<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2020

jeudi 8 octobre 2020

Et si Ésaïe ne parlait pas de Cyrus ?



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Ésaïe 44, 28 - 45,1
44, 28 Je dis de koresh : « C’est mon berger » ; tout ce qui me plaît, il le fera réussir, en disant pour Jérusalem : « : « Qu’elle soit bâtie », et pour le temple : « Sois fondé ! »
45,1 Ainsi parle le Seigneur à son messie : À koresh que je tiens par sa main droite, pour abaisser devant lui les nations, pour déboucler la ceinture des rois, pour déboucler devant lui les battants, pour que les portails ne restent pas fermés.
 

*

Avant d'en venir à ce texte du livre du prophète Ésaïe, où une similitude de consonnes avec le terme koresh a fait voir l'empereur perse Cyrus, écoutons un autre prophète biblique, Jérémie, serviteur souffrant, humilié à cause de la parole qu'il est chargé de porter contre les pouvoirs de son temps — une parole annonçant que les temps ne sont pas à la fête, tandis que pointe la menace de la destruction de Jérusalem.

Jérémie 25, 8-11 (cf. aussi 29, 10)
8 Ainsi parle le Seigneur de l’univers : Puisque vous n’écoutez pas mes paroles,
9 je donne ordre de mobiliser tous les peuples du nord – oracle du Seigneur –, en faisant appel à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur, et je les amène contre ce pays […].
10 Je fais s’éteindre chez eux cris d’allégresse et joyeux propos, chant de l’époux et jubilation de la mariée, grincements de la meule et lumière de la lampe.
11 Ce pays tout entier deviendra un champ de ruines, une étendue désolée, et toutes ces nations serviront le roi de Babylone pendant soixante-dix ans.

Soixante-dix ans. La fin du 2e livre des Chroniques (dernier livre de la Bible hébraïque) précise pourquoi ces soixante-dix ans :

2 Chroniques 36, 20-21
20 [Nabuchodonosor] déporta à Babylone ceux que l’épée avait épargnés, pour qu’ils deviennent pour lui et ses fils des esclaves, jusqu’à l’avènement de la royauté des Perses.
21 Ainsi fut accomplie la parole du Seigneur transmise par la bouche de Jérémie : « Jusqu’à ce que le pays ait accompli ses sabbats, qu’il ait pratiqué le sabbat pendant tous ses jours de désolation, pour un total de soixante-dix ans. »

Soixante-dix années sabbatiques, années de repos de la terre surexploitée, n’ont pas été respectées. L’exil correspond au temps qu’il faut pour rendre à la terre son dû, le temps de repos qui lui a manqué. Soixante-dix ans. Soit, puisque les années sabbatiques intervenaient tous les sept ans, les années sabbatiques d’une période de 490 ans, comme le souligne le livre de Daniel.

Daniel 9, 2-3 & 20-27
2 […] Moi Daniel je considérai dans les Livres le nombre des années qui, selon la parole du Seigneur au prophète Jérémie, doivent s’accomplir sur les ruines de Jérusalem : soixante-dix ans.
3 Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications […].
20 Je parlais encore, priant et confessant mon péché et le péché de mon peuple Israël, déposant ma supplication devant le Seigneur mon Dieu, au sujet de la montagne sainte de mon Dieu ;
21 je parlais encore en prière, quand Gabriel, cet homme que j’avais vu précédemment dans la vision, s’approcha de moi d’un vol rapide au moment de l’oblation du soir.
22 Il m’instruisit et me dit : « […]
24 Il a été fixé soixante-dix septénaires [c’est-à-dire 490 ans] sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour absoudre la faute et amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre un Saint des Saints.
25 « Sache donc et comprends : Depuis le surgissement d’une parole en vue de la [litt. : conversion et la construction] de Jérusalem, jusqu’à un messie-chef, il y [a] sept septénaires [49 ans]. Pendant soixante-deux septénaires [434 ans], places et fossés seront [bâtis], mais dans la détresse des temps.
26 Et après soixante-deux septénaires, un messie sera retranché, mais non pas pour lui-même. Quant à la ville et au sanctuaire, le peuple d’un chef à venir les détruira ; mais sa fin viendra dans un déferlement, et jusqu’à la fin de la guerre seront décrétées des dévastations.
27 Il imposera une alliance à une multitude pendant un septénaire, et pendant la moitié du septénaire, il fera cesser sacrifice et oblation ; sur l’aile des abominations, il y aura un dévastateur et cela, jusqu’à ce que l’anéantissement décrété fonde sur le dévastateur. »

Reprenons : la relecture qui est faite par Daniel de Jérémie 25, et des 70 années symboliques d’exil annoncées — comme « rattrapage » des 70 années sabbatiques non-observées (selon 2 Chr 36, 21) —, renvoie donc aux 70 périodes de 7 ans correspondantes, au termes desquelles apparaît chaque fois, donc 70 fois, l’année sabbatique, soit, pour 70 années sabbatiques (Dn 9, 24) 490 ans. Si les 70 années sabbatiques non-observées renvoient bien au passé, il est logique que les 490 années y renvoient aussi.

Ce qui, par ailleurs, laisse à penser en contrepartie que la fin réelle de l’exil est au-delà d’une simple période temporelle de 70 ans. Soixante-dix fois sept fois… c’est le nombre de fois requis pour pardonner l’offense (Mt 18, 21-22) ! Or, selon le calcul que fait le livre de Daniel, cela peut aussi être entendu comme le nombre symbolique de la fin de l’exil — pardonner jusqu’à la venue du Royaume : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »…

Renvoyant au passé, la « parole surgie », parole littéralement de « conversion » et « édification » de Jérusalem (Dn 9, 25), peut donc référer à la prophétie de Nathan (rapportée en 2 Samuel 7), annonçant l’édification, par Dieu lui-même, de la maison promise, sur les lieux de l’ancienne Jérusalem idolâtre, « convertie », conquise par David ; les sept premières semaines (40 ans de règne ajoutés aux années remontant à son onction par Samuel — oint, selon la tradition juive, à 28 ans, devenu roi pour 40 ans à 37 ; soit 49 ans), renvoyant à la durée symbolique du règne du messie-chef — David : c’est au terme de son règne que le temple est bâti, par Salomon.

2 Samuel 7, 8-13
8 […] Ainsi parle le Seigneur de l’univers : […].
10 Je fixerai un lieu à Israël, mon peuple, je l’implanterai et il demeurera à sa place. Il ne tremblera plus, et des criminels ne recommenceront plus à l’opprimer comme jadis
11 et comme depuis le jour où j’ai établi des juges sur Israël, mon peuple. Je t’ai accordé le repos face à tous tes ennemis. Et le Seigneur t’annonce que le Seigneur te fera une maison.
12 Lorsque tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, j’élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même, et j’établirai fermement sa royauté.
13 C’est lui qui bâtira une Maison pour mon Nom […].

À ces premiers 49 ans s’ajoutent selon Daniel les 62 périodes de 7 ans suivantes (soit 434 ans) renvoyant alors au temps de Jérusalem édifiée (Dn 9, 25), mais dans la détresse des temps que vient de confesser Daniel dans sa prière ; et la dernière semaine (7 ans) réfère à l’occupation babylonienne (Dn 9, 26-27), avec « le messie retranché pas pour lui-même / i.e. : sans successeur », à savoir Sédécias (cf. 2 Rois 25, 1-22), dernier roi de Juda ; remplacé dans une « solide alliance » par un gouverneur à la solde de Babylone (Guedalia – cf. 2 Rois 25, 22 sq.), l'occupation babylonienne ayant débouché sur la destruction de la ville (Dn 9, 26) et la profanation du Temple (Dn 9, 26-27). Écho en Ézéchiel 40 : au-delà du temple détruit, le Temple établi par Dieu, annonce d'un Temple pas fait de mains d'hommes…

Cette vision, intervenant pendant la prière de Daniel, est affirmation de la maîtrise de la situation par Dieu et promesse d’exaucement de la prière de Daniel — maîtrise par Dieu que l’on trouve aussi chez Ésaïe :

Ésaïe 44, 28 - 45, 1-3
44, 28 Je dis de koresh : « C’est mon berger » ; tout ce qui me plaît, il le fera réussir, en disant pour Jérusalem : « Qu’elle soit bâtie », et pour le temple : « Sois fondé ! »
45, 1 Ainsi parle le Seigneur à son messie : À
koresh que je tiens par sa main droite, pour abaisser devant lui les nations, pour déboucler la ceinture des rois, pour déboucler devant lui les battants, pour que les portails ne restent pas fermés :

Au prix de la traduction de « construire » (selon l’hébreu) en « reconstruire » (traduction possible — et qui peut aussi s'appliquer à la conquête par David de l'ancienne ville de Jébus comme sa reconstruction / conversion en Jérusalem), on a pris l’habitude de voir dans le koresh d’Ésaïe l’empereur Cyrus et de traduire (sauf Chouraqui) koresh par Cyrus. Cela suppose que la parole de Dieu « pour Jérusalem : "Qu’elle soit bâtie", et pour le temple : "Sois fondé !" » soit le décret de Cyrus. Or, on vient de le voir, Jérémie (ch. 25 et 29) et 2 Chroniques (ch. 36) renvoient clairement au passé, et pour Daniel (ch. 9), qui cite Jérémie, la parole de construction de Jérusalem et du temple est, plutôt que le décret de Cyrus, la parole, autrement signifiante, du prophète Nathan (2 Samuel 7, 8-13) !

Habitude de relecture devenue séculaire à partir de laquelle, de façon tout aussi séculaire, on estime qu’Ésaïe (44, 28 et 45, 1) parle aussi du même décret, et donc de Cyrus, empereur de Perse. Question : et si Ésaïe ne parlait pas du décret de Cyrus, mais, lui aussi, de la parole de Nathan promettant la construction du temple (ici aussi, selon l’hébreu, et le grec de la LXX, le texte dit simplement construction) ? Si du coup, en regard du contexte d’Ésaïe 40-55, il n’était même pas question de Cyrus dans Ésaïe ?

Le mot hébreu est koresh, qui connote « comme chef » puissance, puissance suprême (selon le dictionnaire Strong). La mention de koresh, en deux versets (44, 28 et 45, 1 ; Segond et Colombe ajoutent une mention de « Cyrus », absente de l’hébreu, en 45, 13 !), la mention de koresh se trouve dans une section (40-55) qui conduit à la présentation du Messie comme serviteur souffrant : la puissance se dévoile dans le serviteur souffrant, Messie de Juda, de la lignée de David, dans lequel sont réconciliés Juda et Israël.

Que vient faire l’empereur de la Perse là-dedans, empereur nommé Kurash (le nom, ou titre, n’est pas unique dans l’Antiquité perse. Il y a déjà un Kurash élamite au VIIe siècle av. JC.), nom qui en persan signifie « soleil », le « roi soleil » ? Ce roi soleil-là a eu une politique religieuse tolérante, rétablissant les lieux de culte, comme en atteste aussi, via l’archéologie, un fameux « cylindre de Cyrus », mentionnant sa réhabilitation du temple de la divinité babylonienne Marduk, qu’il proclame comme « le grand seigneur » — témoignage d’une politique religieuse qui a aussi profité aux Judéens (cf. 2 Chr 36, 22-23). Mais aucune trace d’une élévation de cet empereur, maître d’un empire allant de l’Inde à l’Éthiopie, au statut de Messie d'Israël ! Ni même trace d’un « universalisme », au fond bien obséquieux, par lequel le livre du prophète Ésaïe aurait rendu hommage à la force militaire d’un empereur, fût-il tolérant, dans une section où précisément il dénonce la force guerrière en annonçant un messie d’Israël souffrant et humilié.

Aucune trace non plus d’un tel hommage à Cyrus dans le livre de Daniel du canon juif. En revanche le Daniel grec, qui clôt la Bible des LXX, se termine par la reconnaissance par Cyrus du Dieu d’Israël, équivalent de sa reconnaissance de Marduk dans le cylindre de Cyrus ! Gageons que c’est là, ainsi que pour Israël en exil dans le Daniel grec, que débute cette relecture de la figure de Cyrus, rejaillissant ensuite sur Ésaïe, relecture finissant par en faire carrément le Messie (sans qu’aucun geste symbolique requis, aucune onction, ne lui ait été octroyée pour un tel titre) — juste via l’identité consonantique possible entre le persan Kurash et l’hébreu koresh, puis le grec Kyros (le grec kyros signifiant notamment "puissance", outre aussi "Cyrus", peut-être retenu dans un second temps). En outre, lorsqu'il s'agit de l'empereur, les textes bibliques précisent "Cyrus le Perse", ce qui n'est pas le cas en Ésaïe 44-45.

