<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: cathares
Affichage des articles dont le libellé est cathares. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est cathares. Afficher tous les articles

lundi 18 août 2025

Approches médiévales du Néant : des cathares à Me Eckhart





L'ordre des prêcheurs, nommé aujourd’hui anachroniquement “dominicain”, est fondé le 26 décembre 1216 par Dominique de Guzman pour lutter par la prédication contre l’hérésie qu'il a rencontrée en Languedoc — hérésie que le concile de Latran III (1179) (avec les cisterciens) nomme volontiers cathare, et que les frères Prêcheurs de Dominique préfèrent en général nommer “manichéenne” — i.e. “dualiste”, mais ce mot ne sera inventé qu’à la fin du XVIIe siècle par Pierre Bayle : va donc pour “manichéens”.
Tous les dominicains du XIIIe et du XIVe siècles se sentent concernés, et ont vocation de mettre en question ladite hérésie, par des controverses publiques ; par une imitation de l’organisation de l'ordre hérétique ; puis plus tard, après sa fondation (1231), par l'inquisition quand la papauté la leur confie (ainsi qu’aux franciscains) ; par la polémique et l'enquête historique ; et surtout par la théologie. Figure significative : Thomas d’Aquin (1225-1274 env.), après Albert le Grand (1193-1280 env.), et avant Me Eckhart (1260-1328 env.). Si Thomas d’Aquin effectue un travail considérable (clé de son œuvre) sur la notion de création comme alternative à la façon dont la comprennent les cathares, Me Eckhart, quelques années après, entreprend d'approfondir la notion de Néant (Nihil), se différenciant fortement de son usage par les cathares.

Chez Thomas d’Aquin, le néant (non-être) est surtout un concept métaphysique lié à la doctrine de la création : Dieu crée le monde “ex nihilo” (hors du néant), c’est-à-dire qu’“avant” la création, rien n’existe que Dieu ; la créature “vient du néant à l’être” par l’acte créateur de Dieu décidant de l’émaner. Où une fois créée, la créature reçoit un véritable être, même s’il est limité et dépendant : le non-être (néant) reste, chez Thomas (rejoignant en cela Augustin), privation de l’être, et non une réalité en soi ni un dynamisme mystique. Pour Thomas, l’être, même imparfait, est supérieur au néant ; il n’y a pas de valeur positive accordée au néant : “l’être est bon, parce que toutes choses désirent être”. Le néant n’est désirable ni en soi, ni comme expérience spirituelle ou mystique ; il marque seulement la limite de la création, ce dont Dieu tire toute chose.

Chez Maître Eckhart, le néant désigne en premier lieu le fait que la créature n’a pas d’être propre : toute créature, séparée de Dieu, est “pur néant”. Elle reçoit l’être uniquement de Dieu ; en elle-même, elle n’est rien, ce qui permet d’insister sur la nécessité du dépouillement, du “devenir néant”, pour parvenir à l’union mystique avec Dieu au-delà de l’Être et source de toutes choses. Le néant n’est pas absence totale, mais marque la dépendance radicale de la création vis-à-vis de Dieu : “toutes les créatures sont un pur néant, je ne dis pas qu’elles sont peu de chose ou quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant, qu’aucune créature n’a d’être”. Cela est exprimé en plusieurs propositions qui seront, pour certaines, condamnées par Benoît XII, pape à Avignon.

Celui qui va devenir le pape Benoît XII, le cardinal Jacques Fournier, avait d'abord joué un rôle essentiel dans la lutte contre les cathares comme inquisiteur, avant de jouer un rôle central dans l’instruction du procès de Maître Eckhart au nom de son prédécesseur, le pape Jean XXII. Jacques Fournier mena une enquête rigoureuse et une procédure inquisitoriale contre Me Eckhart, critiquant notamment des thèses extraites de ses œuvres et sermons. Il rédigea un traité intitulé Contra Errores Magistri Eckhardi, qui formalisa les critiques et justifia la condamnation finale des propositions jugées hérétiques ou suspectes.

Me Eckhart mourut avant la fin de son procès. Une bulle papale condamnant ses thèses fut ensuite promulguée par Benoît XII — vraisemblablement préparée principalement par Jacques Fournier — après la mort d’Eckhart.

Jacques Fournier incarna une position ferme visant à contenir ce qu’il percevait comme des théories dangereuses à ses yeux. La position de Jacques Fournier face à Maître Eckhart fut celle d’un inquisiteur rigoureux, qui mena l’instruction de son procès et rédigea la condamnation officielle de ses thèses, vue comme un risque pour l’orthodoxie, dans un cadre juridique et théologique rigoureux et circonstancié.

Les éléments des propos de Maître Eckhart jugés hérétiques par Jacques Fournier, lors de l’enquête et de la condamnation préparée sous le pape Jean XXII, concernent des thèses extraites (ou supposées extraites) de ses œuvres et sermons. Ces points comprenaient notamment ses positions sur le néant, le détachement et la matière — notamment la réduction à néant de soi-même pour atteindre Dieu et la mise en question de la réalité de la matière — ce qui ne pouvait qu'interroger l’ancien inquisiteur de Pamiers instruisant contre les cathares : même mot pour néant (nihil), mêmes questions sur la réalité de la matière.

Les thèses de Maître Eckhart furent analysées, certaines réfutées, d’autres replacées dans leur contexte par Eckhart lui-même ou ses défenseurs. La condamnation portée en 1329 (bulle papale de Benoît XII In agro dominico) dénonça 28 propositions comme erronées ou hérétiques.

Me Eckhart développait une mystique axée sur le détachement total et le retour au néant intérieur, où l’âme s’unirait à Dieu en dépassant toute forme extérieure et toute dualité. Sa conception du “fond” de l’âme coïncidant avec Dieu exprimait une expérience mystique profonde et apophatique (négative), mais qui n’était pas destinée à nier la distinction créateur-créature en soi, même si cela a pu être interprété ainsi hors contexte.

Le contraste est certain entre la position rigoureuse et juridico-théologique de Fournier qui condamne des formulations trop audacieuses selon lui, et la vision d’Eckhart qui cherche surtout une expérience mystique profonde, par-delà les catégories doctrinales habituelles, avec un langage et des concepts qui ont prêté à controverse.

Fournier regardait la mystique eckhartienne comme une menace hérétique à contenir et à condamner, tandis qu’Eckhart la vivait comme une quête spirituelle radicale de l’union divine, dépassant les limites classiques de la théologie dogmatique, ce qui explique le différend majeur entre leurs visions de l’hérésie et de la foi chrétienne.

Chez Maître Eckhart, le néant a une valeur mystique positive, car il constitue le lieu d’accès à l’union avec Dieu. Le néant n’est pas simplement absence ou privation, mais il désigne l’état de détachement total nécessaire pour s’unir à l’essence divine. Cette idée est centrale dans la démarche mystique d’Eckhart : l’homme doit se “réduire à néant”, c’est-à-dire se dépouiller de tout ce qui le rattache au monde créé, afin de s’abandonner en Dieu et d’atteindre le fond supraessentiel où “Dieu est un pur néant”, c’est-à-dire au-delà de toute représentation ou définition possible — au-delà de tout nom : Me Eckhart plonge chez Maïmonide (cf. infra) pour le rejoindre quant au Nom au-delà de tout nom, le Nom imprononçable, via leur commune théologie négative (ou apophatique)…

Ainsi,
- Le néant est l’état où toute créature abandonne son être propre. Ce dépouillement total permet la coïncidence de l’âme humaine avec la divinité supraessentielle, ce qui est considéré comme l’accomplissement spirituel ultime chez Eckhart.
- La négativité du néant devient ainsi une positivité mystique. Le néant est le chemin par lequel la créature peut dépasser la dualité, annihilant toute séparation avec Dieu.

Pour Maître Eckhart, le néant loin d’être simple vide, permet le détachement, la liberté absolue, et l’union avec la réalité divine qui transcende tout être et toute définition.

*

Chez les cathares, le concept de néant est étroitement lié à leur dualisme : il désigne l’ordre du mal et la réalité matérielle, perçue comme création d’un principe mauvais et destinée à la destruction. Le néant ne possède donc aucune valeur mystique chez eux ; il s’oppose de façon absolue au domaine du bien, du spirituel et du divin, relevant ultimement du mauvais principe.

Pour les cathares, la matière, le temps, tout ce qui est corporel ou sensible sont considérés comme issus de ce mauvais principe néantifique. Seul l’esprit échappe au néant, car il relève de l’ordre du bien, de l’immortel et de l’invisible.

Deux ordres sont en conflit : l’un incorpore la lumière et le bonheur (le Bien), l’autre règne sur les ténèbres, la confusion, la souffrance, le néant. L’homme se trouve “entre deux mondes”, et le salut consiste à délivrer l’âme du corps, c’est-à-dire à échapper au néant matériel.

Les cathares interprètent ainsi l’évangile de Jean (ch. 1, v. 3) : « par lui tout a été fait, et sans lui a été fait le néant (sine ipso factum est nihil) ». Pour eux, tout ce qui n’est pas issu du bon principe (Dieu), donc le monde, est néant. Cette lecture distingue clairement leur vision du mal de celle des manichéens : chez les cathares, le mal est le néant lui-même.

Toute attache à la matière prolonge l’exil de l’âme dans le néant. L’ascèse, la pureté de vie, le refus de la chair, du sexe, relèvent d’une exigence métaphysique : il s’agit de libérer l’âme, partie de la bonne création, la libérer du néant de la matière : le néant, pour les cathares, étant la marque du mal, de la matière et de la création mauvaise, le salut consiste à en être libéré pour rejoindre le domaine du Bien ; le néant, associé au mal, est à l'origine de la matière : il est perçu comme le principe où se source la réalité matérielle, création mauvaise dépourvue d’être véritable et vouée à la destruction. Le mal, assimilé au néant (nihil), produit le monde matériel, qui est vu comme un ordre du non-être, du chaos primitif ou du désordre sans Dieu.

