<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: avril 2023

samedi 22 avril 2023

L'épreuve de l'humilité




Psaume 110 (trad. NBS)
(1) De David. Psaume. Déclaration du SEIGNEUR (YHWH) à mon seigneur :
Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !
(2) Le SEIGNEUR tendra de Sion le sceptre de ta puissance :
domine au milieu de tes ennemis !
(3) À toi le principat, au jour de ta puissance ;
dans l'éclat de la sainteté, du sein de l'aurore, comme la rosée je t'ai donné le jour.
(4) Le SEIGNEUR l'a juré, il ne le regrettera pas :
Tu es prêtre pour toujours, à la manière de Malki-Tsédeq.
(5) Le Seigneur est à ta droite, il écrase des rois le jour de sa colère.
(6) Il rendra justice parmi les nations (dans un pays) rempli de cadavres ;
il fracasse la tête sur tout le territoire.
[v. 6 : trad. S. Cahen]
(7) En chemin il boit au torrent : c'est pourquoi il relève la tête.

*

Illustration — Indiana Jones et la dernière croisade : trois épreuves finales (cf. l’extrait du film ci-dessous), pour accéder à la coupe du Christ et y recevoir le breuvage d’immortalité — dans le mythe, cette coupe est le Graal. La première épreuve est celle de l’humilité. Le pèlerin qui s’approche de la coupe doit s'agenouiller, sous peine d’être décapité par le souffle de la colère…

Tête ou chef, c’est le même mot. Psaume 110, 6 : rosh en hébreu, même mot. Subsiste devant le souffle du Seigneur celle, celui-là seul qui est humble et ne relève pas la tête par lui-même. Seule la source de vie la lui fera relever (v. 7).

C’est pourquoi, écrit Paul, que chacun regarde les autres comme étant au-dessus de lui-même (Philippiens 2, 3). C’est la condition du vivre ensemble qui ne fasse pas du territoire un champ de cadavres… En effet, toujours Paul, si vous vous dévorez les uns les autres, vous allez vous détruire (Galates 5, 15), sauf à vous plier devant le souffle du Seigneur.

Relecture selon le Nouveau Testament, le Seigneur du v. 6 du Psaume, à la droite du Seigneur, est le Messie, le Christ, comme d'une autre façon, Dieu est son ombre à sa droite (Ps 121, 5). D’où l’application de ce sacerdoce selon l’ordre de Melchisédek du v. 4 à Jésus.

Le nom Melchisédek, n'apparaît que deux fois dans la Bible hébraïque, dans la Genèse (Gn 14, 18), lors de l’épisode de la rencontre entre Abraham et ce roi de Salem, i.e. Jérusalem ; et, la deuxième fois, dans ce Psaume 110 (v. 4), où cette référence est appliquée au Messie selon David, roi à Jérusalem. Un sacerdoce qui n’a rien à voir avec celui du Temple, idée reprise par l'épître aux Hébreux qui précise que quant à l'institution sacerdotale du Temple, Jésus, non lévite, n’y aurait aucun statut (Hé 7, 13-14 et 8, 4). Mais, Messie royal de Juda, toujours selon la même épître, il reçoit ce titre mystérieux du Ps 110.

La figure de Melchisédek est citée 10 fois dans l’épître aux Hébreux. Tandis que le v. 1 du Psaume, “Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !”, est abondamment cité dans le Nouveau Testament — par Matthieu, Marc, Luc, Actes, Paul, et bien sûr l’épître aux Hébreux — le verset étant appliqué à Jésus. Imagine-t-on Jésus, tel que présenté dans le Nouveau Testament, fracassant des têtes, jonchant le sol de cadavres ?! C’est donc que le Psaume a vocation, cela en accord, et avec le Nouveau Testament et avec la traduction juive, à être lu autrement…

Où l’on revient à sa signification en matière d’humilité… Le double sens des mots est une constante dans beaucoup de langues anciennes, dont l’hébreu, et aussi le grec. Pour l’hébreu, cela apparaît nettement dans ce que l’on appelle le dual. Des mots comme Jérusalem (Yerushalayim), ou la vie (haïm), sont au dual (une forme de pluriel). Des mots à double sens, matériel, historique, et un autre niveau : Jérusalem terrestre et céleste, la vie biologique et spirituelle, etc.

