<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: février 2011

jeudi 17 février 2011

Le Sermon sur la Montagne — l’Évangile, la Loi et les Prophètes




“Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir” (Matthieu 5, 17). Voilà qui me semble central dans le Sermon sur la Montagne, et qui pose d’emblée la question classique de la relation de la Loi et de l’Évangile.

On peut aborder la question de cette relation de l'Évangile et de la Loi par plusieurs biais : en premier lieu ce biais classique, celui de la relation entre les deux Testaments dont l'un enseignerait la Loi et l'autre la grâce.

Approche commode, qui a même valu aux écrits des Apôtres le titre global d'Évangile, entendu dès lors comme le Nouveau Testament, celui de la grâce, opposé à ce qu'en contrepartie on intitule de façon plus ou moins consciemment péjorative l’“Ancien Testament”, document perçu à terme comme dépassé et affreusement légaliste, tatillon et vengeur. Avec un peu d'attention, on s'accordera à reconnaître les limites de cette approche par laquelle on en vient à plus ou moins long terme à faire du Nouveau Testament une loi nouvelle censée remplacer l'ancienne, nouvelle loi dite loi de charité, ou d’amour, face à celle d’un Dieu bizarre.

C'est de cette façon qu'en toute bonne foi, on annexe à l’Évangile les préceptes de la Torah que l'on juge positifs, comme celui du Lévitique “tu aimeras ton prochain comme toi-même”.

Ce qu’on appuie de citations mal interprétées de ce même Sermon sur la Montagne, comme “si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux” (Mt 5, 20) !… En ne prenant pas garde au fait que ce propos n’a de sens que si précisément la justice en question est remarquable (cf. infra).

Eh bien, ce Dieu que l’on trouve bizarre est celui que Jésus appelle son Père. Et la Loi dont Jésus dit qu’il n’en passera pas un seul trait de lettre est celle de ce Dieu, la Torah, l’“Ancien Testament”, plus particulièrement ses cinq premiers livres.

On comprend alors que cette façon d’opposer deux Testaments est erronée. D’autant plus qu’en regardant notre texte de près, il est facile de voir que Jésus ne remet pas en cause la Torah, mais certaines interprétations accommodantes qui en sont faites. Ce en quoi il est en parfait accord avec l’enseignement juif.

On vient de dire que certains s’imaginent que le commandement “tu aimeras ton prochain comme toi-même” est une invention de Jésus. C’est un commandement du Livre du Lévitique. Ou sachant cela, on se contente de dire que les pharisiens ignoraient que c’était là un commandement central de la Torah. C’est faux aussi : il suffit de lire la parabole du Bon Samaritain pour voir que c’est le pharisien lui-même qui présente à Jésus ce commandement comme central. Alors — toujours cette volonté de penser que Jésus innove — on en vient, au regard de des paroles de Jésus dans Matthieu, à penser que la Torah enseignait la haine des ennemis. Or la Torah ne dit jamais ça.

Où l’on retrouve le “si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens”… en ne prenant pas garde au fait que ce propos n’a de sens que si précisément la justice en question est remarquable — cf. Luc 18, 9-14 et la parabole du pharisien et du publicain. Justice remarquable, donnée en exemple — c’est là la pointe — pour dire que tout homme, même celui-là, le scribe ou pharisien le plus remarquable, reste insuffisant pour le Royaume ! Cf. Mt 19, 25-26 : “Qui peut donc être sauvé ? demandent les disciples. Jésus les regarda, et leur dit : Aux hommes cela est impossible, mais à Dieu tout est possible.”

Ce qui n’induit pas quelque laxisme découragé, mais au contraire une exhortation vigoureuse — Mt 5, 48 : “vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait” ! La “perfection” en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en comportement accompli, — mature, pourrait-on dire selon un sens possible de “parfaits” : l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir ou se lever le soleil sur tous, sans conditions.

*

Ce à quoi Jésus s’oppose, c’est à une interprétation accommodante et laxiste de la Torah. Comme à l’idée que l’amour du prochain qu’elle commande s’arrêterait aux frontières de la nationalité, de la religion, que sais-je encore. C’est à cela que Jésus s’oppose, et pour ce faire, c’est à la Torah qu’il renvoie. Jésus se veut non pas innovateur en inventant une autre Torah, mais réformateur d’un judaïsme que certains ne prenaient pas assez au sérieux.

