<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2012

lundi 24 décembre 2012

Incarnation




Tout ce qui constitue notre être, notre histoire, l’expérience de nos rencontres et donc de nos sens, de notre chair, est racheté. Notre histoire qui a fait de nous, qui fait de nous, qui fera de nous, ce que nous sommes : cette réalité de nos vies uniques devant Dieu. Tout cela est racheté.

C’est l’extraordinaire nouvelle qui nous est donnée par le Ressuscité, qui vient en notre humanité en toute humilité à Noël : Fils éternel de Dieu, il advient à l’éternité de Ressuscité qui est la sienne par le chemin de son histoire dans la chair, qui commence dans le temps à sa naissance, inaperçue des régnants...

... En lui tous nos instants, chacun de nos moments uniques dans l’éternité, est porteur de notre propre vocation à l’éternité !

Cadeau de Noël !

"Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue. Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père." (Jean 1, 9-14)


mardi 11 décembre 2012

Scindés, du pareil au même... ou à l'autre




« Premièrement, il y avait trois catégories d'êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd'hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet il y avait l'androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. Aujourd'hui, cette catégorie n'existe plus [...].

Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d'une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un cou rond avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l'opposé l'un de l'autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l'avenant [...].

Suite à leur prétention de concurrencer les dieux, « Zeus coupa les humains en deux, ou comme on coupe les oeufs avec un crin.

« Chacun d'entre nous est donc la moitié complémentaire d'un être humain, puisqu'il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire. Aussi tous ceux des mâles qui sont une coupure de ce composé qui était alors appelé "androgyne" recherchent-ils l'amour des femmes et c'est de cette espèce que proviennent la plupart des maris qui trompent leur femme, et pareillement toutes les femmes qui recherchent l'amour des hommes et qui trompent leur mari. En revanche, toutes les femmes qui sont une coupure de femme ne prêtent pas la moindre attention aux hommes ; au contraire, c'est plutôt vers les femmes qu'elles sont tournées, et c'est de cette espèce que proviennent les lesbiennes. Tous ceux enfin qui sont une coupure de mâle recherchent aussi l'amour des mâles.

« Les mâles de cette espèce sont les seuls [...] qui, parvenus à maturité, s'engagent dans la politique. Lorsqu'ils sont devenus des hommes faits, ce sont de jeunes garçons qu'ils aiment et ils ne s'intéressent guère par nature au mariage et à la procréation d'enfants, mais la règle les y contraint ; ils trouveraient plutôt leur compte dans le fait de passer leur vie en célibataires, côte à côte, en renonçant au mariage. Ainsi donc, de manière générale, un homme de ce genre cherche à trouver un jeune garçon pour amant et il chérit son amant, parce que dans tous les cas il cherche à s'attacher à ce qui lui est apparenté. »
(Platon, Le Banquet, 190b – 193e : discours d'Aristophane.)




« Dieu créa les humains à son image : il les créa à l'image de Dieu ; homme et femme il les créa. Dieu les bénit en disant : Soyez féconds et multipliez-vous » (Genèse 1, 27-28).

*

On ne peut soupçonner Platon d' "homophobie" ! Ce qui ne l'empêche pas de considérer le mariage (qu'il juge inférieur) comme ne concernant que les moitiés homme-femme en vue de la procréation (*)...

Rien, que de très classique, et que l'on retrouve dans la Genèse, où la procréation apparaît comme fruit de la bénédiction du couple.

Cela est en arrière-plan du fait que l'Eglise ancienne ne jugera pas nécessaire de procéder à des mariages, se contentant de reconnaître les mariages civils, ceux de la cité, juive ou romaine...

Ces mêmes mariages seront couverts d'une bénédiction ecclésiale, hors édifice religieux, à partir du Ve siècle, le couple couvert d'un voile (pratique demeurée en vigueur jusqu'au début de l'ère moderne en Occident).

Lorsque l'Eglise médiévale prend le pouvoir civil, elle procède en conséquence elle-même à des mariages (XIe-XIIe s.), bientôt suivie par la synagogue (premiers mariages religieux juifs : XIVe s.), puis, après qu'elles aient tenté d'abord d’abandonner cela, par les Eglises de la Réforme...

