître, il reçoit ce titre mystérieux du Ps 110.

La figure de Melchisédek est citée 10 fois dans l’épître aux Hébreux. Tandis que le v. 1 du Psaume, “Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !”, est abondamment cité dans le Nouveau Testament — par Matthieu, Marc, Luc, Actes, Paul, et bien sûr l’épître aux Hébreux — le verset étant appliqué à Jésus. Imagine-t-on Jésus, tel que présenté dans le Nouveau Testament, fracassant des têtes, jonchant le sol de cadavres ?! C’est donc que le Psaume a vocation, cela en accord, et avec le Nouveau Testament et avec la traduction juive, à être lu autrement…

Où l’on revient à sa signification en matière d’humilité… Le double sens des mots est une constante dans beaucoup de langues anciennes, dont l’hébreu, et aussi le grec. Pour l’hébreu, cela apparaît nettement dans ce que l’on appelle le dual. Des mots comme Jérusalem (Yerushalayim), ou la vie (haïm), sont au dual (une forme de pluriel). Des mots à double sens, matériel, historique, et un autre niveau : Jérusalem terrestre et céleste, la vie biologique et spirituelle, etc.

Cette signification autre que strictement matérielle permet de comprendre pourquoi ce Psaume est appliqué à Jésus, et pourquoi, par lui, il parle aussi pour nous. Au cœur de cela, Messie humble, le serviteur souffrant, qui se renie lui-même et qui nous appelle à faire de même (Jean 12, 25  Marc 8, 34 et parallèles  etc.). Nier ce que nous pensons de nous-mêmes, jusqu’à considérer les autres comme supérieurs à nous-même, est la vie devant Dieu à laquelle nous sommes appelés pour ne nous glorifier que dans le Seigneur, qui seul relève notre tête.

Double sens permanent, dans tous les domaines, qui nous permet de lire comme prière le Cantique des Cantiques, chant qui en son sens premier apparent parle de désir concret d’amour physique, et qui au fond parle de la réalisation du commandement du Deutéronome (6, 5) : “Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.”, le bien-aimé et la bien-aimée devenant l’un pour l'autre la présence d’un Dieu éminemment désirable là où l’apparence incontournable donne un Dieu source du bien comme du mal qui nous adviennent tour à tour, y compris un mal insupportable. Se source alors dans l’humilité l’amour de ce qui advient (amor fati, selon les termes de Nietzsche), amour de ce qui advient reçu dans la présence autre donnée dans la bien-aimée et le bien aimé


Prière avec le texte du jour

Cantique des Cantiques 6, 4 - 7,11
6 (4) Tu es belle, mon amie, comme Thirtsa, harmonieuse comme Jérusalem, terrible comme des troupes sous leurs bannières.‭
‭(5) Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent.
[…]
(10) ‭Qui est celle qui apparaît comme l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme des troupes sous leurs bannières ? —‭
(11) ‭Je suis descendue au jardin des noyers, pour voir la verdure de la vallée, pour voir si la vigne pousse, si les grenadiers fleurissent.‭

7 (1) Tourne-toi, tourne-toi, Shoulamite ! Tourne-toi, laisse-toi contempler ! Laisse-toi contempler, royale Shoulamite, rythmant en contredanse
(2) la beauté de tes pas en chausses de princesse !
Aux courbes de tes cuisses, un joyau façonné au doigté d'un orfèvre
(3) est au bas de ton ventre une coupe en croissant de lune où le vin parfumé ne saurait pas manquer !
— ton ventre, un mont de blé que parsèment des lys…
(4) Et tes seins, tels deux faons, jumeaux d’une gazelle,
(5) et le port de ton cou, une tour en ivoire ! Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.
(6) Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !
(7) Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !
(8) Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.
(9) J'ai rêvé mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits, tes seins, "ces grappes de ma vigne" ; le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes
(10) m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin…
… Il se répand pour mon bien-aimé, coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.
(11) Je suis à mon bien-aimé et c'est moi qu'il désire.