Cette signification autre que strictement matérielle permet de comprendre pourquoi ce Psaume est appliqué à Jésus, et pourquoi, par lui, il parle aussi pour nous. Au cœur de cela, Messie humble, le serviteur souffrant, qui se renie lui-même et qui nous appelle à faire de même (Jean 12, 25  Marc 8, 34 et parallèles  etc.). Nier ce que nous pensons de nous-mêmes, jusqu’à considérer les autres comme supérieurs à nous-même, est la vie devant Dieu à laquelle nous sommes appelés pour ne nous glorifier que dans le Seigneur, qui seul relève notre tête.

Double sens permanent, dans tous les domaines, qui nous permet de lire comme prière le Cantique des Cantiques, chant qui en son sens premier apparent parle de désir concret d’amour physique, et qui au fond parle de la réalisation du commandement du Deutéronome (6, 5) : “Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.”, le bien-aimé et la bien-aimée devenant l’un pour l'autre la présence d’un Dieu éminemment désirable là où l’apparence incontournable donne un Dieu source du bien comme du mal qui nous adviennent tour à tour, y compris un mal insupportable. Se source alors dans l’humilité l’amour de ce qui advient (amor fati, selon les termes de Nietzsche), amour de ce qui advient reçu dans la présence autre donnée dans la bien-aimée et le bien aimé


Prière avec le texte du jour

Cantique des Cantiques 6, 4 - 7,11
6 (4) Tu es belle, mon amie, comme Thirtsa, harmonieuse comme Jérusalem, terrible comme des troupes sous leurs bannières.‭
‭(5) Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent.
[…]
(10) ‭Qui est celle qui apparaît comme l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme des troupes sous leurs bannières ? —‭
(11) ‭Je suis descendue au jardin des noyers, pour voir la verdure de la vallée, pour voir si la vigne pousse, si les grenadiers fleurissent.‭

7 (1) Tourne-toi, tourne-toi, Shoulamite ! Tourne-toi, laisse-toi contempler ! Laisse-toi contempler, royale Shoulamite, rythmant en contredanse
(2) la beauté de tes pas en chausses de princesse !
Aux courbes de tes cuisses, un joyau façonné au doigté d'un orfèvre
(3) est au bas de ton ventre une coupe en croissant de lune où le vin parfumé ne saurait pas manquer !
— ton ventre, un mont de blé que parsèment des lys…
(4) Et tes seins, tels deux faons, jumeaux d’une gazelle,
(5) et le port de ton cou, une tour en ivoire ! Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.
(6) Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !
(7) Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !
(8) Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.
(9) J'ai rêvé mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits, tes seins, "ces grappes de ma vigne" ; le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes
(10) m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin…
… Il se répand pour mon bien-aimé, coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.
(11) Je suis à mon bien-aimé et c'est moi qu'il désire.


RP, méditation cp Châtellerault, texte du jour 22.04.23





samedi 1 avril 2023

Déconstruction de la déconstruction





Le célèbre philosophe andalou Averroès fait paraître en 1179 env. un traité intitulé en arabe Tahafut al-Tahafut. Le latin traduit Destructio destructionis. Les modernes proposent des traductions variées, la plus courante étant Incohérence de l’incohérence. Le terme déconstruction n’est en général pas proposé, les traductions datant toutes d’avant la généralisation des déconstructions en tous genres…

Derrida, à qui est attribuée la paternité de la “french theory” déconstructiviste, doit se retourner régulièrement dans sa tombe, à l’écho de la multiplication des “déconstructions”.

Une des plus récentes concerne les cathares, que quelques historiens récents s’attachent à “déconstruire” à leur tour. Le magazine Historia vient de leur donner, sous le titre “Les cathares ont-ils vraiment existé ?”, une tribune grand public…

Avant de nous pencher sur ce cas, quelques mots sur le traité d'Averroès — après tout il est contemporain des cathares, et sans qu’il le sache, il a joué, on va le voir, un grand rôle via l’Ordre des Prêcheurs, les dominicains, dans la controverse latine anti-cathare !

Averroès, par son traité, se propose de réfuter un autre traité, dû à la plume d’un théologien musulman persan nommé Al-Ghazali, intitulé Tahafut al-Falasifa, que l’on peut traduire, en termes contemporains, par Déconstruction de la philosophie. Son traité est daté de l’époque où le monde latin s’apprête, à l’appel du pape grégorien Urbain II à Clermont, 1095, à se croiser pour déferler sur l’Orient musulman.