Il n'en demeure pas moins que le mariage est d'abord une affaire strictement civile, concernant la procréation, et indépendante du mythe platonicien... qui reprendra du service via la tradition courtoise, et jusque dans le romantisme, avec cette réserve qu'il ne concerne alors que les couples homme-femme... Et le mythe finit par investir la conception moderne du mariage - "romantique"...

Avant qu'il ne recouvre, récemment, son intégralité platonicienne !...

... À cette différence près, que contrairement à ce qu'en concevait Platon, le mariage finit par ne plus être induit de la procréation et par être revendiqué pour des attachements entre personnes de même sexe...


(*) "De quelque façon qu’on veuille envisager les plaisirs de l’amour […], il paraît certain que la nature les a attachés à cette union des deux sexes qui a pour fin la génération ; et que toute autre union des mâles avec les mâles, ou des femelles avec les femelles, est un attentat contre la nature que l’excès de l’intempérance a pu seul inventer." (Platon, Les lois I, 33)
"J’ai dit moi-même que j’avais un moyen pour faire passer la loi qui oblige les citoyens à se conformer à la nature dans l’union des deux sexes destinée à la génération, qui interdit aux mâles tout commerce avec les mâles, leur défend de détruire de dessein prémédité l’espèce humaine, et de jeter parmi les pierres et les rochers une semence qui ne peut y prendre racine et recevoir son développement naturel, qui pareillement interdit avec les femmes tout commerce qui ne remplirait pas la fin de la nature ; et si cette loi devient jamais aussi universelle, aussi puissante par rapport aux autres commerces illicites qu’elle l’est aujourd’hui par rapport à celui des parents avec leurs enfans, si elle vient à bout de les empêcher entièrement, elle produira une infinité de bons effets ; car en premier lieu elle est conforme à la nature ; de plus elle délivre les hommes de cette rage, de ces fureurs qui accompagnent l’amour ; elle arrête tous les adultères […] : elle établit la concorde et l’amitié dans les mariages, et procure mille autres biens à quiconque peut être assez maître de soi-même pour l’observer." (Ibid. VIII, 116-117)


RP


mardi 4 décembre 2012

Jésus pleura




Job 2, 11-13
11 Trois amis de Job […] apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler !
12 Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas, et ils élevèrent la voix et pleurèrent. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l’air au-dessus de leur tête.
13 Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits, sans lui dire une parole, car ils voyaient combien sa douleur était grande.

Jean 11, 1-35
1 Il y avait un homme malade ; c’était Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe.
2 Il s’agit de cette même Marie qui avait oint le Seigneur d’une huile parfumée et lui avait essuyé les pieds avec ses cheveux; c’était son frère Lazare qui était malade.
3 Les sœurs envoyèrent dire à Jésus : "Seigneur, ton ami est malade."
4 Dès qu’il l’apprit, Jésus dit : "Cette maladie n’est pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié."
5 […] Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare.
6 Cependant, alors qu’il savait Lazare malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. […]
17 À son arrivée, Jésus trouva Lazare [mort]. […]
21 Marthe dit à Jésus : "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.
22 Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera."
23 Jésus lui dit : "Ton frère ressuscitera."
24 — "Je sais, répondit-elle, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour."
25 Jésus lui dit : "Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort ;
26 et quiconque vit et croit en moi ne mourra pas pour toujours. Crois-tu cela ?"
27 — "Oui, Seigneur, répondit-elle, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde."
28 Là-dessus, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas : "Le Maître est là et il t’appelle."
29 A ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui.
30 Jésus, en effet, n’était pas encore entré dans le village; il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré.
31 Les Judéens étaient avec Marie dans la maison et ils cherchaient à la consoler. Ils la virent se lever soudain pour sortir, ils la suivirent: ils se figuraient qu’elle se rendait au tombeau pour s’y lamenter.
32 Lorsque Marie parvint à l’endroit où se trouvait Jésus, dès qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit: "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort."
33 Lorsqu’il les vit se lamenter, elle et les Judéens qui l’accompagnaient, Jésus frémit intérieurement et il se troubla.
34 Il dit: "Où l’avez-vous déposé?" Ils répondirent: "Seigneur, viens voir."
35 Alors Jésus pleura.

