<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2021

samedi 4 décembre 2021

Cathares. Indices convergents d’une nostalgie d’éternité





Ceux qui ne se sont jamais donné ce nom à eux-mêmes, les cathares, n’existent plus ! Je parle du catharisme historique, disparu comme tel des terres d'Oc au XIVe siècle, quoiqu'il en soit des divers néo-catharismes contemporains. Je rejoins en ce sens René Nelli écrivant en 1968, à l'article "Réincarnation" de son Dictionnaire des hérésies méridionales, à propos de son ami Déodat Roché : "L'opinion de M. Déodat Roché, que la matière elle-même se purifie progressivement, est très séduisante, elle est peut-être vraie, mais ne figure à notre connaissance, dans aucun texte cathare […]". Sur ce point, R. Nelli ne suit donc pas D. Roché, ce qui ne l'empêche pas de lui garder son respect, son amitié, et même, peut-être, d'en être influencé… comme lorsqu'il développe à son tour une philosophie riche, revendiquée dualiste (cf. l'analyse de Michel Roquebert : “‘Introduction à une dialectique du bien et du mal’ ou comment René Nelli entra en catharisme”), philosophie profonde, mais débordant peut-être ce qu'auraient dit les cathares historiques, parlant desquels je reste en retrait de ce que R. Nelli me semble développer, et que l'on retrouve dans la présentation de cette rencontre par l'AEC / René Nelli — que je remercie vivement de m'avoir invité. Ne faisant toutefois pas mienne la réflexion proposée, par ex. sur la limitation de Dieu et la mission de l'humain, j’y vois un des témoignages (avec celui de Roché) d’une pluralité de lectures possibles. Admettre la disparition du catharisme historique induit une nécessaire humilité quant à cette diversité de lectures sur lesquelles peuvent ouvrir les sources.

Par ailleurs, les cathares historiques n'existant plus, il n'y a, en principe, plus d'enjeu actuel… Sinon le respect de leur mémoire. Leur disparition, une sortie de l’histoire en forme d’ironie tragique, scelle définitivement l’écho d’une nostalgie d’éternité… Au-delà de l’actualité de la recherche historique sur l’hérésie médiévale, recherche toujours en cours, cet écho, répercuté de siècle en siècle jusqu’à nos jours comme porte de poésie, a couru en arrière-plan des compréhensions historiennes de l’hérésie. De l’humanisme du XVIe siècle au romantisme puis au surréalisme (où l’on ne peut pas ne pas penser à René Nelli), l’intuition poétique paraît souvent rejoindre ce que l’on sait de l’ancienne hérésie… C’est ainsi qu’on pourrait presque inscrire, mutatis mutandis, Lamartine parmi les héritiers du catharisme.

« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ;
Soit que déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire ;
Soit que de ses désirs l'immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur :
Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère.
Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,
Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;
Malheureux, il aspire à la félicité »
.
(Alphonse de Lamartine — dans Méditations poétiques, « L’Homme »)

Voilà qui est presque cathare ! Si ce n’est que, pour les cathares, ce souvenir des cieux n’est pas spontané. Nous avons oublié le paradis céleste duquel, suite à une faute indicible, nous sommes déchus, désormais exilés dans nos « tuniques d’oubli » — c’est le nom que les cathares donnent à nos corps temporels. La mission de l’Église cathare, qui, selon sa foi, lui a été confiée par le Christ venu dans le monde sans y être déchu, fut de réactiver la mémoire perdue en communiquant le don de l’Esprit saint, par le « consolament », via l’imposition des mains des « bons-hommes », appelés aussi « parfaits », notamment par les Inquisiteurs, mais peut-être pas uniquement par eux (cf. Jean Chassanion, Histoire des Albigeois, 1595, rééd. 2019, Brenon, Jas, Poupin, éd. Ampelos, qui renvoie à Paul, par ex. 1 Co 2, 6 : « c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits »)… lesquels Inquisiteurs sont parvenus à leurs fins : les « parfaits » cathares ont été exterminés jusqu’au dernier : reste-t-il alors un salut, une consolation, une voie de retour au paradis céleste ?…

Remarquons que chez Lamartine, le souvenir perdu est imprécis. Il hésite : mémoire d’un destin perdu ? Désir en forme de présage d’une future grandeur ? Contraste en tout cas que cette nostalgie en regard de l’épreuve d’une prison des sens enchaînant l’humain sur la terre…

On a là une porte d’entrée remarquable pour parler des cathares. Cette dualité qui est entre l’intuition confuse de notre éternité et le malheur de notre esclavage corporel, sensoriel, qui accentue notre aspiration à la félicité, est l’essentiel du fameux dualisme cathare.

Que de caricatures n’en a-t-on pas fait — notamment via le non moins caricatural qualificatif : « manichéens », synonyme pour les médiévaux, et parfois les modernes, de cathares ; ou pour les deux termes, synonyme d’hérétiques, tout simplement, au Moyen Âge (et « hérétiques » est le terme le plus employé alors).

Cela sans compter que le catharisme ignore tout de la religion manichéenne, l’usage qui est fait du nom de cette religion dont les cathares ne se réclament pas est de toute façon déjà lui-même une caricature où ne se seraient pas reconnus les manichéens…

À savoir : « manichéisme » — c’est-à-dire simplisme outrancier, qui ne sait voir qu’en contraste. Doublement caricatural donc que de considérer que c’est là le dualisme cathare — puisque, sans compter que ce simplisme n’est pas la religion manichéenne, les cathares, par dessus le marché ne se réclament pas de cette religion.

Le dualisme dit « cathare » est, en ce sens seul de l'intuition d'un au-delà de nos limites (sachant que par ailleurs pour les cathares, contrairement aux romantiques, la nature relève du Mauvais), celui qui est au cœur du poème de Lamartine, entre autres romantiques — car on pourrait en citer d’autres, qui rejoindraient même plus précisément encore le fameux dualisme cathare.

Je pense à Baudelaire :

« Une Idée, une Forme, un Être
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre ;

Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tenté l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres !
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres ;

Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;

Un damné descendant sans lampe,
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur,
D'éternels escaliers sans rampe,

Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu'eux ;

Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle ;

— Emblèmes nets, tableau parfait
D'une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait ! »

(Dans Les fleurs du mal, « L'irrémédiable », première partie)

*

Il m’a semblé falloir partir des romantiques (on va y revenir, et dire leur intérêt) ; commencer par là pour déjouer la tentation consécutive à une approche récente, très à la mode (en tout cas jusqu’à il y a peu), réputée incontournablement universitaire — qui nous rendrait presque impossible, ne serait-ce que faute du temps pris à s’y appesantir, de parler de théologie cathare —, approche, dont il faut pourtant parler, au moins brièvement.

Cette approche est basée sur de légitimes considérations de critique historique, initiées au départ par des René Nelli, Jean Duvernoy, ou encore Anne Brenon, Michel Roquebert, etc. (au bénéfice notamment de la découverte de sources provenant des cathares eux-mêmes), tous admettant la réalité de l'hérésie médiévale. Puis, depuis la toute fin des années 1990 et le début des années 2000, la critique a fini par aller parfois jusqu’à mettre en question la réalité de ladite hérésie, à commencer par son nom « cathare », en tout cas pour les terres d’Oc, célèbres pour avoir été victimes de la Croisade albigeoise. Cette récente « nouvelle critique » (qui en cela rejoint sans le savoir la conviction des anciens réformés languedociens) s'appuie sur le fait indubitable qu'on doit recevoir avec prudence ce que les ennemis d'un mouvement, religion ou secte, en ont dit. Cela vaut pour les cathares, les bogomiles, ou d'autres, quant à ce que leurs ennemis ont dit d'eux ou de leurs supposées ascendances et généalogies.

Cela admis, on doit constater que ladite nouvelle critique, revendiquée « déconstructiviste », tient peu compte du fait que l'on connaît depuis déjà plusieurs décennies des sources (publiées de 1885 à 1960) émanant des hérétiques eux-mêmes (des travaux récents, comme ceux du colloque de Carcassonne-Mazamet de 2018 l'ont reconfirmé) : un Nouveau Testament occitan (dit de Lyon), trois rituels (deux rituels occitans, un accompagnant le NT de Lyon et un le recueil de Dublin — lequel est accompagné de développements théologiques, notamment sur le Notre Père — ; et un rituel latin dit de Florence), deux traités de théologie (un de Florence, le Livre de deux Principes (LDP) — accompagné du rituel de Florence — (cf. les récents travaux critiques de David Zbiral) ; et un Traité anonyme — cf. infra). On pourrait mentionner aussi le texte bogomile Interrogatio Iohannis, (cf. les travaux d'Edina Bozoky) que René Nelli a justement placé aussi (avec ses deux versions — latines) dans ses Écritures cathares, en 1959, rééd. Anne Brenon 1995. On reviendra à ce que les textes proprement cathares permettent de percevoir de l'hérésie. La théologie similaire des deux traités, un italien, le LDP, un référant à l'Occitanie, le Traité anonyme, et la présence de trois rituels similaires accompagnant des textes de nature différente (NT, LDP, glose du Pater), permet de dégager des éléments de théologie et de pratique religieuse partagés, et donc une unité trans-régionale.

