La pandémie actuelle nous a conduits à une sorte de division intérieure, entre deux injonctions divergentes procédant de la même vocation à l'empathie : l’attention au risque de la contagion ; l’accompagnement affectif et spirituel.
Il a été très vite perceptible que l’accompagnement spirituel pâtirait de l'exigence morale, puis légale, face à la pandémie : confinement, gestes-barrière, rassemblements cultuels devenus impossibles, ou limités, etc., autant de mesures imposées à tous. Bref, comme cela avait été admis dans un premier temps : il n’y aurait, pour la durée requise, pas d'accompagnement spirituel digne de ce nom. Réalité effrayante, et qui a justement effrayé… Au point que, tergiversant devant l’énormité de ce fait, on a cru parfois devoir dire, que si, il y aurait bien accompagnement quand même — mais de fait, un peu limité quand même !… « Accompagnement limité », ce qui est tout simplement un oxymore, criant dans des Églises se réclamant d’une théologie de l'Incarnation ! Qu’est-ce qu’un accompagnement minimum, limité ? Que serait une… « incarnation limitée » ? Limitée à quoi ? Limitée par quoi, sinon par l’ordre prophylactique auquel il a bien fallu se plier, auquel il est sain de se plier, sauf à donner dans le déni ?… Tout cela faisant qu’il aurait été plus clair de dire franchement que nous serions acteurs d’un déficit d'accompagnement. Aveu terrible, requérant pour être fait franchement un véritable courage, un terrible courage, qui nous renvoie à la suite des disciples dispersés au vendredi saint. Ce qu’il semble toujours très difficile d’admettre.
Où la pandémie nous contraint à saisir qu’il est toujours aussi difficile pour des chrétiens de suivre le Christ. Depuis ceux qui affirment ne pas avoir à demander pardon s’il est arrivé qu’ils contribuent à l'expansion de la maladie, puisqu’ils ne l’ont pas fait exprès !… À ceux qui estiment qu’une présence risquant d’être contaminante pourrait être préférable à un prolongement de la vie dans la solitude… En passant par l’auto-réjouissance devant tout ce qu’on a fait quand même, via Internet par exemple, devant l'imagination dont on a fait preuve, ou devant le service minimum d’enterrements limités à vingt personnes, le tout revêtu du terme réconfortant d'accompagnement.
En tout cela, on oublie allègrement, en regard de notre tentation de nous dédouaner de tout tort, que le Christ se présentant au baptême de Jean, fait acte, au grand dam du prophète, de repentance — se repentant, plutôt que de torts qu’il aurait causés malgré lui, sans faire exprès, parce qu’il ne savait pas, etc., se repentant de nos fautes, que lui n’a pas commises.
Ou, pour d’autres, insistant sur le fait indubitable que l'ordre prophylactique néglige le fait que les êtres humains ne sont pas que des êtres biologiques, mais aussi vie psychologique et spirituelle, on ignore la contradiction insurmontable, croyant la résoudre — au prix d’une argumentation assez proche de celles que l’on trouve dans les débats sur la fin de vie où l’on prétend définir quelle vie mérite d’être vécue : ici un peu plus longue et sans contact, ou plus courte et dans les embrassades contaminantes !
Ou encore quand on a affirmé accompagner quand même, de façon limitée, on se retrouve en total porte-à-faux avec le véritable accompagnement spirituel qui est signifié dans l'Incarnation : le Christ rejoignant l'humanité totalement et entièrement, corps et âme, sans se limiter. Or cela n’a pas été, n’est toujours pas possible — sans qu’il y ait à s'en faire le reproche : le nécessaire ordre prophylactique rend l'accompagnement réel et total impossible.
Cela à la différence de la réalité concrète de l’Incarnation du Christ, avec ce qu’elle suppose d’accompagnement ouvrant de façon réelle sur un au-delà des contacts contaminants, dans une façon d’inversion de la contamination : Jésus touchant le contaminé ne contracte pas sa maladie, mais lui communique un au-delà de la contamination ! Marc 1, 40-44 : « 40 Un lépreux s'approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : "Si tu le veux, tu peux me purifier." 41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : "Je le veux, sois purifié." 42 A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. 43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt. 44 Il lui dit : "Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit: ils auront là un témoignage." »
Un geste d'accompagnement réel qui, le texte l’indique, n’a pas lieu d’être imité : il y a une institution pour cela : « va te montrer au prêtre », l'institution thérapeutique compétente d’alors, pour faire constater la guérison et faire lever la quarantaine à laquelle l’homme reste astreint jusque là, d’où l'irritation de Jésus, qui ne l’en a pas moins accompagné réellement en entrant en contact avec lui, en le touchant. L'événement pandémique actuel nous ramène à ce qu’un tel texte nous dit de l'Incarnation comme accompagnement, qui n’est pas à notre portée — qui, la situation actuelle nous le rappelle, n’a jamais été à notre portée.