*

« Cette maladie n’est pas pour la mort », affirme Jésus. Et il attend encore deux jours pour aller rejoindre les deux sœurs de Lazare. « Cette maladie n’est pas pour la mort » a-t-il dit ; et pourtant, Lazare meurt, au point que Jésus arrive quatre jours après son inhumation.

Jésus s’est-il trompé ? C’est ce qu’ont pu penser certains de ses disciples et de ceux qui l’accompagnent. Nous qui savons la suite, savons aussi que décidément, non, Jésus ne s’est pas trompé. Mais pour l’heure…

Jésus arrive donc, tard, à Béthanie ; et là, pointent les reproches ! — qui portent sur son retard. « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » a dit Marthe. Pointe de reproche évidemment — si les choses avaient pu être autrement ! —, pointe de reproche, mais chargée de foi tout de même : « maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera », ajoute-t-elle.

« Ton frère ressuscitera », répond alors Jésus. Parole naturelle, peut penser Marthe, dans ce contexte, Marthe qui confesse alors sa foi, celle de son catéchisme : « Oui je sais qu’il ressuscitera au dernier jour ». Oui je crois à la résurrection des morts ; et puisqu’il le faut, je m’en consolerai…

Sachant qui est Jésus, ce qu’on attendait de lui — « si tu avais été ici, Lazare ne serait pas mort » — on a de quoi concevoir une certaine déception : une affirmation sur la foi commune au sujet de la résurrection future !

Oui, certes, tout cela est vrai, mais voilà que la parole de Jésus avait une tout autre portée ; c'est ce que Jésus va montrer en signe en Lazare, pour nous tous.

À travers Marthe et sa sœur Marie, Jésus s’adresse à nous tous. Et il en donne à présent la parole à Marthe : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi vivra quand bien même il sera serait mort ».

Lazare est, par Jésus, vivant, en sa présence, en la présence du Fils de Dieu. Et cela vaut aussi pour Marthe, Marie, et nous tous. Pouvons-nous entendre cette parole ? « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort ; et celui qui vit et croit en moi ne mourra pas pour toujours. »

Et Marthe croit ; par sa foi en lui, elle entre aujourd’hui toujours dans sa présence, présence de celui qui est la résurrection et la vie.

Et même — nous allons voir comment Jésus va en donner le signe —, le passage par la destruction du corps n’enlève rien à ce que Jésus est la résurrection et la vie. Ce pourquoi il a pu dire : « cette maladie n’est pas pour la mort » !

« Crois-tu cela ? » a-t-il demandé à Marthe. — « Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde ».

À ce moment-là, Marthe sait : elle, et Lazare, sont passés de la mort à la vie par la foi en Jésus. « Là-dessus, poursuit le texte — nous l’avons entendu — ; là-dessus, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas : "Le Maître est là et il t’appelle" ». Que chacun de nous l’entende aujourd’hui, cette parole : « Le Maître est là et il t’appelle ».

*

Marie marque alors le pas nouveau : « A ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui » (v. 29).

Puis elle profère à son tour la parole de sa sœur, mais d’une toute autre façon : « elle tomba à ses pieds et lui dit : "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort." » (v. 32). Une attitude, et donc un ton, qui laissent à penser qu’on est déjà au-delà du simple reproche, qu’on est déjà dans l’espérance que tout est possible à celui vers lequel Marie s’est tournée.

S’est mise en place au cœur de la foi qu’a confessée Marthe une ouverture vers ce que signifie concrètement cette confession de foi qui, sinon, pourrait n’être encore qu’une parole concernant le futur, le temps de la fin… C'est aujourd'hui que Jésus s'est fait présence vivifiante contre tous les rejets, contre toutes les indifférences mortifères.

Mais non, plus que cela, l’ouverture de la foi devient prélude immédiat à une libération inouïe qui va se dévoiler dans la résurrection de Lazare.