Avant d’en venir à la théologie des cathares, telle que leurs textes nous permettent de la discerner au-delà de toutes les nuances internes qui lui confèrent une pluralité, en-deçà d’une réelle, quoique plurielle, unité rituelle (dont le cœur symbolique est le consolament/um — cf. infra), nous ferons d'abord un petit détour, de quelques mots, pour signaler l’usage du terme « cathare » (par les théologiens catholiques médiévaux, cherchant plus de précision que n'en donne le seul terme hérétiques) et la référence à la chose, concernant les terres d’Oc, dès le XIIe siècle.

Cinq citations, par ordre de « préséance » : concile / pape / consultant conciliaire / deux hérésiologues médiévaux :

1) Le Concile de Latran III (1179). Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare », appliquant à l'Occitanie un terme apparu une décennie et demi avant en Rhénanie sous la plume du bénédictin Eckbert de Schönau (cf. infra).
Canon 27 : « Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »
J’ai donné la version retenue par les plus récents critiques : Norman P. Tanner (1990), Giuseppe Alberigo (1994), etc.
Une autre recension de ce canon 27, donnée par le déjà ancien Dictionnaire des Conciles de l’abbé Migne (1847), plus brève, lit : « […] nous anathématisons les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, les Albigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite, défendant, en cas qu'ils viennent à mourir dans leur péché, de faire des oblations pour eux, et de leur donner la sépulture entre les chrétiens. […] ».
Ici « les Albigeois et autres » résument la géographie plus détaillée des régions infestées dans le Midi occitan par l’hérésie des « cathares, patarins ou publicains »
 : plus tard, « albigeois » est devenu un qualificatif d’hérésie. La recension plus détaillée, qui mentionne donc « la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et […] d’autres endroits » infestés par l’hérésie, est attestée par Alain (de Lille) de Montpellier, présent au concile (cf. infra). Dans tous les cas, et toutes les recensions, le mot « cathare » vise notamment l’Albigeois.

2) Le pape Innocent III. Il confirme cet usage du mot cathare pour les hérétiques du Midi. Le 21 avril 1198, il écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants évoquant, je cite, « ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138 (cit. Roquebert).
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)

3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano). Né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, il est un théologien français, aussi connu comme poète.
Il a assisté au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habite ensuite Montpellier, où il vit hors de la clôture monacale, et d’où il dédicace son œuvre à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier ; il prend finalement sa retraite à Cîteaux, où il meurt en 1202.
Cf. son De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et son Liber Pœnitentialis (1184-1200).
« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais. Gascons et Brabançons. formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Cit. Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Cf. sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [« quadripartite » i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares sont distingués des vaudois] – in Patrologie latine t. 195. Cathares = « chatistes » (Duvernoy, cf. infra) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (P. L., t. 210, c. 366).

4) Le Liber contra Manicheos (XIIIe s.). Michel Roquebert : « le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca […] est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du Liber prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la responsio de Durand. […] le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin nichil (nihil en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : Sine ipso factum est nichil, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. […] "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… […]" » — texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare: le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p. 217. » (L’attribution à Durand est contestée par la chercheuse A. Cazenave.)

5) « On a confirmation, précise aussi M. Roquebert, à la fois de l’emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et "de France", dans la Summa (1250) de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Église des Cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : "Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Église toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes" » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … », Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974.)

*

Époque moderne : des albigeois aux cathares ; de la Réforme aux romantiques. Une évolution terminologique : en réflexion et revendication mémorielles (cf. les travaux de Michel Jas), les protestants, à partir du XVIe siècle, préfèrent le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » (cf. Chassanion, Histoire des albigeois, cit. supra). On pourrait noter que l'approche récente à laquelle je faisais allusion, après s’être modérée, se rapproche assez de cette première apologétique protestante qui assimilait volontiers cathares et vaudois. Jusqu’à ce que, contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (cf. Bossuet, 1688) reprenne le médiéval « cathares » en synonyme de l’équivalent « manichéens » ; puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) — le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement germanique. (Ici aussi on retrouve nos critiques contemporains ne retenant que l'ancienne apologétique protestante, attribuant à Schmidt l'origine de l'usage du mot cathares pour désigner les albigeois.)

Au XXe siècle, la norme universitaire (héritée de Bossuet et Schmidt) incontestée jusqu'à sa mise en question (dans les années 1960-1970) par Nelli et Duvernoy et dans leur lignée, est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant (via des généalogies précises tracées par les ennemis des hérétiques, et donc à recevoir avec prudence), aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme passant par les pauliciens d'Arménie, etc. S’imposent alors à nouveau les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares) ; cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares d’Oc au Moyen Âge : « hérésie » (cf. la revue Heresis), terme qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot cathares, fût-ce, mettant en cause leur existence, en usant de guillemets. Auparavant, le pasteur Napoléon Peyrat (proche des romantiques pour sa part) avait repris le terme « albigeois » (1870), tout en ouvrant à la revendication romantique de cathares « johanniques », voire « manichéens ».

*

Revendication romantique. Revenons donc à nos romantiques. Nous rapprochant un peu plus que Lamartine des cathares, Baudelaire ajoute à celui-là cette conviction concernant notre sens de notre déchéance, de notre exil dans le temps : cette « fortune irrémédiable, qui donne à penser que le Diable fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » C’est que donc, pour Baudelaire, comme pour les cathares, la main du diable y est pour quelque chose. Le diable est pour quelque chose dans notre engloutissement dans l’oubli de notre éternité. Avec un Néant qui n’est autre que Mal, comme le disaient déjà les cathares.

La mémoire de notre éternité est alors devenue tourment — « la conscience dans le Mal », dit Baudelaire en fin de son poème. Le tourment comme dernier signe d’un souvenir perdu, comme englouti dans le fleuve « bourbeux et plombé où nul œil du Ciel ne pénètre » (Baudelaire, ibid.)… Où les témoins de cette mémoire perdue furent voués, sont voués, à leur engloutissement dans l’oubli, devenu l’oubli même de la mémoire de leur existence, allant aujourd’hui parfois jusqu’à la négation de leur existence, phénomène qui a pris récemment cette ampleur nouvelle, écho à une tentation récurrente qui faisait déjà dire à E. Delaruelle dans les années 1960 : « il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur » ! Effet de la volonté de leurs bourreaux d’éradiquer jusqu’à la mémoire des cathares, ne laissant que leur propre lecture de la foi de leurs victimes, anticipant un doute portant jusqu’à leur existence ! Or l’ironie veut que cette tentation reprenne l’affirmation tragique qui est au cœur de la pensée cathare ! La mémoire perdue, au point de n’être plus conçue. Où la conviction cathare nous apparaît comme moins étrangère que prévu. On en retrouve l’équivalent, en des aspects significatifs, au cœur du romantisme.

Mais laissons encore un instant les romantiques, ou plutôt constatons qu’ils sont les témoins modernes d’une autre mémoire perdue — celle, ignorée plus que jamais dans la mise en doute en cours, de tout un aspect du christianisme antique, dont les cathares sont comme une dernière trace… Pour des traits durcis, certes, mais qui n’en correspondent pas moins à quelque chose d'un christianisme universel des origines, sous l’angle d’une autre compréhension de la chute, d’un sens de la chute que nous avons perdu.

*

L’hérésie n’est pas dénoncée en Occident avant l’an mil
— et même avant le milieu du XIIe siècle pour le catharisme proprement dit (sous ce nom repris depuis le Concile de Latran III).

Aux alentours de l’an mil, on a les premiers bûchers d’hérétiques, que les textes appellent volontiers manichéens. Puis les traces de l’hérésie disparaissent pour un siècle — tout au long de la réforme dite grégorienne durant laquelle la papauté et notamment le pape Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme, reprend les revendications, les exigences de plus de pureté de l’Église, qui sont celles des hérétiques. Plusieurs historiens y ont vu un rapport avec la disparition momentanée de l’hérésie.

Au XIIe siècle, les cathares apparaissent dans les textes, selon ce nom jamais revendiqué par les hérétiques, mais que leur donne en 1163 un clerc allemand, l’abbé Eckbert de Schönau. Selon Duvernoy, ce nom de « cathare », donné en Rhénanie aux hérétiques vers 1150 (selon la précision chronologique donnée par Ch. Thouzellier) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat (un article ultérieur, de Laurence Moulinier — « Le chat des cathares de Mayence », in Retour aux sources, Picard, 2004 —, donne, à nouveau, raison à Duvernoy). Étymologie germanique que connaît Alain de Lille (P.L. 210, 366), et qu’il traduit pour le Midi languedocien. On l’a cité : « on les dit “cathares”, de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». Pour Duvernoy, ces hérétiques « ne sont autres que les gens du Chat, les “chatistes”, dirions-nous » (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; La religion…, p. 303). Où il apparaît que le terme le plus fréquent pour le Midi occitan, « hérétiques », est bien un équivalent du stigmatisant « cathares », parallèle à l’équivalent germanique « ketzer » (hérétique) qu’Eckbert s’efforce de rattacher à un courant manichéen dénoncé par saint Augustin comme « cathariste », en référence au grec « catharos » / purs (on pourrait aussi parler de l’assonance avec l’italien « gazzari », ou avec « patarins » et « pataria », laquelle à Milan fut un temps alliée de Grégoire VII !).