RP, méditation cp Châtellerault, texte du jour 22.04.23





samedi 1 avril 2023

Déconstruction de la déconstruction





Le célèbre philosophe andalou Averroès fait paraître en 1179 env. un traité intitulé en arabe Tahafut al-Tahafut. Le latin traduit Destructio destructionis. Les modernes proposent des traductions variées, la plus courante étant Incohérence de l’incohérence. Le terme déconstruction n’est en général pas proposé, les traductions datant toutes d’avant la généralisation des déconstructions en tous genres…

Derrida, à qui est attribuée la paternité de la “french theory” déconstructiviste, doit se retourner régulièrement dans sa tombe, à l’écho de la multiplication des “déconstructions”.

Une des plus récentes concerne les cathares, que quelques historiens récents s’attachent à “déconstruire” à leur tour. Le magazine Historia vient de leur donner, sous le titre “Les cathares ont-ils vraiment existé ?”, une tribune grand public…

Avant de nous pencher sur ce cas, quelques mots sur le traité d'Averroès — après tout il est contemporain des cathares, et sans qu’il le sache, il a joué, on va le voir, un grand rôle via l’Ordre des Prêcheurs, les dominicains, dans la controverse latine anti-cathare !

Averroès, par son traité, se propose de réfuter un autre traité, dû à la plume d’un théologien musulman persan nommé Al-Ghazali, intitulé Tahafut al-Falasifa, que l’on peut traduire, en termes contemporains, par Déconstruction de la philosophie. Son traité est daté de l’époque où le monde latin s’apprête, à l’appel du pape grégorien Urbain II à Clermont, 1095, à se croiser pour déferler sur l’Orient musulman.

Le monde musulman, ayant bénéficié très tôt de nombreuses traductions des philosophes grecs antiques, a produit un nombre considérable de philosophes, souvent persans comme Ghazali. Ils ont développé des concepts encore en usage en philosophie comme la distinction de l’essence et de l’existence développée par Al-Farabi et Avicenne. Ghazali, tenant de l’option théologique stricte de l’école dite ash’arite, décide de les réfuter. L’écart avec la lecture de l’islam qui est la sienne lui semble trop considérable. Ghazali va donc s'atteler à un travail philosophique rigoureux pour déconstruire le travail philosophique qui lui semble conduire à des conclusions à ses yeux incompatibles avec sa foi. Et, comme pour toute déconstruction, ce qui est déconstruit laisse place à une construction alternative. Pour Ghazali, il la trouve dans sa compréhension du message coranique. Aujourd’hui, on trouverait cela un peu… islamiste, n’était l’anachronisme.

Averroès, quelques décennies après, a bien perçu le problème, et son aspect politique. Il estime que le discours théologique n’a rien à faire dans la gestion de la cité, repérant les glissements où cela peut conduire (cela a été remarquablement illustré par le film de Youssef Chahine sur Averroès, Le destin). Averroès considère que le message religieux du Coran, à vocation spirituelle et non politique, n’est en rien incompatible avec la philosophie, et notamment, selon lui, la philosophie de la nature, développée dans la ligne d'Aristote. Mais la philosophie plutôt que la foi religieuse est à même de nourrir la réflexion politique. Il entreprend donc, non sans humour, de déconstruire la déconstruction de Ghazali.

Aujourd’hui, contrairement à ce qu’il en était pour Ghazali, l’alternative à la déconstruction n’est pas la lecture califale du Coran. Aujourd’hui c’est l’auteur de la déconstruction lui-même qui fournit l’alternative. Les déconstructeurs contemporains ont dès lors ipso facto le beau rôle : ils ont compris ce que, pensent-ils, leurs prédécesseurs, devenant précurseurs malhabiles et naïfs, n’ont pas saisi. En histoire, leurs précurseurs manquaient trop de leur compétence critique pour être sérieux. Vouloir être pris au sérieux entraîne donc souvent une fuite en avant critique, de critique en critique, jusqu’à l’hypercritique qui en vient à refuser toute fiabilité aux sources qu'utilisaient, certes avec la prudence requise, leur prédécesseurs. C’est bien, à terme, les sources qu’il s'agit de déconstruire dès lors qu’elles ne vont pas dans le sens de l’autorité intransgressible des déconstructeurs — comme Ghazali déconstruisait ce qui chez les philosophes n'allait pas dans le sens de sa compréhension du message coranique.