Marthe est demeurée, même après sa confession de foi — et elle est ainsi notre porte-parole, évidemment —, dans cette espérance qui porte la promesse de la résurrection. Pour l’heure : « il sent déjà » (v. 39), s'inquiète-t-elle. C’est bien là la mort-même, contre laquelle on ne peut apparemment rien — que se taire, comme l’ont d’abord fait les visiteurs de Job endeuillé. La mort qui a atteint Lazare et devant laquelle Jésus pleure — le plus court verset des Écritures (v.35) : « Jésus pleura ». Le texte poursuit alors. Jn 11, 36 sq :

36 Et les Judéens disaient: "Voyez comme il l’aimait !"
37 Mais quelques-uns […] dirent : "Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle n’a pas été capable d’empêcher Lazare de mourir."
38 Alors, à nouveau, Jésus frémit intérieurement et il s’en fut au tombeau ; c’était une grotte dont une pierre recouvrait l’entrée.
39 Jésus dit alors : "Enlevez cette pierre." Marthe, la sœur du défunt, lui dit : "Seigneur, il doit déjà sentir… Il y a en effet quatre jours…"
40 Mais Jésus lui répondit : "Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?"
41 On ôta donc la pierre. Alors, Jésus leva les yeux et dit : "Père, je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé.
42 Certes, je savais bien que tu m’exauces toujours, mais j’ai parlé à cause de cette foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé."
43 Ayant ainsi parlé, il cria d’une voix forte : "Lazare, sors !"
44 Et celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage enveloppé d’un linge. Jésus dit aux gens : "Déliez-le et laissez-le aller !"

Jésus vient de poser le signe inouï qui annonce pour nous tous ce en quoi sa résurrection au dimanche de Pâques donne tout son sens à notre foi : « vous êtes ressuscités avec le Christ. [...] Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu », dira Paul (Colossiens 3, 1 & 4). « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous » (Romains 8, 11).

En voici à présent, pour Marthe et Marie et pour nous tous, le signe inouï : la résurrection de Lazare. Leur prière a porté son fruit, elles qui ont porté Lazare. Signe de ce que décidément, en effet, comme le disait Jésus, « cette maladie n’est pas pour la mort » — car la maladie à la mort est le désespoir. Jésus vient de fonder l’espérance, d’ancrer la foi qui renverse tout désespoir au-delà même de la mort.

L’Évangile de la résurrection apparaît là comme étant de l’ordre du commandement accompli : « Lazare, sors ! » Tel est l’ordre, le commandement donné par Jésus, dans l’écoute et l’accomplissement duquel la libération du dimanche de Pâques devient une réalité effective dans nos vies dès aujourd’hui. « Sors de ta tombe de ce qui te lie ! » ; et, dernier signe que rien ni personne ne saurait y faire obstacle — Jésus s’adresse à ceux qui sont présents : « Déliez-le, et laissez le aller ».

Lazare a entendu et a obéi : il est sorti de la mort. Comme Abraham obéissait au fameux commandement de sa liberté : « va ! », « Va vers où je t’indique », « va pour toi ». Et Abraham est allé.

Que l’Évangile de la résurrection et de la liberté libère vraiment, qu’il fait vraiment entrer dès aujourd’hui dans la vie nouvelle celui qui entend la voix du Ressuscité et obéi à son ordre, son commandement : « sors de ta tombe, de ce qui te lie ! » — Jésus vient d’en donner le signe. Cela en écho à ce que Marthe et Marie ont alors déjà conçu, et vécu, donné dans la confession de Marthe, scellée dans son appel à Marie quand elle lui disait « tout bas : "Le Maître est là et il t’appelle" ». Que chacun de nous l’entende aujourd’hui, cette parole : « Le Maître est là et il t’appelle ».


RP
Veillée de Prière œcuménique,
Chrétiens et sida, Buxerolles, 4.12.12


jeudi 29 novembre 2012

Une part d’héritage augustinien




Parcours anthropologique augustinien œcuménique sur sexualité et mariage

Augustin d’Hippone — saint Augustin (354-430) — a légué à l’Occident cette certitude, assez commune dans le christianisme postérieur aux développements du Père de l’Église Origène (185-253), que la sexualité est un des lieux d’expression de l’humain, i.e. de l’humain pécheur. L’inspiration augustinienne marque ces figures significatives du christianisme occidental, que l’on considérera aussi dans un second temps : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.