Les hérétiques en question sont combattus alors principalement par les cisterciens, avec Bernard de Clairvaux : on les trouve sous sa plume dès 1145.

Plusieurs textes indiquent que les hérétiques en question en Occident connaissent au moins dès la seconde moitié du XIIe siècle un lien ecclésial avec l’hérésie bogomile qui va de la Bulgarie à Constantinople et jusqu’à la côte adriatique, notamment la Bosnie. Un de ces textes évoque un « concile » cathare réuni en 1167 à St-Félix dans le Lauragais près de Toulouse en présence d’un évêque bogomile, Nicétas — il s’agit de la Charte de Niquinta, à l’authenticité régulièrement contestée depuis 1967 puis tout aussi régulièrement réhabilitée (dernier cas : colloque de Nice, 1996, Inventer l’hérésie ?, actes en 1998, et réhabilitation par J. Dalarun et D. Muzerelle, L'histoire du catharisme en discussion, 2001). Selon ce document, en présence de Nicétas et avec son aval sont délimités des évêchés cathares occidentaux. D’autres traces du lien bogomilo-cathare existent, notamment en Italie, lieu refuge des persécutés occitans (cf. supra, Rainier Sacconi).

L’hérésie bogomile était signalée, elle, en Orient chrétien depuis le milieu du Xe siècle, soit un siècle avant les premiers bûchers en Occident et plus de deux siècles avant la rencontre de St-Félix.

L’importance — et l’irréconciliabilité avec Rome — de l’hérésie cathare, en Occident, est devenue telle que Rome juge bientôt nécessaire de déclencher une Croisade, en 1209, contre les terres de Toulouse et Carcassonne où l’hérésie est devenue la plus prospère, y étant, de fait, tolérée. Croisade déclenchée au motif officiel de l’assassinat sur les terres d’Oc, du légat pontifical, Pierre de Castelnau.

Auparavant la prédication anti-cathare s’est développée, d’abord de la part des cisterciens, mais elle n’a pas eu le succès escompté. Puis un ordre a été créé à ce propos : les dominicains, que rejoindra Thomas d'Aquin, préoccupé par l'hérésie au point de fonder, via des emprunts aux philosophes arabes, une nouvelle philosophie chrétienne de la création. Parmi les mouvements prédicateurs anti-cathares ou concurrents, mentionnons aussi les vaudois et les franciscains.

De ce côté (parfois côté franciscains spirituels), surtout côté vaudois, qui seront interdits et connaîtront la persécution à leur tour, on assiste par la suite à un rapprochement d’avec les cathares (dans ce qu’on a appelé solidarité hérétique).

La croisade, à laquelle dans un premier temps la royauté française ne se joint pas — avec un Philippe Auguste qui, c’est le moins qu’on puisse dire, traîne les pieds ; seuls des vassaux s’engagent —, déclenchée par le pape Innocent III, signe le fait que l’hérésie trouve une obédience non-papale, alternative, témoin supplémentaire de la référence bogomilo-orientale : l’hérésie, dans une perspective héritée de la réforme grégorienne, consistant à s’écarter de la soumission à Rome (cf. a contrario les tentatives diplomatiques d’Innocent III vers les dirigeants de la Bosnie bogomile !).

La croisade prospère dans un bain de sang. Le massacre de Béziers est resté célèbre avec son fameux « tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens » prononcé par le nouveau légat du pape, le cistercien Arnaud Amaury. On a glosé sur l’authenticité de la déclaration, pour l’admettre finalement, au moins en substance : c’est bien dans les textes cisterciens qui en font la louange qu’on la trouve (cf. Jacques Berlioz, Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, Toulouse, Loubatières, 1994).

Raimond VI, comte de Toulouse (dont la dynastie est suspecte pour Rome depuis la 1ère Croisade) finira par être destitué au profit du croisé Simon de Montfort. Le transfert d’autorité est entériné par le IVe concile de Latran, en 1215. Mais le comte jusque là légitime, de la dynastie des Raimond, ne l’entend pas de cette oreille. Le fils de Raimond VI, Raimond VII réintégrera son titre au traité de Paris après la croisade royale lancée en 1226 par Louis VIII. Le traité de Paris, ou de Meaux, ou Meaux-Paris, passé sous Louis IX (saint Louis), scellera les conditions de la défaite et de la réintégration de Raimond VII de Toulouse.

Cela débouchera sur le rattachement, ou faut-il dire l’annexion, l’intégration en tout cas, du comté de Toulouse au Royaume de France, via mariage : il est prévu par le traité qu’Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France Louis IX, épouse la fille et seule héritière du comte de Toulouse Raimond VII, Jeanne de Toulouse. À la mort d’Alphonse, en 1271, Toulouse entre définitivement dans le domaine royal.

Les cathares, eux, n’ont pas disparu pour autant, et se sont réorganisés, dès la capitulation de Raimond VII en 1229, en Église clandestine ayant son siège sur la butte de Montségur, qui sera défaite en 1244 au prix du bûcher, devenu célèbre, des 225 « parfaits » qui y sont réfugiés.

Auparavant, puisque la croisade, qui a abattu Toulouse, n’est pas pour autant venue à bout de l’hérésie, on a organisé la répression. Moment significatif : la création de l’Inquisition pontificale, en 1233, par le pape Grégoire IX. Sa gestion est confiée principalement (mais pas uniquement) aux dominicains (Dominique n’en est évidemment pas le créateur : il est alors déjà mort ! — depuis 1221).

L’Inquisition, au prix d’un « travail » redoutable, véritable prodrome des totalitarismes modernes, instaurant la suspicion et la délation, viendra à bout du catharisme, malgré la persévérance d’une hérésie qui parvient même à se revivifier sous l’impulsion notamment et avec la prédication des frères Authié. Mais en 1321, avec le bûcher du dernier parfait, c’en est fini de l’hérésie, même s’il reste encore des croyants — même si une Église se survit encore en Bosnie jusqu’au XVe siècle, où elle sera engloutie dans les conquêtes turco-musulmanes.

*

Le symbole de la mort du dernier parfait vaut qu’on s’y arrête.

En citant les poètes romantiques, j’ai signalé cet aspect important de l’hérésie qui est dans cette notion de mémoire perdue — quand leurs ennemis ont voué les cathares à une disparition telle qu’elle atteint jusqu’à la mémoire de leur existence ! (La créativité poétique qui permet de pressentir, chez un Peyrat par ex., des fulgurances insoupçonnées de l’hérésie, est aussi celle de René Nelli, qui lui, était proche des surréalistes, proximité qui a contribué à faire sortir les études cathares « officielles » de l’impasse universitaire d’alors, qui figeait l’hérésie médiévale dans une stricte filiation de type manichéen).

Distordus par des caricatures floutant la réalité, les cathares furent pour une bonne part témoins d’un christianisme ancien, disparu. La figure la plus célèbre en est Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles, premier théologien chrétien à avoir eu une influence universelle. Origène enseignait, comme plus tard les cathares, que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché, commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment.

Cet enseignement, très largement répandu dans l’Église ancienne, a fini par être marginalisé, et même condamné (officiellement en 553, 5e Concile œcuménique — Constantinople II) puis recouvert par d’autres explications du récit de la chute, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt d’y voir nos corps temporels. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas l’enseignement sur les tuniques de peau, ces tuniques d’oubli de notre éternité perdue (selon une lignée de lecture de la Genèse que l'on trouve déjà dans l’enseignement rabbinique et midrashique). — Voir sur la filiation « typologique » (Duvernoy) origénienne, les travaux de Dando et Duvernoy.

C’est probablement là qu’il faut chercher l’origine du catharisme — et de son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement.

Un enseignement chargé de potentialités dualistes (mais pas manichéennes proprement dites pour autant) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire de notre ici-bas, de notre triste condition terrestre.

Toute la question est alors : comment s’en libérer, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit qui nous fait partager la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur « docétisme » : l’idée que le Christ n’ait pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous — qu’on peut aussi entendre simplement comme christologie haute, de fait privilégiée en Orient chrétien).

Pour ce qui nous concerne, nous recevons donc cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint. Ce don est signifié par l’imposition des mains d’un « parfait » — d’un « bon-homme », ou d’une « bonne-dame », comme les appellent leurs croyants (parler d’ « hérésie des bons-hommes » pourrait donc sembler pertinent, mais reste insuffisant, puisque tous les hérétiques ne sont pas « parfaits »).

Le rite de cette imposition des mains, signe du baptême spirituel, on l'a évoqué, est appelé le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français (c’est le centre symbolique qui identifie le catharisme dans son unité rituelle). Interprétation de la promesse de Jésus : je vous enverrai le consolateur, à savoir l’Esprit saint, de la part du Père.

Le don de l’Esprit comme baptême spirituel, fait accéder au statut de « parfait », appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique. Jusque là les croyants cathares vivent comme tout un chacun.

Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là nous demeurons englués dans l’oubli de notre véritable nature, jusque là nous prenons pour réalité ce qui n’est qu’illusion, création du diable menteur : la vie terrestre, la vie de ce monde.

Le consolament est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut. Si seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel… on mesure les conséquences tragiques de la mort du dernier parfait d’Occitanie connu, Bélibaste, brûlé en 1321. Plus de catharisme possible dès lors… et si les cathares avaient raison, plus de salut possible non plus !…

Ne serait-ce pas ce qu’ont dit nos poètes ?

Je reprendrai ici L’Irrémédiable de Baudelaire, en sa deuxième partie :

« Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques
— La conscience dans le Mal ! »


R.P., Niort, Association Guillaume Budé, 12 février 2020,
Carcassonne, Association d'Études du Catharisme / René Nelli,
4 décembre 2021 (version imprimable)
(Reprise et développement d'une intervention du 12.02.2020)



vendredi 19 novembre 2021

Cathares. Des réformés du XVIe s. à l’école "déconstructiviste"





Synodes réformés de la fin du XVIe s.

Dès la deuxième moitié du XVIe s., les synodes réformés de Nîmes, en 1572, et de Montauban, en 1595, considèrent la question albigeoise d’une façon qui rejette la dénonciation catholique faisant des albigeois des manichéens. Aucune raison pour nos synodes d’accorder un crédit démesuré aux descriptions qu’en donne une Église qui les persécutait, et qui persécute les réformés à leur tour. En ce sens précurseurs ignorés du courant dit déconstructiviste du XXIe s., les réformés du XVIe s. ne vont pourtant pas jusqu’à considérer que la faible fiabilité à leurs yeux du discours catholique implique, comme pour les « déconstructivistes » d’aujourd’hui, une mise en doute de l’existence même de ceux que Rome considère comme ayant été hérétiques.

Il ne s’agit pas pour nos réformés languedociens d’apologétique « occitaniste », ni même simplement « occitane ». Les réformés d’alors, dans la ligne de Calvin et Théodore de Bèze, ont clairement fait le choix du français et des capétiens. Il ne s’agit pas non plus de se chercher de glorieux ancêtres martyrs. Ils connaissent des martyrs, et en grand nombre, parmi leurs contemporains. En outre, concernant les références médiévales, nous sommes, en cette deuxième moitié du XVIe s., en pleine époque orthodoxe du calvinisme, choix très clairs pour les premiers pasteurs, formés à Genève : les références médiévales sont à chercher plutôt du côté de la théologie catholique médiévale que de l’hérésie : Calvin, dont l’Institution de la religion chrétienne dédicacée à François Ier existe en français mais pas en occitan, y rejette explicitement l’hérésie des cathares et cite abondamment comme référence leur ennemi Bernard de Clairvaux. Le tout avec une mise en valeur de la Création qui inscrit la théologie de Genève dans la suite de l’aristotélisme médiéval, aristotélisme très net chez Théodore de Bèze, qui le rapproche plus de Thomas d’Aquin que des cathares ! Ce sont là les maîtres des pasteurs comme Chassanion, qui optant pour le titre « albigeois », évitent ainsi la stigmatisation comme cathares de ceux chez qui ils voient l’équivalent des vaudois.

Car cependant, les décisions synodales réformées languedociennes sont empreintes de la conviction qu’il y avait antan une réelle Église valdo-albigeoise, les réformés du XVIe s. assimilant vaudois et albigeois comme deux branches du même mouvement. Or ils n’ignorent pas que leurs coreligionnaires réformés de Provence de d’Italie sont issus de l’Église vaudoise, ralliée, selon des décisions prises par leurs prédicateurs, les « barbes », à l’Église réformée. Ce sont pour eux juste des faits qui viennent appuyer leur conviction : une mémoire vive même si en partie oubliée, déformée, etc. Faits : ralliement des vaudois par le biais de leurs « barbes », constat de points communs avec le discours réformé : par ex. rejet de la transsubstantiation, de la revendication catholique d’être l’ « Église sainte », etc. Fait contemporain du ralliement des vaudois et mémoire orale et textes aujourd'hui perdus (outre des textes occitans comme la Canso, qui nous sont parvenus) qui renforcent cette conviction — voir les références au colloque de Montréal, à la chronique de Guillaume de Puylaurens (cf. ici les travaux de Michel Jas, Anne Brenon, etc.).

Bref, il y eut bien, elle s’est intégrée à l’Église réformée côté est du Rhône, une structure ecclésiale réelle, même si elle fut différente. Et de préférence, fin XVIe et XVIIe, pas épiscopale (ce qui en passant constitue un indice en faveur de l’authenticité de la Charte de Niquinta : jamais au XVIIe s. des réformés français n’auraient légitimé leur Église en inventant des ordinations d’évêques, comme les catholiques !). Pour les réformés du XVIe et XVIIe s., ceux qu’ils perçoivent comme une antécédence médiévale de leur foi ne sont pas des hérétiques cathares, mais des chrétiens albigeois : ils rejettent a priori le qualificatif général d’hérétiques (c'est-à-dire qui diverge de ce que l'autorité romaine détermine — et donc vocable des procès d'Inquisition) utilisé préférentiellement pour désigner les albigeois par les catholiques médiévaux, et donc ils rejettent le terme de manichéens, de toute façon trop précis pour les catholiques eux-mêmes, raison probable de l'émergence du terme intermédiaire « cathares », ni trop vague comme « hérétiques », ni trop précis comme « manichéens », pour désigner quand même ce qui caractérise le manichéisme, le dualisme.

Discours polémique que les réformés rejettent, discours qui vient trop évidemment d’une Église persécutrice. Ici aussi, les « déconstructivistes » contemporains rejoignent sans vraiment le savoir les anciens réformés, mais allant un pas plus loin, puisque pour eux l’Église catholique persécutrice ajoute à la violence la perversion d’inventer une hérésie pour persécuter une population qui n’avait rien d’hérétique !

Si les anciens réformés avaient été jusqu’à croire à une telle perversion, on est fondé à penser que l’œcuménisme contemporain n’en serait pas où il en est ! Pour les premiers réformés, peu suspects de philo-catholicisme, ralliement des vaudois, textes à présent perdus et mémoire orale assoient leur double conviction : le discours catholique est calomnieux, les anciens albigeois ont réellement existé. Voir au sujet de la mémoire orale les travaux de Michel Jas. Nier sa validité quand l’essentiel des textes écrits vient des vainqueurs revient, en les privilégiant, à appuyer une histoire des puissants. Phénomène similaire pour l’Afrique, où les tenants de l’histoire écrite par les colonisateurs débouchent sur l’affirmation que « l’Afrique n’a pas d’histoire » qui ne relève de l'invention en miroir d’une réalité due aux seuls vainqueurs. (L’intéressant site « Le catharisme : une historiographie difficile » consacré à la controverse historiographique se trompe quand on y lit que ceux qui ne rallient pas les thèses « déconstructivistes » risquent « de donner raison à l’adage "L’Histoire est écrite par les vainqueurs" » : c’est l’inverse qui est vrai !)


L’évêque Bossuet

Bossuet, en regard du matériau polémique et inquisitorial médiéval dont il dispose, entreprend de réfuter la conviction protestante selon laquelle les albigeois n’étaient pas cathares, mais plutôt une aile, du côté ouest du Rhône, globalement similaire à celle nommée vaudoise du côté est, Provence et Italie du Nord. Pour Bossuet, l’idée d’une même réalité valdo-albigeoise est erronée.

Avec Bossuet, est clairement confirmé le fait que les controverses historiographiques modernes autour de la question albigeoise-cathare relèvent du conflit catholiques-protestants. C’est bien dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688) que l’on trouve ce point sur ceux qui sont bien, pour lui, des cathares : le but de son ouvrage est de montrer que la diversité protestante est signe d’erreur, la vérité étant pour lui dans la fixité permanente d’une Église catholique romaine, qui, pense-t-il, n’a jamais varié ni évolué (l’idée actuelle d’un développement dogmatique du catholicisme est due à Newman, au XIXe s.)

Avec la malveillance du polémiste, Bossuet s’appuie sur le fait que les protestants considèrent les albigeois comme entrant dans une pré-réforme du même type que celle dans laquelle ils placent les vaudois, pour considérer, ce que ne faisaient pas les protestants, que parmi les doctrines protestantes, se trouve donc aussi le manichéisme qu’il prête aux hérétiques médiévaux : les albigeois dont se réclament les protestants réformés français étaient bien, soutient-il, des manichéens, c’est-à-dire des cathares (il emploie les deux termes, privilégiant le premier, soulignant mieux le dualisme qu’il leur prête).


Charles Schmidt

Les protestants s’en tiennent à leur position jusqu’à Charles Schmidt, luthérien, professeur d’histoire à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Il est le premier protestant à concéder aux catholiques, dans la ligne de Bossuet, que les albigeois, tout en représentant, comme le disaient les réformés d’alors, une protestation morale à l’instar des vaudois, étaient aussi cathares, c’est-à-dire dualistes, « manichéens ». Le titre de son livre le dit : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois (1849). Façon de coup de tonnerre chez les protestants, occasion de triomphe pour les catholiques !

