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mercredi 23 octobre 2019

Ambivoilance





Lisant « signes religieux », je comprends naturellement « voile », ou « foulard ». J’imagine que dans le contexte actuel, je ne suis pas le seul à faire un telle lecture de l’expression « signes religieux ».

D’emblée donc, je me pose la question suivante : s’agit-il bien dans le débat qui agite notre pays d’une question de « signes religieux » ? Ou cette expression n’est-elle qu’un voile pudique sur un tout autre débat ?

Les médailles, croix, étoiles de David, ou mains de Fatima, voire kippas ou tee-shirts à l’effigie du Che Guevara ont-ils jamais suscité semblable agitation ?

Ces questions m’amènent à une autre interrogation : est-il réellement en tout cela question de laïcité et religion. Cette querelle-là n’est-elle pas censément depuis longtemps apaisée ? Et si oui, est-il opportun de persister à la réveiller ? En évitant du même coup le vrai débat qui est posé : le « voile » et sa signification. Car, me semble-t-il, c’est bien de cela qu’il s’agit.

La perpétuation des discussions depuis la « première affaire du voile » en 1989 en est le signe : abordée sous l’angle de la laïcité, la question semble insoluble, sauf à la trancher comme le nœud gordien. C’est bien à cela que me semble s’apparenter notre loi « sur la laïcité ».

Mais, à nouveau, est-ce bien la laïcité qui est en cause ?

Question d’autant plus évidente qu’elle a déjà débordé l’école pour concerner aussi les administrations, puis d’autres domaines, etc., jusqu’où ? Autant de nouvelles lois sur la laïcité ne seraient-elles alors pas déjà débordées au moment de leur promulgation ?

Autant d’aspects des choses qui me mènent à penser que c’est bien du voile qu’il est question, et de rien d’autre. Les musulman(e)s, se sentant naturellement premier(e)s concerné(e)s, semblent bien, à écouter les propos de plusieurs, croire devoir l’entendre ainsi — d’autant plus que le débat se donne ipso facto et nolens volens comme vis-à-vis musulman le seul islamisme, puisque, on y vient, les lectures du Coran y voyant la prescription du voilement des femmes relèvent, nolens volens, d’options islamistes (i.e issues des traditions califales — politiques, donc).

Autant de raisons pour lesquelles la question me semblerait devoir abordée être sous un autre angle, direct : la signification que revêt le voile. Le problème, qui s’est d’abord posé à l’école, mais qui la déborde déjà largement ne relèverait-il pas tout simplement de ce que l’égalité des sexes, et donc le droit des femmes, semblent — ou sont — remis en cause ?

Un tel instrument, le voile, bien antérieur à l’islam, ne porte-t-il pas dès lors une signification, des significations, à rechercher en amont de la naissance de l’islam ? La compréhension des propos coraniques à ce sujet (dans les sourates 24, v. 31 et 33, v. 59) ne peut se faire sans la prise en compte de cet arrière-plan culturel.

*

Il est déjà question du « voile » dans la 1ère épître de l’Apôtre Paul aux Corinthiens (ch. 11). On sait que là aussi, on ne peut en faire d’exégèse correcte qu’en tenant compte du bain culturel. À l’époque des propos de Paul sur le « voile » ou le « silence » des femmes (1 Co 11, 2-15 ; 1 Co 14, 34-35), la Synagogue, depuis des temps immémoriaux et au temps de Paul, sépare les hommes, qui animent le culte, des femmes nubiles, qui assistent aux cérémonies depuis des pièces adjacentes, ce pour des raisons dont il ne faut pas exclure le côté pratique. Les femmes, de cette façon, s'occupent de leurs enfants en bas âge, qu'elles peuvent nourrir, ou dont les pleurs ne dérangeront pas le déroulement du culte — on est dans une civilisation où ce rôle est strictement réservé aux femmes, responsables de la maternité.

La simple prise en compte de cette coutume de l'Église primitive, fondée sur la structure architecturale des synagogues, éclaire les textes pauliniens sur le silence requis des femmes : les questions théologiques sont, en public, le fait des occupants de la partie centrale du bâtiment cultuel, les hommes habituellement — quoique, on y vient, pas nécessairement eux seuls… Pour paraphraser Paul : « que les femmes qui occupent les parties adjacentes écoutent en silence […] » (1 Co 14, 34-35).

Cela pour « l’ordinaire » du fonctionnement cultuel. C'est avec la question du ministère que l'on entre dans le domaine où, du fait de leur revendication prophétique, les Épîtres de Paul se spécifient par rapport à l'habituel de l’Église, établie sur le modèle de la Synagogue dont on n'a aucune raison d'avoir abandonné la structure.

Avec 1 Co, on est dans le domaine prophétique, qui se construit institutionnellement avec la reconnaissance officielle, par la communauté, des vocations diverses. C'est ainsi que les listes de charismes ne distinguent pas ce qui relève du prophétique de ce qui est de l'ordre institutionnel.

La structure presbytérale reprise de la Synagogue est investie de la liberté de l'Esprit, la faisant se doubler très tôt (Ac 6) de la structure diaconale (dont la synagogue n'est d'ailleurs sans doute pas sans équivalent) dont l'Église ancienne a conservé l'aspect féminin (des femmes diacres) jusqu'au VIe siècle et même plus tard, pour l'Orient. On voit en outre cette structure se charger de prophètes (parmi lesquels on ne peut exclure à lire Paul qu'il y ait eu des femmes), placés au plus haut niveau dans la hiérarchie des vocations et ministères (1 Co 12, 28-30, Ép 4, 11). La Didachè, texte du IIe siècle de l’Église primitive nous apprend (Didachè 11-12) qu'au IIe siècle, qui connaît encore ce ministère, il s'agit d'une fonction supra-locale, de type apostolique (Didachè 15, 1-2).

L'institution néo-testamentaire se structure par la reconnaissance de vocations charismatiques dont tout indique qu'elles sont aussi le fait des femmes. Outre les prophétesses de 1 Co et des Actes, pensons à Phoebé, diaconesse, qui peut aussi se traduire par « ministresse », puisqu'on traduit le même mot par « ministre », pour Paul, sans nier que le ministère de Paul soit celui d'apôtre.

Lorsque les prophétesses enseignaient, entrant dans la structure des ministères, elles n'en restaient pas moins femmes : officiant, elles sortaient de la salle des femmes avec la parure qui, dans l'optique d'alors, les distinguait. C'est d'une façon semblable que le ministère spirituel pouvait s'inscrire de façon tout à fait libre dans la structure que l'Église a conservée tant qu'elle est restée essentiellement juive. Cette disposition architecturale est fondée, donc, sur des raisons pratiques. Ce n'est pas pour des raisons ontologiques que les femmes sont exclues de la partie où se déroulent les cérémonies, puisque les fillettes y sont admises.

Rien n'empêche les femmes, en fonction de la liberté de l'Esprit, de remplir des fonctions habituellement réservées aux hommes, comme la prière (1 Ti 2, 8) ou l'exercice de l'autorité prophétique : Dieu distribue ses dons comme il veut.

Toutefois, lorsque les femmes qui sont investies de telles fonctions exercent leur office, cela ne les fait pas cesser d'être femmes — et, éventuellement, de le signifier par ce signe qui les distingue dans leur dignité propre (ainsi le mot exousia, traduit souvent par « dépendance » — v. 10 —, signifie au contraire littéralement « autorité » !), l'instrument intitulé en grec « kaluma » (v. 5, 13), généralement traduit par « voile » — rien d’autre qu’un signe d’époque de pudeur, qui connaît son équivalent masculin, signes de pudeur devenus différents de nos jours.

Où sans doute, dans le contexte des propos de Paul, est-ce simplement de l’équivalent du talith (châle de prière) des hommes (quand il est question de coutume commune – v. 16) qu’il peut s’agir ! Cela impliquerait une relecture de ce texte, dont les termes, comè (chevelure), kaluma (voile), n’impliquent nullement que les hommes doivent ne pas se couvrir (quid du talith ?) pour prendre la parole (prière, prophétie) et que les femmes seules le devraient… La formule du v. 4 (en grec : kata képhalè echon) ne veut pas nécessairement dire : la tête couverte — pour les femmes seules (ce qui serait inconvenant pour les hommes ?!) !… mais peut-être l’inverse : comme les hommes (quid du talith ?) ! Le v. 14 (où il est question de cheveux, sans mention, dans le grec, de leur longueur !) ; le v. 7 (où il est question de voile qui ne convient pas aux hommes), ces versets ne signifient pas que les hommes ne doivent pas se couvrir d’un talith pour prier !

Bref, si tout cela n’est pas aisé à démêler, reste quand même la possibilité estimable pour les femmes de l’époque de prier ou prophétiser en public, ce qui va loin dans le contexte de la cité grecque, où précisément les femmes étaient exclues de la citoyenneté et des responsabilités publiques qui y étaient afférentes…

Bientôt, en quelques décennies, voire quelques siècles, la liberté ministérielle des femmes va se réduire… Et entraîner la lecture de Paul qui est devenue courante, exigeant des femmes qu’elles se voilent pour prier… en silence !