Dans une perspective assez commune dans l’Église primitive, issue, en christianisme orthodoxe, d’Origène, l’humanité n’est ce qu’elle est, humanité charnelle, dotée d’un corps charnel, qu’accidentellement.

Dans cette perspective (considérée comme de type platonicien), l'âme préexiste au corps, elle subsiste par elle-même. Elle descend dans un corps, généralement par punition d'une faute antérieure, une chute, littéralement. Cette position a eu une grande importance dans l'Église primitive, notamment à Alexandrie, mais aussi dans tout le bassin méditerranéen.

Une autre perspective existe alors (proche du stoïcisme) — pour laquelle l'âme est immanente, substance universelle dans la nature. Concernant la vie humaine, elle est transmise par analogie à la génération, dans ce qui a été nommé « traducianisme », et est donc présente au corps de la conception à la mort. Éventuellement professée parallèlement avec la doctrine platonicienne, cette conception stoïcienne était celle de courants importants de l'Église primitive. C'est la position d'un Père comme Tertullien. Elle suppose l'animation immédiate, dès la conception.

Ces deux approches ont en commun de distinguer nettement en l’être humain, foncièrement spirituel, l’esprit et le corps qu’il habite, corps animal, donc animé, puisque l’approche est souvent trichotomiste — distinguant corps-âme-esprit. Ces approches ne sont pas étrangères à la doctrine d’Augustin, qui s’en sépare relativement toutefois, à l’instar d’autres Pères du IVe-Ve siècles, préfigurant ce qui deviendra plus tard l’anthropologie commune dont Thomas d’Aquin (env. 1225-1274) est un artisan important.

C’est un troisième courant, noté comme de type aristotélicien : l'âme ici est la structure du corps. Cette position est devenue incontournable au Moyen Age, nettement précisée suite à l’œuvre de Thomas d'Aquin — dont Calvin hérite plus sensiblement que Luther (héritier, lui, de l’autre courant médiéval, plus classiquement augustinien). Ce troisième courant admet une relative distance entre l'âme et le corps, l'un n'existant pourtant normalement pas sans l'autre — l’approche est dichotomiste — dimension spirituelle, dimension corporelle. Les « modes de production » du corps et de l’âme sont toutefois nettement distingués : le corps est le fruit de l'union sexuelle des géniteurs humains, l'âme est créée directement par Dieu. Contrairement au « traducianisme », dans cette perspective, dite « créatianiste », l'animation est généralement médiate, l'âme n'étant créée par Dieu que pour un corps suffisamment développé (selon Aristote et Thomas d'Aquin, 40 jours pour les garçons, 80 jours pour les filles).

*

Augustin écrit avant cette époque. Il s’inscrit dans une anthropologie qui distingue nettement l’esprit du corps. La chute origénienne depuis un état préexistant est absente : elle s’exprime d’une autre façon : comme péché originel — appuyée sur une lecture de l’Épître de Paul aux Romains. L’être humain, être spirituel, se caractérise tel que nous le connaissons par sa participation, dans le temps, à la dimension corporelle, et charnelle.

La sexualité est un lieu d’expression de l’humain, avec tout ce que l’humain a de redoutable. Un des lieux d’expression du péché originel, donc, lieu d’autant plus redoutable qu’il n’est pas des moindres, à proportion de l’intensité du plaisir. Le moyen de la transmission du péché originel aussi…

Citons donc Augustin (Confessions VIII, I) parlant des hésitations à travers lesquelles il accèdera finalement quand même à la conversion : “[...] j’avais pris en dégoût la vie que je menais dans le siècle [...]. Mais j’étais pris encore dans les liens tenaces de la femme. Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste [...].
J’avais appris de la bouche de la vérité elle-même qu’il y a des eunuques ‘qui se sont mutilés eux-mêmes pour gagner le Royaume des cieux’. Mais, dit aussi l’Apôtre, ‘comprenne qui peut comprendre’. [...] Pour moi, je n’en étais plus là ; j’avais franchi cette étape, et [...] je vous avais trouvé, ô vous, notre Créateur [...]
Il est encore un autre genre d’impies : ‘ils connaissent Dieu, mais ne le glorifient pas comme Dieu ni ne lui rendent grâces’. Dans ce péché aussi, j’étais tombé [...]. J’avais trouvé la ‘perle précieuse’. Je devais l’acheter au prix de tout ce que je possédais. J’hésitais encore.”