Contrairement à ce qui se répète et se colporte de nos jours dans la plus récente école historiographique (cf. infra), ce n’est pas Schmidt qui a inventé l’application d’un terme germanique, « cathares », aux albigeois. Ce terme, évoquant le dualisme, a toujours affleuré, comme soupçon (malveillant selon les protestants avant Schmidt), puis comme affirmation (Bossuet).


Néo-manichéens

Après Schmidt, il devient difficile aux protestants de soutenir encore que les albigeois n’étaient pas cathares. Mais on n’est plus, comme aux XVIe et XVIIe siècles, à l’époque de l’orthodoxie réformée. Apparaissent dans le cadre d’un protestantisme romantique et d’un libéralisme en plein développement, des défenseurs d’un albigéisme éventuellement « manichéen », c’est-à-dire cathare. Le mot n’est pas nouveau, mais ne fait plus peur. Le terme albigeois reste préféré : ainsi L’histoire des albigeois (1870) du pasteur Napoléon Peyrat — qui ouvre la possibilité de compréhension de l’albigéisme comme johannique, avec tout ce que, pour lui, le terme porte d’ouverture gnostique, et donc de type éventuellement manichéen.

Sur cette base, apparaîtra une lignée de néo-cathares, de mouvances diverses, souvent maçonniques — jusqu’au XXe s., avec entre autres, Antonin Gadal, et surtout, figure importante dans cette lignée, Déodat Roché, se réclamant d’un néo-manichéisme qu’il trouve dans la pensée anthroposophique de Rudolf Steiner. Apparaîtra plus tard (fin XXe) un néo-manichéisme néo-marcionite, avec Yves Maris (et aujourd’hui Éric Delmas — qui est loin d’être la seule figure néo-cathare contrairement à ce que semble dire le site controverses-minesparistech.fr).

On l’a compris, dans cette ligne-là, on est sorti du protestantisme…


Universitaires classiques

La perspective de Bossuet, confortée par les travaux de Schmidt, s’impose comme discours universitaire « officiel ». Mais la nouvelle école (cf. infra) se trompe : tout ne vient pas de Schmidt, on vient de le voir. Mais à partir de lui, d’où cette erreur à son sujet, le catharisme est manichéen, persécuté trop violemment certes, mais pas indûment. C’est là le discours normatif, conforté par les découvertes de sources nouvelles au XXe s. (notamment par Antoine Dondaine, o.p.), qui vaut jusqu’à la fin du XXe s. — avec une propension à tracer une généalogie faisant remonter les cathares à autant de mouvements dualistes antiques et orientaux, faisant oublier ce que Schmidt maintenait encore, et que l’historien italien Raffaelo Morghen soulignera à nouveau dans les années 1950 : le catharisme est aussi, pour lui, avant tout, une protestation morale autochtone. On est à l’époque où même le monde anglo-saxon, dont le protestantisme a souvent maintenu, jusqu’à récemment, la thèse classique réformée, privilégiant le vocable « albigeois », n’hésite plus à parler de Manichéens médiévaux, selon le titre du livre (1947) de l’historien Steven Runciman.


Perspective critique, deuxième moitié du XXe s.

Un courant critique à l'égard de ce discours universitaire devenu « officiel » apparaît dans les années 1960-1970, issu au départ des réflexions et études menées autour de Déodat Roché, prenant au sérieux, dans une perspective philosophique et poétique, via la lignée surréaliste, la thématique dualiste, ainsi René Nelli. Contrairement au discours universitaire « officiel », des plus négatifs à l’égard de la pensée dualiste attribuée aux cathares, on considère ici qu’une telle philosophie ne vaut pas disqualification.

Une approche qui libère dès lors les possibilités de critique du discours officiel d’alors, sans pour autant emboîter pleinement le pas aux études qui ont rendu cette critique possible. Une figure centrale se dégage : Jean Duvernoy. Il faut aussi nommer ici Michel Roquebert et la chartiste Anne Brenon, sans compter bien d’autres encore travaillant selon cette perspective.

Duvernoy effectue dès les années 1970 une synthèse et un développement de ces nouvelles perspectives et des remises en question de l’école universitaire « officielle » d’alors… ce que plusieurs de ses représentants vont très mal recevoir.

Duvernoy pose dès les années 1970 des points essentiels, admis par tous depuis, sans que son dû lui soit rendu : les cathares, nommés ainsi par leur ennemis, sont bien chrétiens, et ne se veulent que chrétiens. Il soutient que le terme savant cathare apparaît pour la première fois en Rhénanie (en 1165, sous la plume de l’abbé Eckbert de Schönau). Ce qui vaut à Duvernoy des attaques vigoureuses de la part des universitaires d’alors. Il se fait régulièrement taxer d’historien régionaliste amateur (il est en effet juriste de formation, docteur en droit et habitait… Toulouse. La chercheuse honoraire au CNRS Annie Cazenave rappelle aujourd’hui qu’un juriste n’est pas si mal placé pour étudier des textes juridiques comme les procès d’Inquisition…)


École « déconstructiviste »


Sans toujours le reconnaître, ni peut-être même le savoir, le courant récent dit « déconstructiviste » reprend depuis la toute fin du XXe siècle des points essentiels de Duvernoy : les hérétiques sont chrétiens et le mot « cathare » pour les désigner est apparu en Rhénanie (son extension n’étant pas pour autant due à Schmidt, quoiqu’en dise le « déconstructivisme ». Elle est déjà médiévale). Cela dit, cette nouvelle école va beaucoup plus loin, reprenant le doute des premiers réformés quant à la fiabilité du discours catholique sur les « dissidents », mais poussant le doute jusqu’à l’hypercritique, allant jusqu’à considérer que l’hérésie a été finalement « inventée » par l’Église catholique (allant donc aussi bien plus loin que les réformés du XVIe s.).

Cela dit, au-delà des points communs avec la première perspective critique à l'égard du discours universitaire majoritaire antécédent (poussés cependant bien plus loin), ce récent courant universitaire, « déconstrutiviste », conserve des points communs avec les « classiques » universitaires.

Par exemple les attaques de la nouvelle école universitaire contre les travaux de Duvernoy et de la mouvance qui en est issue, autour des travaux promus par Anne Brenon ou les recherches de Michel Roquebert, ces attaques sont les mêmes que celles de l’ancien discours universitaire : ils sont considérés comme historiens amateurs régionalistes. Mais là où pour l’ancienne école, Duvernoy était un historien amateur régionaliste parce qu’il mettait en question la certitude d’alors selon laquelle les cathares étaient manichéens, les « modernes déconstructivistes » les considèrent comme historiens amateurs régionalistes parce qu’ils critiquent l’ancienne école, mais sans aller jusqu’à nier l’existence de leur objet commun d’étude. Bref côté universitaires « classiques », l’amateurisme consistait à critiquer leur conviction que les cathares existaient vraiment, comme manichéens, côté universitaires « modernes déconstructivistes », l’amateurisme consiste à n’aller pas assez loin dans la critique de la vision « classique », ou « traditionnelle » (ce qui conduit le site controverses-minesparistech.fr à considérer à tort Duvernoy, Roquebert, Brenon comme « historiens traditionnels » !).

La « nouvelle école » universitaire fait un pas de plus que les universitaires « classiques » toutefois : elle affirme régulièrement que ce sont les critiques de ceux qu’ils classent à tort dans « l’ancienne école » qui les attaquent « de façon indigne » : en bref les « modernes déconstructivistes » se disent accusés de nier la violence catholique, bien qu’ils n’indiquent jamais précisément où ils sont accusés, sauf citations tronquées ou erronées, et surtout ne répondent pas sur le fond. Remarquons qu’une telle attaque de la part des critiques « non-déconstructivistes » serait non seulement un contresens, mais un contresens contre-productif : le « déconstructivisme » non seulement ne nie pas la violence catholique, mais sa logique, au contraire, l’accentue !

Au-delà des points communs avec les premiers réformés et avec les travaux de Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc., le courant « déconstructiviste », sur la base d’un a priori hypercritique, déborde donc les démarches de ses prédécesseurs. Cela en se basant sur le fait que la plupart des documents qui nous sont parvenus viennent de l’Inquisition et des polémistes catholiques. Quid toutefois des textes venus hors du cadre catholique ? Par exemple le rituel cathare de Dublin, recueilli dans une collection de textes vaudoise, équivalent et du rituel de Lyon accompagnant un Nouveau Testament occitan, et du rituel de Florence, trouvé celui-ci dans un cadre catholique et accompagnant un traité cathare, le Livre des deux Principes.

Un tel traité, le Livre des deux Principes, si évidemment cathare mais retrouvé (par le P. Dondaine) dans une bibliothèque catholique (dominicaine), de même que, entre autres, le Traité anonyme inséré dans un Contra Manicheos où le polémiste s’efforce de réfuter le traité qu’il nomme manichéen ou aussi cathare, posent la question du visage de l’Église véhiculé par le courant « déconstructiviste ». Apparaît une Église catholique bien plus perverse que ce qu’ont jamais pu concevoir les premiers réformés. Les textes de théologie cathare en question, ont, dans une perspective « déconstructiviste »,
- soit été forgés par des théologiens catholiques « inventant l’hérésie » pour mieux persécuter,
- soit sont issus, comme en miroir, de la violence catholique qui aurait fini par faire naître une hérésie de gens croyant ce qu’on leur imputait et le développant théologiquement !