Ainsi, la Loi se trouve aussi bien dans le Nouveau Testament, Loi qui est la même que celle de la Bible hébraïque ; et par ailleurs l’Évangile sous l’angle où ce mot désigne le salut pas la foi seule, se trouve aussi dans la Bible hébraïque, où il est le même que celui du Nouveau Testament. L’Évangile est au cœur de la Loi. Sous un certain angle il est la Loi elle-même.

Jésus est annoncé comme le Messie, celui qui va instaurer le Royaume de Dieu, ou “des cieux”, selon la façon que l’on a, et que Jésus ne remet pas en question, d’employer des figures de style pour ne pas prononcer à tout bout de champ le nom de Dieu — pour ne pas, toujours le respect de la Torah, prononcer son nom en vain. Que son nom soit sanctifié ! Ne jurez donc pas, rappelle Jésus, si c’est pour mentir, — ni par le ciel, ce mot qu’on emploie pour désigner Dieu — en ayant la prudence de ne pas l’atteindre, ni même, plus prudent encore, par la terre, marchepied de Dieu, ni encore par Jérusalem, ville de l’Envoyé royal de Dieu. Efforcez-vous seulement d’être vrais et sincères.

Le faux témoignage contre son prochain ou la transgression de ses propres serments, quelle qu’en soit la forme, sont des offenses à Dieu, des atteintes à sa sainteté. Simplement parce qu’il a commandé. Toujours le refus des accommodements avec la Torah ; qui reviennent toujours finalement à se prendre un peu pour Dieu, comme jusqu’à vouloir se venger soi-même parce que la Torah a dit “oeil pour oeil dent pour dent”. Parole qui elle, reste vraie, mais ne nous appartient pas. C’est à Dieu seul qu’appartient le jugement et la vengeance. Se mettre à la place de Dieu pour se venger soi-même est encore une façon de transgresser la Torah, et plus particulièrement le commandement d’amour.

Jésus apparaît donc comme celui qui va instaurer en ce monde, par un ensemencement intérieur de la parole de Dieu, ce règne, le Royaume des cieux que tout le monde espère.

Un monde enfin pacifié, où ont cessé toutes douleurs, jusqu’à la mort elle-même, par la résurrection. Or, on devinait à travers les prophètes, que dans le Royaume, le rapport à la Loi serait différent. Ils en promettaient l’inscription dans les cœurs, ce que Paul soulignera vigoureusement concernant l’évangélisation des païens.

De là à en déduire que chacun connaîtra si bien Dieu, que du même coup chacun pourra faire ce qui lui plaira, le chemin est court et certains le franchissent, et pourquoi pas dès aujourd’hui. C’est à cela que Jésus s’oppose. Au contraire, lorsque la connaissance de Dieu sera inscrite dans les cœurs, répandue comme l’eau l’est au fond les mers, loin de transgresser la Torah, tout le monde la respectera du fond du cœur, elle sera accomplie, et pas abolie, et jusqu’à ce jour, pas un trait de lettre n’en sera effacé.

Non seulement la Loi n’est pas abolie, mais notre nourriture spirituelle est de la mettre en pratique. C’est là ce qui fait notre grandeur, comme sa transgression fait notre petitesse. C’est là ce qui nous fait croître devant Dieu. Alors, non seulement il ne faut pas s’imaginer quelque laxisme dans le Royaume ; mais il vaut mieux concevoir que dans le futur sanhédrin, ce tribunal en Israël, non seulement, on ne tolèrera pas le meurtre, mais on en condamnera, et c’est vrai dès aujourd’hui, jusqu’à la racine, l’insulte. Face à la Loi de Dieu, il n’y a donc pas d’autre solution que la réconciliation. Pas de vengeance, certes, pas de meurtre, même en pensée, à plus forte raison. La réconciliation pour un Royaume de paix. Tout faire pour cela, la réconciliation.