Où donc des lectures se voulant « littéralistes » — en fait bien dépendantes de traductions elles-mêmes dépendantes de développements tardifs de traditions ensuite admises — considèrent que les femmes doivent, et se taire lors du culte, et s’y voiler pour leurs prières (silencieuses !). C’est de plus en plus rare, mais lorsqu’il m’arrive, je devrais dire m’arrivait, tant c’est à présent rarissime, de voir une femme se couvrir la tête pour une assemblée cultuelle, je sais (savais) avoir à faire à une chrétienne « fondamentaliste », dont l’attitude quant au voile n’était qu’un signe d’une lecture « fondamentaliste » du Nouveau Testament en général, y compris des autres textes que celui concernant le voile. Pas de problème majeur, le Nouveau Testament prônant pardon et présentation de l’autre joue, jamais la violence… Mais tout de même…

Il n’est pas beaucoup de doutes que le voilement des femmes, comme signe religieux, est dans l’islam un symptôme similaire d’une lecture « fondamentaliste », ici islamiste, du Coran (il y en a d’autres !), dont il n’y a aucune raison de penser que la clef de lecture islamiste, en regard de la Sira et des hadith (inscrites dans la tradition politique califale), se limiterait à la seule question du voile. Or on trouve des textes autrement redoutables quand ils sont pris à la lettre, que ceux du Nouveau Testament prônant de présenter l’autre joue !

C’est ce dont il s’agit d’avoir conscience : porter le voile est symptôme de lecture « fondamentaliste », islamiste donc en l’occurrence, consciemment ou inconsciemment. Cela ne devant pas faire perdre de vue qu’elle est cependant paradoxalement appuyée sur une argumentation parfaitement libérale, en termes de « c’est mon choix » ! Argumentation libérale justifiant un motif islamiste…

Où l’interdiction légale sur la base de la laïcité s’avère être l’attaque d’un simple symptôme, ne touchant pas le cœur du problème, la conception inégalitaire des relations hommes-femmes.

*

Concernant le voile en soi, il faut remonter à très haute époque pour percevoir son origine. L’historien des religions Odon Vallet la fait remonter à l’Empire assyrien de l’Antiquité (lois de Téglat-Phalazar Ier, Xe s. av. JC). N’est-ce donc qu’une affaire religieuse ? Bien inter-religieuse, alors ! En fait culturelle, concernant les relations des hommes et des femmes.

Un texte très ancien de la Bible hébraïque, donne un indice précieux : le voile comme instrument érotique ! Genèse 24, 64-65 : « Rébecca leva les yeux, vit Isaac, sauta de chameau et dit au serviteur : "Quel est cet homme qui marche dans la campagne à notre rencontre ?" —"C’est mon maître", répondit-il. Elle prit son voile et s’en couvrit. » Dans ce texte, Rébecca se voile à la vue de celui qui sera son mari — un voilement qui n’a de sens que dans le dévoilement qui s’ensuivra ! Le voile a pour fonction de susciter chez l’élu le désir de la découverte des charmes ainsi occultés à dessein. Cette signification du voile se retrouve dans la littérature érotique arabo-musulmane : la femme y devient pour le regard de son aimé le signe de la splendeur de son Créateur, et son voile l’instrument de l’alternance du désir et de son comblement, dans la révélation de la beauté — voilement et dévoilement. C’est aussi là ce que la mystique amoureuse musulmane a transmis à l’Occident médiéval dans le développement de l’amour courtois (cf. René Nelli, L’érotique des Troubadours, éd. Privat, 1963)… Cf. aussi Henry Corbin, citant Rûzbehân Baqlî Shîrazî (En islam iranien, 1974, tel, vol. III, p. 28) : « Rûzbehan […] entendit une mère donner ce conseil à sa fille : “Ma fille, garde ton voile, ne montre ta beauté à personne, de peur qu’elle ne soit ensuite méprisée.” Alors, Shaykh Rûzbehan de s’arrêter et de dire : “Ô femme ! la beauté ne peut souffrir d’être séquestrée dans la solitude ; tout son désir est que l’amour se conjoigne à elle, car dès la prééternité, beauté et amour se sont fait la promesse de ne jamais se séparer ». Il y aurait (eu) ainsi un autre islam auquel il serait opportun de ne pas faire obstacle en ne donnant visibilité qu’aux lectures islamistes.

L’instrumentalisation de cet objet érotique qu’est le voile par les mâles et la signification qu’il a prise en matière de soumission des femmes ressemblent ainsi fort à une dérive, toujours de type érotique.

Cela considéré, on ne peut s’y tromper ; la dimension passionnelle du débat nous en avait avertis : on est au cœur d’une question concernant la relation hommes-femmes, avec le désir et la crainte que cela peut susciter.


RP (juin 2018 / novembre 2003)


lundi 2 avril 2018

"Votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu"





« Votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu », écrit l’Apôtre (Colossiens 3, 3). Qu’est-ce qui nous constitue, que sommes-nous en réalité ? En réponse à cette question, nous confondons aisément notre être avec ce que nous en concevons, jusqu'à le confondre avec notre enveloppe temporelle, dont nous nous dépouillons déjà, au jour le jour de son vieillissement ; et qu’il faudra quitter comme un vêtement qui a fait son temps.

Mais depuis un dimanche de Pâques, un souffle nous dit : « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». « Vous êtes ressuscités avec le Christ » (Col 3, 1). Morts avec le Christ (Col 3, 3), notre vrai être est caché en Dieu, avec lui, selon qu’il a été relevé d’entre les morts !

Jour inouï, effrayant même tant il bouleverse tout, au point qu’on pourrait être tenté de se dire qu'on a déplacé le cadavre : les Romains, les autorités judéennes, voire des disciples un peu en marge le déplaçant sans le dire aux autres. Puis, sur cela, sur cette translation de cadavre, naîtrait pour les disciples leurrés une belle légende… Un fait aléatoire, déplacer le défunt à l'insu des disciples, deviendrait le déclencheur fondant le christianisme sur l’évanouissement de la brèche réelle ouverte entre les mondes…

Mais voilà que c’est bien autre chose ! Colossiens 3 nous dit la brèche réelle ouverte de façon irréductible entre l'éternité et le temps. Mystère d’un relèvement réel du Christ : nos corps ne sont pas insignifiants. Ils sont la manifestation visible de ce que nous sommes de façon cachée, en haut. Comme le corps que le Christ s’est vu tisser dans le sein de la Vierge Marie manifeste dans notre temps ce qu’il est définitivement devant Dieu, et qui nous apparaît dans sa résurrection.

Il est un autre niveau de réalité, celui qui apparaît dans la résurrection. Or nous en sommes aussi, à notre tour, de façon cachée. C’est cet autre niveau qu’il s’agit de rechercher, pour y fonder en éternité notre vie et notre comportement dans le provisoire.


RP, Billet chronique PO avril 2018


lundi 5 mars 2018

À propos de Paul





« Conversion » d’un envoyé du Temple

Shaoul/Paul vit quelque chose de décisif à l'occasion du moment relaté par le livre des Actes des Apôtres : chargé par les autorités de Jérusalem d'un mandat de poursuite des disciples du Crucifié, perçus par les Romains comme un groupe subversif qui semble donc représenter une menace pour l'existence juive, Shaoul/Paul est saisi par sa perception intime du Ressuscité pour un changement de perspective radical : l'irruption du Royaume universel espéré ici et maintenant — ouvrant dès lors sur la possibilité d'un changement d'attitude chez des Romains menaçants pour l'intégrité d'Israël.

Le livre des Actes des Apôtres parle de « zèle », parfois traduit par jalousie, à propos de l’attitude des autorités judéennes que partage leur envoyé, Shaoul/Paul. « Zèle » compréhensible, mentionné aussi dans les évangiles concernant Jésus, explicitement chez Jean : s’il continue, les Romains viendront détruire notre nation. Ça vaut pour Jésus, ça vaut pour ses disciples, les nazaréens. Cf. Actes 5, 17 et le « zèle » du sanhédrin.

Or pour Shaoul/Paul, l'événement du chemin de Damas ouvre sur une mission facilitée auprès des goïm, quant à la possibilité pour eux d'entrer dans la mouvance juive sans les rites qui leur font obstacle. Effet de l'imminence de la présence du Règne universel. Dans cette perspective, non seulement la secte des disciples n'est pas menaçante pour Israël, mais peut en faciliter la compréhension via des goïm qui s'en rapprochent.

Lorsque, suite à l’événement du chemin de Damas, il cesse d’avoir la conviction que la secte des disciples de Jésus est menaçante (conviction qui n’a rien d’illégitime !), Shaoul/Paul ne cesse pas pour autant d’être pleinement juif revendiqué. Actes 5 nous avait prévenus que Gamaliel avait demandé la prudence (Ac 5, 34) quant à la conviction plus commune qui était aussi celle de Paul avant le moment chemin de Damas. Paul, qui on le sait se revendique de l’enseignement de Gamaliel (Ac 22, 3), s’inscrit désormais dans la ligne de la remarque du maître, convaincu pour sa part (un pas plus loin que le maître) que la secte des nazaréens vient bien de Dieu.

S’il y a conversion de Shaoul/Paul, ce n’est en aucun cas un changement de religion, mais un mouvement de techouva au sein de son judaïsme dont il considère désormais que la mission historique arrive à son terme prochainement avec l’avènement du Règne de Dieu manifesté déjà pour lui dans celui qu’il rencontre sur le chemin de Damas comme le Ressuscité.

À l’instar du conseil de Gamaliel, et a fortiori puisqu’il est des nazaréens désormais, il juge à présent inopportun de persécuter une secte en laquelle il ne voit plus rien de subversif pour son peuple, au contraire ! Il se fera désormais le témoin du Royaume tout proche auprès des nations : le temps annoncé par les prophètes où toutes les nations viennent adorer à Jérusalem est imminent.