Pour les bogomiles et les cathares “monarchiens” (i.e. croyant en un seul principe ultime), ce chaos n’est pas une création ex-nihilo, mais une “mise en forme” d’une matière préexistante (les 4 éléments dus à Dieu) — mais ce matériau, pour les cathares “dyarchiens” occitans et italiens, demeure marqué par l’absence d’être, de substance véritable.

La matière procède donc de toute façon d'une création maléfique : si Satan organise le monde visible, ce qu’il produit relève tout de même du néant, sourcé dans le “mauvais principe” (“père du diable”), est privé de l’être divin.

Création par privation et absence d’être : pour le catharisme, seul Dieu (le Bon principe) crée ce qui a l’être véritable (l’âme, l’esprit). Le mal ne peut qu’engendrer un simulacre d’être, une sorte de réalité illusoire et corrompue : d’où la description du monde matériel comme “néant” dans leur lecture de Jean 1, 3 : “sans lui (le Verbe) a été fait le Néant”.

Le néant cathare, identifié au mal, “crée” la matière, mais il s’agit d’un ordre d’existence privé d’être véritable, voué à la destruction et séparé du divin. Cette “création” rend la matière réelle par ses effets (souffrance, corruption), mais néant ontologiquement.

Dans le cadre du catharisme dyarchien (le thème est développé par le Livre des deux principes), il est question d’“universaux mauvais”, de formes ou d’essences universelles propres au mal, c’est-à-dire des archétypes négatifs qui structurent la réalité matérielle ou morale.

Le monde matériel tout entier — et donc toutes ses propriétés, espèces, catégories — relève du principe mauvais, du néant, négation de l’être divin.

Tout ce qui appartient au monde (êtres, genres, espèces, propriétés matérielles) est le produit du principe mauvais. Dès lors, on doit parler d’"universaux du mal" dans la mesure où il existe effectivement des catégories ou "espèces" mauvaises — mais leur universalité découle du fait que la matière toute entière est considérée comme issue du néant.

Contrairement aux universaux du bien (esprits, idées spirituelles), ceux du mal n’ont pas de réalité propre, ils sont l’expression d’un manque, d’une corruption ou d’une ténèbre généralisée. Le mal peut “organiser” la matière (espèces, genres, cycles naturels), mais cette organisation est illusoire et condamnée à la destruction.

Les universaux du mal, chez les cathares, ne sont pas féconds ni créateurs au sens positif : ils structurent la matière, mais sur le mode du simulacre, du manque et du chaos. Les seuls véritables universaux sont ceux du Bien (l’esprit, l’âme, la lumière), ayant une réalité durable et pleine. Toutes les œuvres de la chair, de la reproduction, du monde sensible, relèvent du mauvais principe et donc des “universaux mauvais”.

En somme, les “universaux mauvais” existent du point de vue cathare comme des formes, catégories ou structures du monde matériel, mais ils n’ont aucune valeur ontologique positive : ils relèvent d’un avoir-été-fait du néant, constitutif de la création mauvaise, vouée à la destruction et totalement séparée de l’ordre du Bien.


René Nelli, dans ses travaux sur le catharisme, notamment dans La philosophie du catharisme, analyse en profondeur la notion de néant ou de “moins d’être” (ou déficience ontique) qui caractérise, selon lui, le principe mauvais dans la doctrine cathare. Il en ressort un “moins d’être” existant et coéternel à Dieu : Nelli reprend l’idée, centrale chez les cathares, que le mal (ou le néant) n’est pas un pur néant absolu, mais un principe coéternel à Dieu, qui possède malgré tout une certaine forme d’existence négative. Le mal, principe du monde matériel, n’est pas un simple manque passager : il a sa consistance propre, mais il s’agit d’une “existence déficiente”, d’un moins d’être sans plénitude, toujours marqué par la corruption et la privation. Cette conception distingue le catharisme de la simple privation d’être augustinienne ou platonicienne.

Pour Nelli, le trait fondamental de la métaphysique cathare tient dans l’opposition irréductible entre l’Être (Dieu, le Bien, l’Esprit) et le non-être ou néant (le mal, la matière). Mais le néant n’est pas un simple “rien” : il est puissance négative, inférieure à l’Être, mais réelle et coéternelle à lui. Le mal est donc conçu comme une forme d’être dégradée, un “moins d’être”, sans jamais atteindre la plénitude divine, mais existant en parallèle de façon principielle.

Selon l’analyse de Nelli, la matière, pour les cathares, procède de ce principe négatif : elle est “nihil”, ou en d’autres termes, elle sort du Néant pour aller au Néant, n’ayant qu’une existence déficiente, dépourvue de la lumière divine.

Chez Nelli, il ne s’agit pas de réhabiliter le néant comme un bien, mais de reconnaître que, pour les cathares, le mal est doté d’une existence propre, fût-elle déficiente. Ce “moins d’être” est donc positivement posé comme principe métaphysique réel, et non comme simple absence de bien, mais toujours en opposition radicale à l’Être plénier de Dieu.

René Nelli soutient bien que, selon la doctrine cathare, le mal est un principe coéternel à Dieu, existant sous la forme d’un “moins d’être”, c’est-à-dire une réalité ontologiquement inférieure mais néanmoins réelle et éternelle. Cette notion donne au dualisme cathare toute sa radicalité, en posant le mal non comme néant absolu, ni seulement privation, mais comme existence déficiente posée dès l’origine du monde.

Le néant créateur chez les cathares, identifié au principe du mal, a donc une réalité positive au sens ontologique strict : il désigne un principe existant, même si sa positivité n’est qu’“imparfaite”, déficiente ou ontologiquement inférieure, mais ayant ayant une réelle consistance, même dégradée. Ce “moins d’être”, bien que conçu comme négatif par rapport au bien, est posé comme réalité propre, distincte du néant absolu et du simple manque.

En philosophie médiévale, toute existence, même déficiente ou corrompue, est “positive” du seul fait qu’elle est : cela s’applique ici au principe mauvais cathare, qui est réellement producteur du monde matériel, même si ce qu’il produit est d’un ordre négatif ou voué à la destruction. La notion de “création” par le principe mauvais implique que ce néant a une efficacité réelle : il produit la matière et organise le monde visible ; cet agir suppose une certaine forme de positivité d’être dans le schéma dualiste, même si elle s’oppose radicalement au bien plénier.

Le néant créateur cathare possède donc une réalité positive, non pas au sens d’un bien ou d’une plénitude, mais comme existence propre, “moins d’être”, principe réel mais inférieur, condition nécessaire à la constitution d’un univers matériel réellement distinct du pur néant.

*

On mesure le travail de Maître Eckhart, chez qui le néant (même mot que chez les cathares : nihil) permet l’union avec Dieu et n’a rien à voir avec un principe du mal ou des universaux mauvais : c’est un vide ouvrant à l’absolu, et non une essence pervertie ou corrompue.

Maître Eckhart a été condamné par le pape (Benoît XII) dans la bulle In agro dominico (27 mars 1329), qui déclare erronées ou hérétiques 28 de ses propositions, parmi lesquelles :

- la valeur du néant et de la matière : Me Eckhart affirmait que l’on atteint Dieu en se “réduisant à néant”, et que la matière est si négligeable qu’elle n’a pas de vraie réalité, positions jugées suspectes, pouvant être assimilées à celles du Libre-Esprit ou à un mépris de la création matérielle.
- L’accès direct des laïcs aux mystères divins : On lui reprocha de diffuser ses enseignements mystiques et contemplatifs auprès de larges foules, y compris de simples laïcs et béguines, ce qui inquiétait la hiérarchie ecclésiale.

Me Eckhart a été condamné non seulement pour des points spécifiques de doctrine jugés “téméraires”, “hérétiques” ou “erronés”, mais aussi pour avoir enseigné une expérience mystique supposée risquer de dissoudre la frontière créature/créateur, et pour avoir rendu accessible à tous des conceptions jugées dangereuses pour l’orthodoxie.

*

Chez les cathares, le néant correspond au principe du mal et à la réalité matérielle, qui est considérée comme créée par un mauvais principe distinct du Dieu bon.

Chez Thomas d’Aquin, le néant est plutôt un concept métaphysique de la privation d’être — proche en cela d’Augustin. Dieu crée le monde ex-nihilo, c’est-à-dire qu’avant toute création, il n’y avait rien d’existant hors Dieu. Une fois créée, la créature reçoit un véritable être, même limité et dépendant de Dieu. Le néant est l'absence d’être, privation, qui n’a aucune valeur positive en soi. Pour Thomas, l’être est bon, et le néant est simplement ce qu’il n’y a pas, sans pouvoir ni réalité positive. Le néant ne constitue pas un dynamisme ou une réalité ontologique, mais un simple non-être.

Chez Maître Eckhart, le mot “néant” est employé avec une richesse de sens spirituelle et ontologique précise, qui s'exprime aussi bien en latin que dans son œuvre allemande. Eckhart use du terme latin "nihil" pour désigner le néant (le même mot, donc, que le traité cathare anonyme faisant l'exégèse du prologue de Jean). Ce mot latinisant hérité notamment d’Augustin est utilisé pour exprimer l'absence d'être propre des créatures qui “ne sont rien en elles-mêmes”, mais dépendent totalement de Dieu pour leur existence.

Par exemple, dans ses sermons latins, il affirme que les créatures sont “un pur néant” (nihil purum), marquant ainsi leur radicale dépendance ontologique à Dieu, qui seul est l’être véritable.

Ce néant latin n’est pas un vide négatif, mais signe d’une possibilité de détachement profond et de retour mystique à Dieu, le Néant suprême et source de toute vie.

Le célèbre Sermon 71 illustre cette idée : après la conversion de Paul, “il vit le néant, et ce néant était Dieu” (Actes 9, 3-18). Ici, le “néant” exprimé en allemand est une référence aux intuitions apophatiques sur Dieu, inaccessible aux catégories humaines.

Le néant chez Eckhart, qu’il s’exprime en latin (nihil) ou en allemand (Niht), désigne une réalité mystique par laquelle la créature, dépouillée de son être propre, se fond en Dieu. Il s’agit d’un néant positif, signe d’une transcendance et d’un dynamisme spirituel.

Eckhart fait usage d’une dialectique apophatique (à l’instar de Maimonide — cf. infra), où le néant, loin d’être une simple négation, est la voie vers le fond divin indéfinissable, au-delà de toute essence ou être mesurable.