Le monde musulman, ayant bénéficié très tôt de nombreuses traductions des philosophes grecs antiques, a produit un nombre considérable de philosophes, souvent persans comme Ghazali. Ils ont développé des concepts encore en usage en philosophie comme la distinction de l’essence et de l’existence développée par Al-Farabi et Avicenne. Ghazali, tenant de l’option théologique stricte de l’école dite ash’arite, décide de les réfuter. L’écart avec la lecture de l’islam qui est la sienne lui semble trop considérable. Ghazali va donc s'atteler à un travail philosophique rigoureux pour déconstruire le travail philosophique qui lui semble conduire à des conclusions à ses yeux incompatibles avec sa foi. Et, comme pour toute déconstruction, ce qui est déconstruit laisse place à une construction alternative. Pour Ghazali, il la trouve dans sa compréhension du message coranique. Aujourd’hui, on trouverait cela un peu… islamiste, n’était l’anachronisme.

Averroès, quelques décennies après, a bien perçu le problème, et son aspect politique. Il estime que le discours théologique n’a rien à faire dans la gestion de la cité, repérant les glissements où cela peut conduire (cela a été remarquablement illustré par le film de Youssef Chahine sur Averroès, Le destin). Averroès considère que le message religieux du Coran, à vocation spirituelle et non politique, n’est en rien incompatible avec la philosophie, et notamment, selon lui, la philosophie de la nature, développée dans la ligne d'Aristote. Mais la philosophie plutôt que la foi religieuse est à même de nourrir la réflexion politique. Il entreprend donc, non sans humour, de déconstruire la déconstruction de Ghazali.

Aujourd’hui, contrairement à ce qu’il en était pour Ghazali, l’alternative à la déconstruction n’est pas la lecture califale du Coran. Aujourd’hui c’est l’auteur de la déconstruction lui-même qui fournit l’alternative. Les déconstructeurs contemporains ont dès lors ipso facto le beau rôle : ils ont compris ce que, pensent-ils, leurs prédécesseurs, devenant précurseurs malhabiles et naïfs, n’ont pas saisi. En histoire, leurs précurseurs manquaient trop de leur compétence critique pour être sérieux. Vouloir être pris au sérieux entraîne donc souvent une fuite en avant critique, de critique en critique, jusqu’à l’hypercritique qui en vient à refuser toute fiabilité aux sources qu'utilisaient, certes avec la prudence requise, leur prédécesseurs. C’est bien, à terme, les sources qu’il s'agit de déconstruire dès lors qu’elles ne vont pas dans le sens de l’autorité intransgressible des déconstructeurs — comme Ghazali déconstruisait ce qui chez les philosophes n'allait pas dans le sens de sa compréhension du message coranique.

Plus de révélation divine comme autorité de nos jours, mais le principe d’autorité du savant universitaire patenté. On dérive assez loin des travaux de Derrida : on débouche sur l’autorité subjective assise sur la plus grande radicalité déconstructiviste, et ce qu’elle a d'impressionnant. Il est troublant de remarquer que cela n’est pas sans ressemblance avec les théories de la post-vérité…

Car il s’agit, pour savoir ce qui est proposé comme alternative à ce qui est déconstruit, de percevoir ce qui compte pour le déconstructeur. Il touche à tout, déconstruit tout, sauf ce qui compte pour lui, à commencer par son autorité, et à continuer par ses croyances.

Pour illustrer cela : le déconstructivisme contemporain s’inscrit dans — et dépasse — une lignée remontant au XIXe s., et concernant notamment la critique biblique. Des théologiens, principalement allemands, se sont mis au XIXe s. à travailler les textes bibliques, repérant des couches rédactionnelles, discernant méthodologiquement ces couches sous les textes, les datant, etc. — et débouchant par exemple, vu le décalage temporel entre ces couches comme sources postulées et les personnages bibliques, sur la question de l'historicité de ces personnages, jusque-là admise. Jusqu’à ce qu’il devienne aujourd’hui assez courant d’y voir des figures symboliques. Ainsi, dans le numéro de ce mois de mars 2023 d’un magazine d'Église protestante, on peut lire : “au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi ? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu ? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël ?” Chrétien, l'historien qui signe ces lignes n’est pas troublé par la non-existence d’Abraham ou Moïse (qui pourrait être plus gênante pour les juifs), mais il tient à préciser que l'existence de Jésus est un fait prouvé historiquement… Affirmation qui pourtant ne fait pas l’unanimité depuis que parmi lesdits historiens du XIXe s., de David Strauss à Bruno Bauer, s'initie la thèse dite mythiste (Jésus comme mythe), minoritaire mais toujours active, développée jusqu’à nos jours chez les savants (ainsi Nanine Charbonnel et son livre Jésus-Christ, sublime figure de papier), mais aussi chez les non-spécialistes — comme Michel Onfray dans son Traité d'athéologie, thèse qu’il emprunte à Raoul Vaneigem (La résistance au christianisme) qui avait la logique de pousser jusqu’à Paul la déconstruction, faisant de Paul une invention marcionite portant un Jésus mythique auquel d’autres chrétiens auraient fini par inventer une histoire.