Et quant au commandement condamnant l’adultère, non seulement il n’est pas aboli non plus, mais il s’agit de prendre garde que la répudiation elle-même en est une des formes. L’adultère est mépris de l’aimé à travers un mépris de sa propre promesse. Pas question de se parjurer, précise Jésus juste après, pas question d’adultère, même sous cette forme déguisée, — encore et toujours cette volonté de s’accommoder avec la Torah qui consiste ici en un renvoie légal, la répudiation. Pas d’adultère, pas même sous forme de répudiation, et pas même d’ailleurs, sous la simple forme de la convoitise de la femme d’autrui. Ici aussi Jésus renvoie au cœur, à la question de la convoitise.

Mais au-delà de tout cela, c’est bien de la question libération qu’il est question dans l’instauration du Royaume par le Messie, et de la restauration de la Loi comme Évangile. Regardons-y de près : y a t-il libération plus rigoureuse que dans une prise au sérieux radicale de la Loi ? On a parlé de la convoitise : qu’est-ce sinon un esclavage perpétuel ?

Et qu’en est-il du désir de meurtre, ou de vengeance, ou du besoin permanent de se justifier et de contourner la vérité d’une parole droite ? Voilà que Jésus nous ramène au cœur véritable de la libération. Écouter, et entendre la Parole de Dieu.

L’Évangile est toujours un ordre qui libère, un ordre qui ne libère que si on l’exécute. La parole qui libère le paralytique est cet ordre “lève-toi et marche”. Elle ne le libère que s’il y obéit, s’il se lève. La parole qui libère Lazare de sa tombe est “sors”. Elle ne le libère que s’il l’entend et l’exécute. La parole qui libère le peuple de l’esclavage est encore un ordre, une loi, la Torah, résumée dans les dix commandements, ou plutôt les dix paroles, avec en premier : “je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage”. Cette parole, la Torah, ne libère le peuple que s’il la prend au sérieux, s’il y obéit. C’est cette même parole qui nous libère de la même façon et dont Jésus rappelle qu’elle ne libère que si on la prend radicalement au sérieux.

Elle est un ordre qui met en marche... Si on ne se laisse pas envahir par la colère et la rumination du meurtre, si on se s’abandonne pas à la convoitise, au désir de vengeance, etc. Cette loi ne sera pas abolie, c’est toujours la même, même si certains aspects comme les cérémonies varient d’un peuple à l’autre — ce sur quoi Paul insistait ; ou varient d’un temps à l’autre : après la destruction du Temple, les aspects du rite qui y sont liés deviennent inapplicables. Ils seront réorganisés de feux façons différentes. C’est l’origine de la séparation du peuple en deux rites, le rite talmudique et le rite chrétien. Mais la Loi n’est nullement abolie. Elle est la fin de l’esclavage, la norme de la liberté. L’essentiel de la Loi est toujours l’Évangile.

R.P.
AJC Antibes, 17.02.11


vendredi 4 février 2011

Le sacré et la répulsion (2) "Plus jamais ça !"





Point de départ : Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux. Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas... Ou ne l’est plus : « plus jamais ça »... La question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »...

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Le Décalogue et les déclarations Droits de l’Homme. Des façons de « plus jamais ça »


Le Décalogue

« Décalogue » : le mot signifie « dix paroles ». Il est préférable à « dix commandements » puisque, contrairement aux neuf autres, la première parole : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage », n’est pas un commandement. Le Décalogue commence par une proclamation : Dieu donne la liberté au peuple qu’il s’est allié. C’est la part de Dieu dans le contrat de l’Alliance. La pratique des autres paroles est la part du peuple.
La liberté est donnée après la captivité. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage. La loi qui accompagne ce don de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique.
La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur humain, pas de pouvoir humain qui en serait la source, comme celui qui vient de s’avérer esclavagiste.


La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Le peuple français connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême » contre tout arbitraire comme celui auquel on vient d’échapper, celui d’une monarchie absolue.


La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948

L’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer un peuple. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle dans que dans les deux cas précédent : chaos - libération - loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes.