Cette lecture, qui fera son chemin, ne s’impose pas encore au temps du Nouveau Testament, qui renvoie abondamment à cette section d’Ésaïe sans aucune allusion à l’idée que koresh serait Cyrus ! En revanche, on trouve bien l’idée que pour Dieu, la puissance s’accomplit dans la faiblesse (1 Co 1 et 2 Co 12) — idée au cœur de cette section d’Ésaïe qui culmine avec le serviteur souffrant manifestant la puissance suprême.

*

Reste alors une question, selon que le Règne de Dieu ne vient pas par la force et la puissance, mais par l’Esprit de Dieu (Zacharie 4, 6) : et si Ésaïe ne parlait pas de Cyrus, si son koresh était non pas l’empereur perse, mais le serviteur souffrant ?…



Voir ICI, application dans le Nouveau Testament en regard de Matthieu 22, 15-21 (Dieu et César) ; et ICI, application en contextes politiques moderne et contemporain (de Napoléon à Trump).


mercredi 30 septembre 2020

Comment peut-on n’être pas « libéral » ?...





Comment peut-on n’être pas « libéral » ?… Quand « Dieu est libéral » soi-même, si l’on en croit Thomas d’Aquin ! Beau fondement pour le libéralisme, me faut-il admettre — moi qui ne m’en réclame pas !… et qui pourrais dès lors demander : « comment peut-on être Persan ? » — si tant est qu’à l’heure actuelle on puisse parler de libéralisme concernant les Persans ! Quoiqu’on trouve pourtant bien un Persan derrière l’affirmation de Thomas d’Aquin : Avicenne.

« Dieu est libéral », ou, pour être précis dans ma citation : « Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral » (Somme contre les Gentils, I, 93). Ou, Thomas d’Aquin encore : Dieu « seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son avantage mais seulement en vue de sa bonté » (Somme de Théologie, Ia, q. 45, a. 4, ad 1um).

Voilà qui rappelle qu’être libéral est une vertu, et pas des moindres, et dès lors un défi, et quel défi ! Où je vois déjà poindre la question qui pourrait m’être posée : « serait-ce par crainte de ne pouvoir relever le défi qu’il dit n’être pas du libéralisme ? » Eh ! Ce n’est pas exclu ! J’ai beau citer Thomas d’Aquin, évoquer mes références calviniennes, mes convictions concernant la légitimité des credos — cet aspect-là des choses, que l’on pourrait effectivement m’objecter, n’y est peut-être pas pour rien : « Mes convictions sont des prétextes : de quel droit vous les imposerais-je ? » demande à juste titre Cioran (La tentation d'exister, in Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 893).

J’entends donc bien cette question qui pourrait m’être posée ! Mais il faut tout de même avouer qu’avec un tel défi — Dieu seul étant libéral, au fond — il y a de quoi être troublé !

Et si je reçois bien comme un honneur le fait que les protestants dits libéraux accueillent ma conversation et ma compagnie, ce n’est peut-être pas sans lien avec cela : il est beau de faire un bout de chemin avec les gens vertueux… Et qu’à ce point, l’on ne se méprenne pas : je ne fais là que friser l’ironie, certain qu’un libéral ne la dédaignera pas — je n’y sombre pas.

Car c’est donc bien d’une vertu, d’une belle vertu, qu’il s’agit — qui rejoint un précepte dont se réclament aussi les protestants dits orthodoxes : celui, essentiel, de l’imitatio Dei, imitation de Dieu, qui est au fond « seul libéral ».

Ainsi, qui met l’accent sur cette vertu-là, la libéralité, par une revendication spécifique de libéralisme, a posé un préalable indéniablement louable.

Venons-en donc à ladite vertu. Si l’on en croit encore Thomas d’Aquin, c’est une vertu qui, concernant les êtres humains cette fois, touche largement à la question financière, en ce sens — synonyme de générosité — que nos trésoriers, en ces temps de fins d’exercices difficiles, se réjouiraient de compter grand nombre de libéraux dans nos paroisses.

À ce point le libéralisme peut être, sous un certain angle, une thérapeutique. Je pense à cet autre penseur médiéval qui n’est pas non plus sans avoir influencé Thomas d’Aquin, Moïse Maimonide, qui, pour être philosophe, n’en est pas moins aussi médecin. Maimonide explique qu’un excès ou un défaut dans un domaine se soigne par un excès ou défaut inverse. Et en matière morale, excès ou défaut par rapport à la vertu, qui est juste milieu. Et puisque la libéralité est la vertu qui se dérègle par la pingrerie à un bout, la prodigalité à l’autre, Maimonide explique que si le prodigue doit s’essayer avec vigueur à faire des économies, le pingre lui, ne devrait pas négliger d’être de quelque façon libéral à l’excès pour corriger son défaut.

J’entends bien, cela dit, que parlant de libéralisme, on parle plus largement, disons dans un élargissement métaphorique, d’un libéralisme qui concerne les domaines intellectuels et spirituels. Puisque, certes, « la lettre tue ; c’est l’Esprit qui fait vivre ». Propos paulinien particulièrement prisé, me semble-t-il, des libéraux. Et c’est peut-être ici que le libéralisme trouvera une de ses questions et limites (aux yeux du trésorier pour l’instant, cela valant pour les libéraux comme pour les orthodoxes !).

N’étant pas trésorier, j’ai parlé pour ma part, on l’a compris, de la question de la distinction de l’esprit et de la lettre entendue au sens ou la lettre et l’esprit en viendraient à se contredire. Car la transposition métaphorique de la lettre à l’esprit court en permanence le risque de faire bon marché de la lettre sous le prétexte légitime de ne pas la prendre… à la lettre ! Bref pour le dire schématiquement, le risque d’être plus ou moins « désincarné » (pour employer une autre métaphore).

Ou, en d’autres termes, on ne saurait, pour garder cet exemple, faire, sous prétexte de libéralisme, bon marché de la vertu, de l’exigence, littérale, de libéralité. Mais je ne doute pas que les libéraux s’en gardent bien. Et que c’est sur cette assise-là — l’esprit comme transposition de la lettre —, et pas contre elle, que s’établit le libéralisme théologique.

La théologie comme vertu, donc. Et là, je soupçonne ceux des orthodoxes qui redoutent déjà chez les libéraux une opposition indue de l’esprit à la lettre, de craindre aussi chez eux une certaine… naïveté, s’assimilant, littéralement pour le coup, sachant la vertu dont il est question, à de la prodigalité. Nous serions en un temps où il serait bien imprudent de dilapider de la sorte l’héritage de la Foi reçue — pour un plat de lentilles ? Et de faire remarquer que quelques siècles, déjà, de générosité libérale n’ont pas rapporté grand-chose du bénéfice qui aurait pu être escompté. La semence libéralement répandue semble n’avoir pas rencontré beaucoup de bonne terre… Ou, iront-ils même jusqu’à dire : combien d’ivraie dans le bon grain à force de ne rien contrôler : n’y a-t-il pas un ennemi qui, de nuit, a subrepticement visité le champ ?

Excès de vertu ne nuit pas ! — leur répondront les libéraux. Certes !

Car il s’agit aussi, me semble-t-il, pour le libéralisme, d’apologétique, au sens noble du mot, à savoir défense de la Foi, et en l’occurrence en un monde moderne où elle a semblé devenir indéfendable ; où il semble en tout cas urgent de larguer un ballast devenu encombrant !

Il s’agit alors aussi de savoir jusqu’où ce qu’on largue est poids inutile et à partir d’où on commence à larguer le moteur… C’est sans doute le cœur du débat historique entre « orthodoxie » et « libéralisme ».

Il s’agit en d’autres termes, de savoir depuis quelle identité on rencontre le monde où l’on évolue. « Dieu est libéral » écrivait Thomas d’Aquin à l’appui d’Avicenne. Avicenne est aussi un des artisans de la distinction de l’essence (ce qu’est une chose ou un être) et de l’existence, à partir de laquelle la théologie médiévale affirme que Dieu se spécifie par rapport aux créatures en ceci qu’en lui seul l’essence est d’exister. Pour les créatures, l’essence doit recevoir l’existence, par un acte créateur de Dieu — pour une situation où reste incontournable le sentiment que « l’existence précède l’essence ». Bref, ce que je suis, je le saurai. C’est tout le problème de l’identité qui est posé là. Problème qui ne se pose pas pour Dieu, ce qui l’autorise à être « absolument libéral ».

Pour nous, créatures insérées dans un temps de vanité, la question se pose de notre identité, de notre essence, cachée en Dieu, de qui on la reçoit par la foi. Et à partir de laquelle seule on est fondé à aller vers l’autre autrement que comme la girouette va au vent. Il s’agit donc au fond de trouver mieux que l’illusion de se donner soi-même une identité qui ne nous sortirait pas de la vanité de se vouloir maître de son existence.

En d’autres termes : jusqu’à quel point peut-on être libéral quand on n’est pas la source de son être ?


R.P., mars 2007


lundi 27 juillet 2020

Cathares, christologie et Incarnatio continua





Lundi 15 avril 2019, en début de semaine sainte commémorant la passion du Christ, Notre-Dame de Paris est en feu.

Par la suite, après enquête, La Chaîne Parlementaire publie un reportage impressionnant intitulé La bataille de Notre-Dame (réalisatrice Émilie Lançon, producteurs Mathilde Pasinetti et David Pujadas). Extrait de la présentation sur le site de la chaîne :

« […] le film dévoile les épisodes méconnus d'un combat hors-norme.
- Comment de très jeunes pompiers qui n'avaient jamais connu l'épreuve du feu ont réussi à garder leur sang-froid.
- Comment l'effondrement de la flèche a provoqué un gigantesque effet de souffle qui a refermé les portes, enfermant des pompiers pris au piège.
- Comment le "trésor" (couronne, clou, relique) a été préservé […] »


Le « trésor » : concernant la relique en question on apprend qu’il s’agit d’un morceau de la croix, outre un clou de la crucifixion et la couronne d’épines… On ne renverra pas au Traité des reliques de Calvin dont l’ironie remarquait que les morceaux de la vraie croix répandus de son temps suffiraient à « reconstruire l’arche de Noé ».

Notons juste combien le « trésor » est précieux, sauvé en présence du Président de la République laïque au péril de la vie de plusieurs pompiers. Cela dit sans ironie : on est bien, avec ce « trésor », au cœur d’une symbolique incontournable, ancrée dans l'époque de l’édification de la cathédrale en péril. Dans cette symbolique s’établit un des fondements théoriques, autour de la mort du Christ et de sa gestion par l’ecclésialité romaine, d’un pouvoir spécifique au monde latin en général, puis, concernant la cathédrale de Paris, français, face à d’autres ordres symboliques — qui dans la désorientation et l’angoisse issues de l’usure du temps, voient renaître des affrontements nostalgiques…

Ainsi, sans évoquer la précédente (et alors future !) transformation de la basilique Sainte-Sophie de Constantinople en mosquée d’Istanbul, Cioran disait, le 1er août 1987 : « Dans cinquante ans, Notre-Dame sera une mosquée » (Entretien avec Laurence Tacou, p. 407-416 du Cahier de L’Herne / Cioran, 2009, p. 415). Il précise : « c’est inévitable, avec l’usure du christianisme et du catholicisme, qu’on en aboutisse là. » (Ibid., p. 412-415, ainsi que pour les autres citations de Cioran de ce paragraphe.) Cela, pour lui, relève du constat historique plus que d'un drame dont il y aurait lieu de se formaliser. Comme une règle de l'Histoire, qui régissait déjà le renversement de l'Empire romain par le christianisme, qui, dit-il, faisait « horreur » à « l'intelligentsia romaine », et qui « est venu […] par les immigrés ». « L'histoire est sans pitié, il ne faut pas se faire d'illusions, c'est un phénomène inexorable [que l'agonie de toute civilisation]. Regardez la France, c'était la nation le plus guerrière de l'Europe […]. Eh bien c'est tellement évident que la France ne l'est plus. La France s'est usée à force de faire des guerres. » Et Cioran de préciser que l'islam en est « à peu près » où était le catholicisme à l'époque des croisades…

Car l'islam lui aussi se conjugue au passé. Ses références civilisationnelles oscillent entre la Bagdad des Mille et une nuits, Al Andalus, et la transformation de Sainte-Sophie en mosquée lors de la conquête ottomane de Constantinople…

Et quand les références sont au passé… l’histoire bégaye. La récente re-transformation de Sainte-Sophie en mosquée vient de nous le rappeler, nous renvoyant au temps des croisades, où la chrétienté faisait elle aussi des guerres de conquête au nom de symboles qui semblent n’être plus nôtres. À l’islamisation manu militari de Sainte-Sophie de 1453 répondait cinquante ans après la catholicisation de la mosquée de Cordoue. Pour l’Occident, aujourd’hui les symboles ne sont plus les mêmes, le sacré s’est déplacé. Quels étaient les symboles-clefs de l’Occident croisé sinon ce « trésor » qui a été a sauvé de l’incendie de Notre-Dame ? Mais ce christianisme des reliques était-il le christianisme de toujours au temps où Notre-Dame se dressait comme jeune édifice, établi sur des symboles récemment transportés là depuis l’Orient des croisades…

*

Où les hérétiques d’alors témoignent presque malgré eux d'un état du christianisme antérieur aux orientations de l’Église romaine des croisades et de la réforme grégorienne (du nom du pape Grégoire VII par lequel s’opère le tournant vers la prise de pouvoir total de la papauté). Ces orientations nouvelles s'accentuent alors en Occident catholique romain (même si elles sont présentes aussi dans l'Église byzantine, et dès avant le schisme de 1054). Or ces nouveautés d'alors sont perçues aujourd'hui comme étant le christianisme de toujours. Au Moyen Âge ce tournant occidental vers ce supposé « christianisme de toujours » s'effectue alors aussi à l'appui du fer et du feu s'il le faut.