Envoyé aux nations, d’où l’usage privilégié désormais de son nom romain, Paul, plutôt que de son nom hébreu, Shaoul, puisqu’il porte les deux, étant citoyen romain de naissance (Ac 22, 25-28). Cela n’implique pas forcément un changement de nom. Mais un changement de vis-à-vis exprimé dans l’usage de son nom romain — de naissance tout autant que son nom juif.


Conviction eschatologique

En tout cela, une conviction eschatologique : le Règne de Dieu est proche — qui fonde son attitude et son apostolat. En regard des promesses prophétiques : la montée de toutes les nations à Jérusalem, il est urgent de faire connaître le Nom de Dieu, et de celui par qui il fait venir le Royaume, à toutes les nations. Établissement du Règne, ou plus précisément restauration du Règne de Dieu via Israël (cf. Actes 1, 6). Restauration, mais restauration élargie aux nations, ce qui ne fut pas le cas auparavant.

Dans ce processus, Israël a connu un échec considérable, qui est l’exil, advenu au tournant des VIe-Ve siècles av. JC, avec la domination babylonienne, situation jamais pleinement résolue. C’est là la « chute », « la défaite » littéralement, dont il est question en Romains 11 (cf. Ro 11, 11-12). Défaite avec sa face… « positive », un effet imprévu : le Nom de Dieu proclamé parmi les nations, effet déjà amorcé auparavant, mais que Paul, au regard de l’urgence, prend en charge activement.

Il n’est pas question pour lui de rejeter quoi que ce soit de la Loi, qu’il observe lui-même, mais de ne pas en faire un obstacle à l’élargissement du fruit de l’Alliance aux nations. D’où sa négociation de la Loi noachide à Jérusalem en Actes 15, d’où sa grande prudence (dans sa perspective eschatologique) visant à ne pas faire de la Loi un obstacle et sa vigilance à lutter contre l’exigence de certains d’y conduire les non-juifs. D’où l’imprégnation de loi noachide aussi de ses conseils aux Corinthiens, en parallèle avec les conseils qu’il leur donne (1 Co 8-10), pour ne pas rompre d’avec Israël, d’observer la cacherout, même si, selon ses propos, ils ne seraient théoriquement pas forcément tenus de le faire, conseils qu’il donne aussi aux non-juifs de l’Église de Rome (Ro 14).

En lien avec tous ces conseils, la conviction de l’imminence eschatologique, liée à celle que le Messie de ce Règne imminent est Jésus, porteur du Nom de Dieu : cela explique l’impression d’un christocentrisme exclusiviste (l’invocation du Nom du Seigneur, Ro 10, 13, i.e. pour Paul, Christ) en parallèle avec l’affirmation d’un salut sans exclusive de « tout Israël » (Ro 11, 26). Point de contradiction si l’on comprend que le salut est fonction de l’Alliance, que Dieu déploie dans l’Histoire, Alliance scellée avec Israël et irrévocable, et à présent élargie par la venue du Messie du Règne imminent à quiconque l’invoque (Ro 10, 13, cf. Jo 2, 32 et reprise en Ac 2, 21). Conviction d’une imminence qui est celle de l’Église primitive en son ensemble, dont Paul et ses disciples. Paul l’affirme explicitement, cf. 1 Thessaloniciens 4, mais aussi 1 Corinthiens (ch. 15) et Romains 9-11, et ça reste vrai tout au long du Nouveau Testament, de quelque époque que l’on date ses livres, où on lie en outre l’avènement du Règne imminent aux menaces sur Jérusalem, en fonction d’une relecture du Livre de Daniel, relecture que l’on trouve dans les évangiles (Mt 24, Mc 13, Lc 21), dans 2 Thess. ou l’Apocalypse, de quelque époque que l’on date ces livres.

La conviction qui a animé la mission de Paul restera vraie pour ses disciples et ceux des autres Apôtres avant comme après la destruction du Temple de 70… Puis s’estompera progressivement jusqu’à la conversion de l’Empire romain, occasionnant une lecture non-eschatologique autant que non-juive de la mission de Paul, qui a fini par prévaloir et devenir filtre incontournable, jusqu’aux redécouvertes récentes de l’importance et de l’eschatologie et du référentiel de la tradition juive.


Romains 9 à 11, ou lire le sens de deux fidélités

Dans le cadre de cette conviction eschatologique, il appartient à Paul de prendre en compte ce qui apparaît dès lors comme double fidélité : la fidélité au Christ Ressuscité rencontré par l’Apôtre sur le chemin de Damas et à l’envoi par lui des disciples aux nations ; et la fidélité juive qui est fidélité à l’observance des mitsvoth de la Torah — qui est aussi ce qu’en dit Jésus (cf. notamment Mt 5, 17-19).

Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant ipso facto un abandon (ou perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8-10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les non-juifs, à la loi noachide.

Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant a donc très vite débouché sur un non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi. Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après sa rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente. Après le non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux courants se sont donc dégagés très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un mystère, concernant le projet de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11).

Réflexion sur un mystère qui ne peut contourner l’enseignement de Jésus — selon Matthieu, notamment Mt 5, 17-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

Est-ce les disciples de Jésus issus des nations, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux courants, mystérieusement, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.

Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant les textes. Ainsi en Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par [le moyen] de la foi », les traductions courantes rajoutent « par le moyen », qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est le don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, non-juifs, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, qui se distingue du projet divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.

Étant question ici de l’antique alliance dont parle Paul, remarquons que comprendre « Ancien Testament », terme qui n’advient qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, chez Paul (2 Corinthiens 3, 14) ; le comprendre comme désignant la Bible hébraïque revient à ignorer que quand l’Apôtre écrit, le Nouveau Testament n’existe pas encore ! Pour Paul, comme pour Jésus, il n’est alors d’autre Bible que la Loi, les Prophètes et les Psaumes (Luc 24, 44) — Psaumes pour désigner, comme son premier livre, le recueil des Écrits —, bref le Tanakh, la Bible hébraïque : entre Matthieu et Luc, l’expression, ou son équivalent, la Loi et les Prophètes, ou Moïse et les Prophètes, apparaît bien une dizaine fois. Le vocable « Ancien Testament » désigne en 2 Co 3 le texte vénérable (« ancien ») dont on ne perçoit pas l’Esprit, que désignaient les prophètes parlant de Torah inscrite dans les cœurs, alliance éternellement nouvelle, et dont Paul, selon sa foi au Ressuscité, voit la manifestation dans le Christ. Bref, cette unique mention du terme « Ancien Testament » n’est pas propre à fonder la nomination exclusive d’Écritures hébraïques en texte dépassé par un Nouveau Testament qui n’existe pas encore ! Sous cet angle, « Premier Testament » plutôt qu’ « Ancien » a l’avantage de ne pas connoter « périmé », mais n’est pas parfait non plus ; outre que, bien expliqué, « Ancien Testament », au sens de « vénérable », ne pose pas de graves problèmes !

Reste qu’une confusion s’est mise en place par la suite entre deux plans des développements complexes de Paul (salut du monde et relation intime avec Dieu) — cf., concernant cette complexité de Paul dans le cadre de la question eschatologique, 2 Pierre 3, 13-16 : « nous attendons, selon [la] promesse [de Dieu], de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera. C’est pourquoi, bien-aimés, en attendant ces choses, appliquez-vous à être trouvés par lui sans tache et irrépréhensibles dans la paix. Croyez que la patience de notre Seigneur est votre salut, comme notre bien-aimé frère Paul vous l’a aussi écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée. C’est ce qu’il fait dans toutes les lettres, où il parle de ces choses, dans lesquelles il y a des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens, comme celui des autres Écritures, pour leur propre ruine. » La confusion de ces deux plans de la réflexion de Paul a débouché via des mouvances des plus christocentriques sur des compréhensions qui ont fini par faire juger les juifs infidèles tant qu’ils ne deviennent pas chrétiens, ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah, telle que prescrite aussi par Jésus.


RP, À propos de Paul en vue d’une lecture de Romains 9-11


mardi 10 janvier 2017

Sola gratia et lâcher-prise





Romains 3, 21-24
21 Mais maintenant, la justice de Dieu dont témoignent la loi et les prophètes a été manifestée indépendamment de la loi :
22 c’est la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient.
23 Il n’y a pas de différence : tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu,
24 et ils sont gratuitement déclarés justes par sa grâce, par le moyen de la libération qui se trouve en Jésus-Christ.

1 Corinthiens 15, 10
Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n’a pas été vaine ; loin de là, j’ai travaillé plus qu’eux tous, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi.

*

« Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi » (1 Co 15, 10). Des mots à comprendre en regard de ce qui précède, 1 Co 15, 8-9, où Paul rappelle qu'il avait antan dirigé des poursuites contre les disciples de Jésus, se disant désormais lui-même, de ce fait, le dernier des Apôtres. Petite remarque : à bien y regarder Paul avait en un sens alors... raison de poursuivre la communauté nouvelle ; en ce qu'elle représentait à ses yeux, et aussi pour d'autres, une menace potentielle pour tout Israël parce que subversive aux yeux de Rome ! Des disciples et continuateurs de celui qui avait été exécuté pour subversion contre le pouvoir romain, ne l'oublions pas – cf. le motif de sa condamnation affiché sur la croix.

Entre ce temps-là et son épître aux Corinthiens, Paul aura lâché prise : ce n'est pas lui qui défend le peuple de Dieu face à Rome, sauf à devenir persécuteur de ce qui lui semble en menacer le salut, ou l'identité. Lâcher prise : où Paul a pris la leçon de son maître Rabbi Gamaliel (Actes 22, 3) – comme plus tard Luther celle de Staupitz, son abbé – ici Gamaliel plaidant devant le sanhédrin pour le lâcher-prise et la tolérance envers les disciples de Jésus (Actes 5, 34) – que Paul vient de rencontrer comme Christ ressuscité (Actes 9, 5 ; 22, 8 ; 26, 15). Ce n'est pas pour rien que le livre des Actes précise tout cela...

C’est la seule façon possible de comprendre le propos de Paul : « j'ai travaillé plus que tous » les autres Apôtres, sans que ce soit en contradiction avec « la grâce de Dieu qui est avec moi ». Fruit d'un lâcher prise que ce « travail » et non pas une façon de « terminer par la chair après avoir commencé par l'Esprit » (cf. Galates 3, 3) en se glorifiant quand même !

Paul n'a rien fait qui serait son « travail » à lui, il est « l'avorton » (1 Co 15, 8) de la mission du Ressuscité, dernier des Apôtres ! Mais c'est précisément cela, fruit de son ratage comme marque initiale, qui a œuvré, travaillé à travers lui, qui a glorifié Dieu par lui, honteux, et par cela en lui : Dieu seul glorifié, donc, de ce qui se produit réellement : la réception par les nations païennes de l’Évangile, Évangile de la grâce seule – du fait de ce ratage initial de Paul. En cela aussi la puissance de la grâce s'accomplit dans la faiblesse (2 Co 12, 9).

La grâce seule. Une grâce produisant un fruit, ledit « travail », œuvre de Dieu seul, au bénéfice des nations. Où on en vient à notre texte en Romains 3. L’Épître aux Romains en général, en entier, est une défense par Paul des juifs face aux païens chrétiens de Rome. Défense de leur prestige légitime d'héritiers et de porteurs du témoignage de la Loi et des Prophètes, cela, pour Paul, sans interférence avec le message du lâcher-prise de la grâce.

Petit rappel du contexte pour bien saisir le propos : les juifs, disciples du Christ ou pas (à l'époque la rupture Synagogue-Église n'a pas eu lieu), avaient été expulsés de Rome par Claude (Actes 18, 2) au début des années 40 du fait, selon l'historien latin Suétone, des troubles suscités parmi eux par un nommé Chrestos – selon le terme de Suétone : « Les Juifs provoquant continuellement des troubles à l’instigation de Chrestos, [Claude] les chassa de Rome » (Suétone, Claude, XXV). Lorsque les exilés vont revenir, que dit Paul aux Romains ? – c'est au cœur de l’épître : l'accueil d'abord, par les païens chrétiens qui eux n'ont pas été expulsés ; l'accueil d'abord concernant les juifs romains, disciples de Jésus ou pas, d’autant plus que c'est l’accueil des premiers bénéficiaires du message, la Torah, du Dieu de leur salut.

Privilège, honneur. Parallèle avec la France dite des Droits de l'Homme ! Honneur… et risque d’effets pervers qu'un tel privilège, un tel titre, d'un tel prestige : « nation des Droits de l'Homme » ! « Nation de la Torah de Dieu » ! Oui, mais voilà, nul n'est à la hauteur, nul n'est maître de ce qui l'honore. Lâcher prise en se reconnaissant privés de cet honneur, de cette gloire là – « tous ont péché, à savoir : ne sont pas à la hauteur, et sont donc privés de la gloire de Dieu » –, pas à la hauteur en regard de la vérité de la Torah ! Cela vaut pour tous, ceux qui l'ont reçue comme les autres.

« Tous ont péché », en effet, ou : « Que tout homme soit reconnu menteur » ! autre formulation de Paul (Ro 3, 4). Peuple des Droits de l'Homme ? Menteur ! Oui les Droits de l'Homme ont été proclamés en ton sein, patrie des Droits de l'Homme, mais est-ce que tu les respectes ? N'es-tu pas privée de la gloire de ce titre ? Quand tu ne les respectes pas plus que les autres ! Alors oui, ton privilège est immense, à la mesure d'une responsabilité que tu n'as pas su porter.

« Toi donc, qui enseignes les autres, écrit Paul, tu ne t’enseignes pas toi-même ! Toi qui prêches de ne pas dérober, tu dérobes ! Toi qui dis de ne pas commettre d’adultère, tu commets l’adultère ! Toi qui as en abomination les idoles, tu commets des sacrilèges ! Toi qui te fais une gloire de la loi, tu déshonores Dieu par la transgression de la loi ! » (Ro 2, 21-23)

« Que tout homme soit reconnu menteur » ! « Tous ont péché » ! Alors la grâce est possible, pour tous, alors Dieu agit comme Dieu rédempteur, c'est-à-dire racheteur, libérateur. La grâce, c'est-à-dire la faveur de Dieu : chacun vrai devant lui, c'est-à-dire se reconnaissant pas à la hauteur, mais se sachant aimé comme il est : déclaré juste. Alors la faveur de Dieu va travailler par lui, par le moyen de la foi en la libération offerte, effet d'un lâcher-prise. Le lâcher-prise de Paul auquel il appelle les croyants de Rome, juifs et païens, les croyants de France ici aujourd'hui, et incroyants, de toute obédience et tradition.

Lâcher prise et compter sur la grâce, la faveur de Dieu seule. Plus rien à prouver, peu importe tous mes ratages passés et actuels, je ne suis pas à la hauteur de toute façon ; tout est don, de la Torah à l’Évangile, tout est grâce ; c'est lui qui justifie, il suffit de faire confiance : justifiés par la foi, la confiance, le lâcher-prise.


RP, « Par la Grâce seule : notre opportunité »
Poitiers, espace MLK, 10/01/17


jeudi 23 janvier 2014

"Christ est-il divisé ?" (1 Co 1, 13)




Ésaïe 57, 14-19 ; Psaume 36, 5-10 ; 1 Corinthiens 1, 1-17 ; Marc 9, 33-41

1 Corinthiens 1, 1-17
1 Paul, appelé à être apôtre du Christ Jésus par la volonté de Dieu, et Sosthène le frère,
2 à l’Église de Dieu qui est à Corinthe, à ceux qui ont été sanctifiés dans le Christ Jésus, appelés à être saints avec tous ceux qui invoquent en tout lieu le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre ;
3 à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ.
4 Je rends grâce à Dieu sans cesse à votre sujet, pour la grâce de Dieu qui vous a été donnée dans le Christ Jésus.
5 Car vous avez été, en lui, comblés de toutes les richesses, toutes celles de la parole et toutes celles de la connaissance.
6 C’est que le témoignage rendu au Christ s’est affermi en vous,
7 si bien qu’il ne vous manque aucun don de la grâce, à vous qui attendez la révélation de notre Seigneur Jésus Christ.
8 C’est lui aussi qui vous affermira jusqu’à la fin, pour que vous soyez irréprochables au jour de notre Seigneur Jésus Christ.
9 Il est fidèle, le Dieu qui vous a appelés à la communion avec son Fils Jésus Christ, notre Seigneur.
10 Mais je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus Christ : soyez tous d’accord, et qu’il n’y ait pas de divisions parmi vous ; soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée.
11 En effet, mes frères, les gens de Chloé m’ont appris qu’il y a des discordes parmi vous.
12 Je m’explique ; chacun de vous parle ainsi : « Moi j’appartiens à Paul. – Moi à Apollos. – Moi à Céphas. – Moi à Christ. »
13 Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ?
14 Dieu merci, je n’ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Gaïus ;
15 ainsi nul ne peut dire que vous avez été baptisés en mon nom.
16 Ah si ! J’ai encore baptisé la famille de Stéphanas. Pour le reste, je n’ai baptisé personne d’autre, que je sache.
17 Car Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ.


Marc 9, 33-41
33 Ils allèrent à Capharnaüm. Une fois à la maison, Jésus leur demandait : « De quoi discutiez-vous en chemin ? »
34 Mais ils se taisaient, car, en chemin, ils s’étaient querellés pour savoir qui était le plus grand.
35 Jésus s’assit et il appela les Douze ; il leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. »
36 Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d’eux et, après l’avoir embrassé, il leur dit :
37 « Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m’accueille moi-même ; et qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »
38 Jean lui dit : « Maître, nous avons vu quelqu’un qui chassait les démons en ton nom et nous avons cherché à l’en empêcher parce qu’il ne nous suivait pas. »
39 Mais Jésus dit : « Ne l’empêchez pas, car il n’y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse, aussitôt après, mal parler de moi.
40 Celui qui n’est pas contre nous est pour nous.
41 Quiconque vous donnera à boire un verre d’eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.


*

Je suis de Paul, de Pierre, d'Apollos..., de Luther, du pape, de Calvin, etc. (sans compter les leaders vivants actuellement). Que chacun mette le témoin du Christ qu'il voudra ou qu'il privilégie comme le sien. Ou, raccourci, qu'il se réclame directement du Christ, oubliant que Christ non-divisé est Christ total, tête et membre. Celui qui se réclame du Christ, « moi du Christ » en 1 Co (se posant dès lors au-dessus des autres), est bien celui que l'on retrouve dans le « chasseur de démons » de Marc... Où Marc ch. 9 apparaît bien comme ayant la même problématique que Paul aux Corinthiens, et donne la même réponse.

Car ce que répond Jésus aux disciples est ce que les disciples rediront, et que l'on retrouve chez Paul aux Corinthiens — c'est la même réponse ! Celle que Jésus donne dans un geste, des plus éloquents pour souligner son propos : placer un enfant au milieu d'eux.

… Alors que Jésus vient d’annoncer à ses disciples qu’il va être crucifié, eux s’interrogent pour savoir qui d’entre eux est le plus grand ! Décalage frappant... Un décalage que soulignera Paul — lui prêche Christ crucifié, écrit-il — lorsque les disciples des disciples rejouent le même scénario que les douze en Marc 9 ! La manie semble donc dès le premier siècle avoir la vie assez dure pour que la mise en garde vaille... encore pour nous !

*

Et Jésus de demander calmement à ses disciples, et à nous parmi eux : « De quoi discut(i)ez-vous en chemin ? » ! Cela avec une absence d’indignation qui s’explique sans doute par une grande tolérance à notre égard. Peut-être aussi, du coup, la tolérance étant liée à la fatigue (l'histoire de l’avènement de la tolérance dans nos civilisations l'a trop montré), peut-être son calme à l'égard de ses disciples est-il dû à une lassitude, comme en prévision des siècles ultérieurs qui verront cette manie se perpétuer, jusqu'à déboucher sur des querelles... et jusqu'à des guerres !

*

Puis Jésus met un enfant au milieu des disciples. Il vient de leur donner cette forte leçon : « si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier et le serviteur de tous ». Invitation donc, à se faire le dernier : ça vaut pour les douze, pour leurs disciples à Corinthe, et pour nous.

Mais que donne-t-il en exemple dans cet enfant ? Il faut bien répondre à cette question. Est-ce son innocence, comme on aime parfois le répéter. Mais il suffit d’avoir observé un enfant, ou d’avoir un peu la mémoire de notre propre enfance pour considérer avec prudence l’innocence de ces arracheurs d’ailes de mouches. Est-ce alors leur absence de sens critique qui nous serait donnée en exemple ? Sûrement pas, quoique cette hypothèse ait dû avoir très tôt du succès, puisque Paul s’empresse de dire aux Corinthiens que sous cet angle, il ne leur faut pas se comporter comme des enfants. Serait-ce alors la simplicité de l’enfant que Jésus soulignerait ? Peut-être en un sens. En ce sens qu’un enfant n’a pas encore appris tous les rouages de la tortuosité. Mais à y regarder de près l’explication est insuffisante. Les disciples ne sont pas si experts que cela en manœuvres.

Si c'est sûrement bien d’humilité, dont relève la simplicité, qu'il s'agit, ce n'est pas l’humilité subjective, l’humilité d’attitude qui serait celle de l’enfant qui est mise en exemple ! Il suffit d’en voir un faire un caprice, pour se rendre compte qu’ils ne se prennent déjà pas pour quantité négligeable… Et, ici, pour nous : ne vous comportez pas comme des enfants, dira Paul !

Non ce n’est pas parce que l'enfant serait remarquable ou qu’il aurait déjà appris à être confit en sainteté, serait-ce sous forme d’humilité, que Jésus le donne en exemple. C’est d'humilité objective qu’il s’agit : à savoir que l'enfant, on le regarde de haut, on le considère comme quantité négligeable ; bref, au fond, on le méprise. Eh bien c’est en cela qu’il ressemble à Jésus, qui tout roi qu’il est devant Dieu, va être méprisé, rejeté, crucifié — nous prêchons Christ crucifié, écrira Paul —, tandis que les siens tirent des plans sur la comète et spéculent sur leur grandeur respective au regard de leur place dans le gouvernement messianique. Voilà où l’enfant est pour eux, pour nous, un exemple : une figure de Jésus, et par lui, de Dieu.

*

Et puis au fond, il y a là une leçon sur la liberté : celui qui veut s’exalter lui-même, acquérir de la gloire, se donner une identité, fût-ce via Paul, Pierre, Apollos, etc, ou mieux que tous les autres, se pense en prise directe et solitaire avec le Christ, celui-là passe à côté de sa vraie identité, en Christ. Nos identités ecclésiales, confessionnelles, dénominationnelles, qui donnent nos divisions, sont secondes, comme aussi les identités que nous donnent nos fonctions.

Car nous n’avons de vraie identité chrétienne qu'en Christ dont nous sommes membres et dès lors membres les uns des autres, formant ensemble le corps du Christ tel qu'il nous est donné dans l’Esprit saint.

Tandis que le plus méprisé apparemment, celui que nul ne considère en ce qui concerne les choses sérieuses comme les positions les plus élevées Royaume du Christ, tel l’enfant, peu considéré quant aux choses sérieuses, vit dans une parfaite liberté à l’égard tant de l'auto-polissement de son image que de la mare de flatterie qui préoccupe tant les chercheurs de trônes et de couronnes que nous pouvons tous être à notre façon : il y a aussi des couronnes à nos échelles, et qui suscitent bien des amères compétitions, comme dans les entreprises et conseils d'administration, certes, mais aussi jusqu’aux Églises, à l'intérieur d'elles et entre elles… et c'est cela qui apparaît déjà à Corinthe. Et que dire après ? Ici, entre nous...

Alors, dans le Christ, qui n’a pas regardé comme une proie la gloire de Dieu qui est sienne dans l’éternité, celui qui le reçoit comme l’enfant jugé comme lui sans grand intérêt, — reçoit Dieu lui-même présent dans son envoyé, dont on ne perçoit pas assez que la gloire passe par son humiliation, la croix, trop indigne pour qu’on puisse croire qu’elle est le lot du glorieux, du Fils d’éternité. Combien est-il tentant de préférer la gloire du Christ à sa croix ! Mais il n’est de gloire que celle de la croix. Au pied de laquelle éclate le ridicule, oui le ridicule, de nos prétentions à des supériorités individuelles ou ecclésiales : je te suis supérieur parce que j'occupe tel poste, telle fonction, parce que j'ai telle pratique ou telle autre dans l'attente de la venue du Royaume, telle façon de baptiser, de célébrer le repas du Seigneur, ou parce que je suis de Paul, de Pierre, d'Apollos, etc, ou parce que je me réclame directement du Christ ?!

Ne l'empêchez pas, dit toutefois Jésus — manifestement tolérant, par fatigue, patience et compassion. Ne l'empêchez pas : il est aussi, même s'il l'ignore éventuellement, membre du même corps que vous — et sachez tous que vous êtes disciples ensemble d'un crucifié, et que si votre foi chrétienne est sérieuse, vous êtes crucifiés avec lui, de sorte que déjà vous vivez avec lui, en lui, que votre vie, votre vraie identité, est cachée avec lui, le Ressuscité, en Dieu.


RP, Semaine de l'Unité, 23.01.14, Poitiers, Ste Radegonde
Praille, monastère des Bénédictines, 27/01/14


jeudi 28 novembre 2013

Dieu ?





Un Concept ?

Dieu est-il une sorte de super-théière céleste ?

« Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. » (Bertrand Russell, Is There a God? — cité par Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, éd, Robert Laffont, 2008, p. 60-61.)

« Mais si j'affirmais, poursuit Russell, que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. » À juste titre, me semble-t-il, de même qu'il ne serait pas très sérieux de renvoyer dos à dos les croyants et les sceptiques sous prétexte que si on ne peut pas prouver l'existence de ladite théière on ne peut pas non plus prouver le contraire, puisqu’elle est indétectable ! Faut-il préciser que dans ce cas de figure — Dieu comme super-créature —, je me range avec ardeur du côté des sceptiques ?…

Problème : les choses ne se posent pas en ces termes.

Sauf à donner raison à Woody Allen, disant : « Non seulement Dieu n’existe pas mais en plus il est impossible de trouver un plombier le dimanche. »


L'Ecclésiaste

La mise en question de Dieu comme super-théière céleste ou comme plombier du dimanche est déjà le fait du livre de l'Ecclésiaste, où « Dieu » désigne et rassemble la globalité des aspects (non-exhaustifs) de l'idée que ce qui nous advient ne dépend, ultimement, pas de nous.

Il s'agit d'une prise de conscience suite à une réflexion sur ce qu'enseigne ce concept — « Dieu » —, prise de conscience propre à fonder le bonheur, puisque pour l'Ecclésiaste c'est de cela qu'il s'agit : le fait que tout soit « don de Dieu » — nom qui symbolise le fait que nous ne maîtrisons pas ce qui nous advient — invite à « la crainte », qui est en quelque sorte le versant négatif de l'admission de la possibilité que ce qui est don ne soit pas — ou n'ait pas été — octroyé, ou n'ait pas été reçu (car le bonheur — de manger et boire par ex. pour l'Ecclésiaste — suppose le don de ce qui le rend possible, les récoltes par ex., et la capacité d'en recevoir le produit pour le mieux, cela allant jusqu'à des dispositions digestives favorables ! Autant de choses qui au bout du compte, nous dépassent — un dépassement, une série de dépassements que rassemble le concept de Dieu). Crainte quant au versant négatif, donc — et en son versant positif, la reconnaissance, tout simplement, la reconnaissance de ce que la matérialité de la condition du bonheur, jusqu'à la disposition pour le recevoir, ne viennent, ultimement, pas de nous.

Notons qu'il n'est point en tout cela question de foi, mais d'un concept, qui ne désigne pas un objet, mais vise d'abord le fait que ce qui nous advient ne dépend au bout du compte, pas de nous… Notion — qu'on pourrait éventuellement décliner autrement que comme « Dieu » —, concept relevant de la raison, pas de la foi. Concept qui en hébreu se conjugue au singulier mais se décline au pluriel ! — : le livre de l'Ecclésiaste utilise le mot pluriel Elohim, qui pourrait se traduire par « les puissances », ou, pour rendre le singulier : « lui, les puissances » !

