Comment peut-on n’être pas « libéral » ?… Quand « Dieu est libéral » soi-même, si l’on en croit Thomas d’Aquin ! Beau fondement pour le libéralisme, me faut-il admettre — moi qui ne m’en réclame pas !… et qui pourrais dès lors demander : « comment peut-on être Persan ? » — si tant est qu’à l’heure actuelle on puisse parler de libéralisme concernant les Persans ! Quoiqu’on trouve pourtant bien un Persan derrière l’affirmation de Thomas d’Aquin : Avicenne.
« Dieu est libéral », ou, pour être précis dans ma citation : « Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral » (Somme contre les Gentils, I, 93). Ou, Thomas d’Aquin encore : Dieu « seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son avantage mais seulement en vue de sa bonté » (Somme de Théologie, Ia, q. 45, a. 4, ad 1um).
Voilà qui rappelle qu’être libéral est une vertu, et pas des moindres, et dès lors un défi, et quel défi ! Où je vois déjà poindre la question qui pourrait m’être posée : « serait-ce par crainte de ne pouvoir relever le défi qu’il dit n’être pas du libéralisme ? » Eh ! Ce n’est pas exclu ! J’ai beau citer Thomas d’Aquin, évoquer mes références calviniennes, mes convictions concernant la légitimité des credos — cet aspect-là des choses, que l’on pourrait effectivement m’objecter, n’y est peut-être pas pour rien : « Mes convictions sont des prétextes : de quel droit vous les imposerais-je ? » demande à juste titre Cioran (La tentation d'exister, in Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 893).
J’entends donc bien cette question qui pourrait m’être posée ! Mais il faut tout de même avouer qu’avec un tel défi — Dieu seul étant libéral, au fond — il y a de quoi être troublé !
Et si je reçois bien comme un honneur le fait que les protestants dits libéraux accueillent ma conversation et ma compagnie, ce n’est peut-être pas sans lien avec cela : il est beau de faire un bout de chemin avec les gens vertueux… Et qu’à ce point, l’on ne se méprenne pas : je ne fais là que friser l’ironie, certain qu’un libéral ne la dédaignera pas — je n’y sombre pas.
Car c’est donc bien d’une vertu, d’une belle vertu, qu’il s’agit — qui rejoint un précepte dont se réclament aussi les protestants dits orthodoxes : celui, essentiel, de l’imitatio Dei, imitation de Dieu, qui est au fond « seul libéral ».
Ainsi, qui met l’accent sur cette vertu-là, la libéralité, par une revendication spécifique de libéralisme, a posé un préalable indéniablement louable.
Venons-en donc à ladite vertu. Si l’on en croit encore Thomas d’Aquin, c’est une vertu qui, concernant les êtres humains cette fois, touche largement à la question financière, en ce sens — synonyme de générosité — que nos trésoriers, en ces temps de fins d’exercices difficiles, se réjouiraient de compter grand nombre de libéraux dans nos paroisses.
À ce point le libéralisme peut être, sous un certain angle, une thérapeutique. Je pense à cet autre penseur médiéval qui n’est pas non plus sans avoir influencé Thomas d’Aquin, Moïse Maimonide, qui, pour être philosophe, n’en est pas moins aussi médecin. Maimonide explique qu’un excès ou un défaut dans un domaine se soigne par un excès ou défaut inverse. Et en matière morale, excès ou défaut par rapport à la vertu, qui est juste milieu. Et puisque la libéralité est la vertu qui se dérègle par la pingrerie à un bout, la prodigalité à l’autre, Maimonide explique que si le prodigue doit s’essayer avec vigueur à faire des économies, le pingre lui, ne devrait pas négliger d’être de quelque façon libéral à l’excès pour corriger son défaut.