*

Ce tournant est en lien avec toute une conception de l'Incarnation, et de son rapport avec le salut, et notamment sous l'angle de ce qu'en théologie on appelle l'Incarnatio continua, qui signifie que l'Incarnation du Christ se poursuit dans l'Église.

C’est un aspect essentiel de la controverse autour de Bérenger de Tours (998-1088), dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée en pleine époque des hérésies pré-cathares. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme protestante, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.

Incarnation qui se traduit dans une nouvelle accentuation de ce qui a été appelé théologie de la croix. Au départ, une métaphore paulinienne, au début de la première Épître aux Corinthiens, qui revient à peu près — pour schématiser — à une façon imagée de désigner la vertu d'humilité sous un angle radicalisé. Si cette distinction du thème médiéval et post-médiéval par rapport à sa racine n'est pas toujours évidente aujourd'hui même, au Moyen Âge, où la théologie de la croix se forge à partir de cette racine paulinienne dans les prédications cisterciennes, elle s'estompe largement. La théologie de la croix prend une ampleur beaucoup plus considérable, elle aussi en lien avec l'Incarnatio continua. Là où l'humilité consiste au départ à se soumettre à Dieu comme le Christ, dont on pense qu'il était en droit d'espérer un règne messianique, et qui accepte cependant l'humiliation de cette mort d'esclave, elle en vient à signifier la soumission à l'autorité de l'Église romaine, accompagnée souvent d'un certain masochisme, sinon d'un masochisme certain ; et à recevoir le salut de la croix imposée, plutôt que de vérités divines de toute façon inaccessibles.

Quant aux effets, cette fois, du salut dans le cadre de l'Incarnatio continua, la réception du salut, eucharistie et croix, relève alors d'une supra-rationalité qui prépare le fidèle à toutes les étrangetés, dont la moindre, puisque la croix est adorable, n'est pas la persécution des « ennemis de la croix » : les juifs en premier lieu ; en lien avec la croisade contre les musulmans auxquels il faut reprendre le tombeau du Christ ; et contre les cathares, dont la christologie, justement, et notamment l'approche de la croix, n'est pas sans rapport apparent avec celle des musulmans. En commun, on les répute tous haïsseurs la croix. Non pas, précisons-le, qu'il y ait influence des uns sur les autres, mais il y a bien terreau ancien commun — dont participe aussi à sa façon le christianisme byzantin de l’époque de la naissance de l’islam : il est connu qu’il n’y a pas de controverse, en Orient, aux origines de l’islam, sur la question de la crucifixion autour du v. 157 de la Sourate 4 du Coran. Le problème ne se situe pas là dans un christianisme antérieur à celui de la théologie cistercienne de la croix, et des croisades qui, comme leur nom l'indique, en relèvent !

Les cathares, d’une autre façon, revendiquent le mépris de la croix qu'on leur prête ! « Comment adorer l'instrument sur lequel a été torturé un de tes proches ? » demandent-ils à leurs persécuteurs. La croix redevient pour eux simplement le signe que, comme le disait Jésus selon l'Évangile johannique : « si le monde vous hait c'est que vous n'êtes pas de ce monde, comme moi-même je ne suis pas du monde » (Jn 15, 18 ; 17, 14) — et qu'il va me crucifier.

Les cathares, à l'époque où le christianisme se « carnalise », sont les témoins d'une christologie remontant à une époque antécédente, issue largement d'Athanase d'Alexandrie, père de la christologie orthodoxe, et au-delà de lui, de ce sien prédécesseur alexandrin, Origène.

La plupart des christologies anciennes sont de ce type qu'on appelle « hautes », c'est-à-dire qui insistent sur ce que le Christ est un être céleste, et ce jusqu'en les zones les plus basses de l'Incarnation, la naissance et la mort. Ce qui, aux yeux de leurs adversaires, et des théologiens de l'Incarnation comme fin en soi, ou de la croix comme fin en soi, les rapproche d'autant des docètes, dans un magma généralisé où tout ce qui n'est pas ramené au salut par cette Incarnatio continua qui suppose une Incarnation du Christ comme fin en soi est perçu comme équivalent. Et où donc les cathares se voient taxés de docétisme.

Les cathares docètes ? Pas plus que les théologiens de tendance monophysite, tendance qui semble aux occidentaux présente à Byzance (taxée parfois aussi de crypto-arianisme, vu sa considération aussi de l’ordre des hypostases dans la Trinité consubstantielle), christologie haute qui, de facto, a laissé sa trace sur la christologie musulmane.

Or voilà que le calife fatimide Al-Hakim s’en est pris au Saint-Sépulcre, moment symbolique déclencheur des croisades : comme pour nier la réalité de la croix, on s’en est pris au lieu symbolique anti-docète par excellence ! En tête de la défense de la croix, les cisterciens, appuis de la réforme grégorienne. L’Église romaine qui se perçoit comme continuation de l’Incarnation dans l’Eucharistie dont le miracle est à son pouvoir est dotée d’opposants réels à de telles revendications : essentiellement les musulmans, mais aussi les juifs, et jusqu’aux byzantins dont la christologie haute des christs en majesté semble moins souligner, jusqu’en sa Sainte-Sophie, ce qui est au cœur de la jeune Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle : vraie croix, clous de la crucifixion et couronne d’épines… Quand il y en a tant de réels, inutile de s’inventer des ennemis imaginaires, comme le voudrait un certain déconstructivisme hypercritique à la mode. Il y a lieu d’élargir les perspectives : on est dans un combat international, qui va déboucher jusque sur la prise de Byzance et la création d’un archevêché latin de Constantinople, unification providentielle, suite au malheureux dérapage de la IVe croisade (1204), unification face à l’ennemi principal, l’ennemi du Saint-Sépulcre (sac de Constantinople dont l’effet d’affaiblissement n’est peut-être pas sans lien avec sa future prise par les Ottomans). S’inventer un ennemi intérieur inexistant relèverait tout simplement de la dispersion des forces, un affaiblissement face au combat essentiel. Sauf à ce que la théologie des hérétiques cathares, que les comtes de Toulouse, par ailleurs bien trop loyaux envers Byzance, combattent si mollement — à moins que leur théologie elle aussi ne porte atteinte à l’Incarnatio continua !

En commun aux christologies dites « hautes », cette certitude : le Christ est d'abord un être céleste, comme nous tous d'ailleurs, préciserait Origène. La différence est que tandis que nous sommes déchus dans la chair en conséquence d'une faute préexistentielle, lui y est envoyé par Dieu pour nous ramener à notre réalité préexistante. L'Incarnation / adombration (on trouve encore le terme chez Bernard de Clairvaux, peu suspect de docétisme philo-cathare !) ici n'est pas fin en soi, mais passage pour un retour.

Voilà qui nous est incompréhensible, comme héritiers des théologies de l'Incarnation comme fin en soi. Le christianisme n'a pas toujours été tel que nous le comprenons, tel qu'il nous est évident, et tel qu'à l'origine, aux XIe-XIIe siècles, il s'est construit comme expression d'une ecclésiologie du pouvoir. Du diable diront les cathares, le prince de ce monde, celui qui y a le pouvoir. La subversion est radicale, et elle n'est pas où on la croit. Beaucoup plus radicale que ce que l'on croit, elle n'est pas cette subversion qu'on leur attribue souvent et qui sert à justifier les violences anti-cathares — du genre : « leur renvoi de la sexualité au diable aurait pu dépeupler la terre. Leur extermination a donc pu être salutaire » ! On voit bien la légèreté d'un tel argument. On la verra encore mieux si l'on sait que sur ce plan, la pratique cathare était l'exact équivalent de la pratique catholique : le célibat n'était requis que des clercs. On ne voit pas que les pays catholiques soient particulièrement dépeuplés !

Il n'en reste pas moins que le fondement de cette pratique commune est plus explicite chez les cathares, qui refusent de sacraliser la sexualité. Ici aussi, on est dans une antécédence à la théologie de l'Incarnatio continua. Le sacrement de mariage vient d'être institué par Rome, élément inclusif de cette sacralisation de l'histoire, dont les cathares ne laissent pas de penser qu'elle est celle des malheurs, de la violence, et des guerres.

On est ici au cœur de la question du dualisme cathare : l'histoire comme réalité catastrophique. Celle de la déchéance depuis le monde de la préexistence, celle d'une agitation permanente vers le pire, dont un des lieux privilégiés, mais pas le seul, est la sexualité.

Alors les cathares ont conçu l'idée que ces tuniques de peau, cette chair et ce monde de douleur dont Origène savait déjà que nous y sommes par déchéance, le diable doit y avoir mis la main à la pâte. Plusieurs courants existent chez les cathares pour dire de diverses façons de quelle manière il y est mêlé. Jusqu'à ceux qui pensent qu'il en est le seul responsable. En d'autre termes, que le diable n'est jamais que l'expression d'un mauvais Principe qui ne doit rien à Dieu, mais à qui on doit cette Création matérielle, engluée dans l'histoire qui ne peut finir que comme catastrophe et repli douloureux indéfini.

Aussi étrange que nous semble une telle approche des choses, c'est dans un fonds chrétien qu'il faut chercher la nature de la foi cathare, dans une lecture spécifique des Écritures. Si il en a été déduit qu'ils rejetaient purement et simplement l'Ancien Testament, c'est là un raccourci. Les cathares s'attachent en fait au sens anagogique des Écritures conformément à leur certitude radicale de l'exil dans le monde, ce qui n'est d'ailleurs pas sans analogie avec tout un courant du judaïsme de l'époque. Mais du coup, chez les cathares, la valeur du sens historique des Écritures n'est pas retenue. Rappelons que l'Antiquité chrétienne retient trois sens des Écritures : le sens historique, le sens moral, le sens allégorique, où la lettre de l'Écriture renvoie à des types intemporels, à des idées éternelles. Ce dernier sens, allégorique, est subdivisé au Moyen Âge (qui y trouve donc quatre sens) en sens allégorique simple d'une part, sens allégorique anagogique de l'autre. Le sens anagogique est cette leçon de l'Écriture par laquelle on y discerne la promesse du paradis, du Royaume à venir, des cieux ; anagogie, du grec anagogein, monter, aller en haut. Ainsi l'Évangile de Jean, très prisé des cathares, parle de naissance d'En Haut, dans un héritage reçu de prophètes de l'Ancien Testament comme Jérémie ou Ézéchiel. Mais l'Ancien Testament, de façon plus sensible que le Nouveau, s'inscrit délibérément dans les aléas et la violence de l'histoire, guerre, conflits politiques avec leurs contingences de toute sorte, etc., autant d'aspects qui ont toujours embarrassé les apologètes, cathares ou pas. D'où l'impression de son rejet par les cathares qui entendent souligner et retenir avant tout le sens anagogique. Mais le refus de la valeur de l'Histoire vaut aussi pour le Nouveau Testament, tandis que la dimension anagogique de l'Ancien est retenue, notamment concernant l'exode d'Égypte ou de Babylone reçues comme expressions de l'exode de l'âme vers les cieux d'où elle est exilée. Refus de la valeur de l'Histoire, d'où une autre idée reçue sur les cathares, avec le rejet de l'Ancien Testament : le docétisme. Qui n'est justement, chez les cathares, rien d'autre que ce rejet de l'Histoire — plus que de la prise en compte de la réalité des aléas humains de la vie du Christ, puisque les cathares refusent le culte de la croix au nom de ce qu'elle a été l'instrument — certes illusoire, mais justement ! (quand les hommes croient l'anéantir en le crucifiant, Dieu l'élève à sa gloire — Jean 12, 28-33) — de torture du Christ. La christologie cathare, pas si éloignée de l'orthodoxe, traduit la réception d'un discours mythique par lequel se dit le drame de l'existence. Cela dit sans s'imaginer que les cathares sont nécessairement dupes de leur propre discours.