À moins d’admettre que les textes catholiques, moins pervers tout de même que dans l’idée d’une telle invention, digne des pires dystopies totalitaires (on trouve cela dans le roman 1984 de George Orwell !), n’allaient pas aussi loin dans la paranoïa et visaient une hérésie existant bel et bien avant qu’ils ne l’inventent… Une hérésie ayant une théologie dont ils ont gardé des traités, et qu’ils ont appelée manichéenne ou cathare. Le concile de Latran III, pour classifier ladite hérésie, comme concile œcuménique pour Rome, étendrait à la chrétienté entière ce vocable issu des travaux d’Eckbert de Schönau, sur la base éventuellement d’un vocable évoquant le chat (cf. Duvernoy) : « cathares »… Sauf, évidemment, si Eckbert lui-même fait partie du « complot », forgeant à partir d’écrits des Pères de l’Église une hérésie inexistante auparavant…


RP, 31.08.2020


jeudi 14 octobre 2021

Les cathares et la Torah





On sait qu'au IIe s. ap. JC, apparaît dans le monde ecclésial un mouvement se réclamant de Paul seul, le mouvement nommé marcionite, du nom de son fondateur Marcion. Le marcionisme sera rejeté par la « grande Église », qui se réclame elle aussi de Paul, qui reste son fondateur, et qui, au-delà de Paul, doit aussi à Marcion, dont le mouvement ne disparaîtra pas spontanément… La grande Église ne suit pas Marcion dans son rejet de la Bible hébraïque, mais en conserve l'idée que le christianisme aurait été substitué au judaïsme (idée qu'on nomme depuis la deuxième moitié du XXe s., « substitutionnisme »). Lorsque huit siècles après Marcion apparait en Europe occidentale un mouvement, condamné comme hérétique, que le IIIe concile de Latran (1179) appellera à combattre en Occitanie sous le nom de « cathare » (i.e « manichéen »), ses adversaires, saisissant mal l'usage que lesdits cathares font de l'Ancien Testament, se simplifieront la tâche en décrétant qu'ils le rejettent, en faisant ipso facto, sans même user du terme, des héritiers du marcionisme.

Les ennemis de l'hérésie préfèrent y voir un manichéisme (terme générique englobant tout dualisme, y compris marcionite). Les cathares ne sont pourtant pas manichéens au sens de disciples de Mani : ils ignorent, selon ce que les sources en disent, les textes et les théologies manichéennes (les termes « manichéens », ou l’équivalent « cathares », qui leurs sont appliqués par leurs adversaires, sont typologiques, visant leur dualisme — évoquant, pour les polémistes, Mani).

Pas manichéens, les cathares ne sont pas marcionites non plus — fût-ce via un paulicianisme (du nom d'un mouvement de l'Orient ancien dont la filiation marcionite n’est d’ailleurs pas démontrée, à défaut de sources qui l’indiqueraient suffisamment) ; paulicianisme dont la filiation avec le catharisme n'est pas démontrée non plus : les citations de l’Ancien Testament (banni par le marcionisme) sont abondantes dans les écrits cathares qui nous sont parvenus. Marcion soutient (ce que ne font pas les cathares) une théologie de la croix se réclamant de Paul mais durcie par rapport à celle de Paul — qui, lui, ne rejette pas l’Ancien Testament, qui à son époque correspond à la Bible tout court ! Pour Marcion, la croix condamne la Loi biblique ; pour Paul « la Loi est sainte » Ro 7, 12 (le mot grec nomos, « loi », traduit chez Paul et déjà dans la LXX l'hébreu Torah, littéralement « enseignement ») : la croix condamne non pas la Loi, mais son « impuissance » : la « chair la rend sans force » Ro 8, 3. Le cœur de la Loi, l’amour du prochain (Lévitique 19, 18), exemplifié par Jésus — cf. Jean : « aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (cf. Paul Ga 5, 14 ; Ro 13, 8) —, est, pour Paul, scellé dans son impuissance à être pleinement appliqué par nous : c’est cela que dévoile la croix. Dans les deux cas, Paul et Marcion, la crucifixion a bien eu lieu, elle est centrale ! Ce qui n’est pas « docète » ! Auquel cas ce ne serait cependant pas rédhibitoire concernant la filiation cathare : le sens de l’accusation de « docétisme » portée contre les cathares reste à établir. On peut y voir chez eux la trace d’une christologie haute — fort commune dans le christianisme ancien (l'éveque de Rome Honorius lui-même, au VIIe siècle, s'est rallié à une forme de monophysisme) ; la forme paléochrétienne du rite cathare est en général admise (cf. les trois Rituels conservés) ; avec une christologie haute remontant avant son atténuation en en Occident.

À l’instar de celui des marcionites, le christianisme romain est paulinien (d'un paulinisme dans lequel, qu'il soit romain ou marcionite, Paul aurait eu de la peine à se reconnaître) : c’est un christianisme anti judéo-chrétien — et substitutionniste (le christianisme remplaçant Israël comme prétendu « verus Israël »). Cela via le « continuisme » de Justin et d’Irénée, avec accomplissement de la Bible hébraïque (donc, en ce sens, assumée par eux) dans le christianisme, via la récupération de la figure de Pierre, par laquelle, dans le cœur paulinien du christianisme romain, s’accomplit la substitution du christianisme au judaïsme. Cela atteint un point d’orgue avec la conversion de Constantin annonçant l’empire théodosien. Dès Constantin les traditions et rites juifs et judéo-chrétiens sont bannis (et les juifs sont persécutés), se voyant substituer une religion chrétienne fondée dans un nouveau rituel romain bâti sur l’héritage paulinien (ce qui ne valide pas pour autant l'hypothèse inverse, voulant des cathares héritiers par exemple des ébionites considérés comme adversaires de Paul… — C'est l'hypothèse de José Dupré, qui s'oppose à celle, marcionite, d'Yves Maris).

Cela n'empêche pas le christianisme, sous quelque forme qu’il se déploie, y compris cathare, d’être pleinement héritier de la réflexion juive sur ses propres livres, à commencer par la Torah et la Bible hébraïque en général, et notamment la réflexion débouchant sur la conception d’un Dieu étranger, au Nom imprononçable, étranger aussi au mal. Cf. 2 Samuel 24, 1 : « La colère de l’Éternel s’enflamma de nouveau contre Israël, et il excita David contre eux, en disant : Va, fais le recensement d’Israël et de Juda. » en regard du récit parallèle en 1 Chroniques 21, 1 : « Satan se dressa contre Israël et il incita David à faire le recensement d'Israël. »

La tradition alexandrine apparaît comme une alternative, plus englobante, non substitutionniste mais « transpositionnelle », assumant la riche tradition textuelle (héritée de l’Alexandrin juif Philon) — avec la figure centrale d’Origène (cf. ses Hexaples), développant une théologie ouverte (cf. son De principiis) recevant, de façon critique mais non fermée les apports de plusieurs courants. Origène sera d’abord très influent, offrant la première théologie chrétienne reçue universellement, théologie non-fermée, qui sera progressivement amendée avant d’être rejetée, en 553, au second concile de Constantinople, 5e œcuménique. On retrouve, mutatis mutandis, de larges pans de la pensée origénienne, parfois atténuée, parfois durcie, tant dans le bogomilisme que dans le catharisme — de même que parfois dans l’orthodoxie, tant byzantine que latine. Ce qui n’exclut pas que bogomilisme comme catharisme aient pu parfois recevoir via de possibles contacts, parfois dans le cadre de ce qui a été appelé « solidarité hérétique », des influences autres — pourquoi pas pauliciennes, concernant les bogomiles (via d’éventuelles proximités géographiques pour ces derniers) et donc pour ceux des cathares qui ont indirectement (selon les sources telles qu’elles nous sont parvenues) eu des contacts bogomiles. Et concernant le catharisme, occidental, apparaît (naturellement) l’influence de l’augustinisme, puis de la scolastique aristotélicienne.

Le catharisme est héritier d’un christianisme comme religion déjà séparée du judaïsme : Jésus et Paul sont juifs (y compris théologiquement) : l’un comme l’autre, selon ce qu’en indiquent les textes, observent la Torah, à la différence de Marcion et du christianisme romain, byzantin ou latin (y compris, plus tard, protestant)… et des christianismes bogomile et cathare.


RP, 14.05.2021


samedi 18 septembre 2021

“Patrimoine pour tous”





“Patrimoine pour tous”, tel est le thème de nos journées européennes du patrimoine de cette année 2021. Je vous propose de nous arrêter au patrimoine spirituel de l’Europe et donc de la France, et particulièrement sur l’accès de tous à ce patrimoine commun que sont les Écritures bibliques et autres textes qui en sont issus. Nous sommes dans un temple protestant : on considérera le rôle de la Réforme et du protestantisme dans cette histoire patrimoniale, et, au-delà, du judaïsme, puis c'est d'un livre juif qu’il s'agit : la Bible, et du développement de cet héritage jusque bien au-delà de l’Europe.