Le mot latin nihil chez Maître Eckhart exprime le néant comme absence d’être propre, le mot allemand Niht porte cette même notion dans une langue vernaculaire, lui conférant une dimension spirituelle d’"ouverture à Dieu" et d’"union mystique" positive. Ces deux termes structurent ainsi la pensée mystique eckhartienne du néant, oscillant entre langage théologique et sensible.

*

Au Moyen Âge, la pensée chrétienne a fortement structuré la distinction entre création ex-nihilo (création à partir de rien, seule attribuée à Dieu) et émanation (le monde procède de Dieu comme une émanation ou un rayonnement, plus proche de certaines traditions antiques et philosophiques).

La doctrine médiévale affirme que Dieu crée le monde "à partir de rien" (ex nihilo), c’est-à-dire sans matière préexistante. Cela s’oppose à la conception antique (notamment grecque) où la création est vue comme transformation ou organisation d'une matière existante. Les penseurs comme Anselme de Canterbury ont insisté sur le fait que Dieu est la cause efficiente, et non matérielle, de la création. Le "rien" dont il est question n’est pas une substance ou matière informe, mais une absence totale de réalité préexistante. Cette idée est au fondement de la théologie chrétienne sur l’omnipotence et la transcendance divine.

Dans certains systèmes philosophiques médiévaux et influencés par l’Antiquité (comme le néoplatonisme), le monde n'est pas créé ex-nihilo mais procède de Dieu par émanation — un "débordement" ou une "division" de la substance divine. L’émanatisme ne fait pas intervenir la liberté divine mais une nécessité - Dieu étant la cause du monde par la nature de son être. En théologie chrétienne, cette conception a été progressivement rejetée, car elle compromet le caractère libre et personnel de l’acte créateur.

Les scolastiques du Moyen Âge (Anselme, Bonaventure, Thomas d’Aquin…) ont systématiquement distingué ces deux modèles pour affirmer l’originalité de leur réception de la foi chrétienne : seul Dieu peut créer absolument (ex-nihilo), tandis que l’homme ou l’artisan ne peut que transformer, ré-agencer ou produire à partir d’une matière. La création divine ex-nihilo est un mystère, difficilement concevable à l’esprit humain, mais marque la coupure radicale entre Dieu et le monde.

La spécificité médiévale réside dans l’affirmation d’une création radicale, libre et sans préalable (ex-nihilo), refusant les modèles antiques de l’émanation ou de la transformation de la matière préexistante, pour asseoir la transcendance et la toute-puissance divine.

Le franciscain Bonaventure reprend, dans sa théologie, le schéma néoplatonicien de l’émanation, mais il le transforme profondément dans le cadre chrétien. Selon le néoplatonisme, tout procède de l’Un (Dieu) par un mouvement d’émanation nécessaire et descendante, puis retourne vers lui. Bonaventure adapte cette idée en l’intégrant au mystère trinitaire : le monde vient de Dieu, non par nécessité mais par un acte d’amour libre et personnel, centré sur la Trinité.

Chez Bonaventure, la création n’est donc pas une “découlement” impersonnel de Dieu, mais une dynamique où tout procède de Dieu par le Verbe (le Fils) dans l’Esprit. Il garde la notion d’“exemplarité” : toutes les créatures existent par participation à des “raisons éternelles” qui résident dans le Verbe, et c’est en Christ que la créature retrouve son origine et sa fin. Ainsi, le schéma d’émanation sert à penser la dépendance radicale de la création à l’égard de Dieu, mais toujours à l’intérieur de la révélation chrétienne et de la Trinité.

Bonaventure insiste sur la liberté et l’amour dans l’acte créateur : la Trinité est source, modèle et terme de toute réalité. L’“émanation” n’est jamais un processus naturel ou fatal, mais une sortie de l’Amour trinitaire voulue par Dieu.

Enfin, dans son Itinéraire de l’âme vers Dieu, il décrit ce mouvement double : tout vient de Dieu (émanation exemplaire, création) et retourne à Dieu (conversion, union mystique), en passant nécessairement par le Christ qui est le “centre”, la “voie” et l’“exemplaire” de la création.

Thomas d’Aquin aussi refuse l’idée d’une émanation au sens néoplatonicien strict, où le monde procède nécessairement de Dieu comme un flot continu ; pour lui aussi, la création est un acte libre de Dieu, non pas un affaiblissement de l’essence divine ou une émanation par nécessité. Il affirme cependant que toute chose vient de Dieu et retourne à Dieu dans un mouvement qu’il nomme exitus-reditus : la création est comprise comme une sortie de Dieu (exitus) et tout être créé a vocation à retourner vers lui (reditus).

Thomas d’Aquin conçoit la dynamique de la création en termes d’exitus (sortie de Dieu) et reditus (retour à Dieu), mais la création n’est pas, chez lui, une émanation au sens d’un débordement de la substance divine. La distinction créateur/créature est absolue ; Dieu crée à partir de rien (ex-nihilo) par sa volonté libre.

Contre l’émanation nécessaire du néoplatonisme, Thomas insiste sur le fait que Dieu crée librement, par amour, sans que sa nature le force à émaner ou produire le monde.

Thomas conserve certaines structures néoplatoniciennes sur l’ordre hiérarchique du cosmos : tout descend de Dieu selon un ordre, mais cette descente (création) ne signifie pas perte ou dilution divine, car Dieu demeure totalement transcendant.

Toute la création, y compris l’homme, est orientée vers Dieu qui est le principe et la fin ultime de toute chose ; la dynamique exitus-reditus structure la Somme théologique et la vision globale de Thomas d’Aquin sur le monde.

En bref, Thomas d’Aquin retient le vocabulaire et la dynamique de l’émanation, mais reformule la doctrine pour l’intégrer dans une théologie de la création libre et transcendantale, opposée à l’émanatisme nécessaire du néoplatonisme. Émanatisme nécessaire que les cathares non plus ne font pas leur : pour eux aussi la décision divine est une réalité.

Me Eckhart aborde la question de l’émanation dans un vocabulaire singulier, influencé par le néoplatonisme mais profondément transformé par la théologie chrétienne. Pour lui, toute la réalité procède de Dieu, mais cette procession n’est pas une émanation au sens strict d’un "débordement" nécessaire, comme chez les néoplatoniciens. Il décrit plutôt l’acte divin comme un flux (fluxus), un “épanchement” de la Déité qui, semblable à une source, irrigue l’âme humaine et la création : tout, y compris l’âme, reçoit cet "écoulement" de Dieu, sans pour autant que Dieu se diminue ou se divise.

Eckhart distingue clairement la génération du Fils, à l’intérieur de la Trinité ("l’ébullition", bullitio), de la création du monde ("l’ébullition ad extra"). Ainsi, pour lui, toute la création et l’âme humaine participent à cette dynamique, mais toujours dans une altérité radicale : la créature reste distincte du Créateur et n’est pas Dieu par nature, mais elle peut entrer en union avec Dieu par la grâce, le détachement (Gelassenheit), et le chemin du Verbe incarné.

Chez Eckhart, ce mouvement d”émanation s’accompagne d’une "remontée" : l’âme, détachée et humble, est invitée à retourner à l’Un, son origine, à travers l’union mystique. Cependant, cette unité n’abolit jamais la différence créature/Créateur : la créature, même divinisée, n’est jamais absorbée ni dissoute en Dieu, mais vit une participation radicale à la vie divine.

Eckhart utilise le vocabulaire de l’émanation, mais il l’articule à une théologie chrétienne de la création : tout vient de Dieu librement, selon un flux (épanchement) qui ne fait pas perdre à Dieu sa transcendance.

La création et l’âme reçoivent cette vie divine sans être Dieu elles-mêmes ; l’union mystique est possible par la grâce, dans le respect de la distinction fondatrice entre Dieu et la créature.

L’enjeu est l’unité intérieure, où l’âme se conforme au Verbe (le Fils) et réalise, par le détachement, sa vocation à "devenir Dieu par participation", jamais par nature.


Chez les cathares, la notion d’émanation occupe une place clé dans leur vision dualiste du monde. Pour eux, il existe deux principes éternels et opposés : le Bien (Dieu bon, principe spirituel) et le Mal (le démiurge ou Satan, principe matériel). Selon leur cosmogonie, les “esprits-saints” sont vus comme des émanations divines issues du Dieu suprême. Ces esprits ont été arrachés de leur domaine spirituel originel pour être emprisonnés dans la matière, qui elle, relève du domaine du Mal ou du démiurge créateur du monde.

La matière et l’univers sont donc considérés comme une prison ou un exil pour ces étincelles spirituelles, qui ne doivent leur salut qu’à une libération progressive et un retour à leur source divine. L’émanation, chez les cathares non plus, n’est cependant pas un simple “débordement” nécessaire comme dans le néoplatonisme : comme pour l'orthodoxie, c’est un acte initial, suivi d’une chute ou d’un exil, mais pour eux provoqué par le principe du Mal.

Les cathares distinguent radicalement Dieu le Bon (pur esprit, source d’émission des âmes) d’avec le créateur du monde matériel (Mal ou Satan). Le monde sensible n'est pas directement fait par Dieu : il est l’œuvre du mauvais principe, et la tâche de l’âme est de s’arracher à la matière pour retourner à l’“émanateur” d’origine.

Cette doctrine entraîne des pratiques austères et une ascèse extrême pour délivrer l’élément divin piégé dans la chair. Le salut, pour les cathares, consiste donc à faire revenir ces émanations à la patrie céleste, loin du monde matériel.

Dans la cosmologie cathare, l’âme humaine est une émanation divine captive : la distinction entre le principe du Bien (d'où elle émane) et du Mal (qui a façonné le monde matériel) fonde tout l’édifice religieux et éthique cathare.

*

Saint Thomas d'Aquin a été canonisé le 18 juillet 1323 par le pape Jean XXII à Avignon. Cette canonisation est reconnue comme un moment important pour l'Église, affirmant la sainteté et l'importance doctrinale de Thomas d'Aquin.