Le rejet de l'Histoire, à travers un discours mythique qui permet de percevoir le fondement théologique du christianisme cathare induit des développements. Quand bien même le système théologique cathare participe à plein du fonds commun du christianisme de son époque et du christianisme ancien en général.

Le premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère.

Théologie du christianisme d'une expansion universelle. De l'Égypte, où elle a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamnée par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance. Et c'est là que l'on retrouve le catharisme et sa confraternité bogomile, fondée en ces terres slaves évangélisées par Cyrille et Méthode où certes l'origénisme est déjà condamné, mais où ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont nettement à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne.

Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des « tuniques de peau » que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : « Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau ». Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eut égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.

Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par « Lucifer » en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares. Par exemple, pour les catholiques, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.

Le christianisme commun au Moyen Âge était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, pour les catholiques comme pour les cathares.

Or l'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues. Ici se fait la rupture, ici passe la frontière entre le catharisme et le reste du christianisme médiéval. Les théologies cathares s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, à Rome, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. « Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent », disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence, et argument parfait en faveur des cathares, sur la croisade et l'inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré-moderne.

Ici le catharisme du XIVe siècle développait déjà les premières approches matérialistes de l'origine des choses naturelles.

L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ceux qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent volontairement approximatif à manichéens (cf. infra), lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares, comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme bougres passé en français et signifiant à l'origine « bulgares » est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. La Bulgarie recevait le christianisme un peu moins d'un siècle avant, par la mission de Cyrille et Méthode, qui entendaient promouvoir la foi dans la langue du peuple : c'est ainsi qu'ils sont à l'origine de l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille. L'Église issue de leur mission connaît l'opposition, qui devient aisément persécution, de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies. Tout laisse à penser que ce bain là est celui qui à vu éclore le bogomilo-catharisme, conservant la structure épiscopale cyrillo-méthodienne. Pensons par exemple que la mission de Cyrille et Méthode s'étendait jusqu'en Moravie, et que la première attestation par des clercs latins de cette structure chez des cathares occidentaux apparaît en Rhénanie. Pensons aussi que le catharisme est le premier mouvement occidental à traduire des Écritures bibliques, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire, en l'occurrence l'occitan. Or ce souci des langues vulgaires était déjà celui de Cyrille et Méthode.

L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de l’actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.

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Auparavant, de la deuxième moitié du XIIe siècle au XIIIe siècle, des théologiens ont pris la plume pour des Sommes apologétiques visant les mêmes adversaires divers de la catholicité romaine.

Ainsi Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, est un théologien français, aussi connu comme poète. Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202. Il écrit une Somme de la foi catholique (de fide catholica), somme quadripartie, contre les hérétiques (i.e. les cathares — cf. infra), contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens (i.e. les musulmans), peu avant 1200 (1198-1202), pour Guilhem VIII, seigneur de Montpellier. Somme savante, universitaire, ne manquant pas d’user de l’argument d'autorité, ou de jugements comme : « Et c'est pourquoi ils condamnent le mariage, qui déclenche le cours de la luxure. D'où vient, à ce qu'on dit, que dans leurs conciliabules ils font des choses très immondes. Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat, etc. » (P.L., t. 210, c. 366 ; cité par Jean Duvernoy, « "Cathares" ou "Ketter", Une controverse sur l'origine du mot "cathares" », in Annales du Midi, t. 87, n° 123, 1975).

Alain, en tout cela, emboîte sans doute le pas à Eckbert de Schönau, renvoyant à l’analogie entre les hérétiques qu’il confronte en Rhénanie et ceux que décrivait saint Augustin. Comme l’a montré Jean Duvernoy depuis les années 1970, c’est sous la plume d’Eckbert qu’apparaît pour la première fois pour les hérétiques médiévaux l’usage savant du terme antique « cathares ». On peut considérer le vocable comme un intermédiaire entre « hérétiques », vocable le plus fréquent pour désigner le type d’hérétiques visés, mais décidément bien vague, et « manichéens », terme que l’on trouve bien sûr aussi, visant une hérésie désignée invariablement comme « dualiste », à l’instar du manichéisme. Mais ici le vocable est trop précis : théologiens et polémistes ont perçu que le référent n’est pas Mani. « Cathare », emprunté à l’Antiquité est le terme qui a séduit jusqu’au sommet de la hiérarchie romaine et qui est choisi dès le Concile de Latran III.

La finesse de l’analyse historique de Duvernoy lui a permis de repérer chez Eckbert une volonté de donner une racine patristique à un vocable utilisé auparavant, vocable référant ceux qui sont stigmatisés comme hérétiques… au chat, animal diabolique, cela de la Rhénanie d’Eckert à l’Occitanie d’Alain. L’analyse de Duvernoy est aujourd’hui confirmée à nouveau par Laurence Moulinier (« Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle », Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709). Dans les années 1970, son discernement valait à Duvernoy les insultes de l’institution historienne officielle. Je cite la chercheuse Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978), qui nous permet de noter en passant que le terme est déjà utilisé avant Eckbert : « Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 (p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les 'chatistes' dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. » (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348).

La suite des temps a donné raison à Duvernoy. Alain, au fait des controverses théologiques et de leur relai universel conciliaire (Latran III étant un concile œcuménique), sait aussi que le vocable est connu auparavant, sans le sens savant que le Concile a ratifié. « Au livre III de son Liber Pœnitentialis (1184-1200) paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais, Gascons et Brabançons, formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).

Dans tous les cas, apparaissent sous la plume des controversistes les mêmes non-catholiques à combattre : pour Alain de Lille et sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents notamment vaudois, les païens désignant les musulmans. Juifs, musulmans et vaudois sont fortement caricaturés, lus à travers la grille de compréhension d’Alain. Nul ne doute pour autant de leur existence réelle. Il en est évidemment de même des hérétiques (qu’Alain appelle aussi, entre autres, « cathares »).

Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils, vise les mêmes (sauf les vaudois. On va voir pourquoi). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, par des figures théoriques d’un temps jadis.

Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant pour lutter contre l’hérésie languedocienne, les dominicains), par ce dont Thomas pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament — et on a retrouvé un Nouveau Testament occitan, traduction cathare, accompagné d’un Rituel, équivalent du Rituel latin de Florence accompagnant le Livre des deux Principes, et du Rituel occitan de Dublin, accompagnant des traités cathares au dualisme moins prononcé que celui du Livre des deux Principes ou du traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos — communément attribué à l’ex-vaudois Durand de Huesca : mais Annie Cazenave a sérieusement remis en question cette attribution. Notons en passant que quoiqu’il en soit, Durand, ex-vaudois, réconcilié avec Rome, permet de comprendre pourquoi Thomas, dominicain, n’attaque pas, contrairement au cistercien Alain, les vaudois : chez ces derniers, la rupture avec l’Église romaine n’est pas nette comme elle l’est chez les cathares : ils sont plus aisément réconciliables. Chez eux, l’acte de soumission à l’Église détentrice de l’Incarnatio continua n’est pas rare. Et les passages sont souvent l’œuvre des frères prêcheurs, les dominicains.

*

Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.

La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.

Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.

Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques.

Or la théologie cathare, par le dualisme que ses adversaires jugent manichéen remet en question la réalité de l’Incarnation telle que comprise en Occident latin. Si le Christ est celui qui vient manifester le Royaume céleste, Royaume de Dieu qui n’a aucun rapport avec le monde d’ici bas, dû au diable émané du mauvais Principe, on n’entend pas l’Incarnation de la même manière que si ce monde aussi est dû à Dieu ! Les tenants de cette dualité des mondes sont aussi, nécessairement, tenants d’une christologie haute, que ne reprend pas la christologie de l’Incarnatio continua, qui est aussi celle de la transsubstantiation, et ipso facto celle de la couronne d’épine, de la croix, de la mort et du sépulcre du Christ, dont la chrétienté latine combat tous les ennemis. Une vision de la Création qui permet de trancher la question de la chute originelle. Si il y a dualité entre le monde divin et monde d’ici-bas où règne le diable, la chute est essentiellement ontologique. Si Dieu est aussi l’auteur de ce monde, la chute est essentiellement morale. Ce qui pour un Thomas d’Aquin (en accord en cela avec le cistercien ennemi des cathares Bernard de Clairvaux), rend ce qui est pour lui une hérésie, le futur dogme de l’Immaculée conception, inutile et dangereux. Comme l’est la mise en cause de la vraie croix, dont la chrétienté latine combat les ennemis, à commencer par ceux qui, à Jérusalem, ont profané le Saint-Sépulcre, et à continuer par tous ceux qui ne se rangent pas à la théologie de l’Incarnatio continua, fut-ce en Occident-même.


Roland Poupin


jeudi 23 juillet 2020

Ordre prophylactique et vie spirituelle





La pandémie actuelle nous a conduits à une sorte de division intérieure, entre deux injonctions divergentes procédant de la même vocation à l'empathie : l’attention au risque de la contagion ; l’accompagnement affectif et spirituel.

Il a été très vite perceptible que l’accompagnement spirituel pâtirait de l'exigence morale, puis légale, face à la pandémie : confinement, gestes-barrière, rassemblements cultuels devenus impossibles, ou limités, etc., autant de mesures imposées à tous. Bref, comme cela avait été admis dans un premier temps : il n’y aurait, pour la durée requise, pas d'accompagnement spirituel digne de ce nom. Réalité effrayante, et qui a justement effrayé… Au point que, tergiversant devant l’énormité de ce fait, on a cru parfois devoir dire, que si, il y aurait bien accompagnement quand même — mais de fait, un peu limité quand même !… « Accompagnement limité », ce qui est tout simplement un oxymore, criant dans des Églises se réclamant d’une théologie de l'Incarnation ! Qu’est-ce qu’un accompagnement minimum, limité ? Que serait une… « incarnation limitée » ? Limitée à quoi ? Limitée par quoi, sinon par l’ordre prophylactique auquel il a bien fallu se plier, auquel il est sain de se plier, sauf à donner dans le déni ?… Tout cela faisant qu’il aurait été plus clair de dire franchement que nous serions acteurs d’un déficit d'accompagnement. Aveu terrible, requérant pour être fait franchement un véritable courage, un terrible courage, qui nous renvoie à la suite des disciples dispersés au vendredi saint. Ce qu’il semble toujours très difficile d’admettre.

Où la pandémie nous contraint à saisir qu’il est toujours aussi difficile pour des chrétiens de suivre le Christ. Depuis ceux qui affirment ne pas avoir à demander pardon s’il est arrivé qu’ils contribuent à l'expansion de la maladie, puisqu’ils ne l’ont pas fait exprès !… À ceux qui estiment qu’une présence risquant d’être contaminante pourrait être préférable à un prolongement de la vie dans la solitude… En passant par l’auto-réjouissance devant tout ce qu’on a fait quand même, via Internet par exemple, devant l'imagination dont on a fait preuve, ou devant le service minimum d’enterrements limités à vingt personnes, le tout revêtu du terme réconfortant d'accompagnement.

En tout cela, on oublie allègrement, en regard de notre tentation de nous dédouaner de tout tort, que le Christ se présentant au baptême de Jean, fait acte, au grand dam du prophète, de repentance — se repentant, plutôt que de torts qu’il aurait causés malgré lui, sans faire exprès, parce qu’il ne savait pas, etc., se repentant de nos fautes, que lui n’a pas commises.