Une citation pour commencer, tirée de l’Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples [1525] du pasteur luthérien Pierre Lovy (Nice, 2005, p. 11-12.) : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église. » Et on entend en trouver le moyen dans la Bible :
« Lorsqu'on lit l’Évangile, poursuit Pierre Lovy, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi. »
(Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.

Quelques années après, au XVIe siècle, les Églises protestantes, qui reçoivent cet héritage, n’ont, pas plus que Luther, l’intention de diviser, mais qu’au contraire leur intention est d’unir ce dont la division est alors connue par catholiques comme protestants (si cette distinction n’est pas alors anachronique) comme un fait avéré bien avant Luther, et dont la réparation n’est pas encore vraiment advenue.

On peut remonter à 1378, où jusqu’en 1418, la chrétienté d’Occident connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes de promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. La division de la chrétienté en nations devenue apparente quand chaque nation choisissait un des deux papes, ne s’est pas effacée pour autant. En témoigne la guerre de cent ans, qui outre un conflit dynastique, est celui qui oppose les tenants antécédents d’un pape contre ceux d’un autre. Le pouvoir royal français avait choisi celui d’Avignon, l’Angleterre celui de Rome.

En arrière plan, 1308, année où Philippe IV le Bel, roi de France, héritier des premières esquisses d’une future séparation des Églises et de l'État, dues à un philosophe arabe du XIIe siècle, Averroès, dont la pensée est reçue au XIVe s. occidental sous le nom d'averroïsme politique, Philippe IV le Bel marquait sa souveraineté politique en déplaçant la papauté à Avignon, marquant de façon définitive la souveraineté gallicane capétienne, qui ensuite, de conflit en conflit ne fera que s’accentuer, avec ses spécificités théologiques.

Le retour du pape à Rome n’y a rien changé. La France capétienne restera suspecte pour Rome en regard d’une Angleterre alors bien plus soumise. Au point qu’une Jeanne d’Arc, sans compter sa piété de la relation directe avec les voix divines, aurait fait en un autre temps… figure de protestante !

Une France qui marque sa souveraineté religieuse, tandis qu’est apparue une nouvelle puissance, bientôt La grande puissance, l’Espagne, qui veut elle aussi marquer sa souveraineté et qui l’obtient aussi, face à Rome ; mais, elle, avec l’aval de Rome qui autorise ainsi le pouvoir qui le lui demande à créer par exemple sa propre inquisition, en 1478, alors qu’auparavant c’est une institution qui ne dépend pas d’un pouvoir temporel.

Quelques années après, avec la découverte du Nouveau Monde, le pape partage entre Espagnols et Portugais les nouveaux territoires, par le Traité de Tordesillas, en 1494, excluant de fait la France trop peu fiable pour Rome. Il donne par là l’occasion, ensuite, à François Ier, qui renforce son autonomie vis-à-vis de Rome suite à sa victoire de Marignan, en 1515, de remarquer qu’il ignore la clause du Testament d’Adam qui l’exclut du partage du monde…

Bref, à l’entrée du XVIe siècle, les nations ouest-européennes sont pour plusieurs, autonomes vis-à-vis de Rome, qui doit son salut et son unité à un Concile. Les christianismes respectifs sont très divers, entre l’Espagne (très) catholique de la Reconquista, la France dont l’entourage royal promeut l’humanisme évangélique, et l’Angleterre dont bientôt le roi veut faire comme son homologue français et son premier beau-père espagnol : obtenir de la latitude vis-à-vis de Rome. Cela se fera à l’occasion de l’anecdotique affaire matrimoniale du catholique Henry VIII, ennemi théologique de la réforme luthérienne, grand soutien pour cela de Rome dont il obtient le titre de « Défenseur de la Foi ». La rupture anglicane d’avec Rome n’est d’abord rien d’autre qu’un phénomène dans le mouvement des nations. Ensuite, le fils et la deuxième fille d’Henry VIII seront protestants. La rupture d’avec Rome, elle, est catholique.

En amont lointain, un empereur unifiant la chrétienté, celui de Byzance, puis en 800 deux empereurs, dont un, Charlemagne, créé par un évêque de Rome, Léon III, devenant de facto pape unique et clef de voûte de la chrétienté latine, en concurrence avec l'empereur dont c’est jusque là le rôle; cette papauté unifiant la chrétienté d’Occident, a fini par se dédoubler jusqu’à ce qu’un concile, celui de 1418 à Constance, la réunifie ; concile dès lors en concurrence unificatrice avec Rome.

Les deux, Concile de Constance et papauté, s’accordent pour condamner, en 1415, Jan Hus en qui est apparue une troisième option unificatrice concurrente : la Bible. Si c’était là, a-t-on commencé à se demander, plutôt qu’en un Concile ou en la papauté qu’était le fondement unifiant ? Une idée qui fait son chemin…

*

Tel est le contexte, préparé sous cet angle par des noms comme celui de Hus (v. 1370-1415), donc, et déjà avant lui Wycliff (v. 1331-1384) en Angleterre ; autant de noms, parmi d’autres dans cette ligne de la réforme par la Bible — dont tous ne romprons pas avec Rome…
Je poursuis ma citation d'introduction du pasteur Pierre Lovy, concernant les suites du souhait des États généraux de Tours, de 1484, d’une réforme de l'Église sur la base des Écritures :
« Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin […].
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522.
L'année suivante, en 1523 […] un autre humaniste du nom de Lefèvre, traduit le Nouveau Testament, en langue française, d'après le latin mais avec un œil sur le grec […].
Deux ans plus tard, l'Anglais William Tyndale, qui a fait le voyage à Wittenberg, traduit le Nouveau Testament en anglais. Nous sommes en 1525. »
(Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, ibid.) Etc.

*

Luther avait été enfermé à la Wartburg en protection (par le prince de Saxe) face au risque que lui valait, suite à sa comparution devant la diète de Worms, en avril 1521, alors qu’on lui demande de se rétracter pour le contenu de ses livres où il soutient la justification par la foi seule, d’avoir tenu face à l’empereur (et roi d’Espagne) Charles Quint les fameux propos : « … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. »

L’Écriture seule comme principe propre à établir la paix, à commencer par la paix que le monde ne connaît pas (Jean 14, 27), qui n’est pas unité de structure. « Je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits. » Rappelons-nous : double papauté un siècle et demi avant, Concile de Constance un siècle avant.

Réputée fondatrice de la liberté de conscience, la réponse de Luther relève bien du principe sola Scriptura — l’Écriture seule. À commencer par la mise en question du commerce des indulgences, et à déboucher sur cette déclaration devant les Grands de l’Empire, il a posé la Parole divine qu’il reçoit dans les Écritures bibliques comme fondement libérateur de la conscience humaine, mais aussi comme principe unificateur.

Principe sola Scriptura, qui verra la parole ainsi semée porter des fruits imprévus par Luther. Libérer l’Écriture, comme il l’a fait, vaut libérer sa lecture. Avec Luther, voire malgré lui s’il le faut : ainsi l’attitude insoutenable du Luther vieux envers les juifs, est liée à ce que, opposant Loi et Évangile, il met au second plan de ce fait, malgré tout, la Bible hébraïque en soi : il en a enseigné des livres — les Psaumes ont été décisifs — ; mais sa lecture en est christocentrique : « Si je veux trouver Dieu, je vais le chercher dans l’humanité du Christ », dit-il. Mais, homme de son temps, Luther croit de là devoir délégitimer finalement toute autre lecture.

Or, laisser parler la Bible ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’Alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée. Plusieurs conceptions de la notion d’Alliance, donc.

… Mais aussi, plusieurs compréhensions de la présence du Christ à la Sainte Cène, du baptême, etc., ce qui fonde plusieurs Églises protestantes, à une époque où il y a plusieurs traditions catholiques, on l’a vu…

*

Lorsque l’ancienne rupture en nations divisées par référent religieux, remontant au bas mot à 1378, est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio » — « tel roi, telle religion », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes par lesquelles la dynastie des Habsbourg tente de réunifier religieusement son Empire (autre principe d’unité échoué : l’Empire). Car le principe adopté lors de la paix d'Augsbourg n'empêche pas la guerre.

En France, la guerre civile fait suite à l'échec du Colloque de Poissy — conférence tenue du 9 au 26 septembre 1561, convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France (ce qui me semble la disculper du massacre de la St-Barthélémy). La reine-mère tentait par ce colloque d’effectuer un rapprochement, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens. On a failli s'accorder sur la Confession luthérienne d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie ! Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue. Et, quelques mois après, le 1er mars 1562 est perpétré le massacre de Wassy, en plein culte, qui marque le début de la première guerre de religion en France.