Précisons en outre que pour l'Ecclésiaste, la référence à Dieu n'a pas de rapport avec un prolongement post-mortem de l'existence. Précision utile en notre temps, où l'on lie automatiquement le concept de Dieu et une vie post-mortem. Ce que ne fait en aucun cas l'Ecclésiaste : pour lui notre vie est limitée au temps qui nous est donné « sous le soleil ».

De cette vie qui nous est donnée, nous ne sommes ni la source, ni le garant du bonheur que nous pourrions y cueillir : cela nous échappe largement, cela vient des puissances qui nous échappent et se résument à un nom, un concept : « Dieu » : la part qui ne nous échappe pas est celle que l'Ecclésiaste nous invite à mettre en œuvre : un respect reconnaissant, une loyauté aussi : « crains Dieu et observe ses préceptes » (en vue d'un vivre-ensemble éthique, voire cérémoniel, via des règles dont la source, ici aussi, nous excède)… Et tout ce que ta main trouve à faire, fais-le. Cueille le bonheur où il t'est donné : bois de bon cœur ton vin et jouis de la vie avec la femme que tu aimes. Tout cela est don de Elohim, « Dieu » en français.

La conjugaison au singulier vise à ne pas faire de tel ou tel aspect de l'origine indiscernable de ce qui nous advient, un objet de culte particulier — une idole. Au fond, l'origine indiscernable est irreprésentable, sous quelque figure que ce soit. C'est ce que le français a traduit par « Dieu ».


« Dieu »

Le mot français vient du mot « Zeus », « Dju » en latin, que l'on trouve dans « Dju-piter », proche de Dieu-père — père, à savoir origine. La prononciation latine, « Diou » est conservée dans les langues occitanes. Le monde germanique, avec Gott, ou God, s'inscrit dans la tradition du panthéon germanique (cf. Wotan). On pourrait multiplier les exemples et les choix traditionnels qui se sont imposés. Le grec de la Bible des LXX ou du Nouveau Testament donne Theos, nom générique au fond, qui désignait « le divin », rassemblant en un nom au singulier tout le panthéon (pléonasme puisque panthéon désigne le tout des / de la divinité/s) — toute la déité. « Theos », « Zeus », « Dieu », des mots qui connotent tous jour, ciel, ou encore souffle, esprit

Le choix du singulier « Theos » en grec pour traduire l'hébreu rejoint le fait que l'hébreu conjugue le pluriel Elohim au singulier : une insistance sur l'indiscernable ultime des sources de ce qui nous advient.

Jusqu'ici, on n'a pas parlé de foi. Jusqu'à l'athéisme contemporain et sa radicale mise en question d'un concept devenu un peu trop évident, on est devant un lieu commun : il y a du divin, il y a de la déité, ce qui nous échappe.

Même les plus athées, par rapport aux dieux nommés et repérés que sont les figures des dieux représentés, à savoir les épicuriens, les bouddhistes, ou les juifs puis les chrétiens, taxés d'athées par leurs contemporains, ne remettent pas en question, dans l'Antiquité, la légitimité d'un tel concept. Les épicuriens ne rejettent même pas l'existence « des dieux » : Lucrèce invoque Vénus en entrée de son poème philosophique « De natura rerum » — « De la nature des choses ». Simplement les dieux ne se mêlent pas des nos affaires — ne relevant d’ailleurs peut-être que nos — légitimes — imaginations. On sait que le bouddhisme a une attitude similaire.

Le judaïsme et le christianisme sont plus radicaux : leurs contemporains le remarquent et le leur reprochent en les taxant d'athées : la radicalité en question se traduit dans un refus intransigeant de toute représentation, qui va jusqu'au refus de nommer Dieu — tel qu'il se présente dans l'héritage hébraïque.

Un refus des idoles que l'on retrouve dans l’Épître aux Romains, laquelle, admettant l'idée d'un accès rationnel théorique à la divinité, constate ipso facto que cela se traduit pratiquement en représentations idolâtres : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, et des reptiles. » (Ro 1, 20-23)

Notons que certains penseurs de l'histoire du christianisme ont vu en ce texte un appui à l'idée d'un accès rationnel à Dieu, comme Thomas d'Aquin, lequel rejoint en cela son prédécesseur juif Moïse Maimonide, avec qui il considère que la notion aristotélicienne de causalité permet d'induire l'existence d'un Dieu, sans permettre pour autant d'y voir le Dieu de la Bible. D'autres en revanche, notamment chez les Réformateurs protestants, soulignent de ce fait que ce texte (Romains 1) apparaît comme une voie sans issue puisqu'elle débouche non sur Dieu, mais sur des figures d'idole…

*

« Incarnation »

En effet, « nul n'a jamais vu Dieu » — il est donc non-figurable, pas même, faut-il le préciser, en celui, « Fils unique, qui l'a fait connaître » ! (Jean 1, 18).

Car la manifestation du Christ s'aborde dans le Nouveau Testament non comme représentation de Dieu, mais telle que résumée à partir par exemple de Philippiens 2, 5-8 : « Jésus-Christ, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. » Ainsi — cf. 1 Corinthiens 1, 17-2, 9 — Paul écrit (1 Co 2, 2) : « je n’ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. »

L’Incarnation (selon ce vocable issu de Jean 1, 14) apparaît alors comme humilité radicale : au moment où la Parole créatrice s’incarne dans l’humilité radicale de Jésus, menée jusqu’à la crucifixion, cette humilité-même dévoile l’infinie distance de celui dont elle dit la proximité ! Le Crucifié dévoilant Dieu (1 Co 1, 23) — c'est à dire où il n'y plus rien de divin à voir ! Qu'il ne soit d’autre présence de Dieu qu’en vis-à-vis de l’humilité de ses témoins est une constante de la Bible hébraïque : celle de notre dépendance absolue à l’égard de ce qui nous échappe, et qui se trouve ici en quelque sorte récapitulée dans l’humilité radicale — assumée par Jésus.

Plus que jamais, Dieu ne saurait être figuré, ni même nommé.

*


Le Tétragramme — ou : au-delà du concept ?

Où l'on rejoint un acquis de la tradition juive concernant ce Nom particulier du Dieu ultime, le fameux Tétragramme Yod Hé Wav Hé — YHWH — quatre consonnes données à Moïse dans le livre de l'Exode, et dont on n'emploie pas les voyelles…

Le texte est connu — Exode 3, 1-15 :

1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
2 L’ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré.
3 Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
4 Le SEIGNEUR vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici !
5 Dieu dit : N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.
6 Et il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Egypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer […] et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel, […]
9 Voici, les cris d’Israël sont venus jusqu’à moi, […]
10 Maintenant, va, je t’enverrai auprès de Pharaon, et tu feras sortir d’Egypte mon peuple, les enfants d’Israël.
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je, pour aller vers Pharaon, et pour faire sortir d’Egypte les enfants d’Israël ?
12 Dieu dit : Je serai avec toi ; et ceci sera pour toi le signe que c’est moi qui t’envoie : quand tu auras fait sortir d’Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
13 Moïse dit à Dieu : J’irai donc vers les enfants d’Israël, et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’envoie vers vous. Mais, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?
14 Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui serai. Et il ajouta : C’est ainsi que tu répondras aux enfants d’Israël : Celui qui s’appelle "je suis" m’a envoyé vers vous.
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : Le SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’envoie vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà mon nom de génération en génération.

Un Nom que l'on ne prononce pas, sauf à en faire… un nom, précisément, un concept : c'est la raison fondamentale pour laquelle on ne prononce pas ce nom, plutôt que parce qu'on aurait perdu les voyelles — ce pourquoi on lit « mon Seigneur », Adonaï, Kyrios en grec, un titre qui nous met en relation avec l'ultime dont relève ce qui nous advient comme ne dépendant pas de nous : mon seigneur, une relation existentielle plutôt qu'une description, ou la captation d'être qui est dans la nomination qui fournit toujours quelque chose de l'ordre du concept, de l'idée, de l'image que l'on s'en fait. Un nom n'épuise pas ce qu'est celui qui le porte — a fortiori la divinité dont on n'a aucune approche suffisante, sauf à la réduire à un aspect, une idole.

On perçoit pourtant bien quelque chose, mais de façon non-exhaustive, de ce que peut signifier le nom déployé dans ce texte, composant le mot être à tous les temps — de telle façon qu'il est difficile à traduire : depuis le concept d'être, précisément, « celui qui est », se conjuguant comme « celui qui est, qui était et qui vient », ce qu'a retenu le grec, avec le mot « ôn » : avec le risque d'en faire le concept d'être, ce qui est encore un concept là où le texte hébreu accentue l'aspect de la promesse : je serai avec toi, où nous sommes conduits à la question de la foi, où le concept de la précédence dans ce qui nous advient comme ne dépendant au fond pas de nous est perçu comme favorable : là apparaît la question de la foi ! — « je serai avec toi », promesse donnée à croire.


La question de la foi

Hé 11, 6 : « il faut que celui qui s’approche de Dieu aie foi que Dieu est, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Là apparaît la « pichenette » qui fait la différence entre le concept de Dieu et la foi par laquelle on le postule comme favorable. La « pichenette » qui fait la différence entre « Celui qui est » — « l'Être suprême » — et « Celui qui sera avec toi » — « je serai avec toi » : un Dieu favorable, « rémunérateur », source du bonheur de quiconque le cherche. Voilà qui du coup n'est pas évident. Rien, ou presque, ne semble devoir nous conduire à affirmer que Dieu est un créateur favorable à ses créatures — sauf à poser un acte de foi préalable en Dieu comme Dieu qui promet et qui tient. En premier lieu la délivrance dont Moïse va être le porte-parole pour la libération du peuple captif. Délivrance relue comme acte d'un Dieu favorable, libérateur de sa créature.

Paul aux Romains (8, 18-22) : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des enfants de Dieu. [… sachant] que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. »

Nous voilà donc aux prises avec ce que nous savons, ce que nous voyons, constatons : le monde, la nature, est la proie du mal, un mal trop souvent insupportable — ce qui fait qu’appeler la nature création est déjà un acte de foi — en un Créateur, Dieu Créateur. Un tel acte de foi n'a a priori rien d'évident quand on voit le mal de ce monde. Acte de foi qui pose que la souffrance en cours peut être comparée à celle d'un enfantement, pour un arrachement de la création à la souffrance qui la taraude — mystérieusement si on croit avec Paul la création destinée à la gloire de la résurrection.

Un acte de foi donc — qui contredit en quelque sorte ce que l'on constate : le mal dans le monde et dans la nature. Juste un exemple de ce mal dans la nature, que j'emprunterai à Théodore Monod : « lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire naturelle, j'ai rencontré en Normandie un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d'une larve de diptère. Certaines pondent dans les fosses nasale des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. Songeons aussi aux parasites ! […] Les parasites composent un monde incroyable. Il s'en trouve partout. Il n'est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. Imaginer que tout provient de la volonté d'un Dieu miséricordieux, compatissant à l'égard de ses créatures, voilà qui paraît difficile à admettre, quand on contemple la vérité physique de l'affreux spectacle de la nature. Pour aborder de tels problèmes, peut-être faudrait-il posséder des connaissances, dont ne disposent pas la plupart d'entre nous. » (Th. Monod, Terre et Ciel, p. 238)

La puissance de production du monde, qu'on peut désigner — entre autres vocables — par le concept de « Dieu » semble n'être qu'une source aveugle d'un monde qui pour déboucher sur l'intelligence humaine qui en lit le processus n'implique pas forcément en être dotée elle-même au départ ! Sauf à être maligne — ou souffrante elle-même ! Selon que — comme dit l'Ecclésiaste (1, 18) — « avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. »

La même foi qui reçoit Dieu comme favorable, comme étant à l'initiative — intelligente et bonne — du monde, le reçoit alors comme tout proche, nous accompagnant au cœur de nos souffrances, celles de l'esclavage où il est avec le peuple qu'il libère, celles de nos blessures les plus intenses, les plus intimes, les plus atroces — jusqu'à celles qui nous demeurent, peut-être à jamais, incompréhensibles : de la perte prématurée de proches jusqu'à la souffrance animale et à la violence de la nature — c'est au fond la parole de l'Incarnation : « je vous ai rejoints jusqu'à la souffrance et à la mort » — cela en vue de la vie de résurrection dévoilée par le Christ à la foi de ses disciples.

C'est là le Dieu, qui demeurant au-delà de nos mots, de nos concepts, est donné à notre seule foi.


Deux citations pour terminer

Aux Psaumes 14 & 53, on trouve cette affirmation (v. 1) : « L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! » C'est là ce qui concerne le concept, accessible, pour les auteurs bibliques, à la raison : quelqu'un qui s'imagine que tout dépend de lui est insensé, au point d'en venir à ne pas concevoir de limite à son propre pouvoir. D'où le constat qui suit dans le même texte : « Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ; Il n’en est aucun qui fasse le bien. Le Seigneur, du haut des cieux, regarde les fils de l’homme, Pour voir s’il y a quelqu’un qui soit intelligent, Qui cherche Dieu. Tous sont égarés, tous sont pervertis ; Il n’en est aucun qui fasse le bien, Pas même un seul. » (v, 1-3) Ici, la notion de Dieu, qui n'est pas nécessairement une question de foi, est perçue comme incitation à l'humilité : vous n'êtes pas tout-puissants, pas grand-chose de ce qui vous advient ne dépend de vous.

Et puis, il y a la question de la foi, qui postule, éventuellement contre ce qui semblerait des évidences, que Dieu est favorable. Ainsi dans Mt 6, 31-33 : «  Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? de quoi serons-nous vêtus ? Car toutes ces choses, que les nations recherchent, votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. »


RP, Aumônerie universitaire EPUdF
Poitiers
/ Beaulieu — 28/11/13


mardi 19 mars 2013

À propos de la foi




Le fait que, protestant et pasteur, je puisse tenir le propos que je vais tenir sur la question de la foi devant des prêtres de l’Église catholique romaine, à votre invitation, dont je vous remercie vivement, est en soi le signe de ce que nos mots sont des signes et que l’on en a pris conscience à un degré que l’on avait sans doute, auparavant, oblitéré.

La déclaration commune / ou conjointe luthéro-catholique (qui vaut pour l’EPUdF y compris en sa composante réformée) sur la justification en est elle-même un signe éloquent : nous sommes en un temps héritier d’une certaine prise de distance quand au sens que nous donnons et avons donné au mot foi. La déclaration commune précise que les anathèmes réciproques du XVIe siècle, s’ils gardent leur légitimité ! — ne valent toutefois plus pour ceux qui se reconnaissent dans cette déclaration !

Ce que je vais développer est aussi sous un certain angle une lecture, d’un point de vue protestant, du processus par lequel nos Églises respectives en sont venues auparavant à ne plus entendre les mêmes sens sous les mêmes mots — ici le mot foi.

*

La Réforme a d’emblée perçu le mot comme étant d’ordre relationnel, et en l’occurrence une relation existentielle : la foi comme réalité relationnelle, en l’occurrence comme recours, en quelque sorte.

L’idée apparaît dans le vocabulaire biblique — dans un vocabulaire qui n’est d’ailleurs pas d’abord forcément religieux.

Les termes bibliques — emounah / pistis / fides = foi comme confiance — batach / elpizo = confiance connotée d’espérance — chasah = chercher refuge —… parlent de relation. Concernant la dimension religieuse, de relation à Dieu.

Cela se signifie notamment dans le eis grec qui accompagne le mot pistis, foi. En français, je crois en. Écho au latin credo in. Le choix du verbe credo pour un mot qui se traduirait plutôt par fides n’est sans doute pas indifférent et n’est pas sans être indicatif d’un possible glissement de sens, glissement vers une compréhension préférentiellement intellectuelle du mot foi. J’y reviens. Glissement toutefois corrigé par le en : je crois en.

Une anecdote pour illustrer cela : les premiers vaudois, comparaissant au IIIe Concile du Latran, en 1179, subissaient un interrogatoire où on leur demandait s'ils croyaient en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint Esprit, et en la Vierge Marie. Ayant répondu successivement chaque fois «oui», ils provoquaient l'hilarité de leurs juges les trouvant bien naïfs — pour avoir professé croire en la Vierge Marie. C'est pour les vaudois le point de départ d'un discrédit qui les mènera à leur condamnation. Les théologiens qui les ont interrogés savent qu'on croit en Dieu seul. Pour le reste, on croit que.

Le choix de traduire credere répond toutefois sans doute, donc, au choix entre intellect (influence philosophique) et/ou volonté — opportet addiscentem credere (Aristote cité par Thomas). Il est question partage de convictions communes (essentiellement non-religieuses) quant à des choses qui ne se voient pas spontanément, ou que le maître comprend tandis que le disciple ne fait encore que les croire, sur la parole du maître.

N’oublions pas, cela dit, que l’existence de Dieu est connue pour Thomas (mais il n’est pas le seul à l’affirmer) par la raison — la foi concerne ce qui est révélé de lui.

La Foi (avec majuscule en français) est ici d’abord un donné (Fides quae creditur — le donné de la Foi, le contenu du credo) — qui se distingue de la foi (avec une minuscule en français) subjective (fides qua creditur).

La foi subjective apparaît alors d’abord comme une adhésion en premier lieu intellectuelle à un donné, celui de la Foi comme contenu de l’enseignement de l’Église. Une foi qui consiste donc à reconnaître la vérité d’un enseignement. Une foi qui peut donc être théorique, et qui comme telle, ne saurait être à proprement parler salvifique.

D’où l’affirmation que l’on trouve chez Thomas (mais pas seulement — c’est un lieu commun de la scolastique) qui veut que la foi suave si elle est « informée » par la charité — fides caritate formata. D’où l’usage de l’épître de Jacques 4, 26 : la foi sans les oeuvres est mortes, où l’on trouve déjà la mise en garde contre une foi qui ne serait que croyance.

Face à cela, et suite aux glissements en désespoir induits dans la scolastique tardive, la réforme renoue, en quelque, sorte, et avec insistance, avec la foi comme fiducia — confiance — selon une acception plus paulinienne, plus proche des Psaumes aussi, de la notion de foi comme confiance, comme recours. Une confiance telle qu’elle est foi en Christ et/ou à la fois : foi du Christ (Gal 2, 16 ; Ro 3, 21 sq.). Sauvés par la foi du Christ ! Ce qu’induit cette ambivalence de l’expression paulinienne est que la foi me décentre de moi-même. On et au cœur de l’insistance réformatrice et luthérienne — dans l’héritage paulinien et augustinien.