Maître Eckhart a été accusé d'hérésie en 1326 et son procès s'est déroulé dans le cadre d'une enquête menée par des autorités ecclésiastiques, notamment sous l'autorité du pape Jean XXII. La condamnation officielle, sous forme de bulle papale nommée In Agro Dominico, date du 27 mars 1329. Cette bulle condamnait plusieurs propositions extraites de ses œuvres comme hérétiques ou suspectes d'hérésie.

Cependant, Eckhart est mort avant de recevoir cette condamnation, probablement en 1328 (avec une estimation courante autour du 28 janvier 1328), donc la condamnation s'est faite à titre posthume. Ainsi, même si sa pensée fut condamnée officiellement en 1329, Eckhart était déjà décédé un ou plusieurs mois avant cette date.

Le pape en 1326 était Jean XXII. C'est sous son pontificat que Maître Eckhart a été accusé d'hérésie en 1326, et que les procédures canoniques contre lui ont commencé. Jean XXII a régné de 1316 à 1334 à Avignon.


Concomitamment, en 1326, sous le pape Jean XXII, il y a eu un durcissement contre les populations juives du Comtat Venaissin et d'Avignon, territoires sous sa souveraineté. Jean XXII a appliqué des mesures sévères évoquant celles du concile de Latran de 1215, notamment en imposant le port obligatoire de signes distinctifs pour les Juifs : la rouelle pour les garçons de plus de quatorze ans et des chapeaux à cornes (cornailles) pour les filles de plus de douze ans. Il ordonna également la destruction des synagogues dans plusieurs villages du Comtat (Bédarrides, Bollène, Carpentras, Le Thor, etc.) et mena des expulsions forcées.

Cette politique s'inscrivait dans une logique à la fois religieuse et politique, où le pape, en tant que seigneur temporel du Comtat, avait intérêt à contrôler et taxer les populations juives, tout en cherchant à affirmer une orthodoxie chrétienne stricte. L'expulsion et les mesures sévères sous Jean XXII marquent une rupture avec la protection plus relative des juifs par la papauté auparavant. Ces actions sont un exemple de la persécution pontificale des juifs au début du XIVe siècle, avec la volonté de renforcer le contrôle et d'ériger des discriminations visibles au nom de la foi chrétienne. Jean XXII a influencé la persécution des Juifs en 1326 en ordonnant des expulsions, la destruction de synagogues et en imposant des signes distinctifs humiliants, contribuant à une politique répressive et discriminatoire envers les Juifs du Comtat Venaissin et d'Avignon.

Jean XXII émit aussi dans une bulle pontificale Super illius specula, publiée autour de 1326. Cette bulle assimile la sorcellerie à l'hérésie, un tournant décisif qui permet aux inquisiteurs de poursuivre et condamner les sorciers et sorcières comme des hérétiques. Par cette décision, la sorcellerie devient un crime de foi, relevant de la compétence des tribunaux ecclésiastiques.

Jean XXII, à travers cette bulle et d'autres actions, élargit les droits et les pouvoirs des inquisiteurs pour réprimer la sorcellerie, notamment après une tentative d'empoisonnement et de maléfice contre sa personne en 1317. Il consulte aussi des experts dès 1320 pour mieux définir la nature du mal lié à la magie et aux démons, renforçant ainsi la base idéologique pour réprimer la sorcellerie.

Ainsi, Jean XXII joue un rôle clé dans la construction de la persécution organisée contre les sorciers et sorcières en Europe, jetant les bases légales et doctrinales d'une chasse aux sorcières qui prendra de l'ampleur aux siècles suivants. Cette bulle marque une étape cruciale où la sorcellerie cesse d'être seulement une pratique condamnée et devient un crime religieux majeur justifiant intervention judiciaire par l'Église.

En 1326, dans le contexte de la bulle pontificale Super illius specula de Jean XXII qui assimile la sorcellerie à une hérésie, plusieurs croyances populaires et accusations à propos de la sorcellerie commencent à s'imposer, notamment celles liées aux cultes diaboliques.

Des animaux sont associés à la sorcellerie à cette époque :

Le chat noir : Il est alors devenu un symbole important dans l'imaginaire de la sorcellerie, après avoir été utilisé pour condamner… les cathares (jouant même peut-être un rôle dans ce nom : cathares). La présence d'un chat noir pouvait suffire à une accusation devant l'Inquisition, car cet animal était perçu comme un serviteur du diable ou un compagnon des sorcières. Des massacres de chats, notamment noirs, ont été encouragés à cette époque, reflétant la peur et la superstition autour de ces animaux.

Le bouc : Le bouc est une figure traditionnelle associée au diable et à des cultes païens ou diaboliques, en particulier dans les représentations postérieures de la sorcellerie. Cette image du diable souvent cornue, parfois illustrée avec des attributs de bouc, symbolisait l'adoration du mal dans le culte des sorcières. Cependant, sa symbolique a été renforcée progressivement sur les siècles suivants.

Les accusations de sorcellerie à cette époque intégraient l'idée que les sorciers signaient un pacte avec le diable, et des cultes impliquant des animaux tels que chats et boucs étaient souvent mentionnés dans les récits et procès, même si la construction complète des rites tels que le sabbat ou les cultes organisés se développera et sera davantage codifiée aux XVe et XVIe siècles.

Ainsi, le culte avec chats et boucs est bien une composante des croyances liées à la sorcellerie au début du XIVe siècle, mais il s'agit surtout d'éléments symboliques intégrés dans un contexte d'hérésie et de peur du diable imposé par l'Église.

La bulle pontificale Super illius specula publiée vers 1326-1327 par le pape Jean XXII joue un rôle clé dans la construction doctrinale qui relie la sorcellerie à la figure du diable selon l’Église. Cette bulle assimile clairement la sorcellerie à une forme d'hérésie grave en affirmant que les sorciers entrent en association avec la mort et concluent un pacte avec l'enfer. En d'autres termes, la sorcellerie n’est plus simplement vue comme des illusions ou superstitions, mais comme une adoration réelle des démons.

Plus précisément, la bulle condamne l'invocation des démons et les pratiques magiques comme des dogmes pervers, et ordonne que ces hérésies soient punies avec la rigueur applicable aux hérétiques. Cela marque une rupture avec une tradition ecclésiastique plus ancienne (notamment le canon Episcopi du Xe siècle) qui considérait auparavant les sortilèges comme de simples illusions diaboliques, sans réalité concrète. Avec Super illius specula, la sorcellerie devient un crime religieux tangible et sérieux, relevant directement de la juridiction de l'Inquisition.

Cette bulle ajoute donc une dimension démonologique à la persécution des sorciers, établissant que les sorciers ne se contentent pas de faire des actes magiques, mais qu'ils pactisent activement avec des puissances infernales réelles (le diable et ses démons). Ces derniers sont désormais identifiés comme leurs maîtres et sources de pouvoir, légitimant ainsi la chasse aux sorcières comme une lutte contre une hérésie démoniaque particulièrement grave.

Tel est le contexte des condamnations du début XIVe siècle, parmi lesquelles celle de Me Eckhart, auquel contexte il faut ajouter celui de la question du pouvoir temporel des papes, mis en cause par les hérétiques, cathares et vaudois, ainsi que les franciscains spirituels, chose superbement illustrée par le roman d'Umberto Eco, Le nom de la rose.

*

Quant à Maître Eckhart, l'hérésie qui lui est reprochée dans les années 1320 concerne certaines de ses thèses mystiques sur la nature de Dieu, de l'âme et de la création, et son enseignement sur le statut de la matière et du créé.

Concernant le statut de la matière, Eckhart affirme une distinction profonde entre le créé et l'incréé. Pour lui, toute créature, y compris la matière, est en elle-même "un pur néant" (ce qui a pu mettre la puce à l’oreille d’un Benoît XII, renseigné comme inquisiteur sur les croyances populaires issues du catharisme) ou une pure extériorité relative à Dieu, qui est seul l'Être véritable. Cette idée radicale rejoint une vision mystique où la créature doit se dépouiller de tout, y compris de sa propre essence apparente, pour s'unir à Dieu. En cela, le créé n'a pas d'être par soi-même, ni une existence absolue, mais il participe à la réalité d’être uniquement parce qu’il procède continuellement de l’incréé (Dieu).

L'hérésie dénoncée par certains de ses contemporains et confirmée en partie par la bulle du pape Jean XXII en 1326-1327, portant sur cette thèse de la matière, concerne en parallèle la manière dont Eckhart parle de l'âme et de Dieu. Il soutient qu'au fond sans fond de l'âme, il existe quelque chose d'éternel et divin, une sorte d'étincelle divine qui est identique à Dieu, et ce "fond" est incréé.

Cependant, Eckhart maintient une distinction essentielle entre Dieu (l'incréé) et la créature (le créé), bien que cette distinction soit parfois qualifiée de “distinction sans distinction” dans son langage dialectique, ce qui a rendu sa pensée difficile à saisir et sujette à controverse. Sa conception insiste sur un détachement total de toute chose créée, y compris la matière, qui n'a pas d'existence propre hors de Dieu.

L'hérésie reprochée à Me Eckhart est liée à sa doctrine selon laquelle toute créature, matière comprise, est en réalité un “pur néant”, ce qui pouvait être interprété comme une négation de la réalité créée ; et à l'affirmation d'un fond éternel et incréé dans l'âme, qui conduit à une identification risquée entre âme et Dieu.

Les incidences de la théologie négatives sont considérables. On retrouve Me Eckhart les mêmes conséquences que dans la théologie négative du philosophe juif Moïse Maïmonide et notamment dans la lecture de la Bible hébraïque, au cœur de laquelle la question des images de Dieu que l’on y trouve, notamment les images grossières que les cathares refusaient de prendre à la lettre, contribuant à faire dire à leur ennemis (parmi lesquels le célèbre Moneta de Cremone, dominicain aussi, et ex-cathare) qu’ils rejetaient l’Ancien Testament.


Or, Moïse Maïmonide, dans son Guide des égarés, exprime une forme de “préférence méthodologique” pour ces images grossières dans la Bible (qui ont fait dire aux cathares qu’ils rejetaient l’Ancien Testament), non pas parce qu’elles seraient plus exactes, mais parce qu’elles sont si manifestement inadaptées à la réalité divine qu’on ne risque pas de s’y tromper.

