<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Les sophistes et les idoles

lundi 6 juillet 2020

Les sophistes et les idoles





Le livre du prophète Ésaïe (ch. 44) ironise au sujet de l’idole en parlant du tronc d’arbre coupé en deux par l’artisan qui sculpte une statue représentant sa divinité. Il brûle la moitié de ce tronc qu’il a utilisé pour son œuvre et adore la seconde moitié, devenue statue. Symbole évidemment, que la statue ! — rétorquerait le sage artisan, plus malin que le livre d’Ésaïe. Il sait bien, lui, que son dieu n’est pas le tronc de bois ! — Il sait bien que ce tronc ne fait que symboliser son dieu. Balourd d’Ésaïe — doit-on conclure ? Que n’a-t-il pas compris cette évidence de bon sens ! À moins que le Livre d’Ésaïe n’ait justement très bien compris — ce qu’est un symbole, et que là précisément soit le problème !

En arrière-plan, la deuxième parole du Décalogue : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre, pour te prosterner devant elles et pour les servir » (Exode 20, 3-5 ; Deutéronome 5, 7-9).

Notons que le texte n'a jamais demandé de s'en prendre aux idoles des autres. L'hébreu est précis : « Tu ne te feras pas d'idoles / tu ne feras pas d'idoles pour toi. » Et les premiers témoins de ces paroles, dès l’Israël ancien, ne s'en sont jamais pris aux images taillées de Babylone, de la Perse ou de la Grèce, etc., mais seulement aux leurs propres. Il ne s’agit pas de s'en prendre aux — supposées ! — « idoles » des autres (genre destruction des bouddhas de Bâmiyân) ! C'est de tes idoles qu'il est question — même si, comme l'artisan d’Ésaïe, tu n'es pas a priori conscient que ce sont des idoles. À quoi donc les reconnait-on ? À ce que quoiqu'il en soit de leur valeur morale et spirituelle réelle, on est très réticent à l'idée de voir cesser leur culte — de voir cesser le respect censé leur être dû, bref leur vénération… Ce qui nous renvoie crûment à notre actualité.

Voilà que suite à l'assassinat de George Floyd, nombreux sont ceux s'interrogent sérieusement sur le rapport entre l’inconscient collectif, pourvoyeur éventuel d’idoles collectives, et certaines figures du passé proposées depuis un peu plus d'un siècle à la vénération collective, depuis, donc, l'érection d'images taillées à leur représentation. Et voilà que de grands cris s'élèvent pour que l'on conserve ces figures de grands esclavagistes, massacreurs à grande échelle de peuples à soumettre, etc. En déboulonnant leurs images proposées à la vénération populaire, on porterait atteinte à la mémoire ; en remettant en question ceux qui furent de grands ennemis de la République égalitaire, voire de la République tout court, on porterait atteinte à… la République (sicdixit tel de ses représentants attitrés).

On nous avancera naturellement qu'il n'est question que de respect d'un passé qui au fond reste glorieux quand même. Outre que l'on doit se demander : glorieux pour qui et en quoi ? Et c'est le travail des historiens, pas des statufications, que de répondre à cette question — outre cela, on pense à la mise en doute par Calvin de la pertinence à ce sujet de la distinction entre « dulie », i.e. vénération, et « lâtrie » i.e. adoration. Distinction subtile, souligne Calvin, que celui qui est en attitude de respect ne fait peut-être pas spontanément. Au temps de Calvin, que vénérait, et qu'oubliait, celui qui levait des yeux respectueux vers une statue du roi Louis IX, par ex., canonisé en saint Louis essentiellement pour ses rapports soumis au siège canonisateur, Rome. Vénérait-il le Croisé ? Celui qui, dans sa fidélité aux recommandations du pape et du IVe concile du Latran (1215), avait fait adopter à la France la pratique des califats consistant à imposer aux juifs un signe distinctif ? Vénérait-il les deux ou celui qui rendait la justice sous un chêne ? Cette vénération rendait-elle serein le rapport à Louis IX ? De même aujourd'hui l'image taillée de Colbert devant le siège de l'Assemblée nationale (pour ne prendre que ce seul de nombreux exemples, symbole évidemment au-delà des nuances de son cas personnel sur lequel s’appesantissent les sophistes pour noyer le poisson) — propose-t-elle à la méditation populaire le grand témoin d'un pouvoir absolu, (co-)responsable d'un Code réduisant légalement les Africains des possessions coloniales françaises au statut d'esclaves, en faisant des biens meubles ? Ou vénère-t-on un grand ministre des finances ? Les deux sont-ils séparables quand on sait la base de la force économique d'alors ? Ne serait-il pas plus raisonnable de laisser ces questions aux historiens plutôt qu'aux statuficateurs ?

Distinctions subtiles entre degrés de vénération, qu'en pratique, Calvin jugeait sophistiques. De même : sophisme que le fondement des hauts cris, si l'on est attentif à la confusion entretenue entre refus de la vénération et atteinte à la mémoire ! Les premiers témoins historiques du commandement du Décalogue n'ont-ils pas été, et ne sont-ils pas, les plus vigilants acteurs de la mémoire et du travail mémoriel ? Retirer de leur piédestal de vénération Pétain, Staline, et j'en passe, a-t-il jamais porté atteinte à la mémoire (les offusqués d'aujourd'hui se sont-ils formalisés de ces déboulonnages-là ?) ?

Atteinte à la mémoire ? Au contraire ! Ce n'est donc pas le lieu d'évoquer 1984 et l'effacement de la mémoire quand il s'agit au contraire, en retirant à la vénération populaire des figures pour le moins douteuses, de les réinscrire dans une vraie mémoire (des musées aux livres ou, au moins, aux plaques explicatives, par exemple). Que de travail historique sérieux les images taillées de Colbert, de Gallieni, de Faidherbe, etc., ne rendent-elles pas tabou ! Pourquoi ces grands cris contre un déboulonnage du mensonge vénérateur, qui n'est rien d'autre qu'une définition de l’idolâtrie, sinon parce que, comme la statue de l'artisan du prophète Ésaïe, cela porte atteinte à des idoles — qui n'ont pas grand chose à faire dans un sérieux travail de mémoire qui ne soit pas pollué par un passé dont les terribles ambiguïtés traînent encore, les hauts cris en témoignent, dans l’inconscient collectif ?

RP, juin 2020

PS : commentaire/réflexion de Jean-Paul Sanfourche. À lire ICI


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