« Conversion » d’un envoyé du Temple
Shaoul/Paul vit quelque chose de décisif à l'occasion du moment relaté par le livre des Actes des Apôtres : chargé par les autorités de Jérusalem d'un mandat de poursuite des disciples du Crucifié, perçus par les Romains comme un groupe subversif qui semble donc représenter une menace pour l'existence juive, Shaoul/Paul est saisi par sa perception intime du Ressuscité pour un changement de perspective radical : l'irruption du Royaume universel espéré ici et maintenant — ouvrant dès lors sur la possibilité d'un changement d'attitude chez des Romains menaçants pour l'intégrité d'Israël.
Le livre des Actes des Apôtres parle de « zèle », parfois traduit par jalousie, à propos de l’attitude des autorités judéennes que partage leur envoyé, Shaoul/Paul. « Zèle » compréhensible, mentionné aussi dans les évangiles concernant Jésus, explicitement chez Jean : s’il continue, les Romains viendront détruire notre nation. Ça vaut pour Jésus, ça vaut pour ses disciples, les nazaréens. Cf. Actes 5, 17 et le « zèle » du sanhédrin.
Or pour Shaoul/Paul, l'événement du chemin de Damas ouvre sur une mission facilitée auprès des goïm, quant à la possibilité pour eux d'entrer dans la mouvance juive sans les rites qui leur font obstacle. Effet de l'imminence de la présence du Règne universel. Dans cette perspective, non seulement la secte des disciples n'est pas menaçante pour Israël, mais peut en faciliter la compréhension via des goïm qui s'en rapprochent.
Lorsque, suite à l’événement du chemin de Damas, il cesse d’avoir la conviction que la secte des disciples de Jésus est menaçante (conviction qui n’a rien d’illégitime !), Shaoul/Paul ne cesse pas pour autant d’être pleinement juif revendiqué. Actes 5 nous avait prévenus que Gamaliel avait demandé la prudence (Ac 5, 34) quant à la conviction plus commune qui était aussi celle de Paul avant le moment chemin de Damas. Paul, qui on le sait se revendique de l’enseignement de Gamaliel (Ac 22, 3), s’inscrit désormais dans la ligne de la remarque du maître, convaincu pour sa part (un pas plus loin que le maître) que la secte des nazaréens vient bien de Dieu.
S’il y a conversion de Shaoul/Paul, ce n’est en aucun cas un changement de religion, mais un mouvement de techouva au sein de son judaïsme dont il considère désormais que la mission historique arrive à son terme prochainement avec l’avènement du Règne de Dieu manifesté déjà pour lui dans celui qu’il rencontre sur le chemin de Damas comme le Ressuscité.
À l’instar du conseil de Gamaliel, et a fortiori puisqu’il est des nazaréens désormais, il juge à présent inopportun de persécuter une secte en laquelle il ne voit plus rien de subversif pour son peuple, au contraire ! Il se fera désormais le témoin du Royaume tout proche auprès des nations : le temps annoncé par les prophètes où toutes les nations viennent adorer à Jérusalem est imminent.
Envoyé aux nations, d’où l’usage privilégié désormais de son nom romain, Paul, plutôt que de son nom hébreu, Shaoul, puisqu’il porte les deux, étant citoyen romain de naissance (Ac 22, 25-28). Cela n’implique pas forcément un changement de nom. Mais un changement de vis-à-vis exprimé dans l’usage de son nom romain — de naissance tout autant que son nom juif.
Conviction eschatologique
En tout cela, une conviction eschatologique : le Règne de Dieu est proche — qui fonde son attitude et son apostolat. En regard des promesses prophétiques : la montée de toutes les nations à Jérusalem, il est urgent de faire connaître le Nom de Dieu, et de celui par qui il fait venir le Royaume, à toutes les nations. Établissement du Règne, ou plus précisément restauration du Règne de Dieu via Israël (cf. Actes 1, 6). Restauration, mais restauration élargie aux nations, ce qui ne fut pas le cas auparavant.
Dans ce processus, Israël a connu un échec considérable, qui est l’exil, advenu au tournant des VIe-Ve siècles av. JC, avec la domination babylonienne, situation jamais pleinement résolue. C’est là la « chute », « la défaite » littéralement, dont il est question en Romains 11 (cf. Ro 11, 11-12). Défaite avec sa face… « positive », un effet imprévu : le Nom de Dieu proclamé parmi les nations, effet déjà amorcé auparavant, mais que Paul, au regard de l’urgence, prend en charge activement.