Autrement dit, selon Maïmonide, les images grossières — comme celles qui attribuent à Dieu une main, une colère, un visage — sont évidemment à prendre comme des métaphores. Leur caractère manifestement inadéquat protège le lecteur attentif de toute confusion durable : il est clair, même pour le croyant simple, qu’un Dieu infini ne saurait vraiment avoir un corps ou des passions humaines.

À l’inverse, les images plus “subtiles” ou les descriptions plus abstraites (par exemple celles qui associent Dieu à l’intellect pur, à la pensée première, à l’être), présentent un risque plus important : elles pourraient laisser croire qu’on saisit effectivement quelque chose de l’essence divine, alors que, pour Maïmonide, Dieu échappe radicalement à toute saisie, même intellectuelle, et ne peut être décrit qu’en termes négatifs (dire ce qu’il n’est pas et non pas ce qu'il est). La subtilité, mal comprise, peut donc favoriser l’illusion de la compréhension et conduire à de subtiles idolâtries philosophiques.

Ainsi, mieux vaut selon Maïmonide une image évidemment inadéquate qu’une image trompeuse parce que trop raffinée. Cela rejoint sa pédagogie : les premières images doivent être dépassées, mais il faut toujours garder conscience de leur valeur seulement relative, faute d’atteindre l’essence du divin.

*

Pour Maïmonide, Dieu est absolument transcendant, unique, incorporel et au-delà de la compréhension humaine. Les descriptions “matérielles” ou “corporelles” de Dieu qu’on trouve dans la Bible (comme “la main de Dieu”, “la colère de Dieu”, etc.) ne sont que des métaphores, utiles pour rendre la théologie accessible à tous, mais à ne pas prendre au sens littéral. Selon lui, ces images répondent aux limites de l’esprit humain, incapable de se représenter l’absolu autrement que par des analogies tirées du monde sensible.

Dans son grand ouvrage, Le Guide des égarés, Maïmonide insiste sur la nécessité de réinterpréter symboliquement tous les passages où le texte biblique prête à Dieu des attributs humains ou physiques. Plutôt que d’affirmer positivement un attribut à propos de Dieu (par exemple “Dieu est puissant”), il préfère la voie négative : dire “Dieu n’est pas faible”. On ne peut parler adéquatement de Dieu que par la négation, car toute qualification positive limiterait l’essence divine, qui doit rester pour lui absolument simple et indéfinissable.

En somme, Maïmonide voit dans les “images grossières” de Dieu des accommodements pédagogiques à la faiblesse humaine, à réinterpréter philosophiquement pour préserver la pureté de la foi monothéiste et la transcendance divine.

Dans le Guide des égarés, Maïmonide traite explicitement de l'emploi des images anthropomorphiques et des métaphores dans la Bible dans plusieurs passages. Voici quelques références précises où il développe l'idée que les images "grossières" protègent du risque d'erreur parce qu'elles sont manifestement inadéquates à la réalité divine :

Livre I, chapitre XXXV (35) : Maïmonide explique que la représentation personnifiée de Dieu “la main de Dieu”, “la colère de Dieu”…) n’est qu’une manière de parler, destinée à ancrer dans l’esprit du peuple simple qu’il existe un être parfait, incorporel. Il précise que prendre ces images au pied de la lettre est une erreur, mais elles ont une utilité pédagogique évidente tant qu'on les interprète ensuite correctement.

Il écrit : « … la représentation personnifiée qu'on en fait, n’est qu’une ‘manière de parler’, une métaphore ou une allégorie qui ‘doit suffire aux enfants et au vulgaire pour établir dans leur esprit qu’il existe un être parfait, qui n’est point un corps, ni une faculté dans un corps’ » (Guide des Égarés, I, 35).

Au Livre I, chapitre XXXVI et suivants, il insiste sur le fait que toute forme d’attribution de passions ou formes à Dieu n'est là que pour l’enseignement, mais ne doit pas conduire à croire que ce sont des vérités sur l’essence de Dieu. Ces passages montrent la prudence de Maïmonide : une image évidemment fausse risque moins de produire une idolâtrie subtile qu’une représentation apparemment raffinée.

Au Livre I, chapitre LI à LX, Maïmonide développe son argumentation sur la connaissance négative de Dieu, et la nécessité de s’écarter tant des descriptions “grossières” que des images plus élaborées, car toute tentative de “saisir” Dieu de façon positive est source d’erreur ; mais le danger est plus grand avec les images subtiles car elles trompent plus facilement l’esprit philosophique.

Dans l’introduction et dans les chapitres sur l’interprétation allégorique (notamment Livre I, chap. XXXIII ; I, chap. XLVI et suivants), il insiste sur la fonction pédagogique des métaphores bibliques.

Maïmonide écrit : « Ce qui fait que ce nom a une si haute importance et qu’on se garde de le prononcer, c’est qu’il indique l’essence même de Dieu. » (Maïmonide, Le Guide des Égarés I, 61, p. 270, trad. de l’arabe par Salomon Munk). De même, écrit Isabelle Raviolo, qui cite ici Maïmonide (in “Maïmonide et Maître Eckhart : deux penseurs de la négativité”), Me Eckhart insiste dans ses Sermons allemands sur l’insondabilité même de Dieu qui est sans nom, c’est-à-dire qui est au-dessus de tout nom :

« Notez-le ! Dieu est sans nom, car personne ne peut parler de lui ni le comprendre. C’est pourquoi un maître païen dit : ce que nous comprenons ou disons de la Cause première est plus nous-mêmes que la Cause première, car elle est au-dessus de toute parole et de toute compréhension. Si je dis : Dieu est bon, ce n’est pas vrai. Je suis bon, Dieu n’est pas bon. Je dirai davantage : je suis meilleur que Dieu. Car ce qui est bon peut devenir meilleur, ce qui peut devenir meilleur peut devenir le meilleur de tout. Or Dieu n’est pas bon, c’est pourquoi il ne peut pas devenir meilleur et parce qu’il ne peut pas devenir meilleur, il ne peut pas devenir le meilleur de tout, car ces trois termes sont loin de Dieu : bon, meilleur, le meilleur de tout, car il est au-dessus de tout. Si je dis en outre : Dieu est sage, ce n’est pas vrai, je suis plus sage que lui. Si j’ajoute : Dieu est un être, ce n’est pas vrai. Il est un être suréminent et un Néant superessentiel. » (Sermon 83, JAH 3, p. 152, cité par Isabelle Raviolo, ibid.)


RP


mardi 7 mai 2024

Les albigeois étaient-ils cathares ?



Photo : Montségur - Lamecast, Wikimedia


ALBIGEOIS : le premier historien moderne à traiter la question, au XVIe s., est le pasteur Jean Chassanion (Histoire des albigeois, Genève 1595, rééd. Ampelos 2019). En accord avec les synodes réformés de Nîmes (1572) et de Montauban (1595), il rejette la classification catholique comme hérétiques de ceux qu’il nomme albigeois. (NB : Conformément à l’usage en français, on écrira albigeois avec minuscule pour parler de la religion, Albigeois avec majuscule pour parler de la région et de l’appartenance régionale.)

Chassanion rejoint Calvin, qui, dans son Institution de la religion chrétienne, rejetait explicitement l’hérésie des cathares, terme qu’il référait non pas aux albigeois, mais aux anciens novatiens et donatistes (IC IV, i, 13 ; IV, viii, 12).

Concernant les albigeois, les réformés du XVIe s. n’avaient aucune raison d’accorder un crédit excessif aux allégations d’une Église qui les avait persécutés, comme elle persécutait les réformés à leur tour.

La seule difficulté que concède Chassanion chez les albigeois est liée à la présence incontournable dans les textes d’un rite original, le Consolament, qui pour lui connote quelque chose de type anabaptiste. Reste que pour l'essentiel, c’est au fond un mouvement pré-réformateur.

Est totalement ignorée chez lui, et même clairement rejetée, l’hypothèse manichéenne (Chassanion, éd. Ampélos p. 81), ou cathare, celle qu’exprimait un polémiste du début du XIIIe s., s’en prenant à ceux qu’il appelait « les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares (moderni kathari) qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… » (Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, texte édité par Christine Thouzellier, Louvain, 1964, p. 217 — l’attribution du Liber à Durand est aujourd’hui mise en cause : cf. notamment les travaux d’Annie Cazenave).

Les réformés languedociens du XVIe s. assimilaient vaudois et albigeois comme deux branches du même mouvement. Or ils n’ignoraient pas que leurs coreligionnaires de Provence et d’Italie étaient issus de l’Église vaudoise, ralliée, selon des décisions prises par leurs prédicateurs, les « barbes », à l’Église réformée via un synode tenu à Chanforan en 1532. Ralliement des vaudois à la Réforme, mémoire orale, textes aujourd'hui perdus, outre des textes occitans comme la Canso de la croada, la Chanson de Croisade albigeoise (env. 1212-1219) qui nous sont parvenus — voir les références au colloque de Montréal, à la chronique de Guillaume de Puylaurens (cf. les travaux de Michel Jas et ceux d’Anne Brenon), autant d'éléments qui renforcent leur conviction.

C’est ainsi que, pour les réformés des XVIe et XVIIe s., ceux qu’ils perçoivent comme une antécédence médiévale de leur foi ne sont pas des hérétiques manichéens ou cathares, mais des chrétiens albigeois : rejetant le qualificatif général d’hérétiques (vocable des procès d'Inquisition, référant à ce qui diverge de ce que l'autorité romaine détermine), terme utilisé préférentiellement pour désigner les albigeois par les catholiques médiévaux, les réformés rejettent donc aussi le terme manichéens, de toute façon trop précis pour les catholiques eux-mêmes, raison probable de l'émergence du terme intermédiaire « cathares », ni trop vague comme « hérétiques », ni trop précis comme « manichéens », pour désigner quand même ce qui caractérise le manichéisme, le dualisme (selon ce mot inexistant jusqu’à fin XVIIe s., forgé en 1697 par Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, pour caractériser… le manichéisme).

Manichéens, cathares, ce vocabulaire polémique vient trop évidemment d’une Église persécutrice pour stigmatiser de véritables précurseurs de la Réforme, caractérisés par des points que leurs ennemis ont noté : rejet du purgatoire, de la transsubstantiation, parmi d’autres positions les rapprochant des réformés, qui leur ont valu avec la persécution diverses accusations calomnieuses.

Un courant contemporain rejoint, apparemment sans vraiment le savoir (ne les citant jamais), les anciens réformés, mais allant un pas plus loin, puisqu’ici l’Église catholique persécutrice ajoute à la violence et à la calomnie contre un albigéisme réel, la perversion de constituer l’hérésie via sa persécution, voire de l’inventer pour légitimer sa persécution (selon la suggestion du titre du colloque présidé par Monique Zerner tenu à Nice en 1998 : Inventer l'hérésie ? Cf. infra). Une lignée développée suite aux travaux de Jean-Louis Biget, aujourd’hui représentée par des historiens comme Gregory Pegg, Julien Théry, Alessia Trivellone, initiatrice d’une exposition intitulée « Les cathares, une idée reçue ».

Les travaux de Robert Moore ont aussi nourri ce courant : l’historien britannique faisait apparaître à la fin des années 1980 (La persécution : sa formation en Europe, trad. fr. 10/18, 1991) une Église catholique médiévale en proie à un glissement paranoïaque, se protégeant en devenant société persécutrice. Moore, cependant, ne nie alors en aucun cas la réalité de l’hérésie cathare persécutée, non plus qu’il ne nie la réalité de l'existence des juifs, des lépreux, des homosexuels, autres groupes persécutés à l’instar des cathares. (Notons que les homosexuels finiront même par en recevoir un des noms : bougres, qui au départ visait simplement le lien de l’hérésie occidentale avec la Bulgarie…)


ALAIN DE LILLE/MONTPELLIER ET LES CATHARES COMME « CHATISTES »

De la volonté persécutrice à la calomnie, le pas est souvent franchi. Alain de Lille/Montpellier, théologien cistercien (fin XIIe s.) : « Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat en qui leur apparaît Lucifer […]. »

Polémiquant en Languedoc, comme l’auteur du Liber contra manicheos dénonçant les « moderni kathari », Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, théologien cistercien, est l’auteur d’un De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et d’un Liber Pœnitentialis (1184-1200). « Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du IIIe Concile de Latran (1179), canon 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et “autres lieux”. Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme, écrit l’archiviste sulpicien Jean Longère (Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218). Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait », poursuit Jean Longère.

En effet, sa somme quadripartite est dédicacée à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier, parlant des hérétiques du Languedoc.

C’est dans cette Somme De la foi catholique, quadripartite : Contre les hérétiques [i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares, distingués des vaudois], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [i.e. musulmans], que l’on trouve l’affirmation selon laquelle cathares = « chatistes » (terme de Jean Duvernoy) — Alain : « on les dit “cathares” de “catus”, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat […] ». (Patrologie latine, t. 210, col. 366).

Reprenant le IIIe Concile du Latran auquel il assista, Alain habita donc ensuite Montpellier, où il vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à l'abbaye de Cîteaux, où il mourut en 1202.


THOMAS D’AQUIN ET LES HÉRÉTIQUES

Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils (env. 1260), visera les mêmes (sauf les vaudois, pas vraiment hérétiques : leur rupture avec l’Église romaine n’est pas nette). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, pas des figures théoriques d’un temps jadis.

Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant par Dominique de Guzman pour lutter contre l’hérésie languedocienne, l’Ordre des Prêcheurs, qui deviendra les « dominicains »), Thomas les combat par ce dont il pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament.

Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.

La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Entré dans l’ordre des Prêcheurs fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc… c’est dans ce cadre qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.

Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des « hérétiques », terme qui, invariablement aux XIIe et XIIIe s., désigne des « manichéens », des « cathares » — d’où le risque que prend Thomas en construisant une alternative théologique moins potentiellement dualiste.


LATRAN III

Le souci pour les terres d’Oc pris en charge par les cisterciens et les dominicains est ancien, clairement et largement manifesté au IIIe concile du Latran, dès 1179.

Le Concile réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Il est convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, c’est le XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (canon 27) nomme, entre autres, « cathare ».

Canon 27 : « […] bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »

Mentionnant des termes privilégiés dans d'autres régions (patarins en Italie ; publicains dans le Nord ; voire cathares d'abord en Rhénanie), le concile, à vocation universelle mais visant les terres d'Oc, laisse percevoir que l'hérésie, si elle infeste particulièrement les régions d'Oc, a une dimension plus large.

Dans la ligne du Concile, ainsi que le relevait Michel Roquebert, « le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : “Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins…” ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138.

Notons en passant que de Latran III au Contra manichaeos en passant par Alain de Montpellier (et ils ne sont donc pas les seuls documents — pensons aussi à la Summa de catharis de l’ex-cathare Rainier Sacconi qui y réserve un chapitre aux « cathares toulousains, albigeois et carcassonnais »), les hérétiques d’Oc sont appelés notamment, et fréquemment, « cathares ». Cette fréquence interroge tout de même sur la raison de la pétition de principe d’aujourd’hui, si nettement contredite par les textes, qui veut que le terme ne concerne jamais les terres d’Oc. Ce terme qui apparaît au moins dès la décennie 1160 (en Rhénanie — comme le notait Duvernoy dès 1976), voire avant, est bien appliqué quelques années après aux hérétiques d’Italie et des pays d’Oc par les polémistes et les textes théologiques de leurs adversaires médiévaux.


SUR LE VOCABLE “ALBIGEOIS”

Si la dynastie de Guilhem VIII Montpellier auquel Alain dédicace son traité est bien catholique, proche de celle d'Aragon, on sait que les comtes de Toulouse sont eux aussi des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome ! Pourquoi cette suspicion ?

Pourquoi le Concile de Latran III (en 1179), canon 27, texte important s’il en est, étant à portée « œcuménique », omet-il, au sujet de l'hérésie, le Carcassonnais ? : « puisque — rappelons le canon conciliaire — dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. »

Pourquoi pas les terres plus proches de la dynastie aragonaise ? Pourquoi, quelques décennies après, le Contra manichaeos, contrairement à Latran III, ne comporte pas cet « oubli » ? : « ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne ».

L’explication rejoint la raison de l’emploi du vocable « Albigeois » pour désigner le cœur de la terre hérétique. Un peu d’histoire politique pour répondre à ces questions…

Toulouse, Aragon, Montfort et l’Albigeois

Décidément suspects, les comtes de Toulouse sont pourtant apparemment insoupçonnables : ils sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais on les y trouve… en total porte-à-faux avec le projet romain ! Je cite Steven Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur […]. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise […]. » (Steven Runciman, Les Croisades, Cambridge 1951, Paris, Tallandier, 2006, p. 333.)

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur les terres, censées être les siennes, que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin (IXe s.), entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII (XIe s.). Dans la logique de Grégoire et de la réforme, grégorienne, qui porte son nom, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines. Et c’est ce qui vaudra à Simon de Montfort ses acquis en terres d’Oc.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae :

« Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27) »


À l'inverse de cela, si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédence d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En étant loyal au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine ! La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade (1204), Rome, qui dénonce certes le « dérapage », crée pourtant un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, Providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des comtes de Toulouse, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli que sont nos corps, veut l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris… Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat du légat du pape Pierre de Castelnau sur ses terres en 1208, est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence et motif du déclenchement de la croisade, face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Hérétiques, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui, humiliée en 1209 à St-Gilles sous Raymond VI, sera finalement défaite sous Raymond VII, avec sa reddition au traité de Meaux-Paris de 1229. D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ? Dès 1179 à Latran III, ce sont les seules terres de suzeraineté toulousaine qui sont visées, dont une, l’Albigeois, est aux mains du vicomte Trencavel, lequel est aussi vicomte de la terre carcassonnaise, revendiquée, elle, par le comté de Barcelone, et donc le roi d'Aragon Pierre II le Catholique, en aucun cas suspect d’hérésie, vassal direct du pape, et allié de Guilhem VIII de Montpellier auquel Alain dédicace son traité (façon de dire à Guilhem : continuez à ne pas favoriser l’hérésie). Mais alors, comment mettre en cible canonique la terre de Carcassonne dont Pierre II est le suzerain ?

Or, on le sait, le comte de Toulouse Raymond VI s’est croisé pour rejoindre l’armée qui déferle sur ses terres, qui dès lors, sont censées se trouver à l’abri.

C’est ici que le terme Albigeois va rendre un service important, alors que ce n’est pas le comté de Toulouse qui est visé, mais sa partie régie par le vicomte Trencavel, l'Albigeois : et à travers l’Albigeois c’est la dynastie vicomtale Trencavel qui est ciblée… emportant aussi Carcassonne, qui va échoir avec toutes les terres Trencavel à Simon de Montfort, champion de la papauté dans la Croisade. D’où un problème, qui transparaît nettement dans la Canso, la Chanson de la Croisade.

Texte en vers occitans, la Canso est considérée par la critique unanime comme étant due à la plume de deux auteurs, Guillaume de Tudèle pour la première partie, un anonyme pour la seconde. Cette dualité d’auteurs sur laquelle la critique est unanime ne doit pas masquer pour autant la réelle unité de l'œuvre, à savoir la fidélité au comte de Toulouse, comme croisé pour la première partie, comme croisé trahi pour la seconde.

La Canso, comme les autres chroniques de la Croisade (Pierre des Vaux de Cernay et Guillaume de Puylaurens), parle d’Albigeois. C’est bien cette terre-là qui est visée dans la Croisade contre l’hérésie. C'est bien Trencavel qui est dans le collimateur. Mais il l'est comme vassal du comte de Toulouse — qui est resté suspect.

Ce qui n’empêche pas qu’en attaquant les terres Trencavel, Simon de Montfort a porté atteinte à une terre, le Carcassonnais, relevant du catholique insoupçonnable qu’est le roi d’Aragon — qui dès lors va vouloir reprendre ses droits, en s'alliant au comte de Toulouse, qui, dans la perspective croisée, est illégitimement pris en cible par la Croisade, puisqu'il est lui-même croisé ! C’est ce dont témoigne la deuxième partie de la Canso, sans que cela rompe l’unité du texte, qui se fait autour de la loyauté au comte de Toulouse — croisé loyal dans la première partie, croisé trahi dans la seconde.