J’entends bien, cela dit, que parlant de libéralisme, on parle plus largement, disons dans un élargissement métaphorique, d’un libéralisme qui concerne les domaines intellectuels et spirituels. Puisque, certes, « la lettre tue ; c’est l’Esprit qui fait vivre ». Propos paulinien particulièrement prisé, me semble-t-il, des libéraux. Et c’est peut-être ici que le libéralisme trouvera une de ses questions et limites (aux yeux du trésorier pour l’instant, cela valant pour les libéraux comme pour les orthodoxes !).
N’étant pas trésorier, j’ai parlé pour ma part, on l’a compris, de la question de la distinction de l’esprit et de la lettre entendue au sens ou la lettre et l’esprit en viendraient à se contredire. Car la transposition métaphorique de la lettre à l’esprit court en permanence le risque de faire bon marché de la lettre sous le prétexte légitime de ne pas la prendre… à la lettre ! Bref pour le dire schématiquement, le risque d’être plus ou moins « désincarné » (pour employer une autre métaphore).
Ou, en d’autres termes, on ne saurait, pour garder cet exemple, faire, sous prétexte de libéralisme, bon marché de la vertu, de l’exigence, littérale, de libéralité. Mais je ne doute pas que les libéraux s’en gardent bien. Et que c’est sur cette assise-là — l’esprit comme transposition de la lettre —, et pas contre elle, que s’établit le libéralisme théologique.
La théologie comme vertu, donc. Et là, je soupçonne ceux des orthodoxes qui redoutent déjà chez les libéraux une opposition indue de l’esprit à la lettre, de craindre aussi chez eux une certaine… naïveté, s’assimilant, littéralement pour le coup, sachant la vertu dont il est question, à de la prodigalité. Nous serions en un temps où il serait bien imprudent de dilapider de la sorte l’héritage de la Foi reçue — pour un plat de lentilles ? Et de faire remarquer que quelques siècles, déjà, de générosité libérale n’ont pas rapporté grand-chose du bénéfice qui aurait pu être escompté. La semence libéralement répandue semble n’avoir pas rencontré beaucoup de bonne terre… Ou, iront-ils même jusqu’à dire : combien d’ivraie dans le bon grain à force de ne rien contrôler : n’y a-t-il pas un ennemi qui, de nuit, a subrepticement visité le champ ?
Excès de vertu ne nuit pas ! — leur répondront les libéraux. Certes !
Car il s’agit aussi, me semble-t-il, pour le libéralisme, d’apologétique, au sens noble du mot, à savoir défense de la Foi, et en l’occurrence en un monde moderne où elle a semblé devenir indéfendable ; où il semble en tout cas urgent de larguer un ballast devenu encombrant !
Il s’agit alors aussi de savoir jusqu’où ce qu’on largue est poids inutile et à partir d’où on commence à larguer le moteur… C’est sans doute le cœur du débat historique entre « orthodoxie » et « libéralisme ».
Il s’agit en d’autres termes, de savoir depuis quelle identité on rencontre le monde où l’on évolue. « Dieu est libéral » écrivait Thomas d’Aquin à l’appui d’Avicenne. Avicenne est aussi un des artisans de la distinction de l’essence (ce qu’est une chose ou un être) et de l’existence, à partir de laquelle la théologie médiévale affirme que Dieu se spécifie par rapport aux créatures en ceci qu’en lui seul l’essence est d’exister. Pour les créatures, l’essence doit recevoir l’existence, par un acte créateur de Dieu — pour une situation où reste incontournable le sentiment que « l’existence précède l’essence ». Bref, ce que je suis, je le saurai. C’est tout le problème de l’identité qui est posé là. Problème qui ne se pose pas pour Dieu, ce qui l’autorise à être « absolument libéral ».
Pour nous, créatures insérées dans un temps de vanité, la question se pose de notre identité, de notre essence, cachée en Dieu, de qui on la reçoit par la foi. Et à partir de laquelle seule on est fondé à aller vers l’autre autrement que comme la girouette va au vent. Il s’agit donc au fond de trouver mieux que l’illusion de se donner soi-même une identité qui ne nous sortirait pas de la vanité de se vouloir maître de son existence.