Il n’est pas question pour lui de rejeter quoi que ce soit de la Loi, qu’il observe lui-même, mais de ne pas en faire un obstacle à l’élargissement du fruit de l’Alliance aux nations. D’où sa négociation de la Loi noachide à Jérusalem en Actes 15, d’où sa grande prudence (dans sa perspective eschatologique) visant à ne pas faire de la Loi un obstacle et sa vigilance à lutter contre l’exigence de certains d’y conduire les non-juifs. D’où l’imprégnation de loi noachide aussi de ses conseils aux Corinthiens, en parallèle avec les conseils qu’il leur donne (1 Co 8-10), pour ne pas rompre d’avec Israël, d’observer la cacherout, même si, selon ses propos, ils ne seraient théoriquement pas forcément tenus de le faire, conseils qu’il donne aussi aux non-juifs de l’Église de Rome (Ro 14).
En lien avec tous ces conseils, la conviction de l’imminence eschatologique, liée à celle que le Messie de ce Règne imminent est Jésus, porteur du Nom de Dieu : cela explique l’impression d’un christocentrisme exclusiviste (l’invocation du Nom du Seigneur, Ro 10, 13, i.e. pour Paul, Christ) en parallèle avec l’affirmation d’un salut sans exclusive de « tout Israël » (Ro 11, 26). Point de contradiction si l’on comprend que le salut est fonction de l’Alliance, que Dieu déploie dans l’Histoire, Alliance scellée avec Israël et irrévocable, et à présent élargie par la venue du Messie du Règne imminent à quiconque l’invoque (Ro 10, 13, cf. Jo 2, 32 et reprise en Ac 2, 21). Conviction d’une imminence qui est celle de l’Église primitive en son ensemble, dont Paul et ses disciples. Paul l’affirme explicitement, cf. 1 Thessaloniciens 4, mais aussi 1 Corinthiens (ch. 15) et Romains 9-11, et ça reste vrai tout au long du Nouveau Testament, de quelque époque que l’on date ses livres, où on lie en outre l’avènement du Règne imminent aux menaces sur Jérusalem, en fonction d’une relecture du Livre de Daniel, relecture que l’on trouve dans les évangiles (Mt 24, Mc 13, Lc 21), dans 2 Thess. ou l’Apocalypse, de quelque époque que l’on date ces livres.
La conviction qui a animé la mission de Paul restera vraie pour ses disciples et ceux des autres Apôtres avant comme après la destruction du Temple de 70… Puis s’estompera progressivement jusqu’à la conversion de l’Empire romain, occasionnant une lecture non-eschatologique autant que non-juive de la mission de Paul, qui a fini par prévaloir et devenir filtre incontournable, jusqu’aux redécouvertes récentes de l’importance et de l’eschatologie et du référentiel de la tradition juive.
Romains 9 à 11, ou lire le sens de deux fidélités
Dans le cadre de cette conviction eschatologique, il appartient à Paul de prendre en compte ce qui apparaît dès lors comme double fidélité : la fidélité au Christ Ressuscité rencontré par l’Apôtre sur le chemin de Damas et à l’envoi par lui des disciples aux nations ; et la fidélité juive qui est fidélité à l’observance des mitsvoth de la Torah — qui est aussi ce qu’en dit Jésus (cf. notamment Mt 5, 17-19).
Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant ipso facto un abandon (ou perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8-10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les non-juifs, à la loi noachide.
Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant a donc très vite débouché sur un non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi. Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après sa rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente. Après le non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux courants se sont donc dégagés très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un mystère, concernant le projet de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11).
Réflexion sur un mystère qui ne peut contourner l’enseignement de Jésus — selon Matthieu, notamment Mt 5, 17-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »
Est-ce les disciples de Jésus issus des nations, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux courants, mystérieusement, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.
Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant les textes. Ainsi en Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par [le moyen] de la foi », les traductions courantes rajoutent « par le moyen », qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est le don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, non-juifs, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, qui se distingue du projet divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.