Nous voilà ramenés à nos limites, aux limites de nos gestes limités, nous voilà interrogés quant à la portée de notre envoi, quant à la signification de toutes les missions dont nous nous sommes investis, jusqu’à la mission évangélisatrice, jusqu’à la mission civilisatrice, avec sa dimension sanitaire, dont se sentaient investis en leur temps aussi bien Tintin au Congo que Jules Ferry chantre de la colonisation civilisatrice, qui maintenait la distance « prophylactique » qui créait des sujets qui n'étaient pas citoyens !
Car nos accompagnements limités interrogent radicalement tous nos accompagnements, y compris ceux-là, par la seule distance créée par l’ordre prophylactique qui fait de chacun de nous, plutôt que des Jésus accompagnateurs, des lépreux devant Jésus.
Où c’est le Christ lui-même qui nous rejoint, et pas nous qui le rejoignons, ni même qui l'imitons. Nous imitons plutôt ses disciples dispersés, quand lui nous rejoint dans notre dispersion. Sa mort quasi-seul telle que nous la relatent les évangiles et son enterrement quasi-seul tel que nous le relatent les évangiles, se rapprochent fort des enterrements en déficit d'accompagnement des familles, que nous avons vécus et qu’après la fin du confinement strict nous continuons dans une moindre mesure de vivre.
Le tout, symboliquement, en pleine période pascale, c’est-à-dire de commémoration d’un confinement fondateur : Pessah, la Pâque. Aussi peut-être que les fêtes pascales que nous avons traversées, sans célébrations cultuelles « physiques », pour la première fois depuis trois millénaires et demi, si l’on pense à la Pâque juive, depuis deux mille ans, si l'on s’en tient aux célébrations chrétiennes, ont beaucoup à nous dire sur la réalité de la vie spirituelle.
Seuls et uniques devant Dieu, malgré l’Eglise toujours composée de disciples dispersés, entendant quand même l’appel à l’union et au rassemblement, mais toujours en déficit. Une question demeure et demeurera : avions-nous dit auparavant, avons-nous dit depuis, saurons-nous dire après, que la présence accompagnante, incarnée, du Père, est le fait du Christ, et qu’on ne trouve le Père qu’au-delà de nos dispersions, fussent-elles des rassemblements d'Église, qu’il vient dans une présence invisible, transfigurant nos solitudes en rencontres secrètes, nous rapprochant de celles de Jésus se retirant seul avec le Père, et nous enseignant à faire de même (Mt 6, 6).
« C'est bien tard lorsque je t'ai aimée, beauté si ancienne et si neuve, c'était bien tard ! Tu étais en moi, mais moi j'étais dehors et c'est là que je te cherchais ! Tu étais avec moi, mais moi j'étais sans toi ! Tu m'as appelé et de ton cri tu as percé ma surdité. Tu as flamboyé et la splendeur de ton éclat a vaincu ma cécité. Tu m'as touché et je me suis enflammé pour la paix que tu donnes. Quand je me serai attaché à toi de tout mon être, il n'y aura plus pour moi ni douleur, ni peine et ma vie sera une vie toute pleine de toi. Ce n'est pas encore le cas et je me pèse à moi-même ! Seigneur, aie pitié de moi ! Je ne cache pas mes blessures. Tu es le médecin et c'est moi le malade. Qui désire les chagrins et les peines ? Tu commandes de les supporter, non de les aimer. Personne n'aime ce qu'il doit supporter. Et quand on se réjouirait de supporter, on préférerait n'avoir pas à supporter. Dans l'adversité je désire le bonheur, dans le bonheur j'ai peur de l'adversité. Y a-t-il un juste milieu où la vie de l'homme ne serait pas une tentation ?