Actualité récente — rappelée par les événements à Haïti : la dette la France à Haïti concernant la déclaration des Droits de l’Homme et son application est incontournable. C’est aux députés haïtiens que la France doit sa première abolition de l’esclavage (1794).
La loi Taubira Loi adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 6 avril 2000 sur la proposition de Mme Christiane Taubira, députée de Guyane) s’inscrit dans ce souvenir :
Article 1 de la loi Taubira :
« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

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Où un sacré nouveau, un droit qui relève du sacré, en l’occurrence indépassable comme instance ultime, s’ancre dans le refus de ce qui ne doit plus advenir, dans la répulsion à l’égard d’un passé épouvantable. Le sacré finit par s’assimiler à un avenir meilleur, en répulsion contre tout ce qui fait obstacle à cet avènement... Un lendemain meilleur se substitue à un hier trop lourd, la transcendance allant parfois jusqu’à s’identifier au futur. Et puisque nous sommes aujourd’hui plus proche du futur qu’antan, aujourd’hui devient, comme signe de demain, chargé d’un sacré qui est sommé de déserter hier, où il n’a été que monstruosité...

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Le sacré comme substitution

Rappel : Le sacré, que l'idole investit, dépasse, on l’a vu, le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré — qui, lui, occasionne le « c'était mieux avant », parlant des jours de l'événement fondateur, y compris le moment des déclarations de droit, moment dont le temps nous éloigne... Mais dont subsiste le souvenir diffus que là s’est signifié un « plus jamais ça », un référentiel répulsif, un radicalement insupportable.

« Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem » : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de... la Shoah ! Où Ahmadinejad pointe le sacré européen contemporain : un sacré « négatif », en forme de « plus jamais ça », un « plus jamais ça » fondateur des repères actuels, à commencer donc par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser... tandis que le « plus jamais ça » se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.

Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! Et pourtant le recours au « plus jamais ça » est plus que jamais urgent : où il est donc paradoxalement périlleux de le reléguer dans la sphère mythique du sacré, sachant qu’en présence du sacré, on ne dialogue pas, on vénère. Et où parallèlement il est urgent de reconnaître comme patrimoine commun tous les domaines de la culture humaine.

Quid du « plus jamais ça » de la Shoah quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, européens, et aussi proche-orientaux, et particulièrement quant au conflit israëlo-palestinien (que vise évidemment la « désacralisation » façon Ahmadinejad) ?

On se trouve là à un carrefour entre théologie et idéologie (et à un carrefour des basculements dans la négation de l'autre, de bonne foi — ou pas) :

Le dialogue judéo-chrétien issu du « plus jamais ça » a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la « théologie de la substitution », qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance (et la sagesse requiert la reconnaissance : « nous sommes des nains montés sur des épaules de géants » – cit. Bernard de Chartres, 1130-1160).

L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur est Calvin (qui souligne qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide). Mais jusque là, elle a fait des ravages. Non seulement dans le monde religieux : on la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures - qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des « juifs du pape ». L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et « protection ») se rejoindront en France catholique d'Ancien régime avec l'Édit de Nantes « protégeant » les hérétiques protestants, un Édit voué à... être révoqué par Louis XIV au prétexte qu' « il n'y a quasiment plus de protestants ».

L'idée de substitution est reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de « la » Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres « races inférieures » (« nègres », « Indiens », etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification « scientifique » racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des « races supérieures » d'éclairer « les races inférieures »...

Avec le point-limite de leur « infériorité » et de leur « non-perfectibilité », qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.

Derrière tout ça, l'idée substitutionniste à la sauce racialo-darwinienne (où Darwin ne reconnaîtrait sûrement pas ses petits !) : les « races supérieures » vouées à se substituer aux « races inférieures », par extermination éventuellement. On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah.


Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son Discours sur le colonialisme. :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. [...] »


« Chaque fois qu’il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et [...] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme.)


Cf. aussi James Baldwin, La prochaine fois, le feu :

« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (p. 77)

Voilà donc que le sacré à venir, déployé comme sacré en marche, fondé contre sa répulsion d’un passé dont le sacré a tournbné en catastrophe qui ne doit plus jamais advenir, « plus jamais ça » !... Voilà que le sacré comme avenir en marche était déjà celui qui par sa prétention à être un substitut de ce qui l’a précédé, a débouché sur la catastrophe !