Étant question ici de l’antique alliance dont parle Paul, remarquons que comprendre « Ancien Testament », terme qui n’advient qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, chez Paul (2 Corinthiens 3, 14) ; le comprendre comme désignant la Bible hébraïque revient à ignorer que quand l’Apôtre écrit, le Nouveau Testament n’existe pas encore ! Pour Paul, comme pour Jésus, il n’est alors d’autre Bible que la Loi, les Prophètes et les Psaumes (Luc 24, 44) — Psaumes pour désigner, comme son premier livre, le recueil des Écrits —, bref le Tanakh, la Bible hébraïque : entre Matthieu et Luc, l’expression, ou son équivalent, la Loi et les Prophètes, ou Moïse et les Prophètes, apparaît bien une dizaine fois. Le vocable « Ancien Testament » désigne en 2 Co 3 le texte vénérable (« ancien ») dont on ne perçoit pas l’Esprit, que désignaient les prophètes parlant de Torah inscrite dans les cœurs, alliance éternellement nouvelle, et dont Paul, selon sa foi au Ressuscité, voit la manifestation dans le Christ. Bref, cette unique mention du terme « Ancien Testament » n’est pas propre à fonder la nomination exclusive d’Écritures hébraïques en texte dépassé par un Nouveau Testament qui n’existe pas encore ! Sous cet angle, « Premier Testament » plutôt qu’ « Ancien » a l’avantage de ne pas connoter « périmé », mais n’est pas parfait non plus ; outre que, bien expliqué, « Ancien Testament », au sens de « vénérable », ne pose pas de graves problèmes !
Reste qu’une confusion s’est mise en place par la suite entre deux plans des développements complexes de Paul (salut du monde et relation intime avec Dieu) — cf., concernant cette complexité de Paul dans le cadre de la question eschatologique, 2 Pierre 3, 13-16 : « nous attendons, selon [la] promesse [de Dieu], de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera. C’est pourquoi, bien-aimés, en attendant ces choses, appliquez-vous à être trouvés par lui sans tache et irrépréhensibles dans la paix. Croyez que la patience de notre Seigneur est votre salut, comme notre bien-aimé frère Paul vous l’a aussi écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée. C’est ce qu’il fait dans toutes les lettres, où il parle de ces choses, dans lesquelles il y a des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens, comme celui des autres Écritures, pour leur propre ruine. » La confusion de ces deux plans de la réflexion de Paul a débouché via des mouvances des plus christocentriques sur des compréhensions qui ont fini par faire juger les juifs infidèles tant qu’ils ne deviennent pas chrétiens, ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah, telle que prescrite aussi par Jésus.
Shaoul/Paul vit quelque chose de décisif à l'occasion du moment relaté par le livre des Actes des Apôtres : chargé par les autorités de Jérusalem d'un mandat de poursuite des disciples du Crucifié, perçus par les Romains comme un groupe subversif qui semble donc représenter une menace pour l'existence juive, Shaoul/Paul est saisi par sa perception intime du Ressuscité pour un changement de perspective radical : l'irruption du Royaume universel espéré ici et maintenant — ouvrant dès lors sur la possibilité d'un changement d'attitude chez des Romains menaçants pour l'intégrité d'Israël.
Le livre des Actes des Apôtres parle de « zèle », parfois traduit par jalousie, à propos de l’attitude des autorités judéennes que partage leur envoyé, Shaoul/Paul. « Zèle » compréhensible, mentionné aussi dans les évangiles concernant Jésus, explicitement chez Jean : s’il continue, les Romains viendront détruire notre nation. Ça vaut pour Jésus, ça vaut pour ses disciples, les nazaréens. Cf. Actes 5, 17 et le « zèle » du sanhédrin.
Or pour Shaoul/Paul, l'événement du chemin de Damas ouvre sur une mission facilitée auprès des goïm, quant à la possibilité pour eux d'entrer dans la mouvance juive sans les rites qui leur font obstacle. Effet de l'imminence de la présence du Règne universel. Dans cette perspective, non seulement la secte des disciples n'est pas menaçante pour Israël, mais peut en faciliter la compréhension via des goïm qui s'en rapprochent.
Lorsque, suite à l’événement du chemin de Damas, il cesse d’avoir la conviction que la secte des disciples de Jésus est menaçante (conviction qui n’a rien d’illégitime !), Shaoul/Paul ne cesse pas pour autant d’être pleinement juif revendiqué. Actes 5 nous avait prévenus que Gamaliel avait demandé la prudence (Ac 5, 34) quant à la conviction plus commune qui était aussi celle de Paul avant le moment chemin de Damas. Paul, qui on le sait se revendique de l’enseignement de Gamaliel (Ac 22, 3), s’inscrit désormais dans la ligne de la remarque du maître, convaincu pour sa part (un pas plus loin que le maître) que la secte des nazaréens vient bien de Dieu.