En d’autres termes : jusqu’à quel point peut-on être libéral quand on n’est pas la source de son être ?
« Dieu est libéral », ou, pour être précis dans ma citation : « Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral » (Somme contre les Gentils, I, 93). Ou, Thomas d’Aquin encore : Dieu « seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son avantage mais seulement en vue de sa bonté » (Somme de Théologie, Ia, q. 45, a. 4, ad 1um).
Voilà qui rappelle qu’être libéral est une vertu, et pas des moindres, et dès lors un défi, et quel défi ! Où je vois déjà poindre la question qui pourrait m’être posée : « serait-ce par crainte de ne pouvoir relever le défi qu’il dit n’être pas du libéralisme ? » Eh ! Ce n’est pas exclu ! J’ai beau citer Thomas d’Aquin, évoquer mes références calviniennes, mes convictions concernant la légitimité des credos — cet aspect-là des choses, que l’on pourrait effectivement m’objecter, n’y est peut-être pas pour rien : « Mes convictions sont des prétextes : de quel droit vous les imposerais-je ? » demande à juste titre Cioran (La tentation d'exister, in Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 893).
J’entends donc bien cette question qui pourrait m’être posée ! Mais il faut tout de même avouer qu’avec un tel défi — Dieu seul étant libéral, au fond — il y a de quoi être troublé !
Et si je reçois bien comme un honneur le fait que les protestants dits libéraux accueillent ma conversation et ma compagnie, ce n’est peut-être pas sans lien avec cela : il est beau de faire un bout de chemin avec les gens vertueux… Et qu’à ce point, l’on ne se méprenne pas : je ne fais là que friser l’ironie, certain qu’un libéral ne la dédaignera pas — je n’y sombre pas.
Car c’est donc bien d’une vertu, d’une belle vertu, qu’il s’agit — qui rejoint un précepte dont se réclament aussi les protestants dits orthodoxes : celui, essentiel, de l’imitatio Dei, imitation de Dieu, qui est au fond « seul libéral ».
Ainsi, qui met l’accent sur cette vertu-là, la libéralité, par une revendication spécifique de libéralisme, a posé un préalable indéniablement louable.
Venons-en donc à ladite vertu. Si l’on en croit encore Thomas d’Aquin, c’est une vertu qui, concernant les êtres humains cette fois, touche largement à la question financière, en ce sens — synonyme de générosité — que nos trésoriers, en ces temps de fins d’exercices difficiles, se réjouiraient de compter grand nombre de libéraux dans nos paroisses.
À ce point le libéralisme peut être, sous un certain angle, une thérapeutique. Je pense à cet autre penseur médiéval qui n’est pas non plus sans avoir influencé Thomas d’Aquin, Moïse Maimonide, qui, pour être philosophe, n’en est pas moins aussi médecin. Maimonide explique qu’un excès ou un défaut dans un domaine se soigne par un excès ou défaut inverse. Et en matière morale, excès ou défaut par rapport à la vertu, qui est juste milieu. Et puisque la libéralité est la vertu qui se dérègle par la pingrerie à un bout, la prodigalité à l’autre, Maimonide explique que si le prodigue doit s’essayer avec vigueur à faire des économies, le pingre lui, ne devrait pas négliger d’être de quelque façon libéral à l’excès pour corriger son défaut.
J’entends bien, cela dit, que parlant de libéralisme, on parle plus largement, disons dans un élargissement métaphorique, d’un libéralisme qui concerne les domaines intellectuels et spirituels. Puisque, certes, « la lettre tue ; c’est l’Esprit qui fait vivre ». Propos paulinien particulièrement prisé, me semble-t-il, des libéraux. Et c’est peut-être ici que le libéralisme trouvera une de ses questions et limites (aux yeux du trésorier pour l’instant, cela valant pour les libéraux comme pour les orthodoxes !).