Dans cette perspective, la limite au déconstructivisme est liée à la foi de ceux qui s’arrêtent avant de déconstruire ce qui compte pour eux. Parfois, on peut supposer des motifs plus… diplomatiques de limiter la déconstruction : ainsi, le personnage de Mahomet lui aussi est remis en question par des historiens ; mais la déconstruction reste prudente face aux risques de… débordements allant dans le sens de la foi de Ghazali… Plus risqué que la mise en question des figures bibliques, ou des cathares…

Dans tous les cas, on n’a accès au réel que via des sources (et parfois de l’archéologie face à des textes incontournables pour la bien lire) dont le doute sceptique ne permet pourtant pas de dire sans appel qu’il n’y a rien derrière. Qu’est ce qui fait le départ entre la déconstruction radicale et hypercritique et une attitude plus prudente ? C’est le regard sur les textes tels qu’ils nous sont parvenus. Décider a priori que vu leur âge, ils ne sont pas fiables, voire d’emblée suspects, sur la base d’une construction a priori en vis-à-vis de la déconstruction hypercritique, manque d’un travail préalable sur ses propres a priori. Ce questionnement des a priori correspond à la démarche d’Averroès : déconstruire la déconstruction. La vraie question est celle des motivations profondes des déconstructeurs de courants de pensée, de figures bibliques ou de phénomènes historiques. Quelle est leur visée ? Quels enjeux ?

Dans son roman L’immortalité, Milan Kundera s’interroge et nous interroge sur les motifs profonds de quelques personnages célèbres — il cite, entre autres, Beethoven et Goethe, les montrant soucieux de leur propre immortalité, c’est-à-dire de l’image d’eux-mêmes qu’ils laisseront à la postérité.

Il est toujours prestigieux d’être en pointe dans le dépassement de toute naïveté. Il est toujours tentant d’être, ou de paraître, moins naïf que les autres, d’être celui ou celle à qui on la fait pas. Quand en outre, contrairement à Ghazali qui remettait tout au Dieu de sa foi, on devient le centre de référence ultime de la reconstruction après la déconstruction, on risque fort de se retrouver pris au piège de sa propre immortalité. Il est tout de même gênant pour un pôle de référence plus fiable que les sources déconstruites de se corriger soi-même ! Difficile d’échapper à cette tentation commune (Kundera lui-même a pu être mis en question dans sa volonté de veiller lui-même au volume de la Pléiade qui lui a été consacré, chose rare, de son vivant). Tentation d’autant plus forte qu’on s’est attribué plus d’autorité : difficile d’avouer : “je me suis trompé”. Ne reste qu’à se taire ou à corriger insensiblement une erreur que l’on ne veut pas reconnaître… D'autant plus difficile donc, que l’on s’est donné plus d’autorité que les auteurs des sources.

Nul n’étant à l’abri de la vanité, je ne m’excepterai pas : deux mots pour dire comment j’en suis arrivé à m’intéresser aux cathares. Tout a commencé pour moi par un mémoire de maîtrise sur Thomas d’Aquin. Ayant trouvé agaçant, comme protestant, de voir souvent présentés avec malveillance, parfois inconsciemment, les réformateurs, singulièrement Calvin ; considérant que la malveillance ne fait pas avancer les débats, il m’a semblé malvenu, et peu œcuménique, de faire la même chose vis-à-vis du catholicisme, ce qui m’a conduit à considérer de façon non caricaturale si possible, cette figure centrale du catholicisme historique : Thomas d’Aquin. Cela m’a permis de détecter que la théologie de Calvin était elle aussi en dette au travail de réhabilitation de la nature opéré par l’Aquinate médiéval…

Et j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa Somme contre les Gentils… D’où ma thèse de théologie : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare Liber contra manicheos) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.

À l’époque de mon travail, années 1980, les sources issues des cathares eux-mêmes n’étaient pas suspectées, sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour ce défaut quant à l’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.

Puis se sont développés des travaux déconstructivistes, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire soupçonner lui-même d’hérésie… “naturaliste” pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?


RP, 3 mars 2023