Nous connaissons la suite, dans le jardin de Milan (Confessions VIII, XII) : “[...] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ [...]
Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile.”


Augustin est dès lors converti. Il est à ce moment avec son ami Alypius. Il poursuit ainsi son récit (ibid.) : “Aussitôt nous nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. Nous lui racontons comment la chose s’est passée : elle exulte, elle triomphe. [...] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle, debout désormais sur cette ‘règle de foi’ où vous m’aviez montré à ma mère, tant d’années auparavant”.

On ne s’arrêtera pas à la question des rapports de St Augustin et de sa mère Ste Monique, ou à la complexité du triomphe de cette dernière qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant — pour le marier à un jeune fille de la noblesse romaine. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du Moyen Age à la sexualité est lié à ce carrefour.

Augustin l’a dit lui-même, le mariage s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit”, dont Augustin, pour les avoir connus, pense qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (on l’a entendu). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile. Cet état de perfection consistant à être “revêtu” du Christ.

Hiérarchie à deux pôles donc : le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval, cela d’une façon parfois des plus radicales.

C’est ainsi que les recherches récentes sur le catharisme ont mené les historiens à abandonner l’ancienne théorie selon laquelle il se serait agi de manichéens. On s’accorde aujourd’hui à y voir des augustiniens radicaux mâtinés d’origénisme (l’exégèse origénienne faisait alors autorité). Il est significatif que ceux qui étaient alors appelés les Bonshommes étaient dans le catharisme nommés aussi des Revêtus ou (en tout cas pour leurs ennemis) des Parfaits. Deux termes que l’on vient de lire chez Augustin pour désigner l’état auquel il aspire avant de l’atteindre. Ce qui distingue les cathares n’est que leur radicalité qui fait qu’il n’est pas de rachat du mariage. C’est précisément relativement à ce rachat qu’il va être question, hors catharisme, de sacrement. Cela en lien avec cet aspect de l’enseignement d’Augustin qui veut que le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. Péché inévitable qui fait en même temps véhicule de sa propre transmission.

Mais en deçà du péché, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité ultérieure d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. Moins grande radicalité, donc, que dans le catharisme.

On est à l’époque où s’institutionnalise le mariage d’Église. Au temps d’Augustin, le mariage est encore strictement civil, l’Église ne fait que l’entériner — concernant ses fidèles (Augustin n’a donc jamais procédé à une bénédiction nuptiale, inexistante. Il a participé à un mariage, dit-il dans un sermon, comme témoin). Au Ve siècle apparaissent les premières bénédictions nuptiales (Paulin de Nole), sur le parvis de l’Église, pratique qui restera celle du Moyen Âge, même après que l’Église grégorienne ait mis en place le mariage d’Église devenu sacrement.

C’est dans la confrontation au catharisme que va se préciser la définition de la sacramentalité du mariage, qui va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare. On voit nettement cela chez ce militant de la lutte anti-dualiste, Thomas d’Aquin, premier de trois augustiniens célèbres sur lesquels on se penchera à présent : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.

*

Thomas d’Aquin est célèbre entre autres, et à juste titre, pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension peccamineuse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle la relation sexuelle, nécessairement, n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu [...]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).

Toutefois, et je cite encore, “[...] la génération [...] est la raison d’être du coït. [...] L’éjaculation de la semence doit donc être ainsi réglée que s’ensuivent et une génération parfaite et l’éducation de l’engendré” (Somme contre les Gentils, III, CXXII).

Par ailleurs, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[...] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est l’hérésie de Jovinien [1]. La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII). “[...] La jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair [...]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque, le plaisir étant le moteur par lequel Dieu met en oeuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, il n’est pas foncièrement mauvais.