S’il y a conversion de Shaoul/Paul, ce n’est en aucun cas un changement de religion, mais un mouvement de techouva au sein de son judaïsme dont il considère désormais que la mission historique arrive à son terme prochainement avec l’avènement du Règne de Dieu manifesté déjà pour lui dans celui qu’il rencontre sur le chemin de Damas comme le Ressuscité.
À l’instar du conseil de Gamaliel, et a fortiori puisqu’il est des nazaréens désormais, il juge à présent inopportun de persécuter une secte en laquelle il ne voit plus rien de subversif pour son peuple, au contraire ! Il se fera désormais le témoin du Royaume tout proche auprès des nations : le temps annoncé par les prophètes où toutes les nations viennent adorer à Jérusalem est imminent.
Envoyé aux nations, d’où l’usage privilégié désormais de son nom romain, Paul, plutôt que de son nom hébreu, Shaoul, puisqu’il porte les deux, étant citoyen romain de naissance (Ac 22, 25-28). Cela n’implique pas forcément un changement de nom. Mais un changement de vis-à-vis exprimé dans l’usage de son nom romain — de naissance tout autant que son nom juif.
Conviction eschatologique
En tout cela, une conviction eschatologique : le Règne de Dieu est proche — qui fonde son attitude et son apostolat. En regard des promesses prophétiques : la montée de toutes les nations à Jérusalem, il est urgent de faire connaître le Nom de Dieu, et de celui par qui il fait venir le Royaume, à toutes les nations. Établissement du Règne, ou plus précisément restauration du Règne de Dieu via Israël (cf. Actes 1, 6). Restauration, mais restauration élargie aux nations, ce qui ne fut pas le cas auparavant.
Dans ce processus, Israël a connu un échec considérable, qui est l’exil, advenu au tournant des VIe-Ve siècles av. JC, avec la domination babylonienne, situation jamais pleinement résolue. C’est là la « chute », « la défaite » littéralement, dont il est question en Romains 11 (cf. Ro 11, 11-12). Défaite avec sa face… « positive », un effet imprévu : le Nom de Dieu proclamé parmi les nations, effet déjà amorcé auparavant, mais que Paul, au regard de l’urgence, prend en charge activement.
Il n’est pas question pour lui de rejeter quoi que ce soit de la Loi, qu’il observe lui-même, mais de ne pas en faire un obstacle à l’élargissement du fruit de l’Alliance aux nations. D’où sa négociation de la Loi noachide à Jérusalem en Actes 15, d’où sa grande prudence (dans sa perspective eschatologique) visant à ne pas faire de la Loi un obstacle et sa vigilance à lutter contre l’exigence de certains d’y conduire les non-juifs. D’où l’imprégnation de loi noachide aussi de ses conseils aux Corinthiens, en parallèle avec les conseils qu’il leur donne (1 Co 8-10), pour ne pas rompre d’avec Israël, d’observer la cacherout, même si, selon ses propos, ils ne seraient théoriquement pas forcément tenus de le faire, conseils qu’il donne aussi aux non-juifs de l’Église de Rome (Ro 14).
En lien avec tous ces conseils, la conviction de l’imminence eschatologique, liée à celle que le Messie de ce Règne imminent est Jésus, porteur du Nom de Dieu : cela explique l’impression d’un christocentrisme exclusiviste (l’invocation du Nom du Seigneur, Ro 10, 13, i.e. pour Paul, Christ) en parallèle avec l’affirmation d’un salut sans exclusive de « tout Israël » (Ro 11, 26). Point de contradiction si l’on comprend que le salut est fonction de l’Alliance, que Dieu déploie dans l’Histoire, Alliance scellée avec Israël et irrévocable, et à présent élargie par la venue du Messie du Règne imminent à quiconque l’invoque (Ro 10, 13, cf. Jo 2, 32 et reprise en Ac 2, 21). Conviction d’une imminence qui est celle de l’Église primitive en son ensemble, dont Paul et ses disciples. Paul l’affirme explicitement, cf. 1 Thessaloniciens 4, mais aussi 1 Corinthiens (ch. 15) et Romains 9-11, et ça reste vrai tout au long du Nouveau Testament, de quelque époque que l’on date ses livres, où on lie en outre l’avènement du Règne imminent aux menaces sur Jérusalem, en fonction d’une relecture du Livre de Daniel, relecture que l’on trouve dans les évangiles (Mt 24, Mc 13, Lc 21), dans 2 Thess. ou l’Apocalypse, de quelque époque que l’on date ces livres.