Plus de révélation divine comme autorité de nos jours, mais le principe d’autorité du savant universitaire patenté. On dérive assez loin des travaux de Derrida : on débouche sur l’autorité subjective assise sur la plus grande radicalité déconstructiviste, et ce qu’elle a d'impressionnant. Il est troublant de remarquer que cela n’est pas sans ressemblance avec les théories de la post-vérité…

Car il s’agit, pour savoir ce qui est proposé comme alternative à ce qui est déconstruit, de percevoir ce qui compte pour le déconstructeur. Il touche à tout, déconstruit tout, sauf ce qui compte pour lui, à commencer par son autorité, et à continuer par ses croyances.

Pour illustrer cela : le déconstructivisme contemporain s’inscrit dans — et dépasse — une lignée remontant au XIXe s., et concernant notamment la critique biblique. Des théologiens, principalement allemands, se sont mis au XIXe s. à travailler les textes bibliques, repérant des couches rédactionnelles, discernant méthodologiquement ces couches sous les textes, les datant, etc. — et débouchant par exemple, vu le décalage temporel entre ces couches comme sources postulées et les personnages bibliques, sur la question de l'historicité de ces personnages, jusque-là admise. Jusqu’à ce qu’il devienne aujourd’hui assez courant d’y voir des figures symboliques. Ainsi, dans le numéro de ce mois de mars 2023 d’un magazine d'Église protestante, on peut lire : “au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi ? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu ? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël ?” Chrétien, l'historien qui signe ces lignes n’est pas troublé par la non-existence d’Abraham ou Moïse (qui pourrait être plus gênante pour les juifs), mais il tient à préciser que l'existence de Jésus est un fait prouvé historiquement… Affirmation qui pourtant ne fait pas l’unanimité depuis que parmi lesdits historiens du XIXe s., de David Strauss à Bruno Bauer, s'initie la thèse dite mythiste (Jésus comme mythe), minoritaire mais toujours active, développée jusqu’à nos jours chez les savants (ainsi Nanine Charbonnel et son livre Jésus-Christ, sublime figure de papier), mais aussi chez les non-spécialistes — comme Michel Onfray dans son Traité d'athéologie, thèse qu’il emprunte à Raoul Vaneigem (La résistance au christianisme) qui avait la logique de pousser jusqu’à Paul la déconstruction, faisant de Paul une invention marcionite portant un Jésus mythique auquel d’autres chrétiens auraient fini par inventer une histoire.

Dans cette perspective, la limite au déconstructivisme est liée à la foi de ceux qui s’arrêtent avant de déconstruire ce qui compte pour eux. Parfois, on peut supposer des motifs plus… diplomatiques de limiter la déconstruction : ainsi, le personnage de Mahomet lui aussi est remis en question par des historiens ; mais la déconstruction reste prudente face aux risques de… débordements allant dans le sens de la foi de Ghazali… Plus risqué que la mise en question des figures bibliques, ou des cathares…

Dans tous les cas, on n’a accès au réel que via des sources (et parfois de l’archéologie face à des textes incontournables pour la bien lire) dont le doute sceptique ne permet pourtant pas de dire sans appel qu’il n’y a rien derrière. Qu’est ce qui fait le départ entre la déconstruction radicale et hypercritique et une attitude plus prudente ? C’est le regard sur les textes tels qu’ils nous sont parvenus. Décider a priori que vu leur âge, ils ne sont pas fiables, voire d’emblée suspects, sur la base d’une construction a priori en vis-à-vis de la déconstruction hypercritique, manque d’un travail préalable sur ses propres a priori. Ce questionnement des a priori correspond à la démarche d’Averroès : déconstruire la déconstruction. La vraie question est celle des motivations profondes des déconstructeurs de courants de pensée, de figures bibliques ou de phénomènes historiques. Quelle est leur visée ? Quels enjeux ?

Dans son roman L’immortalité, Milan Kundera s’interroge et nous interroge sur les motifs profonds de quelques personnages célèbres — il cite, entre autres, Beethoven et Goethe, les montrant soucieux de leur propre immortalité, c’est-à-dire de l’image d’eux-mêmes qu’ils laisseront à la postérité.

Il est toujours prestigieux d’être en pointe dans le dépassement de toute naïveté. Il est toujours tentant d’être, ou de paraître, moins naïf que les autres, d’être celui ou celle à qui on la fait pas. Quand en outre, contrairement à Ghazali qui remettait tout au Dieu de sa foi, on devient le centre de référence ultime de la reconstruction après la déconstruction, on risque fort de se retrouver pris au piège de sa propre immortalité. Il est tout de même gênant pour un pôle de référence plus fiable que les sources déconstruites de se corriger soi-même ! Difficile d’échapper à cette tentation commune (Kundera lui-même a pu être mis en question dans sa volonté de veiller lui-même au volume de la Pléiade qui lui a été consacré, chose rare, de son vivant). Tentation d’autant plus forte qu’on s’est attribué plus d’autorité : difficile d’avouer : “je me suis trompé”. Ne reste qu’à se taire ou à corriger insensiblement une erreur que l’on ne veut pas reconnaître… D'autant plus difficile donc, que l’on s’est donné plus d’autorité que les auteurs des sources.

Nul n’étant à l’abri de la vanité, je ne m’excepterai pas : deux mots pour dire comment j’en suis arrivé à m’intéresser aux cathares. Tout a commencé pour moi par un mémoire de maîtrise sur Thomas d’Aquin. Ayant trouvé agaçant, comme protestant, de voir souvent présentés avec malveillance, parfois inconsciemment, les réformateurs, singulièrement Calvin ; considérant que la malveillance ne fait pas avancer les débats, il m’a semblé malvenu, et peu œcuménique, de faire la même chose vis-à-vis du catholicisme, ce qui m’a conduit à considérer de façon non caricaturale si possible, cette figure centrale du catholicisme historique : Thomas d’Aquin. Cela m’a permis de détecter que la théologie de Calvin était elle aussi en dette au travail de réhabilitation de la nature opéré par l’Aquinate médiéval…

Et j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa Somme contre les Gentils… D’où ma thèse de théologie : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare Liber contra manicheos) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.

À l’époque de mon travail, années 1980, les sources issues des cathares eux-mêmes n’étaient pas suspectées, sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour ce défaut quant à l’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.

Puis se sont développés des travaux déconstructivistes, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire soupçonner lui-même d’hérésie… “naturaliste” pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?


RP, 3 mars 2023


dimanche 19 mars 2023

Lunatique





Matthieu 17, 14-21
Lorsqu’ils furent arrivés près de la foule, un homme vint se jeter à genoux devant Jésus, et dit :‭
‭Seigneur, aie pitié de mon fils, qui est lunatique, et qui souffre cruellement ; il tombe souvent dans le feu, et souvent dans l’eau.‭
‭Je l’ai amené à tes disciples, et ils n’ont pas pu le guérir.‭
Engeance incrédule et perverse, répondit Jésus, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici.‭
‭Jésus parla sévèrement au démon, qui sortit de lui, et l’enfant fut guéri à l’heure même.‭
‭Alors les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent en particulier : Pourquoi n’avons-nous pu chasser ce démon ?
‭C’est à cause de votre incrédulité, leur dit Jésus. Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait ; rien ne vous serait impossible.‭
‭Mais cette sorte de démon ne sort que par la prière et par le jeûne.‭

*

“Un épileptique, semble-t-il”, commente une note de la TOB, précisant : “On crut longtemps, presque jusqu'à l’époque moderne, en Occident aussi, que les accès d’épilepsie étaient liés aux phases de la lune”.

Or, le texte de l’évangile, lui, nous dit : “‭Jésus parla sévèrement au démon” (v. 18). Pour Jésus, selon Matthieu, il ne s’agit pas seulement d’un phénomène astral — “les phases de la lune” — ; s’il est bien question de la lune, il ne s’agit pas seulement du disque lunaire : le démon du v. 18 est clairement sous-entendu au v. 15 : “mon fils, qui est lunatique”, littéralement, selon le grec, “seleniazomai”, “sélénisé”, c’est-à-dire la même formule que lorsqu'il est question de “démonisés”. Séléné, en grec, n’est pas seulement le disque lunaire, mais avant tout la divinité que signifie le disque lunaire, un daïmon, donc, “démon” dans le Nouveau Testament, qui correspond au sens du mot à l’époque : les divinités inférieures du panthéon païen — équivalent des Baals dans l'Ancien Testament (dans lequel on ne trouve donc pas le mot “démon”). Le mot, chez les Grecs, n’est en général pas négatif. Il ne l’est pas non plus dans le judaïsme hellénistique, où il est l'équivalent d’”ange”.

Séléné, la lune, comme “démon”, ce que l’on retrouve chez Baudelaire :
« La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : “Cette enfant me plaît.”
Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.
Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : “Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau uniforme et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !
“Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie.”
Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques. »

(Charles Baudelaire, “Les Bienfaits de la lune”, recueil Le Spleen de Paris)

Superbe transfiguration en beauté poétique, écho à ce que, d'une autre façon, on lit dans la Bible, Ancien Testament, évoqué sous l’angle d’une promesse face à la menace de la souffrance lunaire que l'on retrouve dans le récit de l'évangile — être délivré de la fatidique figure, “le reflet de la redoutable Divinité” (Ps 121, v. 6) :

Psaume 121
Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?‭
‭Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la terre.‭
‭Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne sommeillera point.
‭Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui garde Israël.‭
‭L’Éternel est celui qui te garde, l’Éternel est ton ombre à ta main droite.‭
‭Pendant le jour le soleil ne te frappera point, ni la lune pendant la nuit.‭
‭L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;
‭L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.

Voilà donc dans le texte de Matthieu une figure “démoniaque”, Séléné, qui fait souffrir l’enfant, et que, donc, Jésus “fait sortir” (v. 18 et 21).

Rien à craindre des divinités menaçantes quelles qu'elles soient, qui rendent captif de ce qu’on a fait ou pas fait. On est appelé à être libéré de tout ce qui peut rendre captif et faire souffrir. Cela s’opère par la foi au Dieu de l’impossible (selon la formule rhétorique “déplacer les montagnes”, qui n’est pas un appel à faire d’absurdes choses spectaculaires, ce que Jésus a toujours refusé !) ; foi seulement, reçue dans la plus radicale humilité au contraire : “la prière et le jeûne” (v. 21) — marques de l’humilité qui, dans la foi, s’en remet avec le Psalmiste à l’Éternel seul, “l’auteur des cieux et de la terre” : “Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?”

”‭L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;‭ ‭L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.”


RP, texte du jour FPF, CP Châtellerault, 11.03.23


mercredi 15 mars 2023

70 fois 7 fois





Matthieu 18, 21-35
Alors Pierre s’approcha de Jésus, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?‭
‭Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.‭
‭C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.‭
‭Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents.‭
‭Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée.‭
‭Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.‭
‭Emu de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette.‭
‭Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois.‭
‭Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai.‭
‭Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.‭
‭Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.‭
‭Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ;‭
‭ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?‭
‭Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait.‭
‭C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.

*

70 fois 7 = 490. Je n’ignore pas qu’on fait de ces 70 fois 7 un symbole de l’infini… Mais est-ce si sûr ? 490, c’est le chiffre que donne le livre de Daniel (ch. 9) relisant Jérémie 25 et comptant 70 fois 7 pour le sursis du royaume de Juda avant l’exil. 490 ans correspondent à la période où 70 années sabbatiques n'ont pas été observées — cela débouchant sur l’exil. Or, les années sabbatiques sont des années de remise des dettes, donc de pardon (le Notre Père dans Matthieu parle de dettes, celui dans Luc parle de péchés, dettes morales et spirituelles).

C’est bien de cela qu’il est question dans le propos de Jésus qui entraîne la question de Pierre. “Si ton frère a péché, reprends-le seul à seul, puis… à deux ou trois, puis devant l'Église, avant de ne plus lui parler, sachant que là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 18, 15-20). Alors Pierre pose sa question : pardonner jusqu'à combien de fois ? En regard de Daniel 9 et de la parabole qui suit et que nous avons lue, il semble qu’il y ait peut-être des limites, contrairement à ce qu’on dit, lisant cette parabole qui semble des plus faciles à comprendre : pardonne de tout ton cœur pour être pardonné… Voilà qui, du coup, n’est peut-être, dans cette parabole, pas si simple et rassurant : qui d’entre nous pardonne vraiment de tout son cœur ? Ne glissons-nous pas, avec nos certitudes quant à un pardon infini et inconditionnel, à la “grâce à bon marché”, dénoncée par Bonhöffer, lisant Matthieu justement ? Y a-t-il encore une ouverture positive, ou sommes-nous arrivés au terme des 490 ans de Daniel, débouchant sur l'exil ?

« La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus. » (Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, folio p. 64)

En guise d’illustration du propos de Cioran : « à côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve parmi les cathares ceux qui affirment qu’ “aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait” : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ? » (RP)

*

Pour poser la question dans un sens qui n’est ni celui et d’une inconditionnalité ni celui d’une conditionnalité (à condition que vous pardonniez, alors vous serez pardonnés) — peut-être, à y regarder de près, la parabole dit-elle : le pardon que vous octroyez est la mesure de celui que vous avez reçu. Après tout l’homme impitoyable de cette histoire, bien conscient de la dette de son prochain, s’avère ne pas avoir perçu la gravité de sa dette à lui — rendant difficilement évitable le constat de Cioran et le symbole de la disparition du dernier Parfait.

La question de la parabole devient alors celle d’une alternative possible, via notre perception de notre dette : celle de notre reconnaissance pour le pardon que nous avons reçu, pardon qui, bien mesuré, si c’est possible, rend ridicule toute rancune contre qui nous a offensés. Mais, pour reprendre une question que l’on trouve chez Luc (18, 8) : le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? — la foi qui permet d’entendre la question de la parabole, qui est celle de la prière que Jésus nous a enseignée : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi…


RP, texte du jour FPF, CP Poitiers, 13.03.23


mardi 24 janvier 2023

Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire...





Matthieu 25, 31-46
31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire.
32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs.
33 Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.
34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde.
35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ;
36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.
37 Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?
38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ?
39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ?
40 Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !
41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.
42 Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ;
43 j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.
44 Alors eux aussi répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ?
45 Alors il leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.
46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle.

*

Derrière cette parabole très connue, il y a la mémoire de d’exil et de la façon dont les choses se passent tandis que Dieu ramène à lui ses brebis exilées, humiliées, maltraitées.

Les deux réalités : le départ pour l’exil (exil historique après les invasions des Empires de l'Antiquité, mais par dessus tout exil spirituel, loin de Dieu), puis le retour — c’est-à-dire le repentir —, donnent les deux faces d’un jugement, d’une séparation. C’est ce que souligne notre parabole qui retient cette dimension spirituelle : exil loin de Dieu — et qui l’étend aux nations. L’exil a dévoilé qu’il y a des enfants d’Israël dispersés et cachés dans toutes les nations — déjà avec l’exil des dix tribus, selon la Bible dissoutes, invisibles parmi les nations, suite à la chute de Samarie en 722 av. JC, exil auquel renvoie le texte d'Ésaïe 1 proposé à nos lectures d'aujourd'hui.

Là où les anciens prophètes parlaient de l’Israël historique, Jésus parle à présent des nations, pour dire la venue du règne de Dieu sur l’univers, sur toutes les nations.

*

L’appel, concernant toutes les nations, vaut aussi pour tous les temps. Où l’on retrouve le « veillez », donné quelques versets avant (v. 13), concernant alors non seulement le temps (« vous ne savez ni le jour ni l’heure » - v. 13), mais concernant aussi le « comment ? » : sous quelle forme ? — : sous quelle figure le Fils de l’Homme se présente-t-il avant de se dévoiler ?

Nous ne savions pas que c’était sous cette figure-là, diront les justes ! On pense à Martin, devenu ermite de Ligugé, puis plus tard Martin de Tours, qui encore soldat ne savait pas qu’il partageait son manteau avec le Christ lorsqu’il le partageait avec un misérable (cela lui est révélé après).

« Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde ». Dans l’immédiat, ce Christ caché, le Fils de l’Homme, peut l’être dans les premiers disciples persécutés, les témoins du Christ, porteurs du Christ dispersés, cachés et persécutés parmi les nations. Mais l’ignorance d’avoir accueilli Jésus (qui s’adresse ici à des croyants) nous contraint à entendre cela de façon plus large. Il est vraiment caché. Frappante, cette ignorance !

Le service du Christ caché peut être rendu par quiconque, comme l’induit le texte, même non-croyant — mieux : les justes ne sont pas conscients de l’être.

Où la spécificité des lecteurs de ce texte que nous sommes, spécificité remarquable ! — : nous sommes avertis, nous savons où peut se cacher le Fils de l’Homme — a des allures de privilège, certes, mais a aussi quelque chose de redoutable, sachant que ce qui caractérise le juste est précisément de ne pas savoir l’être ! « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?, etc. » (v. 37-39).

*

Allons donc un peu plus loin. Parce que jusque là, tout cela reste à la fois théorique et, au fond, culpabilisant. Théorique parce que l’on ne perçoit pas forcément jusqu’où mène cet accueil de quiconque en qui se cache le Christ. Culpabilisant parce qu’on perçoit vite, pour ne pas dire immédiatement, qu’on n’en a évidemment pas fait assez !

La progression dans le propos de Jésus le laisse bien apparaître : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. »

On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich (j'ai eu faim), à des zones autrement inquiétantes. Et on comprend que ce n’est pas seulement de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question. Voilà une exigence divine d’empathie qui risque d’engager finalement tout l’être ! L’empathie exige de nous une sorte d’au-delà du raisonnable, dans un engagement entier (comme l’exil, souligné par l’exil géographique, est une réalité bien plus profonde, un désert intérieur).

Quand on sait que le signe énorme qui est dans le « c’est à moi que vous l’avez fait » est l’établissement en dignité absolue, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, s’est creusée une vaste question !… Qui ressemble fort à un jugement des nations !

* * *

Où il apparaît que les paroles qui suivent : « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait », portent aussi — avec ce qu’elles exigent — la marque de l'inaccomplissement de ces exigences ; et c’est terrible. C’est ici que doit d’abord nous conduire ce texte, sous peine d’être ou un passage vers une fausse bonne conscience de qui penserait avoir assez fait (*), celle d’un orgueil inconscient ; ou au contraire un vrai poids : « Malheur à moi car je suis perdu : j’ai vu les exigences de Dieu, et je n’y ai pas satisfait. » Vous avez reconnu l'allusion au prophète Ésaïe (ch. 6).

Si on en est là, le texte a déjà accompli un de ses offices : nous conduire à la grâce. Ésaïe poursuit : alors l’ange prit une braise sur l’autel, « il m’en toucha la bouche et dit : "dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé" » ; une grâce qui n’est pas à bon marché, une grâce qui engage ; qui engage les nations, dont la nôtre, à faire ce que jusque là nous n'avons pas fait, ou mal fait, recourant pour cela encore à la grâce. Quand on en est là, on n’a bien sûr pas résolu la question humaine concrète sur laquelle débouche ce texte.

Pas plus que vous, je n’ai de recette, mais force est de constater que l’heure est là, tout proche, redoutable, l’heure de hurler notre impuissance devant Dieu. Où l’on entend tout à nouveau ces Psaumes chargés d’imprécations, tournant contre nous (comme ici en Mt 25, v. 46, parlant de châtiment éternel !), qui troublent tant notre paix et que le Christ a pourtant priés — c’était ses prières !

Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque, en qui se cache le Christ, notre texte a posé l’espérance urgente d’un autre monde, avec pour fondement l’amour, concret, du prochain, victime de toutes les violences et oppressions — « j’ai entendu la voix des opprimés » dit Dieu au livre de l’Exode ; où l’exigence d’une Cité nouvelle, déjà, en signe, se dessine pour les disciples (cf. Ps 33).

Que nous dit alors l’Évangile de cette semaine de l'Unité ? Il nous dit que si, certes, « vous aurez toujours les pauvres avec vous » (Mc 14, 7), tous les humiliés, toutes les victimes du racisme et de tous les mépris, et on en voit tous les jours tout le tragique, ce dont il s’agit, c’est au fond d’une dignité perdue par tous, perdue déjà, sans doute, aux portes de l’Éden, premier exil, portes fermées par l’Ange à l’épée flamboyante, dignité rétablie pleinement dans le Christ ressuscité (1 Corinthiens 15, 20-28)… Cachée en chacun des plus petits de ses frères et sœurs, en chacune et chacun de nous, de vous, de celles et ceux que nous côtoyons, quelle que soit son Église, son culte, ou absence de culte — est sa présence aimante, propre à engloutir nos peurs, en son temps, ce temps tout proche, déjà là : « n’ayez crainte, je suis tout proche ».




(*) Ésaïe 1, 12-18
Quand vous venez vous présenter devant moi, Qui vous demande de souiller mes parvis ?‭
‭Cessez d’apporter de vaines offrandes : J’ai en horreur l’encens, Les nouvelles lunes, les solennités et les assemblées ; Je ne puis voir le crime s’associer aux solennités.‭
‭Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes ; Elles me sont à charge ; Je suis las de les supporter.‭
‭Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux ; Quand vous multipliez les prières, je n’écoute pas : Vos mains sont pleines de sang.‭
‭Lavez-vous, purifiez-vous, Ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; Cessez de faire le mal.‭
‭Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, Protégez l’opprimé ; Faites droit à l’orphelin, Défendez la veuve.‭
‭Venez et plaidons ! dit l’Éternel. Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ; S’ils sont rouges comme la pourpre, ils deviendront comme la laine.‭



mercredi 28 décembre 2022

Les cathares et le Prologue de Jean, lecture de la Genèse





La lecture « des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du consolament », rappelle Anne Brenon (Les cathares, Ampelos 2022, p. 127), qui précise que cette lecture débute « en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” » (ibid.). In principio, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares, mais plutôt, comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, un rejet de la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (‭« ne mentez pas contre la vérité.‭ Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique » — Jacques 3, 14-15), au profit du sens spirituel (précisément anagogique) des Écritures (pour le Nouveau Testament, le rite central du consolament est une reprise spirituelle du baptême d'eau — cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). Ainsi le Rituel latin, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, « la Loi et les Prophètes [pain] et le Nouveau Testament [coupe] » (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression la Loi et les Prophètes désigne un corpus composé des cinq livres de la Torah (« Loi », dans le grec) et des livres des Prophètes (Nebiim). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la Torah ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean.

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […]
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […]
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.


*

Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » (Gn 1, 3)… En écho et relecture (même premier mot en grec, Ἐν ἀρχῇ / En arché / Au commencement, pour la version grecque des LXX de la Genèse et pour le prologue de Jean) — « Au commencement était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »

Aux origines, avant l’humain : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 » (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : « Que la lumière soit ! »… le v. 2, le tohu-bohu, étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui « pèche dès le commencement » (1 Jn 3, 8), gérant d’un « néant » (latin nihil) produit sans la parole divine (1).

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Et puis, au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : « maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors » (Jn 12, 3 ; cf. Jn 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : « recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, « au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu », nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit « qui procède du Père » (Jn 15, 26). Si les cathares ne font pas leur la mise en objet conceptuel de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle expérience trinitaire (2).

Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.

« Recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil du monde… Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le consolament.

Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du consolament — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : « moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »



(1) Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 2023 :
“Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le tehom […] est déjà là, préexiste à la création du monde […]. Les ténèbres sont là également. Avec le tohu wabohu, le désordre, le chaos qui précède la création.” (p. 29-30)
“Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits.” (p. 25)
“La grande question posée dans ce second récit [Gn 2 et 3] est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter […]. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.” (p. 20 et 22) — cf. aussi Kundera et Grünewald sur la Création

(2) Cf., mutatis mutandis, Roland Poupin, « Is there a trinitarian experience in sufism? », The Trinity in a pluralistic Age, Theological essays on culture and religion, Papers from the 5th Edinburgh Conference in Christian Dogmatics (1993), dir. Kevin J. Vanhoozer, Grand Rapids, Michigan U.S.A. / Cambridge, U.K., 1997.