Ou, pour d’autres, insistant sur le fait indubitable que l'ordre prophylactique néglige le fait que les êtres humains ne sont pas que des êtres biologiques, mais aussi vie psychologique et spirituelle, on ignore la contradiction insurmontable, croyant la résoudre — au prix d’une argumentation assez proche de celles que l’on trouve dans les débats sur la fin de vie où l’on prétend définir quelle vie mérite d’être vécue : ici un peu plus longue et sans contact, ou plus courte et dans les embrassades contaminantes !

Ou encore quand on a affirmé accompagner quand même, de façon limitée, on se retrouve en total porte-à-faux avec le véritable accompagnement spirituel qui est signifié dans l'Incarnation : le Christ rejoignant l'humanité totalement et entièrement, corps et âme, sans se limiter. Or cela n’a pas été, n’est toujours pas possible — sans qu’il y ait à s'en faire le reproche : le nécessaire ordre prophylactique rend l'accompagnement réel et total impossible.

Cela à la différence de la réalité concrète de l’Incarnation du Christ, avec ce qu’elle suppose d’accompagnement ouvrant de façon réelle sur un au-delà des contacts contaminants, dans une façon d’inversion de la contamination : Jésus touchant le contaminé ne contracte pas sa maladie, mais lui communique un au-delà de la contamination ! Marc 1, 40-44 : « 40 Un lépreux s'approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : "Si tu le veux, tu peux me purifier." 41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : "Je le veux, sois purifié." 42 A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. 43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt. 44 Il lui dit : "Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit: ils auront là un témoignage." »

Un geste d'accompagnement réel qui, le texte l’indique, n’a pas lieu d’être imité : il y a une institution pour cela : « va te montrer au prêtre », l'institution thérapeutique compétente d’alors, pour faire constater la guérison et faire lever la quarantaine à laquelle l’homme reste astreint jusque là, d’où l'irritation de Jésus, qui ne l’en a pas moins accompagné réellement en entrant en contact avec lui, en le touchant. L'événement pandémique actuel nous ramène à ce qu’un tel texte nous dit de l'Incarnation comme accompagnement, qui n’est pas à notre portée — qui, la situation actuelle nous le rappelle, n’a jamais été à notre portée.

Nous voilà ramenés à nos limites, aux limites de nos gestes limités, nous voilà interrogés quant à la portée de notre envoi, quant à la signification de toutes les missions dont nous nous sommes investis, jusqu’à la mission évangélisatrice, jusqu’à la mission civilisatrice, avec sa dimension sanitaire, dont se sentaient investis en leur temps aussi bien Tintin au Congo que Jules Ferry chantre de la colonisation civilisatrice, qui maintenait la distance « prophylactique » qui créait des sujets qui n'étaient pas citoyens !

Car nos accompagnements limités interrogent radicalement tous nos accompagnements, y compris ceux-là, par la seule distance créée par l’ordre prophylactique qui fait de chacun de nous, plutôt que des Jésus accompagnateurs, des lépreux devant Jésus.

Où c’est le Christ lui-même qui nous rejoint, et pas nous qui le rejoignons, ni même qui l'imitons. Nous imitons plutôt ses disciples dispersés, quand lui nous rejoint dans notre dispersion. Sa mort quasi-seul telle que nous la relatent les évangiles et son enterrement quasi-seul tel que nous le relatent les évangiles, se rapprochent fort des enterrements en déficit d'accompagnement des familles, que nous avons vécus et qu’après la fin du confinement strict nous continuons dans une moindre mesure de vivre.

Le tout, symboliquement, en pleine période pascale, c’est-à-dire de commémoration d’un confinement fondateur : Pessah, la Pâque. Aussi peut-être que les fêtes pascales que nous avons traversées, sans célébrations cultuelles « physiques », pour la première fois depuis trois millénaires et demi, si l’on pense à la Pâque juive, depuis deux mille ans, si l'on s’en tient aux célébrations chrétiennes, ont beaucoup à nous dire sur la réalité de la vie spirituelle.

Seuls et uniques devant Dieu, malgré l’Eglise toujours composée de disciples dispersés, entendant quand même l’appel à l’union et au rassemblement, mais toujours en déficit. Une question demeure et demeurera : avions-nous dit auparavant, avons-nous dit depuis, saurons-nous dire après, que la présence accompagnante, incarnée, du Père, est le fait du Christ, et qu’on ne trouve le Père qu’au-delà de nos dispersions, fussent-elles des rassemblements d'Église, qu’il vient dans une présence invisible, transfigurant nos solitudes en rencontres secrètes, nous rapprochant de celles de Jésus se retirant seul avec le Père, et nous enseignant à faire de même (Mt 6, 6).

« C'est bien tard lorsque je t'ai aimée, beauté si ancienne et si neuve, c'était bien tard ! Tu étais en moi, mais moi j'étais dehors et c'est là que je te cherchais ! Tu étais avec moi, mais moi j'étais sans toi ! Tu m'as appelé et de ton cri tu as percé ma surdité. Tu as flamboyé et la splendeur de ton éclat a vaincu ma cécité. Tu m'as touché et je me suis enflammé pour la paix que tu donnes. Quand je me serai attaché à toi de tout mon être, il n'y aura plus pour moi ni douleur, ni peine et ma vie sera une vie toute pleine de toi. Ce n'est pas encore le cas et je me pèse à moi-même ! Seigneur, aie pitié de moi ! Je ne cache pas mes blessures. Tu es le médecin et c'est moi le malade. Qui désire les chagrins et les peines ? Tu commandes de les supporter, non de les aimer. Personne n'aime ce qu'il doit supporter. Et quand on se réjouirait de supporter, on préférerait n'avoir pas à supporter. Dans l'adversité je désire le bonheur, dans le bonheur j'ai peur de l'adversité. Y a-t-il un juste milieu où la vie de l'homme ne serait pas une tentation ?
Malheur aux succès d'ici bas : ils redoutent l'adversité et leur joie s'évapore. Et surtout malheur aux adversités d'ici bas : elles sont nostalgie du bonheur. […] »
(Augustin d'Hippone, Confessions, 10, 27)


RP, 23.07.2020


lundi 6 juillet 2020

Les sophistes et les idoles





Le livre du prophète Ésaïe (ch. 44) ironise au sujet de l’idole en parlant du tronc d’arbre coupé en deux par l’artisan qui sculpte une statue représentant sa divinité. Il brûle la moitié de ce tronc qu’il a utilisé pour son œuvre et adore la seconde moitié, devenue statue. Symbole évidemment, que la statue ! — rétorquerait le sage artisan, plus malin que le livre d’Ésaïe. Il sait bien, lui, que son dieu n’est pas le tronc de bois ! — Il sait bien que ce tronc ne fait que symboliser son dieu. Balourd d’Ésaïe — doit-on conclure ? Que n’a-t-il pas compris cette évidence de bon sens ! À moins que le Livre d’Ésaïe n’ait justement très bien compris — ce qu’est un symbole, et que là précisément soit le problème !

En arrière-plan, la deuxième parole du Décalogue : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre, pour te prosterner devant elles et pour les servir » (Exode 20, 3-5 ; Deutéronome 5, 7-9).

Notons que le texte n'a jamais demandé de s'en prendre aux idoles des autres. L'hébreu est précis : « Tu ne te feras pas d'idoles / tu ne feras pas d'idoles pour toi. » Et les premiers témoins de ces paroles, dès l’Israël ancien, ne s'en sont jamais pris aux images taillées de Babylone, de la Perse ou de la Grèce, etc., mais seulement aux leurs propres. Il ne s’agit pas de s'en prendre aux — supposées ! — « idoles » des autres (genre destruction des bouddhas de Bâmiyân) ! C'est de tes idoles qu'il est question — même si, comme l'artisan d’Ésaïe, tu n'es pas a priori conscient que ce sont des idoles. À quoi donc les reconnait-on ? À ce que quoiqu'il en soit de leur valeur morale et spirituelle réelle, on est très réticent à l'idée de voir cesser leur culte — de voir cesser le respect censé leur être dû, bref leur vénération… Ce qui nous renvoie crûment à notre actualité.

Voilà que suite à l'assassinat de George Floyd, nombreux sont ceux s'interrogent sérieusement sur le rapport entre l’inconscient collectif, pourvoyeur éventuel d’idoles collectives, et certaines figures du passé proposées depuis un peu plus d'un siècle à la vénération collective, depuis, donc, l'érection d'images taillées à leur représentation. Et voilà que de grands cris s'élèvent pour que l'on conserve ces figures de grands esclavagistes, massacreurs à grande échelle de peuples à soumettre, etc. En déboulonnant leurs images proposées à la vénération populaire, on porterait atteinte à la mémoire ; en remettant en question ceux qui furent de grands ennemis de la République égalitaire, voire de la République tout court, on porterait atteinte à… la République (sicdixit tel de ses représentants attitrés).

On nous avancera naturellement qu'il n'est question que de respect d'un passé qui au fond reste glorieux quand même. Outre que l'on doit se demander : glorieux pour qui et en quoi ? Et c'est le travail des historiens, pas des statufications, que de répondre à cette question — outre cela, on pense à la mise en doute par Calvin de la pertinence à ce sujet de la distinction entre « dulie », i.e. vénération, et « lâtrie » i.e. adoration. Distinction subtile, souligne Calvin, que celui qui est en attitude de respect ne fait peut-être pas spontanément. Au temps de Calvin, que vénérait, et qu'oubliait, celui qui levait des yeux respectueux vers une statue du roi Louis IX, par ex., canonisé en saint Louis essentiellement pour ses rapports soumis au siège canonisateur, Rome. Vénérait-il le Croisé ? Celui qui, dans sa fidélité aux recommandations du pape et du IVe concile du Latran (1215), avait fait adopter à la France la pratique des califats consistant à imposer aux juifs un signe distinctif ? Vénérait-il les deux ou celui qui rendait la justice sous un chêne ? Cette vénération rendait-elle serein le rapport à Louis IX ? De même aujourd'hui l'image taillée de Colbert devant le siège de l'Assemblée nationale (pour ne prendre que ce seul de nombreux exemples, symbole évidemment au-delà des nuances de son cas personnel sur lequel s’appesantissent les sophistes pour noyer le poisson) — propose-t-elle à la méditation populaire le grand témoin d'un pouvoir absolu, (co-)responsable d'un Code réduisant légalement les Africains des possessions coloniales françaises au statut d'esclaves, en faisant des biens meubles ? Ou vénère-t-on un grand ministre des finances ? Les deux sont-ils séparables quand on sait la base de la force économique d'alors ? Ne serait-il pas plus raisonnable de laisser ces questions aux historiens plutôt qu'aux statuficateurs ?

Distinctions subtiles entre degrés de vénération, qu'en pratique, Calvin jugeait sophistiques. De même : sophisme que le fondement des hauts cris, si l'on est attentif à la confusion entretenue entre refus de la vénération et atteinte à la mémoire ! Les premiers témoins historiques du commandement du Décalogue n'ont-ils pas été, et ne sont-ils pas, les plus vigilants acteurs de la mémoire et du travail mémoriel ? Retirer de leur piédestal de vénération Pétain, Staline, et j'en passe, a-t-il jamais porté atteinte à la mémoire (les offusqués d'aujourd'hui se sont-ils formalisés de ces déboulonnages-là ?) ?

Atteinte à la mémoire ? Au contraire ! Ce n'est donc pas le lieu d'évoquer 1984 et l'effacement de la mémoire quand il s'agit au contraire, en retirant à la vénération populaire des figures pour le moins douteuses, de les réinscrire dans une vraie mémoire (des musées aux livres ou, au moins, aux plaques explicatives, par exemple). Que de travail historique sérieux les images taillées de Colbert, de Gallieni, de Faidherbe, etc., ne rendent-elles pas tabou ! Pourquoi ces grands cris contre un déboulonnage du mensonge vénérateur, qui n'est rien d'autre qu'une définition de l’idolâtrie, sinon parce que, comme la statue de l'artisan du prophète Ésaïe, cela porte atteinte à des idoles — qui n'ont pas grand chose à faire dans un sérieux travail de mémoire qui ne soit pas pollué par un passé dont les terribles ambiguïtés traînent encore, les hauts cris en témoignent, dans l’inconscient collectif ?