Compte tenu du débouché européen et mondial de ces guerres civiles religieuses, il est imprudent — c’est jouer contre le christianisme — de glorifier de nos jours les martyrs d’un camp contre l’autre : il y en a des milliers dans chaque camp, pour rappeler, hélas, la responsabilité chrétienne des deux camps pour ce qui est advenu. À l’échelle européenne, c’est la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur espère réunifier les territoires germaniques, mais qui débouche sur la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Westphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle, notre civilisation libérale, reçue trois mois après en Angleterre, créant la première république moderne lors de la Révolution protestante dite puritaine, reprise aux États-Unis avec la Déclaration d'indépendance en référant à la Bible et en France avec la Révolution française et les Droits de l’Homme gravés sur les tables bibliques reprises du Décalogue puis la séparation des Églises et de l’État, reconnaissant la pluralité des cultes…


RP, Poitiers, Journées européennes du patrimoine, 18.09.2021 (PDF)


samedi 21 août 2021

"Et qui est mon prochain ?"




Voir aussi les riches réflexions de Jean-Paul Sanfourche ICI.


Après avoir écouté, sur France Culture, l'émission "Répliques" du 16 janvier 2021 (rediffusée le 21 août) sur le sujet la Parabole du Bon Samaritain, urgence de la relire !…

Luc 10, 25-37 
25 voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de compassion.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."

*

Chose plus étrange qu'il n'y parait que cette parabole dite du bon Samaritain et le dialogue qui l'amène, au point que quand on reprend le propos final de Jésus, « toi fais de même », on risque tout bonnement de choquer un auditeur attentif, et on peut le comprendre. Que vient, en effet, de faire le Samaritain ? À travers son admirable acte de compassion, effectivement digne d'imitation, il vient de se faire, fût-ce malgré lui, un débiteur… un débiteur insolvable qui plus est — le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un remerciement d'un blessé curieusement laissé là avec sa dette insolvable. Ce qui dans toute relation humaine est un vrai problème. Les anthropologues rappellent que tout don appelle un contre-don — ce pourquoi, trace de cela, une invitation à un repas se compense en apportant… une bouteille de vin, un gâteau, des fleurs…

Dans une civilisation traditionnelle, commune dans l'Antiquité, c'est particulièrement sensible ! Et Jésus d'inviter à se faire comme le Samaritain… des débiteurs — insolvables — !? Qu'est-ce à dire ? C'est cet aspect des choses qui couramment nous échappe quand nous lisons ce texte de l’Évangile !

*

Venons-en au début du dialogue. Comme il est coutume dans les Évangiles, voici un légiste qui veut mettre Jésus à l'épreuve. À comparer avec les autres situations similaires, il s'agit de voir quelle est son observance de la Loi d’amour qu’il reprend et qu’il entend accomplir. Son interlocuteur est un légiste, on dirait aujourd'hui un bibliste ou un exégète. Il est en tant que tel fondé à interroger Jésus qui apparaît en position d'enseignant — « Maître », l’interpelle-t-il.

Notons que la question du légiste est la même que celle de l'homme riche quelques chapitres plus loin (Luc 18, 18-27) : « que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Et ici, à la question par laquelle Jésus répond à sa question (puisque Jésus répond à sa question par une question), c'est le légiste qui donne en réponse le résumé de la Loi, aimer Dieu et son prochain, parfaitement en accord avec la tradition juive tout comme Jésus.

C'est la sentence de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». On imagine le légiste trouvant cela un peu bref. Sentence correcte mais demandant précision : qui est à un tel niveau de fidélité à l'enseignement biblique qu'il puisse prétendre « faire cela » à l'égard du prochain ?! Un peu léger, et légaliste, genre salut par les œuvres, non ?

Ce pourquoi l'homme pousse plus avant, voulant se justifier, dit le texte, ce qui préci­sément sous-entend : « qui, à commencer par moi, prétendrait être à la hauteur ? »

Le légiste pousse donc plus avant sur le terrain de l'exégèse avec la question qui s'impose face au précepte biblique : « et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32). Alors Jésus de préciser son exégèse, en plaçant un Samaritain dans la parabole qu'il donne comme illustration en forme de aggada, c'est-à-dire récit, comme cela se fait dans le judaïsme, comme développement illustré de son enseignement. Ici une illustration de sa lecture de Lévitique 19, d'où est extrait le précepte « tu aimeras (pour) ton prochain comme toi-même » (v. 18). Dans les versets 17 et 18 de ce passage de Lévitique 19, le terme français « prochain » correspond, dans une progression, à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension d'ouverture universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique qu'a cité le légiste. En tout cela, Jésus et le légiste qui l’interroge ont tout pour être d‘accord.

*

Mais là n'est pas la pointe de la petite histoire racontée par Jésus, qui ne perd pas de vue la première question du légiste à propos de la vie éternelle — il va y revenir.

Cela en partant de l'allusion implicite aux deux temples, celui de Samarie au Mont Garizim auquel est attaché le Samaritain, et celui de Jérusalem, référent de Jésus et du légiste, allusion faite par la mention d'un prêtre et d'un lévite, c'est-à-dire des représentants du temple, ce que ne seraient ni un pharisien ni un scribe par exemple ; allusion au temple de référence, donc, ce qui différencie le Samaritain d'un côté, et de l'autre Jésus et le légiste, qui sont tous deux juifs. Au-delà de ce fait (parallèle avec l'épisode de la Samaritaine en Jean 4), il est question de la symbolique de la présence de Dieu, qui s'annonce ici déborder, en esprit et en vérité, la fonction symbolique du temple. Là aussi, le légiste peut aisément l'entendre et être d'accord avec Jésus.

Dieu ne demeure pas dans le temple, mais le temple symbolise la présence (la shekhina) de Dieu parmi le peuple, selon la lecture juive d'Exode 25, 8 : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d'eux ». Et donc, Dieu a moyen d'agir même par un Samaritain. Le légiste peut l'entendre sans problème. Là où ça se corse, c'est au point où Jésus, tout en ayant répondu à la seconde question du légiste : « qui est mon prochain ? » est revenu à sa première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, et soulignant en quelque sorte cette réponse : « fais cela » !

Disons tout de suite que, puisque c'est la même question que pose l'homme riche un peu plus loin, c'est aussi la même réponse que donne Jésus, mettant le salut en rapport avec la Loi pour en souligner (ce qui rejoint la perplexité du légiste) l'impossibilité aux hommes, incapables comme le chameau de passer par le trou de l'aiguille dans un cas, s'avérant débiteurs insolvables dans l'autre cas, ici, au terme de cette parabole, dont le propos lapidaire final est : fais comme le Samaritain, qui (réponse à la seconde question du légiste) s'étant approché du blessé, s'est montré comme son prochain,… en faisant ipso facto un débiteur — insolvable ! « Toi aussi fais de même » ! Qu'est-ce à dire ? C'est ici que l'auditeur attentif est fondé à être choqué, et c'est vraisemblablement ce que cherche Jésus !

Passé le prêtre et le lévite, les deux personnages principaux sont le Samaritain et le blessé, à savoir d'un côté un pauvre radical : dépouillé, roué de coups, laissé à moitié mort par les bandits qui s'en sont allés. Et de l'autre un homme avec une monture et suffisamment d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela symbolisant une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, au bénéfice de sa compassion comme si c'était un de ses proches — se montrant son prochain. Pauvreté radicale d'un côté, richesse indubitable de l'autre. Voilà qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain ! — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par un lapidaire : « fais de même » !

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Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dette nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette — où l'on butte encore et toujours sur l'impossibilité de passer par le trou d'une aiguille. Au-delà des études anthropologi­ques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles menées sur une ancien­ne institution, redoutable, celle du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable, analyse (de Marcel Mauss) reprise par l'écrivain Georges Bataille dans son livre La part maudite ; car c'est bien cela qui se cache derrière ce don supposé gratuit, empêchant l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité — au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, dépouillés par les bandits, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?

À moins qu'à commencer par admettre qu'il s'agit bel et bien de dette, d'un débiteur insolvable qui nous est dessiné expressément dans le blessé, on n'entende l'enseignement de Jésus d'une tout autre façon — comme une parabole, précisément, et de nous demander : de quelle dette est-il question me concernant ? Alors une voie se dégage, qui fait de chacun de nous qui entend, à la suite du légiste, à la fois un Samaritain compassionnel — « fais de même » — et un blessé, un Samaritain compassionnel potentiel parce qu'un blessé, blessé chargé d'une dette immense, dette de grâce, dette de gratuité (et donc d'autant plus insolvable), un blessé au bénéfice des soins d'un Samaritain absenté (dans lequel les Pères de l'Église ont vu le Christ absenté), soins de la grâce infiniment gratuite, et qui comme telle fait de chacun de nous des débiteurs insolvables dès lors appelés à faire à leur tour autant de débiteurs de gratuité insolvables, à commencer par remettre à leur tour les dettes, puisque conscients de ce que leur propre dette est insolvable (cf. a contrario la parabole du débiteur impitoyable — Mt 18, 23-35).

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Alors s'ouvre le cœur de la bonne nouvelle au cœur même de l'enseignement de la Loi : aime sans autre raison que de savoir que tu as aussi été aimé, d'une façon telle que tu ne peux t'en acquitter (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu à l'égard du prochain : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, porte du Royaume espéré, selon ce que nous prions, demandant la venue du Règne de Dieu selon l'enseignement de Jésus du Notre Père quelques versets après cette parabole : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs ».