<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Dualisme, monothéisme, des termes modernes

dimanche 11 décembre 2022

Dualisme, monothéisme, des termes modernes





Dédicace spéciale à Anne Brenon, dont le dernier livre, Les cathares, permet de mieux comprendre le christianisme cathare. Parmi les apports précieux de son livre, un travail sur les termes “cathares”, “hérésie”, “dissidence”, “bons hommes” et “bonnes dames”, autant de termes, parmi d’autres, qui, mal définis, nourrissent une polémique au fond assez stérile depuis deux décennies pour la dernière forme de cette polémique.

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Être toujours attentifs aux mots… Être attentifs aussi aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Commençons par quelques définitions des termes en les inscrivant dans leur histoire…


Dualisme

Le terme “dualisme” a été introduit en français par Pierre Bayle en 1697, dans son Dictionnaire historique et critique, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa Psychologia rationalis, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la res extensa (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou l'âme). Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore !
Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.


Dy-théisme (croyance en deux dieux)

Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.


Monothéisme (vs polythéisme)

Le mot “polythéisme” a été forgé par le philosophe juif Philon d'Alexandrie (né en 25 av. J.-C.) avec les mots grecs poly, plusieurs, et theos, dieu. Philon a voulu de la sorte qualifier la religion de Rome, avec cette spécificité, par rapport au judaïsme : adresser un culte à plusieurs dieux. Il sait pourtant qu'au-delà de cette question cultuelle, les philosophes de la Grèce et de Rome admettent, au-dessus de celles à qui les Grecs et les Romains vouent un culte, une divinité unique et universelle, principe que l'on désigne aujourd’hui sous le terme de… monothéisme.

Quant à ce terme de “monothéisme”, il n’apparaît pas avant le XVIIe siècle, dû au philosophe anglais Henry More (né en 1614), mais en un sens bien différent de ce qu’on entend par ce mot depuis le XIXe s. Pour Henry More, il s’agit de qualifier la religion juive et de la distinguer du… christianisme, qui affiche sa foi en un Dieu unique mais en trois personnes, Père, Fils et Saint Esprit !

Aussi surprenant que cela nous paraisse aujourd’hui, More n’est pas très éloigné de ce que nombre de Pères de l’Eglise auraient dit du christianisme, considéré, en tant que religion trinitaire, comme synthèse entre la foi juive en un Dieu un d’un côté, et le monde grec (“polythéiste”) de l’autre.

Ce n’est qu’au XIXe s. que le terme “monothéisme” prend, dans le cadre de l’Histoire des Religions, alors nouvelle, le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Cela en rapport avec la domination de l’Occident dans le cadre des conquêtes coloniales. L'Occident se sent porteur, dans le cadre d’une évolution de la pensée, d’une spiritualité supérieure, monothéiste, connotant universaliste, que n’ont pas atteint les nations non-chrétiennes. Le monothéisme est alors perçu comme hérité du judaïsme par le christianisme, et perfectionné par lui, l’islam étant retour à une forme antérieure. On retient souvent, depuis, les trois religions “abrahamiques” comme monothéistes, elles seules, ignorant que l’idée d’une divinité unique supérieure à toutes celles qui reçoivent des cultes, est universelle, commune à toutes les civilisations (le plus raisonnable pour ces trois religions-là seraient de les nommer “religions se réclamant de la figure d’Abraham”).

Puis on en est venu, contre Philon d’Alexandrie qui y aurait vu un synonyme, à distinguer “monothéisme” de “monolâtrie”, la “monolâtrie” (litt. adoration d’un seul) étant précisément pour lui la caractéristique du culte juif, contrairement à ce qu’il en est de ce qu’il appelle, le premier, le polythéisme, qui se caractérise par le culte de plusieurs dieux. Aujourd’hui “monolâtrie” est employé pour désigner le culte tribal d’une seule des divinités particulières reconnues comme telles par les “monolâtres” n’en adorant qu’une ; le terme “monothéisme” étant désormais réservé à un culte universaliste d’un Dieu qui n’est plus local ou tribal.

Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (*). Pour les cathares, le Néant en question devient une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…


R. Poupin, 11.12.22


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(*) René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le Traité anonyme (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le Livre des deux Principes (italien, mi XIIIe s.) et le Traité anonyme (occitan) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le Livre des deux Principes est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.)


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