RP, juin 2020

PS : commentaire/réflexion de Jean-Paul Sanfourche. À lire ICI


jeudi 2 juillet 2020

De la Jérusalem céleste à Babylone





Cet article, à l'origine une conférence donnée en 1998 : Roland Poupin, « De la Jérusalem céleste à Babylone », Colloque Le catharisme : nouvelle recherche, nouvelles perspectives, Carcassonne, 21.8.1998, a été publié dans Les cathares devant l'histoire, Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, L'Hydre, 2005, p. 431-443. (Cf. aussi Origines, p. 59-81)


De la Jérusalem céleste à Babylone : on est là dans le cadre d'un thème et d'une imagerie classiques dans la Bible, qui en sont venus traditionnellement à renvoyer à ce qu'en termes plus abstraits, on nomme "exil métaphysique".

Si dans la Bible, on lirait, semble-t-il, plus volontiers la proposition dans l'autre sens : "de Babylone à la Jérusalem céleste", comme pour un bienheureux exode, - il y a dans le thème tout un aspect tragique dont l'histoire a enseigné, hélas, qu'il faut ne pas le négliger. On a donc parlé d'exil métaphysique - en termes religieux, de chute.

Participant de la tradition biblique, le catharisme, comme le judaïsme et le reste du christianisme, s'intéresse lui aussi plus particulièrement à l'aspect positif du thème, le retour d'exil, et notamment le retour de l'exil métaphysique, retour depuis l'aliénation, le malheur, etc. Cela dit, le catharisme, par son accentuation, en christianisme, de ce thème de l'exil, à travers son maintien de l'enseignement origénien de la chute des âmes, souligne plus particulièrement l'aspect tragique de l'exil. Par sa théologie, donc, mais aussi, et de la façon la plus cruelle, pour être incarnée, par son histoire, et plus particulièrement, on va le voir, par la fin de son histoire.

On suivra ce développement historique du thème de l'exil dans le catharisme, à travers la participation de la théologie cathare aux trois courants traditionnels qui ont vu ce thème se développer : premier temps, son développement biblique, deuxième temps, son développement dans le christianisme origénien, troisième temps, son développement dans le christianisme occidental augustinien.

Pour illustrer le propos et ce qu'il a de tragique, on commencera par une parabole du Nouveau Testament, la parabole dite "des dix vierges", dont on verra par la suite à quel point la fin de l'histoire des Parfaits pourrait en être l'explicitation cruelle :

"Alors le Royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui prirent leurs lampes pour aller à la rencontre de l'époux. Cinq d'entre elles étaient folles, et cinq sages. Les folles en prenant leurs lampes, ne prirent pas d'huile avec elles ; mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l'huile dans des vases. Comme l'époux tardait, elles s'assoupirent et s'endormirent. Au milieu de la nuit il y eut un cri : Voici l'époux, sortez à sa rencontre ! Alors toutes ces vierges se levèrent et préparèrent leurs lampes. Les folles dirent aux sages : Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. Les sages répondirent : Non, il n'y en aurait pas assez pour nous et pour vous ; allez plutôt chez ceux qui en vendent et achetez-en pour vous. Pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui au festin de noces, et la porte fut fermée. Plus tard, les autres vierges arrivèrent aussi et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous. Mais il répondit : En vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l'heure." (Matthieu 25:1-13 - trad. Segond)



I. L'exil spirituel dans la Bible


1. Une notion habituelle

Ce texte de l’Évangile de Matthieu parle de l'exil et du Royaume - le Royaume, c'est-à-dire la fin annoncée de l'exil : "en ce jour-là, le Royaume des cieux sera semblable à..." Avec un côté tragique, on l'a perçu, ce texte parle de vigilance nécessaire, face à un jour espéré, jour espéré où pourtant l'espérance cesse ; elle prend fin, en parallèle avec la célébration annoncée des noces de l'époux céleste, le mariage spirituel qui marque la fin de l'exil.

Lecture spirituelle du thème de l'exil. On sait que les cathares faisaient une lecture typologique, symbolique, de l'exil d'Israël depuis Jérusalem jusqu'à Babylone, et faisaient du thème du retour d'exil une lecture qui y voyait un retour à Dieu - ce qui en Occident médiéval correspond au quatrième sens de l’Écriture, le sens dit anagogique - où le sens littéral renvoie, au-delà de lui-même, aux réalités célestes. En raccourci, dans cette perspective, à travers le retour à Jérusalem depuis Babylone, nous sommes appelés à revenir à Dieu depuis l'exil dans la chair où nous sommes. De façon symbolique, la Bible parle de ce qui est donc exil métaphysique, en termes de Jérusalem, pour la vie idéelle, la vie avec Dieu, et de Babylone pour l'exil dans la chair, la culpabilité, la douleur.

On l'a déjà perçu de par la parabole des dix vierges, les cathares sont ici dans une tradition de lecture de ce thème biblique central de l'exil qui, bien avant le développement des quatre sens médiévaux de l’Écriture, remonte au Nouveau Testament - avec cette huile des lampes qui dans la vigilance, représente l'Esprit, - lecture néo-testamentaire et même, d'ailleurs, rabbinique et au-delà, prophétique.

Lecture de l'Ancien Testament qui donc, est non pas rejeté par les cathares, mais lu d'une façon strictement typologique dans le cadre d'un dualisme de plus en plus net, perçu, lui, par les critiques inquisiteurs.

Le thème de l'exil en général, est récurrent dans la Bible depuis l'exode d’Égypte jusqu'au retour de l'exil babylonien. Et il acquiert très tôt une portée symbolique. Cela dès les temps prophétiques.

Ce modèle de lecture dévoile finalement dans toute son intensité le drame réel de l'exil dont la dimension géographique s'avère alors être expression temporelle d'une réalité trans-historique.


2. L'exemple de la prédication de Jean Baptiste

On donnera l'exemple de ce type de lecture au travers d'un personnage du Nouveau Testament qui est aussi par sa fonction un personnage de l'Ancien Testament. On a nommé Jean Baptiste. Jean se réfère explicitement au message de ses prédécesseurs du temps de l'exil babylonien. Personnage en outre censé être peu prisé dans les milieux cathares, cet exemple sera de ce fait particulièrement probant. La mission de Jean Baptiste se situe, selon le prophète lui-même citant Ésaïe 40, en relation avec la consolation du peuple, puisque la voix dans le désert - à laquelle Jean Baptiste entend s'identifier - cette voix crie, selon Ésaïe 40, la consolation prochaine du peuple - consolament en langue d'oc. Et pourtant il est essentiellement question dans la prédication du Baptiste, de repentir. Quel est donc le rapport entre repentir et consolation ? C'est que le repentir est d'abord, bibliquement, le mouvement par lequel Dieu fait revenir le peuple, le mouvement par lequel la faveur de Dieu le fait revenir, techouva en hébreu. Car pour "repentir", on pourrait aussi traduire "retour". Et historiquement, il s'agit fondamentalement du retour d'exil.

Ici, il est important de remarquer que la grâce de Dieu précède le retour du peuple. Parmi les textes du Premier Testament sur lesquels Jean a pu fonder sa pratique baptismale, on trouve par exemple Ézéchiel, chapitre 36, annonçant le retour du peuple exilé à Babylone. On y lit que c'est Dieu qui prend l'initiative : Dieu fait revenir le peuple d'exil en le purifiant par une "aspersion d'eau pure" et une effusion de son Esprit.

On y retrouve bien l'œuvre qu'entend accomplir Jean Baptiste, relative au repentir et au baptême, ainsi que l'annonce que le prophète fait de l'œuvre immédiatement postérieure à la sienne, celle du Messie qui lui, dit-il, "baptisera d'Esprit saint".

Dieu y précède tout mouvement. Dieu est d'ailleurs lui-même l'auteur du mouvement de retour, de repentir, dont le peuple serait autrement incapable. Le mouvement en question étant le repentir, il faut rappeler le sens profond de l'exil dont le peuple est appelé à revenir. Au-delà de sa dimension géographique, l'exil de Terre Sainte à la terre de Babylone - dont apparemment on aurait le pouvoir de revenir, le pouvoir de se déplacer et d'en prendre la décision, - au-delà de cet exil géographique, il est au fond question d'une dimension spirituelle : l'exil dans le péché et les malheurs de l'existence, que l'exil à Babylone ne fait que signifier et sceller dans la géographie - exil métaphysique dont, du coup, on n'a pas le pouvoir de revenir. Cela est souligné encore par le fait qu'au temps du Baptiste, l'exil babylonien a pris fin depuis longtemps. Certes au plan politique la liberté du peuple est bien compromise par la domination romaine : nul ne s'y trompe. Mais cette captivité ne s'exprime plus par une déportation, par un déplacement géographique. Aussi, plusieurs, dont Jean, ne cessent de rappeler que l'exil ou la captivité sont le signe d'un exil plus fondamental : l'exil dans le malheur, le péché et la culpabilité.

Si le peuple se retrouve en exil, même donc sans déplacement géographique, c'est, selon ce que disait le prophète Ésaïe, que la Terre Sainte, avec son Temple, signe de la présence de Dieu, le rejette, à cause de ses fautes : "ce sont vos péchés qui vous éloignent de moi" disait Dieu par Esaïe (59:2). C'est ainsi, qu'en son cœur spirituel, le retour géographique du peuple exilé, son exode, signifie un retour spirituel vers Dieu, un repentir. Déjà au temps de Moïse, l'exode d’Égypte était une montée vers Dieu. Il n'est pas indifférent que pour la tradition rabbinique, l’Égypte - ou plutôt Mitsraïm selon le terme hébraïque - est devenue l'expression-symbole pour le péché.

Or le temps définitif de ce retour d'exil, de cet exode hors du péché, est le temps du Messie, le temps du Royaume. C'est ce temps qu'annonce et prépare Jean Baptiste, et qu'accomplit Jésus. C'est ce temps qu'annonce la parabole des dix vierges. On remarque, pour se pencher sur ce point, que la prédication de Jean Baptiste, promesse du Royaume, est accompagnée de menaces : la venue du Royaume est aussi le temps d'un jugement. La parabole des dix vierges le sous-entend. Et on y reviendra. Le Messie qui vient répand l'Esprit promis sur le peuple qu'il engrange dans les greniers du Royaume, mais aussi il brûle la paille devenue indésirable.

Le prophète se situe dans la perspective où chacun constate que la situation du peuple que Dieu est en train de racheter n'est pas brillante : cette situation étant celle de l'exil dans le péché, la douleur, la culpabilité, ce dont il n'est pas à se réjouir. Et le rachat est sortie de cet exil. Si cette sortie est le fait de la seule faveur de Dieu, reçue dans la seule confiance en la promesse selon laquelle Dieu va remédier à cette situation dramatique, cette confiance, cette foi en la promesse, est fonction d'une conscience de la dimension dramatique de la situation. La foi qui reçoit gratuitement la faveur de Dieu est recours face à la désespérance de la situation.

Et ainsi, elle est reconnaissance par le peuple de sa propre situation d'exil dans la culpabilité, et donc détournement de soi-même ; ou, en termes religieux, confession de péché et repentir. Ainsi le repentir n'est pas condition pour le salut qui viendrait s'ajouter à la foi qui reçoit seule cette grâce qui seule sauve, mais il est l'aspect négatif de cette foi, détournement de soi-même et de ses propres satisfactions immédiates et autres auto-justifications pour se tourner vers Dieu, dont la promesse de sa faveur est le seul recours.



II. L'exil d'Origène aux cathares


C'est ce thème que dans un second temps, l’Église primitive, dans la mouvance d'Origène, traduira par celui de la préexistence et de la chute des âmes, thème repris à plusieurs courants de la tradition rabbinique, thème qui rejoint le mythe platonicien, et lui emprunte. Le mythe exprime de façon imagée l'exil métaphysique, cet exil irrémédiable, puisque le retour à Dieu, le repentir, n'est pas le fruit d'un seul déplacement géographique, fût-il son expression symbolique dans un pèlerinage à Jérusalem.

L'exil ici est si radical - une véritable chute dans l'être, le malheur de l'existentiation - qu'il est d'autant plus radicalement impossible que nous y remédiions.

Ici on est donc passé au-delà de Jean Baptiste et de la tradition néo-testamentaire. Mais cet usage et cette lecture-là du Premier Testament s'en inspire quand même, en hérite quand même, notamment sous l'angle, accentué, de l'impossibilité de revenir par soi-même. Fait de toute la tradition post-origénienne, cette lecture allant jusqu'à la vision de la chute des âmes préexistantes est particulièrement sensible chez les cathares, après les bogomiles. Cela peut s'expliquer notamment par le fait que ce discours participant de l'ancienne orthodoxie trans-origénienne, a été plus tard condamné par l'orthodoxie, au temps du IIe Concile de Constantinople de 553. Bientôt les bogomiles puis les cathares sont en effet les seuls à le professer encore[1]. Ils s'y cramponnent donc, en faisant une pierre d'angle de leur théologie, s'éloignant d'autant de l'orthodoxie orientale ou catholique romaine, sans intention délibérée d'ailleurs. On voit cette absence d'intention délibérée de rupture dans le fait que sont maintenues des affirmations centrales des Credo orthodoxes, comme la distinction de la création et de l'engendrement à propos de la divinité (Livre des Deux Principes in Écritures cathares, p.144. Cf. Nicée Constantinople) ou la toute-puissance divine (Symboles des Apôtres et de Nicée Constantinople) : toute-puissance[2] qu'il aurait pourtant été si simple d'abandonner de sorte que sans difficulté le mal puisse ne pas être attribué à Dieu. Mais les traités cathares n'entendent pas outrepasser la ligne essentielle des Credos. Il s'agit simplement pour eux de conserver un thème, celui de la préexistence, abandonné, malencontreusement croient-ils, abandon risquant d'ancrer les croyants en ce monde oublieux de l'origine céleste, oublieux du nom de Jérusalem. Perte de vigilance, manque d'huile dans les lampes des vierges folles.

La nuit s'épaissit où les sages n'en auront pas assez pour les folles, et ne pourront plus que leur recommander d'aller en acheter, comme si le don de l'Esprit procédait par les lois commerciales d'un monde, Babylone, dont les folles oublieuses de la Jérusalem céleste, pensent désormais que seul il existe.

La leçon fondamentale que veut illustrer le mythe de la chute des âmes, celle de l'exil métaphysique - de la Jérusalem céleste à Babylone, pour conserver la terminologie inspirée de la Bible - cette leçon fondamentale n'en demeure pas moins orthodoxe.

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Dans l'orthodoxie occidentale, cette leçon s'exprime, non plus, donc, dans le mythe à présent condamné de la préexistence, mais dans la dialectique augustinienne du péché originel et de la grâce souveraine. Ici aussi la proximité du catharisme et du reste du christianisme, des orthodoxies, apparaît.

On sait en effet que les quatre figures patristiques fondamentales du Moyen Age occidental sont Ambroise, Jérôme, Augustin et Grégoire de Grand. Si l'on sait qu'Ambroise, maître d'Augustin était origénien ; que Jérôme, s'il avait rejeté son ancien maître alexandrin, en était tout de même fort proche pour sa traduction de la Bible, la Vulgate ; qu'enfin Grégoire le Grand était le vulgarisateur de la théologie d'Augustin - on retrouve le fait indubitable que les deux grands théologiens de l'Occident médiéval sont Origène (celui-ci certes relativement occulté) et Augustin.

Or c'est la marque de ces deux figures fondamentales que l'on retrouve dans la théologie cathare occidentale. Venons-en donc à Augustin et à son apport sous l'angle du thème de l'exil métaphysique.



III. L'exil métaphysique en Occident augustinien


1. Le cadre du dogme du péché originel

L'exil métaphysique, dans le cadre augustinien, correspond au péché originel et à son fruit, exil dont on ne revient ainsi pas par nous-mêmes, étant captifs du péché, après cette amputation originelle radicale du libre-arbitre ; en proie dès lors au serf arbitre - esclave arbitre -, selon l'expression qu'emploie Augustin contre le pélagien Julien d'Eclane. Le libre-arbitre est esclave du mal, devenu donc serf arbitre. La grâce de Dieu seule peut nous en délivrer. On va considérer l'importance de cet aspect du discours augustinien pour le catharisme occidental.

Nous sommes alors en Occident. C'est en Occident, côté cathare cette fois, que le discours de l'exil métaphysique, façon ancienne, origénienne, trouve sa plus grande radicalité, notamment chez ce cathare dyarchien qu'est Jean de Lugio (précisons que par dyarchiens, on entend ceux qui adhèrent à la croyance à deux Principes : le bon Principe, Dieu, et le mauvais Principe diabolique qui lui est étranger, là où les monarchiens, n'admettent qu'un seul Principe ultime, le Dieu bon[3]). Nous voilà, en Occident cathare, dans une théologie de l'exil métaphysique on ne peut plus radicale. Nos âmes ont connu un saut qualitatif infini - les deux Principes étant totalement étrangers l'un à l'autre - saut infini vers la déchéance, une chute de la Jérusalem céleste à Babylone avec toutefois espérance de retour par la grâce seule, par le ministère des Parfaits.

J'emploie à dessein l'expression quelque peu paradoxale de "saut qualitatif vers la déchéance" : Kierkegaard parlait de la conversion - encore le repentir spirituel - comme de "saut qualitatif". La déchéance depuis la béatitude préexistentielle peut être perçue comme son équivalent en négatif - d'où le terme ici. Si on veut se situer dans la logique cathare, on est à présent définitivement captifs de Babylone - on va le voir.


2. La mort du dernier Parfait : l'exil définitif

C'est dans cette logique que j'entends me situer aujourd'hui, ce qui nous permet justement on ne peut plus clairement, de ne point tomber dans quelque récupération que ce soit du catharisme - ce qui est essentiel, bien sûr, dans le cadre d'une nouvelle recherche, de nouvelles perspectives. En effet dans une perspective cathare, si du moins on veut s'y tenir, depuis la mort du dernier Parfait, la Jérusalem céleste est hors de portée, notre exil est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est seul en marche.

Ce faisant, la disparition du dernier Parfait a rendu de fait caduque l'hypothèse bogomile et monarchienne d'un possible salut universel - cette version origénienne de ce qui est intitulé apocatastase, qui semble avoir emporté l'adhésion de plusieurs cathares de l'époque tardive.

Notre présence ici sept siècles plus tard donne tort à ceux-là, les monarchiens. Ce sont ceux qui s'en tenaient à l'hypothèse plus classiquement occidentale qui avaient raison : tous ne sont pas passés par les mains consolantes des Parfaits. Certaines âmes étaient destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors.

Cette seconde hypothèse, combien plus redoutable, dont nous sommes alors les vérificateurs tragiques, correspond en catharisme au discours ambiant de l'Occident d'alors, ce discours globalement augustinien, très largement partagé, on va le voir, par le catharisme occidental.

Le fondement essentiel du catharisme, via le bogomilisme, est donc origénien : l'idée de préexistence des âmes dans la Jérusalem céleste, d'où elles sont déchues dans la Babylone de ce monde charnel. Mais on l'a dit, l'Occident connaît, en outre, à la différence de l'Orient, l'influence augustinienne.


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3. Exil et prédestination

Après la condamnation du mythe de la préexistence des âmes, et suite à son abandon, le thème de la dualité Jérusalem/Babylone, loin de disparaître de l'orthodoxie catholique, se renforce en Occident - cela en regard du dogme augustinien du péché originel - au gré du thème, augustinien lui aussi, des deux Cités - dans le cadre de La Cité de Dieu, un des Écrits les plus connus d'Augustin : "Deux amours ont bâti deux cités, y écrit-il : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu a bâti la cité terrestre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi a bâti la cité céleste". Tout un programme, qui en augustinisme, et donc en Occident en général, prend une connotation nettement dyarchienne.

Le dyarchianisme, l'idée de deux Principes antagonistes, on le voit, est en effet en Occident loin d'être une spécificité cathare, comme le fait croire à tort l'expression avec laquelle on le confond, de "dualisme absolu". Un néant actif et maléfique fait face à l’Être, y compris dans l'augustinisme. Il y est il est vrai réellement néant, mais actif dans le mal toutefois.

Le dyarchianisme connaît un éventail de nuances par où l'on peut voir qu'il n'est pas nécessairement "absolu". Le catholicisme médiéval est ainsi - potentiellement certes - mais nettement dyarchien, héritage augustinien.

On sait que, outre le thème de la dualité des mondes - Jérusalem/Babylone, le dyarchianisme radical de Jean de Lugio professe sans ambiguïté la prédestination, ce en quoi il se sépare du bogomilisme et du monarchianisme en général.

Malgré le fait que ses adversaires catholiques, à l'en croire, sont tentés d'adhérer comme les bogomiles à l'idée que le mal provient du libre-arbitre, le cathare dyarchien du Livre des Deux Principes n'est pas original en niant la réalité de ce libre-arbitre. Il est même plus proche que le bogomilisme oriental, ce faisant, de l'orthodoxie catholique occidentale de l'époque !

L'orthodoxie catholique en ce domaine, remonte alors au deuxième Concile d'Orange qui, en 529, réaffirmait la position augustinienne sur la prédestination. On est dans les années de la condamnation de la préexistence des âmes par le IIe Concile de Constantinople.

Augustin, puis, plus tard, le IIe Concile d'Orange, 24 ans avant la condamnation conciliaire, à Constantinople, de la préexistence des âmes, avaient rejeté la religion telle que l'enseignait le moine breton Pélage et ses successeurs semi pélagiens, religion des plus strictement anti-cathares - au point que les adversaires des cathares les plus théologiquement assidus du Moyen Age seront soupçonnés d'être proches du pélagianisme. Thomas d'Aquin n'a pas échappé à l'accusation. Le pélagianisme, religion, en gros, de la capacité humaine de revenir à Dieu, de revenir d'un exil moins redoutable que celui des augustiniens, religion de la capacité de se rendre digne de la faveur de Dieu, supposant le libre-arbitre, le pélagianisme s'oppose à cette autre religion, augustinienne, religion de la stricte incapacité de se justifier devant Dieu. Au cœur de ce dilemme, s'opposent dès lors religion du libre-arbitre ou religion du "serf arbitre", selon l'expression que plus tard, Luther empruntera pour son ouvrage célèbre au Contra Julianum d'Augustin (II, viii, 23), œuvre du Père dirigée on l'a dit, contre le pélagien Julien d'Eclane.

En refusant le libre-arbitre, le catharisme dyarchien ne se démarque pas beaucoup de la tradition, et est même peut-être plus classiquement orthodoxe que ses adversaires catholiques qui lui reprochent son refus du libre-arbitre au nom de l'orthodoxie !

Or en outre, la doctrine, augustinienne, du serf arbitre et de la grâce souveraine, est nécessairement liée à celle de la prédestination, fortement revendiquée par le catharisme dyarchien, étant elle aussi, plus encore si c'est possible que celle du serf arbitre, traditionnelle en Occident depuis Augustin précisément.

Les adversaires de l'idée pélagienne de libre-arbitre sont légion ; ils admettent tous la prédestination, et sont l'orthodoxie d'Occident, depuis Augustin jusque plus tard aux Réformateurs, en passant par Thomas d'Aquin, comme le souligne à plaisir l'augustinien Pascal dans ses Lettres Provinciales contre les jésuites qu'il taxe, à mots à peine cachés, de pélagianisme (Cf. Somme théologique, Ia, qu. 23, a. 5, ad 3um). Même si sauf Augustin, puis les Réformateurs, ils ne parlent pas explicitement de serf arbitre, chacun des grands docteurs orthodoxes a professé la captivité au péché de notre volonté, n'entendant sous l'expression libre-arbitre, rien d'autre que la nature non contrainte de cette réduction à l'esclavage. Un tel "libre-arbitre" n'a donc que peu de rapport avec ce qu'entendaient par là les philosophes antiques, repris par certains Pères. Et il a pour corollaire inévitable l'idée de prédestination.

Et ainsi, avec encore moins d’ambiguïté, la doctrine de la prédestination, est enseignée par la tradition, depuis Augustin, comme corollaire inévitable donc, de ce serf arbitre et de la grâce souveraine. Si, en effet, nous n'avons pas la capacité de nous libérer du péché, notre libération dépend de la seule miséricorde de Dieu (comme l'écrit déjà Paul aux Romains - ch. 9) ; notre libération suppose dès lors élection et prédestination !

Jusqu'ici, il n'est question que de prédestination à salut, l'aspect sur lequel insistait le deuxième concile d'Orange, en 529.

Dans le contexte anti-semi-pélagien d'alors, en face de cet enseignement, semi pélagien, voulant ne faire intervenir la grâce qu'après le commencement de la foi - l'initium fidei - (l'acte de foi, le commencement de la foi, étant pour les semi pélagiens, le fruit de la volonté humaine libre, le libre-arbitre), l'accent de la réponse conciliaire était nécessairement porté sur ce même initium fidei, dû lui-même, selon l'orthodoxie conciliaire, à la grâce seule.

Mais une théologie qui voudra mettre en lumière non seulement l'initium fidei mais aussi la vocation à la persévérance et au progrès dans la sainteté, se verra amenée à signifier aussi l'aspect négatif de la prédestination, comme l'avait fait Augustin, et comme le fera encore Thomas d'Aquin après lui. Contrairement à ce qu'il en est pour une théologie qui n'insiste que sur l'intervention de la grâce dans l'initium fidei précisément, et qui donc considère cette grâce avant tout comme extraction miséricordieuse d'une massa perditionis - "masse de perdition" (selon l'expression d'Augustin) - masse de perdition alors plus prise en compte, une théologie qui entend mettre en lumière la nécessité de progrès et de persévérance, est forcée de considérer l'aspect négatif du mystère. Prenant en compte la dimension de l'attention constante de la grâce souveraine sur ceux qui progressent, une telle théologie est nécessairement confrontée au problème corollaire de l'abandon mystérieux de quiconque se maintient hors la grâce, ceux qui se perdent jusqu'à l'enfer.

Si, dans cette perspective, qui n'est alors pas nouvelle, la prédestination est effectivement "double", il est pourtant à noter que les deux aspects ne sont nullement parallèles (l'idée d'un parallèle des deux aspects avait été rejetée en 529 par le concile d'Orange).

Remarquons que pour être dans la stricte orthodoxie, on n'est pas très loin pour autant du Livre des Deux Principes lorsqu'il nie le libre-arbitre et professe haut et fort la prédestination. Une orthodoxie potentiellement dyarchienne, on le voit nettement. Et le Livre des Deux Principes ne dit pas autre chose.

Aussi, si un pré catharisme a pu émerger au tournant de l'an mil, on n'a pas à s'en étonner, non plus que des tendances déjà dyarchiennes qui seraient les siennes (quoiqu'il en soit alors du contact bogomile). Le dyarchianisme en question se radicalisera par la suite, à l'appui de la logique aristotélicienne, cela principalement par l'œuvre de Jean de Lugio et le Livre des Deux Principes. Mais les potentialités duales de l'augustinisme occidental font qu'il n'est pas nécessaire de tenir que Jean de Lugio soit l'inventeur du dyarchianisme cathare. Ce faisant contrairement à un bogomilisme où tout provient de Dieu, puis s'en éloigne à l'occasion du libre-arbitre, pour y revenir vraisemblablement, - en ce qui concerne le catharisme dyarchien, il n'en est pas ainsi. Tout ne vient pas de Dieu. Il y a un autre Principe, si néantifique soit-il, tapi dans l'ombre, destiné à son auto châtiment. Ce Principe est celui de la Babylone de ce monde, opposé à la Jérusalem céleste des bonnes âmes.

Le moyen du retour des bonnes âmes est la consolation des Parfaits. Lorsque leur tâche est accomplie, ils n'ont plus à rester dans un monde devenu enfer définitif, ils doivent donc en disparaître. Or ils ont disparu.

Et là on en revient au diagnostic sur nous-mêmes et notre monde que l'on posait précédemment.


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IV. Un monde définitivement infernal


Captivité babylonienne définitive. Pour les cathares, la Babylone en question est évidemment la Rome papale. Il est intéressant de remarquer que c'est encore ce que dira quelques siècles plus tard Martin Luther, peu suspect de philo-catharisme. Les cathares se seraient accordés avec Luther, pour considérer ce qui était perçu comme le fatras sacramentel romain, à considérer ce fatras comme expression de la captivité babylonienne de l’Église, selon le titre d'un traité de Luther.

Mais pour Luther, plus de Parfaits à y opposer. Un pasteur n'a rien d'un Parfait... Pour Luther comme pour nous, la captivité est définitive, elle dure autant que dure ce monde. Luther ouvre alors un recours individuel, le contact personnel avec Dieu, par la foi seule, puisque plus rien ne subsiste en matière d'intermédiaires. Pas même de purgatoire dans l'autre monde : la douleur est ici. Le purgatoire récurrent qu'était ce monde pour les cathares, dont tout le monde constatait que seul il subsistait, expliquerait alors le succès foudroyant de la Réforme.

Alors on va mettre en place des systèmes ecclésiologiques et politiques plus humbles, qui débouchent sur des institutions délibérément humaines, et sur les républiques modernes. On est d'ailleurs ici chez Calvin plus que chez Luther. En commun aux deux Réformateurs, le recours individuel à la miséricorde gratuite du Christ, par la foi seule : mais quand le Christ viendra, trouvera-t-il encore la foi la sur la terre ?

Revenons alors au catharisme et à la disparition des Parfaits. Le destin de ce monde demeure tragique. Au-delà du dernier recours, par la foi seule, le purgatoire devenu enfer continue son avancée et ses ravages, nous susurre encore le souffle de Bélibaste. Et si les portes de Jérusalem se sont refermées avec les mains, qui ne consoleront plus, du dernier Parfait, le souffle qui le portait, murmure jusqu'à nous que le silence se fait, que la nuit devient toujours plus épaisse, qui déjà engloutissait ses successeurs bosniaques.

D'autres dates ont suivi celle du bûcher de Montségur, puis de Bélibaste, d'autres dates d'exil et signes de l'absurde : 1492 qui voyait avec l'expulsion des juifs et des musulmans d'Espagne, la découverte de l'Amérique, bientôt au grand dam des Indiens ; la discrimination religieuse qui s'étend en Europe, outre l'Espagne. En France, la St-Barthélémy. Discrimination religieuse. Discrimination qui se déchaînait déjà dans la persécution des cathares et qui se mue en discrimination raciale : l'Inquisition espagnole, héritière de celle de l'Occitanie du XIIIe siècle, apprend à distinguer les hérétiques comme sang-mêlé en recherchant des ancêtres juifs ou maures aux chrétiens dont le catholicisme est suspect. Au profit des colonies du Nouveau Monde, l'esclavage enseigne à distinguer entre les races, opérant la traite raciste et meurtrière que l'on sait, exil généralisé, étendu à l'échelle industrielle, frappant pour des siècles tout un continent.

On fête cette année le cent cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage, tandis qu'on voit se lever des cohortes d'enfants esclaves ou prostitués dans les bordels de Thaïlande. Tout un cortège macabre débouchant sur le XXe siècle de l'horreur et du silence glacial qui pèse sur des déserts infernaux.

Auschwitz, symbole définitif, après lequel la théologie ne sait plus que boiter. Symbole définitif au point qu'il n'a pas même la force d'être leçon définitive. Le goulag y a survécu, puis d'autres génocides.

Cambodge, Rwanda, Yougoslavie des descendants des bogomiles. Ce XXe siècle de l'enfer méthodiquement et scientifiquement poursuivi puis constaté qui s'ouvrait déjà sur le génocide arménien.

Auschwitz, symbole définitif et énorme que la méchanceté voudrait encore qualifier de détail, donnant ainsi un signe supplémentaire, si besoin était, de l'enfer récurrent où, lui comme tant d'autres, nous a laissés le dernier cathare.

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La nuit s'est épaissie. L'espérance de la lumière a-t-elle disparu ? Et si le cri du milieu de la nuit de veille des dix vierges avait retenti du milieu du bûcher qui emportait le dernier Parfait ?

Si ce cri : "voici l'époux sortez à sa rencontre", n'avait retenti joyeusement, comme cri de délivrance des mains de ses bourreaux, qu'à ses oreilles à lui, alors que son âme s'échappait des flammes, nous laissant à notre désespoir et à notre manque définitif de cette huile, avec nos volontés dérisoires d'en acheter, l'huile et sa flamme, l'Esprit, que le dernier Parfait venait d'exhaler vers la Jérusalem qui l'accueillait et refermait définitivement ses portes sur notre enfer récurrent et infini ?

Si les signes de l'histoire ultérieure de nos malheurs, ne faisant qu'amplifier toujours plus la chaîne indéfinie des malheurs d’antan, n'étaient là que pour confirmer que ce dernier cri annonçant l'époux, annonçant les noces spirituelles réjouissant le dernier Parfait - a bien retenti ?

"Je ne vous connais pas", seule parole tragique qui lui succède. Seul écho infini dans un désespoir infini...

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Il reste à espérer que ce cri définitif n'ait pas retenti en ce temps-là, et qu'alors l'autre parole : "veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour ni l'heure" nous concerne encore.

Il n'en demeure pas moins que les volontés éradicatrices, purificatrices, en un mot tous les bûchers, réels ou velléitaires, ceux-là devenant de toute façon tôt ou tard réels - ces volontés sont productrices d'enfer, toujours réel celui-là, toujours prêt à se refermer définitivement, Babylone permanente où ne retentit plus que le terrible "je ne vous connais pas", parole finale d'une prédestination irrémédiable à l’auto châtiment.

A moins que l'effluve d'esprit du dernier Parfait parvienne jusqu'à nous pour nous garder de dresser les bûchers qui ne s'éteignent pas, ces bûchers de nos propres enfers.

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Histoire incarnée s'il en est que celle des Parfaits, on le comprend, d'autant plus douloureuse qu'elle est l'histoire de ceux qui sont censés ne pas connaître l'incarnation, ne pas connaître la croix.

Mais prenons garde de ne pas trop prendre au pied de la lettre docète cette espérance - dont on a persisté à oser espérer qu'elle ne se soit pas éteinte dans les cendres des bûchers.

Avant l'entrée dans cette espérance céleste et spirituelle où le Christ précède sur la croix tous les exilés, les Parfaits savaient bien que comme lui, il leur restait à souffrir encore : quel sens aurait, pour un docète littéral, le refus du culte de la croix au nom de ce qu'on ne vénère pas l'instrument par lequel a été torturé son père ? Quel sens cela aurait-il s'il ne croyait pas qu'il y avait bien, d'une façon ou d'une autre, été torturé ?

C'est là, dans cette douleur commune, persistante comme l'espérance, que se rejoindraient alors l'après et l’avant catharisme. L’après catharisme est certes, définitivement, celui d'une autre histoire, d'une autre théologie et d'une autre philosophie, celle de l’après averroïsme et de l’après thomisme ; un nouveau monde d'où douleur et crucifixion n'ont pas disparu, mais point non plus leur transfiguration, où l'autre côté de Babylone n'a, pas plus qu'avant, rien d'un remède docète.

C'est ainsi qu'alors que les Parfaits s'éteignaient, déjà la muse de Dante Alighieri, qui certes n'était pas cathare, soufflait à nouveau la Sagesse de l'espérance. Écoutons, pour conclure, ce que, de sa muse, Dante a entendu encore :

"Remercions Dieu, mon cher Frère, de ce qu'il a fait passer loin de nous la coupe de Babylone, et de ce qu'il nous présente le calice de la Passion du Sauveur. Estimons-nous heureux d'y boire après lui, et d'autant plus heureux que ce Dieu de bonté s'accommodant, pour ainsi dire, à notre faiblesse, y proportionne les fardeaux qu'il nous impose, tempère l'amertume des peines qui affligent notre corps par les douceurs secrètes qui consolent l'âme et nous dédommage par les satisfactions intérieures qu'il nous fait sentir dans la retraite, des duretés, des rigueurs, des injustices que nous avons éprouvées dans le commerce du grand monde. [...]

Les jours de l'affliction sont arrivés, mon cher Frère, ne nous déconcertons point, ne nous désolons point. Le Seigneur ne nous abaisse que pour nous élever, il ne nous blesse que pour nous guérir. Peut-être, après nous avoir guéris, jugera-t-il à propos de rouvrir nos plaies et de rendre le sentiment de la douleur plus vif encore que nous l'éprouvons aujourd'hui. Que son saint nom soit béni" (Dante Alighieri, La Consolation, trad. A. Fraigneau, [Lyon, 1948], Paris, La Table Ronde, 1996, p.63‑64).


RP, Carcassonne, 21.8.98
Le catharisme : nouvelle recherche,
nouvelles perspectives
Publié dans Les cathares devant l'histoire
Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, 2005



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[1] Rappelons toutefois le fait connu que les bogomiles ne professent pas la forme origénienne proprement dite de la chute des âmes, mais un équivalent traducianiste, où l’exil de l’âme se produit aux origines humaines, avec Adam et Ève, et se perpétue, se transmet, à leurs descendants.
[2] Nettement affirmée par le Livre des deux Principes.
[3] C’est l’essentiel d’une distinction qu’il est commode de reprendre, au risque de sembler la durcir, là où dans les catharismes, tout est très nuancé.