N’étant pas trésorier, j’ai parlé pour ma part, on l’a compris, de la question de la distinction de l’esprit et de la lettre entendue au sens ou la lettre et l’esprit en viendraient à se contredire. Car la transposition métaphorique de la lettre à l’esprit court en permanence le risque de faire bon marché de la lettre sous le prétexte légitime de ne pas la prendre… à la lettre ! Bref pour le dire schématiquement, le risque d’être plus ou moins « désincarné » (pour employer une autre métaphore).
Ou, en d’autres termes, on ne saurait, pour garder cet exemple, faire, sous prétexte de libéralisme, bon marché de la vertu, de l’exigence, littérale, de libéralité. Mais je ne doute pas que les libéraux s’en gardent bien. Et que c’est sur cette assise-là — l’esprit comme transposition de la lettre —, et pas contre elle, que s’établit le libéralisme théologique.
La théologie comme vertu, donc. Et là, je soupçonne ceux des orthodoxes qui redoutent déjà chez les libéraux une opposition indue de l’esprit à la lettre, de craindre aussi chez eux une certaine… naïveté, s’assimilant, littéralement pour le coup, sachant la vertu dont il est question, à de la prodigalité. Nous serions en un temps où il serait bien imprudent de dilapider de la sorte l’héritage de la Foi reçue — pour un plat de lentilles ? Et de faire remarquer que quelques siècles, déjà, de générosité libérale n’ont pas rapporté grand-chose du bénéfice qui aurait pu être escompté. La semence libéralement répandue semble n’avoir pas rencontré beaucoup de bonne terre… Ou, iront-ils même jusqu’à dire : combien d’ivraie dans le bon grain à force de ne rien contrôler : n’y a-t-il pas un ennemi qui, de nuit, a subrepticement visité le champ ?
Excès de vertu ne nuit pas ! — leur répondront les libéraux. Certes !
Car il s’agit aussi, me semble-t-il, pour le libéralisme, d’apologétique, au sens noble du mot, à savoir défense de la Foi, et en l’occurrence en un monde moderne où elle a semblé devenir indéfendable ; où il semble en tout cas urgent de larguer un ballast devenu encombrant !
Il s’agit alors aussi de savoir jusqu’où ce qu’on largue est poids inutile et à partir d’où on commence à larguer le moteur… C’est sans doute le cœur du débat historique entre « orthodoxie » et « libéralisme ».
Il s’agit en d’autres termes, de savoir depuis quelle identité on rencontre le monde où l’on évolue. « Dieu est libéral » écrivait Thomas d’Aquin à l’appui d’Avicenne. Avicenne est aussi un des artisans de la distinction de l’essence (ce qu’est une chose ou un être) et de l’existence, à partir de laquelle la théologie médiévale affirme que Dieu se spécifie par rapport aux créatures en ceci qu’en lui seul l’essence est d’exister. Pour les créatures, l’essence doit recevoir l’existence, par un acte créateur de Dieu — pour une situation où reste incontournable le sentiment que « l’existence précède l’essence ». Bref, ce que je suis, je le saurai. C’est tout le problème de l’identité qui est posé là. Problème qui ne se pose pas pour Dieu, ce qui l’autorise à être « absolument libéral ».
Pour nous, créatures insérées dans un temps de vanité, la question se pose de notre identité, de notre essence, cachée en Dieu, de qui on la reçoit par la foi. Et à partir de laquelle seule on est fondé à aller vers l’autre autrement que comme la girouette va au vent. Il s’agit donc au fond de trouver mieux que l’illusion de se donner soi-même une identité qui ne nous sortirait pas de la vanité de se vouloir maître de son existence.
En d’autres termes : jusqu’à quel point peut-on être libéral quand on n’est pas la source de son être ?
R.P., mars 2007
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