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samedi 6 avril 2024

Cathares. Quand l’hérésie dérange l’Histoire





“Si une hérésie chrétienne, n'importe laquelle, l'avait emporté, elle ne se serait pas perdue dans les nuances […]. Le doute n'est pas permis : victorieux, les Cathares eussent surpassé les inquisiteurs. Ayons pour toute victime une pitié sans illusions”, écrit Cioran (Le mauvais démiurge, 1969, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 1254). C’est le même Cioran qui dit : “Si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 155). Cette précision pour souligner que ce n’est pas par détestation de l’hérésie qu’il écrit qu’il n’y a pas d'illusion à se faire, mais pour dire l'incompatibilité entre la quête de l’ultime pureté et l'entrée dans l’Histoire par une victoire politique.

L’exigence des cathares fait qu’ils ne pouvaient pas être victorieux dans l’Histoire — l’Histoire que, de la sorte, ils dérangent inéluctablement.

Simone Weil dit les choses en ces termes : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur” (En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?, 1942).

C’est cette incompatibilité entre idéal et Histoire qui explique aussi le résultat imprévu de la réforme grégorienne, ce combat politique d’une Église romaine devenue par là violente et persécutrice. Son combat (contre les puissances politiques d’alors et leur corruption, conflits d'intérêts, etc.), est d’abord une utopie, échouée dans l’Histoire comme toute utopie s’échoue, et échoue, en se réalisant dans l’Histoire. Cioran à nouveau : “Toute utopie en voie de se réaliser ressemble à un rêve cynique” (Écartèlement, 1979, Œuvres, p. 1503).

La réalisation de l’utopie grégorienne, ressemblant à un “rêve cynique”, se traduit fatalement en violence, à laquelle appelle dès 1179 contre les terres d’Oc, un concile, celui de Latran III. Ainsi le dit explicitement son Canon 27, en ces termes : « […] bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] » / “Eapropter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patrinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant…”

Appuyé sur ces termes de Latran III, auquel il assista, Alain de Lille/Montpellier, théologien cistercien, concrétise en quelque sorte les décisions du Concile pour les terres d’Oc où il demeure, en s’adressant à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier, parlant (fin XIIe s.), je le cite, de : « ceux [qu’]on […] appelle “cathares”, c'est-à-dire “coulant par leurs vices”, de “catha” (sic) qui est l'écoulement ; ou bien “cathari”, comme qui dirait “casti”, parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit “cathares” de “catus”, car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat en qui leur apparaît Lucifer […] » (Patrologie latine, t. 210, col. 366).

Alain écrit une somme quadripartite, dédicacée à Guilhem VIII ; il y parle d’hérétiques concrets, concernant les terres d’Oc comme le faisait le Concile. Cette Somme intitulée De la foi catholique, quadripartite, est écrite : Contre les hérétiques [i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [i.e. musulmans] ; on y trouve l’affirmation que je viens de citer selon laquelle cathares = « chatistes » — selon le terme de Jean Duvernoy lisant Alain selon qui on a là une origine du mot : « on les dit “cathares” de “catus”, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat […] ».

En arrière-plan possible, ou probable, de Latran III et d’Alain, qui y est observateur conciliaire, un travail de 1163, celui de l’abbé rhénan Eckhert de Schönau. Selon Jean Duvernoy, partant d’un vocable désignant d’abord des sectaires en termes évoquant le chat (ketzer), ce qui est repris par Alain —, Eckbert donne au vocable une signification savante en le rattachant aux cathares de saint Augustin.

Le Concile de Latran III, de mouvance grégorienne, a universalisé la dénonciation de l'hérésie en visant explicitement les terres d’Oc, en appelant aux “princes catholiques” pour la réprimer ; il marque par là dans l’Histoire l'incompatibilité entre pureté (visée grégorienne) et Histoire (sa concrétisation violente).

Or c’est précisément cette incompatibilité entre pureté et Histoire que les cathares dérangent en la dévoilant.

Cela pourrait expliquer les contresens fréquents faits à propos de l’hérésie. Incompatibilité qui fait qu'on les sort du concret et qu’on les range dans ce qui ne dérange pas l’Histoire : à un pôle, on en a fait des manichéens hors Histoire locale, des étrangers importés ; à l’autre, une dissidence locale mais fantasmée — réduisant la violence à une affaire politico-militaire “classique”… se donnant le prétexte d’une hérésie fantasmée ; auparavant, avec la thèse du danger de la religion étrangère et importée, il s'agissait d’une défense militaire classique aussi. Aux deux pôles on a une Histoire qui veut avoir du sens, comme réalisation d’une idée. Les cathares disent, par leur vécu, leur existence et leur disparition, qu’elle n’en a pas, que pureté et Histoire sont contradictoires — contraignant les historiens à une difficile humilité… Les cathares ne sont certes pas les seuls à avoir mis en question l'idée d’un sens de l’Histoire, mais l’événement guerrier qu’ils ont subi, le prix que leur existence leur a coûté, et qu’elle a coûté à ce que Simone Weil a nommé le pays occitanien, en font une écharde qui reste dérangeante dans le corps de l’Histoire.

Dérangeante en premier lieu pour l'Église romaine, en second lieu pour la France capétienne et pour son héritage républicain. C’est contre cela que s'est développée la thèse d'un catharisme corps étranger à éradiquer. C'est un aspect central de l'apologétique catholique éminemment représentée au XVIIe s. par l'évêque Bossuet et poursuivie jusqu'à la deuxième moitié du XXe s. comme thèse universitaire majoritaire, faisant de la Croisade et de l'Inquisition un mal nécessaire et, par là, justifié. Cette thèse agréait sans trop de mal la République anticléricale, qui voyait dans l'intervention française, après le refus de Philippe-Auguste de se croiser, un moindre mal, ouvrant dans un second temps sur la réconciliation après la violence romaine et croisée. Les mises en question de la thèse du corps étranger manichéen depuis les années 1970, période à laquelle, suite aux travaux de Jean Duvernoy, on a fini non sans mal par s'accorder à considérer, avec lui, mais souvent sans le nommer, les cathares comme chrétiens ; ces mises en question ont sérieusement fragilisé la thèse du corps étranger. Et les cathares ont continué à déranger l'Histoire comme dotée d'un sens, ce sens justifiant la construction catholique romaine d'un côté, capétienne puis républicaine de l'autre.

S'est alors développée la nouvelle approche, dite “déconstructiviste”, qui aujourd'hui s'avère prendre le relais de l'ancienne, celle du corps étranger, comme méthode apologétique. C'est ce que nous révèle le dominicain Gilles Danroc, qui sans le nommer, s'inscrit en faux radical contre son grand frère, le dominicain Antoine Dondaine, grand représentant de l'ancienne approche et de la réalité hérétique du catharisme. Gilles Danroc reprend tous les récents a priori “déconstructivistes” en attente de démonstration, pour déboucher sur une tentative de disculpation radicale de l’Église catholique. Nouvelle apologétique. S'il semble se séparer de plusieurs tenants laïques du “déconstructivisme” qui chargent l'Église catholique d'une forte perversité paranoïaque, les a priori sont les mêmes, qui relèvent d'une époque, avérée depuis la fin du XXe s., qui a confirmé la réconciliation de facto de l'Église catholique et de la République. Un temps qui recoupe celui de la période des travaux des Cahiers de Fanjeaux. Un temps empreint d'une nouvelle mise en place d'un sens de l'Histoire, où les deux France (catholique et monarchiste vs laïque et républicaine) n'en font plus qu'une. La thèse dite “déconstructiviste” agrée tout le monde, ce qui pourrait expliquer son succès médiatique français, malgré le fait très minoritaire de ses défenseurs.

*

C’est à l'occasion d'un travail de maîtrise en théologie protestante sur Thomas d'Aquin que j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, saint Augustin (IVe-Ve s.), et tout en s'efforçant de lui rester fidèle, a cependant ressenti le besoin, pour penser la nature, d'emprunter largement leur Aristote aux philosophes arabes (notamment un musulman, Averroès, et un juif, Maimonide — tous deux du XIIe s.) ; un emprunt qui a valu à Thomas d’être dans un premier temps condamné (par l'évêque de Paris, en 1277) — on connaissait et pratiquait la logique de ce philosophe grec du IVe s. av. JC, Aristote, il en emprunte en plus, reçues des traductions de l’arabe, la physique et la métaphysique. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré — au grand dam de sa famille, qui espérait plus prestigieux — dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter justement en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi qu’il constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa Somme contre les Gentils… posant la question qui sera celle de ma thèse de théologie (devenue le livre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin) : pour quoi s’est-il astreint à cette tâche si ce n’est pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (comme le dit quelques années avant Thomas le traité languedocien anti-cathare, le Liber contra manicheos) ; à quoi sans ce souci sa démarche était-elle utile ?

Plus tard canonisé, en 1323 — une biographie du début XIVe s. a rappelé son souci de l’hérésie qui le taraude au point de le distraire jusqu’à la table du roi. Je cite : “On raconte qu’une fois que saint Louis, roi de France, l’avait invité à sa table, il s’excusa humblement en raison du travail que représentait la Somme de théologie, qu’il était en train de dicter à ce moment-là. Mais le roi et le prieur du couvent de Paris obtinrent du maître à la fois humble et sublime dans sa contemplation qu’il s’inclinât devant leur volonté. Il quitta donc son étude, et, gardant à l’esprit les pensées qu’il avait formées quand il était dans sa cellule, il se rendit chez le roi. Comme il était assis à sa table, une vérité de foi lui fut tout à coup divinement inspirée. Alors il frappa la table de son poing en disant : ‘Cette fois, c’en est fait de l’hérésie des manichéens !’ Alors le prieur lui dit en le touchant : ‘Prenez garde, maître, vous êtes à la table du roi de France !’ […] Alors le maître, semblant revenir à ses sens, s’inclina devant le saint roi en le priant de lui pardonner d’avoir eu une telle distraction à la table royale. […] Le saint roi fut assez avisé pour ne pas laisser perdre la méditation qui avait pu ainsi absorber l’esprit de notre docteur. Il appela donc son secrétaire, voulant faire consigner par écrit, en sa présence, ce que le docteur gardait en secret […] pour qu’il le conservât.” (Guillaume de Tocco, L'Histoire de saint Thomas d'Aquin – texte écrit entre 1318 et 1323 –, Cerf 2005).

C’est ce souci, immortalisé début XVIe s. par un tableau célèbre de N.-M. Deutsch, après avoir été relevé un demi-siècle après la mort de Thomas dans cette hagiographie de celui qui deviendra saint Thomas qui m’a interrogé et m'a conduit à le travailler en regard des cathares. Il a trouvé quoi de décisif contre les “manichéens”, sinon, de fait, la nature aristotélicienne venue du monde arabe ?

Ce faisant, il apparaît que son œuvre a fini par bouleverser en son entier le christianisme médiéval, en venant, effet imprévu de ses développements sur la nature, par retirer à l'Église romaine le pouvoir temporel qu’avait arraché pour elle la réforme grégorienne ; philosophie de la nature qui essaimera, depuis, avant Thomas, Averroès, jusqu'à l'idée protestante de deux règnes distincts qui deviendra, via les Révolutions puritaines, séparation des Églises et de l’État… Mais c’est une autre histoire, au-delà du premier effet recherché par Thomas en vue de la prédication contre les cathares.

À l’époque de mon travail, années 1980, les sources émanant desdits “manichéens” de Thomas, les cathares, n’étaient pas suspectées systématiquement jusqu'à en être effacées, ces sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour le défaut d’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.

Se sont développés par la suite des travaux dits “déconstructivistes”, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire dénoncer lui-même comme hérétique, “naturaliste” en l’occurrence, pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?

Bossuet, au XVIIe s., contre les protestants qui alors défendent ceux qu'ils appellent les “albigeois” et leur quasi-orthodoxie, affirme le dualisme de l’hérésie, dans un texte, Histoire des variations des Églises protestantes, qui soutient que l'Église catholique, elle, n’a jamais varié, ignorant le tournant que lui a fait effectuer l’œuvre de Thomas d’Aquin, véritable réforme qui a bouleversé l'Église catholique d’alors, ignoré au point qu’aujourd’hui encore on voit parfois faire remonter aux Évangiles la théologie de la nature qu’il développe au XIIIe s. ! (Une précision : je viens d'employer le mot “dualisme”. Bossuet ne l’emploie pas. Le mot est inventé à la fin du même XVIIe s. par Pierre Bayle, pour désigner la pensée des “manichéens” — ce terme qu’emploie Bossuet pour parler de ceux qu’il appelle aussi cathares.) L’argumentation de Bossuet — qui intitule un de ses paragraphes : Caractères du manichéisme dans les cathares (Œuvres, t. XXXIV, § LV) — finira par convaincre jusqu’à certains de ses adversaires protestants, à commencer par Charles Schmidt, qui au XIXe siècle concèdera que les albigeois défendus par ses coreligionnaires étaient bien cathares — cf. le titre de son livre de 1849 : Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (pour la confusion de quelques critiques de nos jours qui en concluent que Schmidt aurait confondu les Rhénans et les Occitans !).

D’autres travaux du XIXe s. (je pense notamment à ceux de Napoléon Peyrat) n'empêcheront pas la lecture de Bossuet de devenir plus tard grosso modo la vulgate universitaire ; cela jusqu'à la deuxième moitié du XXe s., où à partir des travaux initiés de René Nelli à Jean Duvernoy, le discours normatif débouchera — plus loin qu’eux et sans jamais les citer —, contre la théorie de l’importation manichéenne, sur l'idée d’une hérésie relevant largement du fantasme de ses persécuteurs, on l’a rappelé. On l'a rappelé aussi : point commun entre les deux vulgates (manichéisme importé via une généalogie remontant à d’anciennes hérésies manichéennes, ou dissidence fantasmée), les hérétiques sont exclus de l’Histoire : comme étrangers à l’Occident dans le premier cas ; comme n’y ayant pas existé dans le second (selon l'apologétique catholique pour le premier discours ; selon l'apologétique capétienne puis post-républicaine centraliste dans l’autre : est-ce un hasard si cette seconde apologétique connaît un pic après les mouvements occitanistes des années 1960, moment souvent cité par le courant dit “déconstructiviste” comme “inventant” les cathares). L’existence réelle des cathares semble dans les deux cas bien dérangeante…

Allons un peu plus loin dans le pourquoi leur existence dérange… À y regarder de près, en considérant ce que l’on sait d’eux par leurs propres écrits, leur propre théologie, il apparaît que leur propre visée est incompatible avec l’Histoire, comme l’est tout vrai désir de l’ultime. C’est ce que me semble avoir perçu Cioran, en regard duquel j’ai travaillé cette question dans ma thèse de philosophie — mais aussi, comme Cioran, et parmi d’autres encore, Simone Weil, au texte que j’ai cité. Le destin tragique des cathares, proche d’autres destins tragiques — je vais en considérer quelques-uns —, apparaît comme une mise en garde : s'approcher de l’ultime vous brûlera, l’Histoire vous broiera. Propos de Jésus, dont la mort, dans cette perspective, était inévitable : “s’ils m’ont persécuté ils vous persécuteront aussi” (Jean 15, 20).

*

Prenons une figure d'hérésie, dans le monde musulman pour sa part, nommée al-Hallâj, qui a compris cette vérité, et entend mourir à l'imitation de Jésus, selon ses propres termes. Ce que ses ennemis, musulmans de l’Histoire au pouvoir à Bagdad, ne lui épargneront pas. Il mourra crucifié et dépecé en 922.

“Quand Dieu prend un cœur, écrit il, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul” (Akhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon, “Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas Hallâj, martyr mystique de l’islam”, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 389).

Voilà qui rejoint l’affirmation biblique parlant d’un Dieu jaloux !

“Hallâj […] exhorte [en pensée Muhammad, façon de regret qu’il ne l’ait pas fait,] à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, comme le papillon mystique, et à se ‘consommer en son Objet’” — Hallâj regrette qu’il se soit “arrêté au seuil de l’incendie divin sans oser ‘devenir’ le Buisson Ardent de Moïse” (Massignon, ibid., p. 394).

Hallâj n’est pas dualiste. Mais pour lui, la proximité d’avec Dieu, terrible en ce monde, est en cela-même signe d’élection, de vie indestructible auprès de Dieu. Comme témoin à travers les temps, ainsi que le note l’islamologue Christian Jambet, nommant “le peuple juif, Israël, dépositaire incontestable de l’élection” (Christian Jambet, Préface à : Louis Massignon, Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009. p. viii)… ce qui est en rapport avec le moment initial de la rencontre au buisson ardent (Exode 3).

*

On en meurt, de cette proximité d’avec Dieu. On ne peut pas en faire une politique historique. L’idéal reste hors Histoire. L’échec de la réforme grégorienne est de n’avoir pas compris cela, et donc d’avoir réussi à s’inscrire en politique. Son échec est d’avoir réussi, comme toute utopie réalisée devient fanatisme violent. Ça a valu du christianisme romain médiéval devenu initiateur de croisades et inquisitorial, ça a valu de l’utopie socialiste moderne, devenue malgré elle stalinisme, ça vaut de l’islam refusant ses échecs historiques, qui, ne comprenant pas Hallâj, devient fanatisme assassin et terroriste (clairement contre Hallâj qui meurt face au pouvoir qu’il ne cherche pas, à l’encontre de ses persécuteurs qui tuent pour défendre leur pouvoir). Ce sera le sort de quiconque force son idéal, forcément hors histoire, à entrer dans l’Histoire.

Cioran, qui s’y connait en matière de fanatisme pour y avoir succombé lui-même dans sa jeunesse grevée d’adhésions fascistes qu’il hait par la suite, écrit : “Il me suffit d’entendre quelqu’un […] dire ‘nous’ avec une inflexion d’assurance […] — pour que je le considère mon ennemi. J’y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif […]. Le fanatique […] est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […]. Excédé du sublime et du carnage, il rêve d’un ennui de province à l’échelle de l’univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir comme une calamité…” (Emil Cioran, “Généalogie du fanatisme”, Précis de décomposition, 1949, Œuvres, p. 583.)

*

Fanatisme assassin, nous revoilà en juillet 1209… Je cite le roman de Kate Mosse, Labyrinthe :
“— Besièrs est tombée voilà trois ou quatre jours. Nul n’y a survécu.”
Alaïs tituba vers un banc.
“Ils ont tous… trépassé ? bégaya-t-elle, horrifiée. Femmes et enfants ?
— Nous touchons là aux confins de la perdition, déclara Pelletier. Si l’on peut perpétrer de telles atrocités sur des innocents…”
(Kate Mosse, Labyrinthe, LdP p. 490 — à propos du sac de Béziers, 22 juillet 1209).

*

Revenons à Jésus selon les Évangiles : “Le diable, l’ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭ ‭Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.” ‭ (Luc 4, 5-7)

Tentation du diable que Jésus a refusée, mais à laquelle l'Église acceptant le pouvoir a succombé. Cf. “La légende du grand inquisiteur” de Dostoïevski (in Les frères Karamazov).

“Le monde entier gît sous le pouvoir du Mauvais”, dit la première Épître de Jean (1 Jn 5, 19).

Le monde entier gît sous le pouvoir de celui qui, selon l'Évangile de Jean, “a été meurtrier dès le commencement, et […] ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge.” (Jean 8, 44)

Refusant cette façon d'entrer dans l'Histoire, pour eux gérée par le diable, voire n’ayant pas eu la possibilité d’y entrer — en tout cas y étant entrés pour en mourir, les cathares, par cela même, dérangent l'Histoire.

*

Entrer dans l’Histoire c’est entrer dans le malheur (“car la gloire de ces royaumes m’a été donnée”, dit le diable en Luc 4, 6), d’autant plus sûrement qu’on est proche de la Source de l’Être — redoutable élection par le Dieu au-delà de tout nom, véritable contamination à la source de l’Être !

Ayant parlé du buisson ardent de Moïse du livre de l’Exode selon sa lecture par Hallaj, un mot sur sa signification initiale. Le premier peuple dans l’Histoire biblique à avoir été contaminé par la présence de la source de l’Être, au Sinaï, lieu du Buisson ardent, ce premier peuple, dans le récit biblique, est Israël. Contaminé par le Nom qui est au-dessus de tout nom, au-dessus même de l’Histoire, il en a contaminé (de sainteté) une terre où avec lui est venu le Nom imprononçable (pas si éloigné de celui que l'amie de Simone Weil, Simone Pétrement écrivant sur la gnose, appellera Le Dieu séparé. René Nelli, lui, parle du Château où Dieu est un autre). Où on retrouverait peut-être un point de contact des cathares et de leur lecture de l’Ancien Testament (puisqu’il est attesté que les cathares en faisaient usage).

Au livre du prophète Zacharie, on lit : “Je ferai de Jérusalem une pierre pesante pour tous les peuples ; tous ceux qui la soulèveront seront meurtris” (Zacharie 12, 3). Déjà on voit qui s’est approché de la Source ultime de l’Être, ou y aspire, entrer en contradiction avec l’Histoire, au près ou au loin, jusqu’à Hallâj ou aux cathares.

Être sorti de l’Histoire, en avoir été chassé — ainsi déjà Israël, chassé par les empires, Babylone, Rome (et on sait jusqu’où c’est allé au XXe s. européen, et ce n’est peut-être, hélas, pas fini). Vouloir rentrer dans l’Histoire pour être confronté au choc de l’utopie contre le réel après avoir été chassé par les nations, en l’attente de la plénitude d’au-delà de l’Histoire… Ce sera le sort de qui s'approchera à son tour de l'ultime.

“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”, pour reprendre les mots de Simone Weil (En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?).

On donne Bélibaste pour le dernier “Parfait” d’Occitanie. Brûlé en 1321 à Villerouge-Termenès, sa figure, jusqu'au cœur de son propre vécu, me paraît exemplaire de cette incompatibilité entre l'ultime et ce temps de la chute, dans les tuniques d'oubli de la chair déchue dans l'Histoire. On sait que Bélibaste n'a pas tenu ses vœux : devenu l'amant d'une femme, il n'a pas nié sa faiblesse, et, lui qui avait commencé par un geste meurtrier, sans doute involontaire, mais signe supplémentaire de la faiblesse de la chair, puis était passé aux ordres cathares, a vu finalement son âme échapper à ce monde dans les flammes de son bûcher. Incompatibilité du monde de la chair et de l'Histoire d'avec l'ultime dont Bélibaste reste pourtant le dernier témoin, avec lui l'hérésie cathare est expulsée de ce monde, expulsée de l'enfer de l'Histoire.


RP, Mazamet, CIRCAED, 6 avril 2024


jeudi 8 février 2024

"Jésus et Israël", déplacement et ouverture exégétiques





Journée d'étude Jules Isaac, entre histoire, théologie et exégèse, UCLy, Lyon 22.01.2023
Version courte (version complète ICI)


Jusqu’à Jésus et Israël, on lisait communément les Évangiles comme christianisme face au judaïsme. Or un christianisme constitué n'existait pas au temps des Évangiles. En historien, Jules Isaac discerne là un anachronisme. Ayant perçu l’enracinement de l’antisémitisme européen dans un christianisme supposé substitué au judaïsme, il opère ce déplacement exégétique : lire les Évangiles comme textes, non pas chrétiens, mais juifs du premier siècle — méthode qui a encore à apporter, concernant, outre Jésus, Paul, et au-delà. À commencer par percevoir en arrière-plan constant, le couple abolir/accomplir.


Abolir/accomplir

Matthieu 5, 18 (lsg) : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. » C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Mt 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est pleroo, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (teleo) (Jn 19, 30), mais “observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.

Observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ezéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.

Chose difficile à recevoir, même aujourd’hui : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation juifs-chrétiens, je m'attachais à expliquer que Jésus n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement gêné, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les ablutions lors des repas en Marc 7, faisant dire au texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !) — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, Jésus donne plutôt dans l’humour en expliquant que, nonobstant la façon de pratiquer le rite des ablutions (judéenne ou galiléenne), les aliments ingérés finissent aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille.

Il se trouve que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger, elon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose), Maïmonide donne indirectement un éclairage sur ce texte de Marc : « La pureté des habits et du corps, écrit-il, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… » (Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que le débat est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.


Juifs et Judéens

Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant que Jésus est juif et qu’il n’est en pas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.

Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean de J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et le texte qui l’a inspirée ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965. Je le cite : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)

Depuis 1965, on n’a évidemment pas cessé de lire Jean en public, dans des traductions bien douteuses. La question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours. Elle n’a pas encore été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps.


1 Thessaloniciens 2, 14

Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et pas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir judéen. Et il en est de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (Thessaloniciens), ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.


Vignerons homicides

Il n’y a dans le texte de Matthieu 21, 33-43 sur les vignerons homicides, à bien y regarder, aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église !

Derrière les vignerons, ceux qui sont visés, et ils ne s'y sont pas trompés, sont ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, et de leurs alliés) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin rendue à la nation qui est annoncée (Mt 21, 43).

V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une autre nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférer les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Mt. 21, 45 - 22, 2 sq.

Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.


Nouvelle alliance ?

À contre courant de son temps, Calvin note au XVIe siècle : « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, II, X, 2).

Se pose très tôt la question de la façon dont cette alliance unique se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — mais y demeure l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, une attitude ambiguë à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.

Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais sans l’attente d’une conversion des juifs.

Le poids de la théologie de la substitution, reste toutefois considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 33). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela !


Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”

“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.” (tob)

Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs ou chrétiens, est renvoyée à sa réalité passagère. Or, pour l'Epître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2) est à nouveau annoncée (pour lui en Christ). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps — y compris les rites ( juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître, comme tout ce qui relève de ce temps.

L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31, 31-33 / Hé 8, 10). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par “le modèle sur la montagne” du Sinaï – Exode 25, 40 / Hé 8, 5). Le christianisme a des rites terrestres, baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres, sont “anciens”, i.e. relèvent de l'ancien monde.

La distinction que fait l’Épître, écrite avant l'instauration d'une religion chrétienne (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre.


Paul et l’alliance

Jusque là, (Actes 15, 19-21) : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs.

Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit — sur la base de la distinction juive houkim/mishpatim. Cela dit apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui deviendra porte-à-faux au temps où l’Église estimera avoir remplacé Israël, interprétant la nouvelle alliance comme etant le christianisme.


Le tournant Jésus et Israël

Jésus et Israël (1948) a failli n’être pas publié. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, qui avait reçu nihil obstat du célèbre exégète Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe… Jules Isaac entreprend de répondre à Daniel-Rops par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin. Jésus et Israël, achevé en 1946, refusé par Hachette, éditeur de Jules Isaac, ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel. (Cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.)

On peut avoir des raisons de penser que cet appui n’est pas un hasard théologique…


Une citation de Calvin par Jules Isaac, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »

Calvin lit ici Matthieu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean. Il en fait une lecture “classique” en son temps, comme le déplore Jules Isaac.

N’en reste pas moins que, en regard de sa conviction que « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle », le Réformateur soutient, Jules Isaac l'a cité, qu’en vertu de la fidélité de Dieu, l’“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”. L'alliance, inabrogeable, prime.

C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » (Abbé Alain-René Arbez, alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse in « Calvin, théologien de l’Alliance », Un écho d’Israël, 8 février 2009).

Le nœud de l'enseignement du mépris est l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, que Dieu abrogerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il donné auparavant !

C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger la promesse faite aux chrétiens ?

Cette idée de dépassement est reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, parlant d’abrogation des textes antérieurs.


Après le 7 octobre 2023

Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec l’idée que l’islam aurait été substitué au judaïsme (et au christianisme). Comme suite à Jules Isaac on apprend à lire les évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, le Coran doit pouvoir être lu dans son cadre historique initial (c'est la méthode du Coran des historiens). Ainsi les versets du Coran réputés guerriers doivent pouvoir être lus autrement qu’en regard de la biographie traditionnelle (Sira), écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui donnent du prophète de l’islam une image terriblement violente (par ex. Ibn Hichâm, Sira, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... », Sira, II, 240-241).

Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] » — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)

Un tel verset pourrait prendre un tout autre sens : en regard de Matthieu 13, 24-43, où le jugement est renvoyé au jugement final et confié aux anges (jusque là on ne sait pas quel est le bon grain et quelle est l’ivraie). De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être perçus comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps du temps de la patience en quelque sorte —, symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par le connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :

« [...] il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance [...] l’Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...]. » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, éd. Berg, p. 116-117.) Cf. Mt 18,10 : “leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”.

La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30), avec son explication (Mt 13, 36-40), pourrait être reçue en parallèle : “la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.”

Il n’y a personne à “tuer” en ce monde !

Comme le jugement final, la tolérance relève de Dieu seul, qui demeure fidèle à sa propre bonté : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë, pouvant certes inclure protection, mais toujours à la merci des protecteurs, tolérance mise en question par le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, qui, dans la lignée des révolutions protestantes anglo-saxonnes, réclamait en France pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.

Les faits montrent que là où il n’y a que tolérance, il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé.

Persécutions, sang versé — mot biblique pour mise à mort —, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »


RP, Lyon, UCLy, 22.01.24