La conviction qui a animé la mission de Paul restera vraie pour ses disciples et ceux des autres Apôtres avant comme après la destruction du Temple de 70… Puis s’estompera progressivement jusqu’à la conversion de l’Empire romain, occasionnant une lecture non-eschatologique autant que non-juive de la mission de Paul, qui a fini par prévaloir et devenir filtre incontournable, jusqu’aux redécouvertes récentes de l’importance et de l’eschatologie et du référentiel de la tradition juive.
Romains 9 à 11, ou lire le sens de deux fidélités
Dans le cadre de cette conviction eschatologique, il appartient à Paul de prendre en compte ce qui apparaît dès lors comme double fidélité : la fidélité au Christ Ressuscité rencontré par l’Apôtre sur le chemin de Damas et à l’envoi par lui des disciples aux nations ; et la fidélité juive qui est fidélité à l’observance des mitsvoth de la Torah — qui est aussi ce qu’en dit Jésus (cf. notamment Mt 5, 17-19).
Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant ipso facto un abandon (ou perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8-10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les non-juifs, à la loi noachide.
Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant a donc très vite débouché sur un non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi. Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après sa rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente. Après le non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux courants se sont donc dégagés très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un mystère, concernant le projet de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11).
Réflexion sur un mystère qui ne peut contourner l’enseignement de Jésus — selon Matthieu, notamment Mt 5, 17-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »
Est-ce les disciples de Jésus issus des nations, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux courants, mystérieusement, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.
Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant les textes. Ainsi en Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par [le moyen] de la foi », les traductions courantes rajoutent « par le moyen », qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est le don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, non-juifs, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, qui se distingue du projet divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.
Étant question ici de l’antique alliance dont parle Paul, remarquons que comprendre « Ancien Testament », terme qui n’advient qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, chez Paul (2 Corinthiens 3, 14) ; le comprendre comme désignant la Bible hébraïque revient à ignorer que quand l’Apôtre écrit, le Nouveau Testament n’existe pas encore ! Pour Paul, comme pour Jésus, il n’est alors d’autre Bible que la Loi, les Prophètes et les Psaumes (Luc 24, 44) — Psaumes pour désigner, comme son premier livre, le recueil des Écrits —, bref le Tanakh, la Bible hébraïque : entre Matthieu et Luc, l’expression, ou son équivalent, la Loi et les Prophètes, ou Moïse et les Prophètes, apparaît bien une dizaine fois. Le vocable « Ancien Testament » désigne en 2 Co 3 le texte vénérable (« ancien ») dont on ne perçoit pas l’Esprit, que désignaient les prophètes parlant de Torah inscrite dans les cœurs, alliance éternellement nouvelle, et dont Paul, selon sa foi au Ressuscité, voit la manifestation dans le Christ. Bref, cette unique mention du terme « Ancien Testament » n’est pas propre à fonder la nomination exclusive d’Écritures hébraïques en texte dépassé par un Nouveau Testament qui n’existe pas encore ! Sous cet angle, « Premier Testament » plutôt qu’ « Ancien » a l’avantage de ne pas connoter « périmé », mais n’est pas parfait non plus ; outre que, bien expliqué, « Ancien Testament », au sens de « vénérable », ne pose pas de graves problèmes !
Reste qu’une confusion s’est mise en place par la suite entre deux plans des développements complexes de Paul (salut du monde et relation intime avec Dieu) — cf., concernant cette complexité de Paul dans le cadre de la question eschatologique, 2 Pierre 3, 13-16 : « nous attendons, selon [la] promesse [de Dieu], de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera. C’est pourquoi, bien-aimés, en attendant ces choses, appliquez-vous à être trouvés par lui sans tache et irrépréhensibles dans la paix. Croyez que la patience de notre Seigneur est votre salut, comme notre bien-aimé frère Paul vous l’a aussi écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée. C’est ce qu’il fait dans toutes les lettres, où il parle de ces choses, dans lesquelles il y a des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens, comme celui des autres Écritures, pour leur propre ruine. » La confusion de ces deux plans de la réflexion de Paul a débouché via des mouvances des plus christocentriques sur des compréhensions qui ont fini par faire juger les juifs infidèles tant qu’ils ne deviennent pas chrétiens, ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah, telle que prescrite aussi par Jésus.
RP, À propos de Paul en vue d’une lecture de Romains 9-11
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