Malheur aux succès d'ici bas : ils redoutent l'adversité et leur joie s'évapore. Et surtout malheur aux adversités d'ici bas : elles sont nostalgie du bonheur. […] » (Augustin d'Hippone, Confessions, 10, 27)
Il a été très vite perceptible que l’accompagnement spirituel pâtirait de l'exigence morale, puis légale, face à la pandémie : confinement, gestes-barrière, rassemblements cultuels devenus impossibles, ou limités, etc., autant de mesures imposées à tous. Bref, comme cela avait été admis dans un premier temps : il n’y aurait, pour la durée requise, pas d'accompagnement spirituel digne de ce nom. Réalité effrayante, et qui a justement effrayé… Au point que, tergiversant devant l’énormité de ce fait, on a cru parfois devoir dire, que si, il y aurait bien accompagnement quand même — mais de fait, un peu limité quand même !… « Accompagnement limité », ce qui est tout simplement un oxymore, criant dans des Églises se réclamant d’une théologie de l'Incarnation ! Qu’est-ce qu’un accompagnement minimum, limité ? Que serait une… « incarnation limitée » ? Limitée à quoi ? Limitée par quoi, sinon par l’ordre prophylactique auquel il a bien fallu se plier, auquel il est sain de se plier, sauf à donner dans le déni ?… Tout cela faisant qu’il aurait été plus clair de dire franchement que nous serions acteurs d’un déficit d'accompagnement. Aveu terrible, requérant pour être fait franchement un véritable courage, un terrible courage, qui nous renvoie à la suite des disciples dispersés au vendredi saint. Ce qu’il semble toujours très difficile d’admettre.
Où la pandémie nous contraint à saisir qu’il est toujours aussi difficile pour des chrétiens de suivre le Christ. Depuis ceux qui affirment ne pas avoir à demander pardon s’il est arrivé qu’ils contribuent à l'expansion de la maladie, puisqu’ils ne l’ont pas fait exprès !… À ceux qui estiment qu’une présence risquant d’être contaminante pourrait être préférable à un prolongement de la vie dans la solitude… En passant par l’auto-réjouissance devant tout ce qu’on a fait quand même, via Internet par exemple, devant l'imagination dont on a fait preuve, ou devant le service minimum d’enterrements limités à vingt personnes, le tout revêtu du terme réconfortant d'accompagnement.
En tout cela, on oublie allègrement, en regard de notre tentation de nous dédouaner de tout tort, que le Christ se présentant au baptême de Jean, fait acte, au grand dam du prophète, de repentance — se repentant, plutôt que de torts qu’il aurait causés malgré lui, sans faire exprès, parce qu’il ne savait pas, etc., se repentant de nos fautes, que lui n’a pas commises.
Ou, pour d’autres, insistant sur le fait indubitable que l'ordre prophylactique néglige le fait que les êtres humains ne sont pas que des êtres biologiques, mais aussi vie psychologique et spirituelle, on ignore la contradiction insurmontable, croyant la résoudre — au prix d’une argumentation assez proche de celles que l’on trouve dans les débats sur la fin de vie où l’on prétend définir quelle vie mérite d’être vécue : ici un peu plus longue et sans contact, ou plus courte et dans les embrassades contaminantes !
Ou encore quand on a affirmé accompagner quand même, de façon limitée, on se retrouve en total porte-à-faux avec le véritable accompagnement spirituel qui est signifié dans l'Incarnation : le Christ rejoignant l'humanité totalement et entièrement, corps et âme, sans se limiter. Or cela n’a pas été, n’est toujours pas possible — sans qu’il y ait à s'en faire le reproche : le nécessaire ordre prophylactique rend l'accompagnement réel et total impossible.
Cela à la différence de la réalité concrète de l’Incarnation du Christ, avec ce qu’elle suppose d’accompagnement ouvrant de façon réelle sur un au-delà des contacts contaminants, dans une façon d’inversion de la contamination : Jésus touchant le contaminé ne contracte pas sa maladie, mais lui communique un au-delà de la contamination ! Marc 1, 40-44 : « 40 Un lépreux s'approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : "Si tu le veux, tu peux me purifier." 41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : "Je le veux, sois purifié." 42 A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. 43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt. 44 Il lui dit : "Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit: ils auront là un témoignage." »
Un geste d'accompagnement réel qui, le texte l’indique, n’a pas lieu d’être imité : il y a une institution pour cela : « va te montrer au prêtre », l'institution thérapeutique compétente d’alors, pour faire constater la guérison et faire lever la quarantaine à laquelle l’homme reste astreint jusque là, d’où l'irritation de Jésus, qui ne l’en a pas moins accompagné réellement en entrant en contact avec lui, en le touchant. L'événement pandémique actuel nous ramène à ce qu’un tel texte nous dit de l'Incarnation comme accompagnement, qui n’est pas à notre portée — qui, la situation actuelle nous le rappelle, n’a jamais été à notre portée.