En tout cela, on assiste au choc titanesque de deux catholiques insoupçonnables et concurrents, deux champions du pape : Pierre II d’Aragon et Simon de Montfort. Les chroniques catholiques et cisterciennes soutiennent Simon, la Canso pro-toulousaine (et tout aussi catholique, mais se percevant comme trahie) soutient Raymond de Toulouse et son nouvel allié, Pierre II d’Aragon.

Point commun quant au vocabulaire : le statut hérétique (la Canso parle de « ceux de Bulgarie ») de l'Albigeois, seul incontestablement hérétique. La mise en cible de l’Albigeois est indubitablement antérieure. Dès lors, à l’unanimité, il devient pour les chroniqueurs unanimes, synonyme d'hérésie cathare en Languedoc. Le terme perd sa majuscule en français, passant de désignation régionale à désignation religieuse.


SUR LE VOCABLE “CATHARES”

Un abbé rhénan, Eckbert de Schönau, écrit dans ses Sermones contra catharos (1163) — in Patrologie latine, t. 195, col. 13-106 : « Ce sont ceux qu'en langue vulgaire on appelle cathares »… Eckbert communément considéré, depuis que Duvernoy l’a relevé, comme le premier à mentionner le vocable « cathares ».

… Sauf si l’on en croit Christine Thouzellier qui faisait remonter le terme une dizaine d’années avant : « En l'état actuel de la documentation et jusqu'à preuve du contraire, un jugement tenu à Cologne par l'évêque Arnoul vers 1151/52-1156 et dont fait état une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (1164/65-1167) condamne sous le nom de "Cathares" les tenants de l'erreur dualiste. Ainsi attribuée pour la première fois, l'expression réapparaît dans les actes conciliaires du Latran (1179) et sera souvent confondue avec le terme Pathare. » (In Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 347-348.)

Avant cela Yves de Chartres parle aussi, fin XIe s., de cathares (remarque de J. Chiffoleau signalée par J. Théry). Auparavant, dès l’an mil, il est question de manichéens. Yves réfère-t-il par ce vocable aux anciens donatistes ? — sachant que l’exigence de pureté desdits « manichéens », partagée dans un premier temps avec le pape réformateur Grégoire VII !, est perçue comme crypto-donatiste.

Eckbert, lui, rattache le vocable aux « catharistes » de saint Augustin polémiquant en employant ce nom là contre une des mouvances du manichéisme (plutôt qu’aux « cathares » de l’époque du même Augustin qui renvoient plutôt aux « novatianistes »). Cathares i.e. ici, donc, « manichéens ». Selon Eckbert, ils ont « eux-mêmes assumé cette appellation de purs », selon le sens grec de catharos. Mais peut-être est-ce là aussi une reprise d’Augustin écrivant : « cathari, qui se ipsos isto nomine nominant » (De haeresibus, XXXVIII).

Dans la ligne universitaire des années 1970-1980, il est acquis que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme, via une généalogie précise, passant par les pauliciens d'Arménie, etc.

Au prix de la réception de noms d'oiseaux plus subtils certes que ceux d'Alain de Lille, Jean Duvernoy ne fait pas sienne cette vulgate d'alors et renouvelle définitivement l'étude de l'hérésie. Il se fait taxer d'historien amateur et régionaliste pour avoir remarqué, sans se préoccuper de l’argument d'autorité universitaire, ce qui est depuis admis par les successeurs des autorités des années 1960-1970. Il vaut de donner une citation à titre d’illustration de ce qui s’écrit alors contre Duvernoy, « historien amateur qui divague » (sic) — dixit la chercheuse Christine Thouzellier. Je cite :

« Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 ([Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, Privat 1976,] p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les ‘chatistes’ dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348) ». Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978) s'est par la suite modérée elle-même.

Ses successeurs universitaires n'ont pas toujours cette humilité. Ils sont bel et bien héritiers de Duvernoy, en dette à ses travaux, qu’ils ne citent pas. Rendre hommage à cet « historien amateur régionaliste », reconnaître ses dettes à ses travaux, semble rester suspect aux yeux de ceux qui sont loin d'avoir la connaissance exhaustive des documents qui était la sienne — qui lui fait dire dès les années 1970 que les cathares étaient chrétiens et ne se voulaient que chrétiens.


PROTESTATION MORALE

Sans le dire en ces termes, mais dans cet ordre d'idées, l’historien italien Raffaello Morghen écrivait judicieusement en 1951, rejoignant les apologistes protestants des albigeois dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors.

Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec le chercheur Antoine Dondaine, o.p. Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme — cf. infra — le faisait déjà Schmidt au XIXe s. !) : « La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique. » (« Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge », Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962, p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer, 1953, trad. fr. Les cathares, Payot 1974) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses récentes qui se réclament de lui…


HÉRÉSIE INVENTÉE ?

L’invention de l’hérésie est la thèse suggérée par le colloque de Nice de 1998 (cf. les actes : Monique Zerner, dir., Inventer l'hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition, Nice, C.E.M, 1998), en dette lui-même à l'œuvre de Duvernoy ! Le colloque, donné comme moment incontournable de l'étude de l'hérésie, se penche, concernant un document présenté comme « charte de Niquinta », sur des questions traitées déjà dans les années 1960, pour arriver à des conclusions… rejoignant finalement la prudence… de Duvernoy : ne tranchant pas… comme les controverses des années 1960 n'avaient pas tranché !

Le colloque reprenait ces mises en doute antérieures de l’authenticité de ce document dont le support date du XVIIe s. (comme nombre de documents inquisitoriaux). Il est présenté comme Actes d’une rencontre tenue à St-Félix de Lauragais en 1167, témoin d’un contact entre bogomiles d’Orient byzantin (et notamment le fameux « Niquinta ») et cathares d’Oc. Simple élément de confirmation d’un contact bogomilo-cathare signalé par ailleurs (par ex. sous le nom de Nicetas de Constantinople dans les sources italiennes) — le contact fût-il donné de façon trop appuyée quand la référence épiscopale bulgare devient un « pape » ! Référence épiscopale tout au plus que ce qui est présenté dans ce document (ce qui en passant constitue un autre indice en faveur de l’authenticité de la Charte de Niquinta : au XVIIe s. des réformés français, censés présenter là un élément d’apologétique en faveur de leur légitimité, n’auraient vraisemblablement pas inventé pour leur Église des ordinations d’évêques, comme les catholiques !).

Reste que le colloque de Nice, reprenant une interrogation déjà posée dans les années 1960, parvenait aux mêmes non-conclusions que dans les années 1960, penchant quand même, après l’expertise requise de Jacques Dalarun et Denis Muzerelle, en faveur de l’authenticité. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est une persévérance tenace, qui déboucherait ensuite sur la remise en cause, quitte à donner dans des excès évidents, de tout ce qui ne va pas dans le sens de « l’intuition » à la base de ces remises en question : pas de « cathares » en Languedoc médiéval.

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses « insultes » prêtées avec susceptibilité à quiconque, voire en donnant dans l’humour, n’adhère pas aux thèses récentes) — Duvernoy remarquait que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice :

« “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse [de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France, le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. »
(Jean Duvernoy, Histoire et images médiévales n° 05, mai juin juillet 2006, p. 4 et 7).


MOMENTS DU RETOUR MODERNE AU VOCABLE CATHARES

L’évêque Bossuet

Bossuet, en regard du matériau polémique et inquisitorial médiéval dont il disposait, entreprend de réfuter la conviction protestante selon laquelle les albigeois n’étaient pas cathares, mais plutôt une aile, du côté ouest du Rhône, du mouvement globalement similaire, dont l’aile est du Rhône était plutôt nommée vaudoise, en Provence et en Italie du Nord. Pour Bossuet, l’idée d’une même réalité valdo-albigeoise est erronée.

Avec Bossuet, est clairement confirmé le fait que les controverses historiographiques modernes autour de la question albigeoise-cathare relèvent du conflit catholiques-protestants. C’est bien dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688) que l’on trouve ce point sur ceux qui sont bien, pour lui, des cathares : le but de son ouvrage est de montrer que la diversité protestante est signe d’erreur, la vérité étant pour lui dans la fixité permanente d’une Église catholique romaine, qui, pense-t-il, n’a jamais varié ni évolué.

Même si elle l’ignore, la critique « déconstructiviste » actuelle rejoint cet aspect de Bossuet : le refus de tout point commun unifiant une série d’hérésies diverses — ce que Bossuet dénonçait dans le protestantisme : variations, là où la vérité du catholicisme est d’être uni, universel et immuable (l'apologétique catholique a abandonné cette idée depuis le cardinal Newman, qui au XIXe s., affirme au contrainte que l’évolution du dogme est le critère d’une vérité vivante). En polémiste, Bossuet s’appuie sur le fait que les protestants considèrent les albigeois comme entrant dans une pré-réforme du même type que celle dans laquelle ils placent les vaudois, pour considérer, ce que ne faisaient pas les protestants, que parmi les doctrines protestantes, se trouve donc aussi le manichéisme qu’il prête aux hérétiques médiévaux : les albigeois dont se réclament les protestants réformés français étaient bien, soutient-il, des manichéens, c’est-à-dire des cathares (il emploie les deux termes, privilégiant le premier, soulignant mieux le dualisme qu’il leur prête).

Charles Schmidt

Les protestants s’en tiennent à leur position jusqu’à Charles Schmidt, luthérien, professeur d’histoire à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Il est le premier protestant à concéder aux catholiques, dans la ligne de Bossuet, que les albigeois, tout en représentant, comme le disaient les réformés d’alors, une protestation morale à l’instar des vaudois, étaient aussi cathares, c’est-à-dire dualistes, « manichéens ». Le titre de son livre le dit : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois (1849). Façon de coup de tonnerre chez les protestants, occasion de triomphe pour les catholiques !

Contrairement à ce qui se répète et se colporte de nos jours dans la récente école historiographique, ce n’est pas Schmidt qui a inventé l’application d’un terme « germanique », « cathares », aux albigeois. Ce terme, évoquant le dualisme, a toujours affleuré, comme soupçon (malveillant selon les protestants avant Schmidt), puis comme affirmation (Bossuet).

Néo-manichéens

Après Schmidt, il devient difficile aux protestants de soutenir encore que les albigeois n’étaient pas cathares. Mais on n’est plus, comme aux XVIe et XVIIe s., à l’époque de l’orthodoxie réformée. Apparaissent dans le cadre d’un protestantisme romantique et d’un libéralisme en plein développement, des défenseurs d’un albigéisme éventuellement « manichéen », c’est-à-dire cathare. Le mot n’est pas nouveau, mais ne fait plus peur. Le terme albigeois reste préféré : ainsi l’Histoire des albigeois (1870) du pasteur Napoléon Peyrat — qui ouvre la possibilité de compréhension de l’albigéisme comme johannique, avec tout ce que, pour lui, le terme porte d’ouverture gnostique, et donc de type éventuellement manichéen.

Sur cette base, apparaîtra une lignée de néo-cathares, de mouvances diverses, souvent maçonniques — jusqu’au XXe s., avec, entre autres, Antonin Gadal, et surtout, figure importante dans cette lignée, Déodat Roché, se réclamant d’un néo-manichéisme qu’il trouve dans la pensée anthroposophique de Rudolf Steiner.

On l’a compris, dans cette ligne-là, on est sorti du protestantisme…

Hors protestantisme, on est revenu au terme cathares, mais désormais connoté positivement depuis la fin du XIXe s. Simone Weil : « Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. » (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942). Simone Weil eut été étonnée d’entendre donner aujourd’hui comme moment du lancement du mot « cathares » l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, Les cathares (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies, mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, on nous donne comme vulgate Stellio Lorenzi comme un des inventeurs des cathares.

Universitaires classiques

La perspective de Bossuet, confortée par les travaux de Schmidt, s’imposera comme discours universitaire « officiel ». Mais la nouvelle école se trompe sur ce point : tout ne vient pas de Schmidt, on vient de le voir, ni a fortiori de Lorenzi. Mais à partir de Schmidt, d’où cette erreur à son sujet, l’albigéisme est cathare, manichéen. Cette conviction admise ouvre aussi sur une reprise de l’apologétique catholique, admettant que l’hérésie a été persécutée trop violemment certes, mais pas tout à fait indûment. C’est là le discours normatif, conforté par les découvertes de sources nouvelles au XXe s. (notamment par Antoine Dondaine, o.p.), qui vaut jusqu’à la fin du XXe s. — avec une propension à tracer une généalogie faisant remonter les cathares à autant de mouvements dualistes antiques et orientaux, faisant oublier ce que Schmidt maintenait encore, et que l’historien italien Raffaello Morghen soulignera à nouveau dans les années 1950 : le catharisme est aussi, et pour Morghen il l’est avant tout, une protestation morale autochtone. On est à l’époque où même le monde anglo-saxon, dont le protestantisme a souvent maintenu, jusqu’à récemment, la thèse classique réformée, privilégiant le vocable « albigeois », n’hésite plus à parler de Manichéens médiévaux, selon le titre du livre (1947) de l’historien Steven Runciman.


RECOURS AUX TEXTES, DEUXIÈME MOITIÉ DU XXe S.

Un premier courant critique à l'égard de ce discours universitaire devenu « officiel » apparaît dans les années 1950-1970, prenant au sérieux, dans une perspective philosophique et poétique, via la pensée surréaliste, la thématique dualiste, ainsi René Nelli. Contrairement au discours universitaire « officiel », des plus négatifs à l’égard de la pensée dualiste attribuée aux cathares, on considère ici qu’une telle philosophie ne vaut pas disqualification.

Une approche qui libère dès lors les possibilités de critique du discours officiel d’alors, sans pour autant emboîter pleinement le pas aux études qui ont rendu cette critique possible. Une figure centrale se dégage : Jean Duvernoy. Il faut aussi nommer ici Michel Roquebert et la chartiste Anne Brenon, sans compter bien d’autres encore travaillant selon cette perspective depuis longtemps, ou ceux qui les rejoignent, de David Zbiral à Peter Biller.

Au-delà des points communs avec les premiers réformés et avec les travaux de Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc., le courant « déconstructionniste » (selon le mot de Roquebert), sur la base de ce que l'auteur de la monumentale Épopée cathare fait apparaître comme un a priori hypercritique, déborde donc les démarches de ses prédécesseurs (cf. Michel Roquebert : « Le déconstructionnisme des études cathares », in Les cathares devant l’histoire, L'Hydre, 2005). Cela à partir du fait que la plupart des documents qui nous sont parvenus viennent de l’Inquisition et des polémistes catholiques. Quid toutefois des textes venus hors du cadre catholique ? Par exemple le rituel cathare occitan de Dublin, recueilli dans une collection de textes liturgiques vaudois, équivalent du rituel de Lyon accompagnant un Nouveau Testament occitan, et du rituel latin de Florence, trouvé celui-ci dans un cadre catholique et accompagnant un traité cathare, i.e. explicitement « dualiste », le Livre des deux Principes.

Un tel traité, le Livre des deux Principes, si évidemment dualiste mais retrouvé (par le P. Dondaine, en 1939) à Florence dans une bibliothèque catholique (dominicaine), de même que, entre autres, le Traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos où le polémiste s’efforce de réfuter le traité qu’il nomme manichéen ou cathare, posent la question du visage de l’Église hérétique selon ce qu’elle dit d’elle-même, et de l'Église catholique qui tente d’en réfuter les arguments.

Les deux traités, l’un languedocien, l’autre italien, dessinent une théologie similaire pour les deux, essentiellement dualiste : le monde d'ici-bas, fait de douleurs et de violence est dû comme tel au Principe du mal. Il n’est pas le monde idéel du Dieu bon, le seul Dieu au fond, créateur du monde d’en haut, dont le salut consiste à le réintégrer, via le rite du Consolament, ce rite que l’on retrouve chez les bogomiles (cf. le rituel de Radoslav).

Pour les textes cathares dont on dispose, notamment ces deux traités, trois rituels, dont un avec développements explicatifs, un Nouveau Testament occitan, voir : Écritures cathares, trad. R. Nelli, éd. revue A. Brenon, Le Rocher 1995 ; et une traduction plus récente dans Anne Brenon, Les cathares, Ampelos, 2022.

L'Église catholique romaine, elle, apparaît comme persécutrice — aspect accentué par le courant « déconstructiviste », qui dessine une Église catholique bien plus perverse que ce qu’ont jamais pu concevoir les premiers réformés. Les textes de théologie cathare en question, ont, dans la perspective « déconstructiviste »,
— soit été forgés par des théologiens catholiques « inventant l’hérésie » pour mieux persécuter des dissidents potentiels,
— soit sont issus, comme en miroir, de la violence catholique qui aurait fini par faire naître une hérésie de gens croyant ce qu’on leur imputait et le développant théologiquement !

À moins d’admettre que les textes catholiques, moins pervers tout de même que dans l’idée d’une telle invention digne des pires dystopies totalitaires des XXe et XXIe s., n’allaient pas aussi loin dans la paranoïa et visaient une hérésie existant bel et bien avant qu’ils ne l’inventent… Une hérésie ayant une théologie dont ils ont gardé des traités, et qu’ils ont appelée manichéenne ou cathare. Le concile de Latran III, pour classifier ladite hérésie, comme concile œcuménique selon Rome, étendrait à la chrétienté entière ce vocable issu des travaux d’Eckbert de Schönau, sur la base éventuellement d’un vocable évoquant le chat (cf. Duvernoy) : « cathares »… Sauf, évidemment, si Eckbert lui-même fait partie du « complot », forgeant à partir d’écrits des Pères de l’Église une hérésie inexistante auparavant… Reste un nombre non négligeable d'indices convergents qui permettent de dire que, tout de même, les albigeois semblent bien avoir été cathares…


Roland Poupin, février 2024



Quelques ouvrages cités (par ordre de mention) :

Jean Chassanion, Histoire des albigeois, Genève 1595, rééd. avec préface d’A. Brenon, introductions M. Jas, R. Poupin, Ampelos, 2019
Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, édité par Christine Thouzellier, Louvain, 1964
Michel Jas, Cathares et protestants, Familles rebelles et histoire du midi, Nouvelles presses du Languedoc, 2011
Anne Brenon, Les cathares, enseignement, liturgie, spiritualité, l’apport des manuscrits originaux, Ampelos, 2022
Steven Runciman,
Les Croisades, Cambridge 1951, trad. fr. Paris, Tallandier, 2006
Le manichéisme médiéval, Cambridge, 1947, trad. fr. Paris, Payot, 1949
Monique Zerner, dir., Inventer l'hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition, Nice, C.E.M, 1998
Robert Moore, La persécution : sa formation en Europe, trad. fr. 10/18, 1991 (dans un second temps, Moore durcit sa position : cf. son Hérétiques, résistance et répression, Belin, 2017)
Chanson de la Croisade albigeoise, 1212-1219, éd. bilingue au Livre de Poche, 1989
Alain de Lille/Montpellier, De fide catholica, Patrologie latine, t. 210
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, réed. Cerf, 1993
Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, Privat, 1976
Raffaello Morghen, Medioevo cristiano, Bari, 1951, 1962, 1968
Jacques Le Goff, dir., Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962
Jacques-Bénigne Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, 1688
Charles Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, 1849
Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 673-680
Écritures cathares, trad. R. Nelli, éd. revue A. Brenon, Le Rocher, 1995
Le livre des deux Principes, éd. Dondaine, Un traité néo-manichéen du XIIIe siècle, le "Liber de duobus Principiis", suivi d'un fragment de rituel cathare (Institutum historicum fratrum praedicatorum, Romae et Sabinae), Rome, 1939.
Martin Aurell, dir., Les cathares devant l’histoire, L'Hydre, 2005
Michel Roquebert, L’Épopée cathare, Privat, 1970-1989
René Nelli, Philosophie du catharisme, Payot, 1975