C’est ainsi que mutatis mutandis on retrouve cette volonté de décentrement chez l’augustinien Pascal (cf. Provinciales II).

Ici la foi est donnée comme antithèse du péché qui me condamne — et mesurer son salut à la lumière de ses mérites ou de son péché est parfaitement mortifère pour une âme inquiète : je ne suis en effet jamais à la hauteur des exigences de Dieu ! Ce qui situe la foi en vis-à-vis du péché. Luther est à ce point significatif, qui se situe dans la perspective de Paul d’Augustin — lequel a fourni à Luther le vocable de serf-arbitre : nous sommes captifs du péché au point que le seul recours que nous ayons est la grâce seule reçue par la foi seule. Kierkegaard, plus tard souligne cela et signalant que l’opposé du péché n’est pas la vertu, mais la foi.

Ce qui du coup situe aussi la foi en regard de la grâce qui précède la foi et la suscite. C’est l’insistance particulière de Calvin lui aussi dans l’héritage d’Augustin.

La foi apparaît alors comme la face positive — le recours — de la conversion, du repentir dont la face négative est le détournement de la faute reconnue.


R.P.
Ligugé, récollection des prêtres de Poitiers, 19.03.13


vendredi 7 septembre 2012

L’unité par l’humilité




Philippiens 2, 5-11
5 Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ,
6 lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu,
7 mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ;
8 (2-7) et ayant paru comme un simple homme, (2-8) il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix.
9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom,
10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre,
11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

*

Et si ce texte parlait d’unité ? L’unité par l’humilité…

L’unité : thème de cette rencontre au Désert 2012. Vaste programme ! Lorsque j’ai demandé à mes collègues en pastorale des précisions — unité du consistoire réformé du Poitou ? Union luthéro-réformée ? Unité des différents protestantismes ? Œcuménisme ?… Je n’ai pas été plus renseigné : tout ça et au-delà. Je me suis retrouvé avec une problématique élargie… jusqu’à l’unité de Dieu, unité dans la Trinité !

Ça m’a finalement éclairé : si on ne me donne pas plus de précisions, autant passer au fondement de l’unité, de toute unité, y compris l’unité dans la Trinité — ce qui m’a semblé renvoyer notamment à ce texte de l’épître aux Philippiens, parlant finalement de l’unité du Christ avec Dieu, qui se concrétise comme humilité.

Quand on sait en outre que ce texte n’est pas donné d’abord comme explication théologique des relations du Christ et de son Père, mais comme une sorte d’exemple à suivre, voilà qui donne matière à réflexion sur le sujet de l’unité, précisément :

« Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire » vient de dire Paul en introduction de cet hymne à l’humilité du Christ, avant de préciser : « ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ »… « Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu »… Etc.

S’il est question de refus de l’esprit de parti, il est donc bien question d’unité de l’Église. Cela rappelle cette autre épître de Paul, la première aux Corinthiens, avec cette Église où l’on se réclame du parti de Paul, d’Apollos, de Pierre, ou même d’un autre parti revendiquant plus encore la vérité, le parti du Christ !…

« Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire », voilà donc qui fait apparemment écho ici à quelque chose de cet ordre. Surtout quand on constate que la Epître aux 1ère Corinthiens poursuit en donnant en référence la prédication de Paul sur l’humilité du Christ, précisément : Christ crucifié.

*

Or, où se trouve la réponse de Paul face à cette tentation mentionnée aux Philippiens, d’esprit de parti d’un côté, de vaine gloire de l’autre ? — Esprit de parti comme atteinte à l’unité entre Églises, ou entre tendances et courants ; vaine gloire comme atteinte jusqu’à l’unité à l’intérieur de chaque Église, par cette manie qui consiste à s’imaginer être au-dessus d’autrui. La réponse est dans le renvoi à l’humilité du Christ, jusqu’à la croix, humilité qui fonde son unité avec le Père — le Père qui lui octroie son Nom, sa gloire, le Christ un avec lui.

L’étonnant dans ce texte, c’est que cette unité du Père et du Fils n’advient que dans ce renoncement à cette même unité avec Dieu — comme égalité avec lui, identité avec lui. Le Fils ne se révèle comme Fils que par son humilité, son obéissance, dévoilant ipso facto Dieu comme Père.

En d’autres termes, il accomplit là une mission qui ne se révèle comme étant sa mission que parce qu’elle est accomplie, précisément. Cette mission qui est de dévoiler le fondement de l’unité de Dieu, de l’unité avec Dieu — cela par l’humilité extrême qui est de renoncer à une identité repérable, en l’occurrence identité divine, « en forme de Dieu ».

Il accomplit sa mission en acceptant un exil radical loin de Dieu. Or cela est en rapport avec le sentiment plus ou moins confus de tout un chacun : être exilé loin de la source de son être : nous sommes des êtres de désir, des êtres de manque. Et nous comblons volontiers ce manque dans un réflexe tout sauf humble, un réflexe d’identité : qui suis-je ? Réponse — vaine gloire : je suis ce qui apparaît de meilleur de moi, ce que ma réputation a fait de moi, réputation que je dois donc cultiver : me prévaloir de mon identité supposée, quasi de mon égalité avec ce que je m’imagine être, ou à l’inverse en me vantant d’être plus nul que nul — ce qui revient à exceller encore en quelque chose ! Vaine gloire, fût-elle paradoxale. Ou alors réflexe d’identité comme esprit de parti : je suis de telle ou telle foi qui m’identifie, de telle ou telle tradition, d’Apollos, de Paul, de Pierre, de Luther, de Calvin…

Et là Paul, lui et d’autres auteurs du Nouveau Testament, découvre dans la troublante attitude d’humilité du Christ, Christ que lui-même, Paul, reconnaît comme Fils de Dieu par sa foi à sa résurrection — « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts » (Ro 1) — ; Jésus Fils de Dieu, ce malgré quoi il est paru, à l’image du Serviteur d’Ésaïe (53, 2), comme sans éclat, comme renonçant, comme étrangement humble.

En Jean, Jésus ne dit pas autre chose (Jean 6, 38-40) : « Je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. Or, la volonté de celui qui m’a envoyé, c’est que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. La volonté de mon Père, c’est que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. »

*

Qu’est à dire « je suis descendu du ciel » ? — Sinon : j’ai renoncé à tout. J’ai renoncé à toute identité — divine — par laquelle je pourrais me poser face au monde. La vérité de mon être est cachée sous mon renoncement.

Ce faisant Jésus dévoile ipso facto la seule source de toute identité : cachée en Dieu (cf. Col 3, 1). Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Dieu le sait ! Et à l’image du Christ ce qui apparaît de moi à l’occasion des circonstances qui m’ont fait naître, adhérer à ceci ou cela, être de tel ou tel métier, région, pays, tradition religieuse, cela relève simplement d’un envoi, de mon envoi, en relation avec ceux que je côtoie, à leur service… Où l’on voit ce que cela signifie quant à l’unité !

Ce n’est pas là mon être, qui lui est caché en Dieu, c’est ma mission, qui consiste avant tout à être vrai et en relation, du fait des circonstances qui précisent ce qu’il en est du service qui m’est octroyé : que puis-je apporter là où je suis ? Cette question est au fondement de toute unité.

*

« La volonté de celui qui m’a envoyé, dit Jésus, c’est que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. »

C’est cela que Paul lit aussi dans sa méditation de la vie du Christ — « Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » — ; c’est ce que Paul donne comme exemple pour nous libérer de ce que nous croyons être.

De sorte que l’unité soit garantie — unité avec Dieu, à l’image du Christ, unité dès lors comme renvoi de nos identités repérables à leur place : « morts avec le Christ, votre identité est cachée avec lui, le ressuscité, en Dieu » (Col 3, 1).

Alors comme il en a été pour lui renonçant à la possession de son identité, chacun des éléments qui fait l’humilité de notre vie, son secret, son anonymat, comme pour le Christ dans le temps, cela devient tout simplement ce qui compose notre mission au service des autres dans notre Église et pour les autres.

Le propre de Jésus est d’être celui qui dévoile cela, d’être de le résurrecteur, celui qui dévoile notre vrai être ressuscité, caché en Dieu ; — à sa suite, empreints des sentiments qui l’animaient, notre part est de vivre ce que les hasards de notre naissance, de notre nationalité, de notre tradition religieuse — de nos choix-mêmes, qui sont forcément situés en rapport avec diverses circonstances —, nous font être pour autrui. Alors tout devient élément d’une harmonie dont le plan général nous échappe. C’est précisément l’humble connaissance de cela qui fonde toute unité. Se refuser à l’unité, et à ses manifestations concrètes, comme l’œcuménisme, relève bien de l’esprit de parti qui revient à absolutiser ce qui n’est que chose passagère comme nos appartenances diverses ; cela relève de la vaine gloire, du refus pour soi-même de l’humilité qui est celle du Christ.

Nous désirons l’unité ? — « Ayez donc en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ » !


RP
Exoudun, Culte au désert,
7.09.12


samedi 23 février 2008

Le temps du paradoxe




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Picasso, L'orateur



« Il est écrit :
Je détruirai la sagesse des sages, Et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.
Où est le sage ? où est le scribe ? où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?
Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient. […]


Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes.
Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille.
Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes;
Dieu a choisi les choses viles du monde, celles qu’on méprise, celles qui ne sont pas, pour réduire à rien celles qui sont,
afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. »



Paul, 1 Corinthiens 1, 19-21 & 25-29.