Nous voilà ramenés à nos limites, aux limites de nos gestes limités, nous voilà interrogés quant à la portée de notre envoi, quant à la signification de toutes les missions dont nous nous sommes investis, jusqu’à la mission évangélisatrice, jusqu’à la mission civilisatrice, avec sa dimension sanitaire, dont se sentaient investis en leur temps aussi bien Tintin au Congo que Jules Ferry chantre de la colonisation civilisatrice, qui maintenait la distance « prophylactique » qui créait des sujets qui n'étaient pas citoyens !
Car nos accompagnements limités interrogent radicalement tous nos accompagnements, y compris ceux-là, par la seule distance créée par l’ordre prophylactique qui fait de chacun de nous, plutôt que des Jésus accompagnateurs, des lépreux devant Jésus.
Où c’est le Christ lui-même qui nous rejoint, et pas nous qui le rejoignons, ni même qui l'imitons. Nous imitons plutôt ses disciples dispersés, quand lui nous rejoint dans notre dispersion. Sa mort quasi-seul telle que nous la relatent les évangiles et son enterrement quasi-seul tel que nous le relatent les évangiles, se rapprochent fort des enterrements en déficit d'accompagnement des familles, que nous avons vécus et qu’après la fin du confinement strict nous continuons dans une moindre mesure de vivre.
Le tout, symboliquement, en pleine période pascale, c’est-à-dire de commémoration d’un confinement fondateur : Pessah, la Pâque. Aussi peut-être que les fêtes pascales que nous avons traversées, sans célébrations cultuelles « physiques », pour la première fois depuis trois millénaires et demi, si l’on pense à la Pâque juive, depuis deux mille ans, si l'on s’en tient aux célébrations chrétiennes, ont beaucoup à nous dire sur la réalité de la vie spirituelle.
Seuls et uniques devant Dieu, malgré l’Eglise toujours composée de disciples dispersés, entendant quand même l’appel à l’union et au rassemblement, mais toujours en déficit. Une question demeure et demeurera : avions-nous dit auparavant, avons-nous dit depuis, saurons-nous dire après, que la présence accompagnante, incarnée, du Père, est le fait du Christ, et qu’on ne trouve le Père qu’au-delà de nos dispersions, fussent-elles des rassemblements d'Église, qu’il vient dans une présence invisible, transfigurant nos solitudes en rencontres secrètes, nous rapprochant de celles de Jésus se retirant seul avec le Père, et nous enseignant à faire de même (Mt 6, 6).
« C'est bien tard lorsque je t'ai aimée, beauté si ancienne et si neuve, c'était bien tard ! Tu étais en moi, mais moi j'étais dehors et c'est là que je te cherchais ! Tu étais avec moi, mais moi j'étais sans toi ! Tu m'as appelé et de ton cri tu as percé ma surdité. Tu as flamboyé et la splendeur de ton éclat a vaincu ma cécité. Tu m'as touché et je me suis enflammé pour la paix que tu donnes. Quand je me serai attaché à toi de tout mon être, il n'y aura plus pour moi ni douleur, ni peine et ma vie sera une vie toute pleine de toi. Ce n'est pas encore le cas et je me pèse à moi-même ! Seigneur, aie pitié de moi ! Je ne cache pas mes blessures. Tu es le médecin et c'est moi le malade. Qui désire les chagrins et les peines ? Tu commandes de les supporter, non de les aimer. Personne n'aime ce qu'il doit supporter. Et quand on se réjouirait de supporter, on préférerait n'avoir pas à supporter. Dans l'adversité je désire le bonheur, dans le bonheur j'ai peur de l'adversité. Y a-t-il un juste milieu où la vie de l'homme ne serait pas une tentation ?
Malheur aux succès d'ici bas : ils redoutent l'adversité et leur joie s'évapore. Et surtout malheur aux adversités d'ici bas : elles sont nostalgie du bonheur. […] » (Augustin d'Hippone, Confessions, 10, 27)
RP, 23.07.2020
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