À partir de là, la raison de l’octroi du sacrement demeure aussi, mais se précise. Je cite à nouveau : “[...] la génération humaine a des fins multiples : continuité de l’espèce, [...] d’un peuple [...,] de l’Église [...]. Ordonnée au bien de l’Église, elle devra se soumettre au gouvernement ecclésiastique. Or, on donne le nom de sacrements à ce qui est dispensé au peuple par les ministres de l’Église” (ibid., IV, LXXVIII). Je précise : puisque, dit-il par ailleurs, l’Église “se multiplie par une génération spirituelle” et non pas charnelle (ibid., III, CXXXVI).

En résumé, chez l’augustinien Thomas d’Aquin, fidèle au maître, la malignité foncière de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature post peccatum. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. Concernant la question des sacrements, pour Thomas, l’inscription de la vie matrimoniale dans la sacramentalité relève de ce que l’Église, en dette certes à la nature, n’en relève toutefois pas. Son recrutement n’est pas génétique. Un soupçon de surnaturel gracieux s’insère dans une nature bonne mais déchue. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne et contemporain du fait de jésuites dont Pascal stigmatisera l’abandon de l’esprit thomiste.

*

Nuances diverses que Luther (1483-1546), augustinien aussi, n’a donc pas fait siennes. Le Réformateur en revient strictement au maître, Augustin. En raison de la concupiscence qu’elle suppose, pour lui aussi l’union sexuelle relève du péché.

Faisant sienne une lecture augustinienne commune du Psaume 51, v.7 : “dans la faute j’ai été enfanté et, dans le péché, conçu des ardeurs de ma mère”, Luther commente : “[l’acte conjugal] est un péché [2] que rien ne distingue de l’adultère ou de la fornication, si l’on se place du point de vue de la passion sensuelle et de la laideur du plaisir. Pourtant, Dieu, par pure miséricorde, ne l’impute pas aux époux, étant donné qu’il nous est impossible de l’éviter, bien que nous soyons tenus de nous en passer” (Des vœux monastiques).

Augustinisme strict, que n’auraient pas renié même les cathares, si ce n’est quant à l’affirmation selon laquelle le péché en question, induit par l’attrait de l’union sexuelle, est inévitable, quels que soient les vœux.

C’est que Luther, insistant avec Paul sur cette fonction de la Loi qui est de nous convaincre de péché, est particulièrement sensible au fait que l’on n’échappe pas au péché, et à celui-là particulièrement, — sous l’angle de la convoitise, la concupiscence, précisément, ultime commandement. “Celui qui convoite une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle”. Que celui à qui cela n’est jamais arrivé jette la première pierre à Luther, en prenant garde toutefois qu’Augustin, avec Brassens, est derrière.

C’est la raison fondamentale de la rupture des vœux de Luther. À quoi bon s’imposer une pratique, reçue de la tyrannie des hommes, et qui, quelles que soient les mortifications que l’on s’impose pour elle, laisse son adepte retomber de toute façon dans le péché qu’il ne peut vaincre. C’est là pourquoi Luther affirme que fondamentalement on ne peut éviter sous cet angle ce dont on serait pourtant tenu de se passer.

C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa fameuse formule, employée à tort et à travers : “pecca fortiter, pèche hardiment..., mais crois plus hardiment encore” : accomplis sans contrainte, et avec joie, ton “devoir conjugal”... Ce qui n’est pas encore le soixante-huitard : “jouissez sans entraves” ! — on demeure certes dans le monde augustinien ! C’est un des lieux centraux de la justification par la foi. Et c’est cela qui lui permet de juger l’obligation du célibat des prêtres comme une tyrannie insupportable. “Je laisse [...] en suspens la question du Pape, des Évêques, des clercs des fondations et des moines qui ne sont pas d’institution divine, écrit-il. Puisqu’ils se sont imposés des fardeaux, ils n’ont qu’à les porter. Je veux parler de la classe des curés que Dieu a instituée ; les curés doivent assurer le gouvernement des paroisses, prêcher, administrer les sacrements, vivre au milieu de leurs paroisses. Il faudrait qu’un Concile chrétien leur concède la liberté de se marier pour éviter les risques et le péché. Car du moment que Dieu ne les a pas liés, nul ne doit ou ne peut les lier quand bien même ce serait un ange venu du ciel, pour ne pas parler du Pape [...]" (À la noblesse chrétienne de la nation allemande). En d’autres termes, il y a une Loi de Dieu, qui permet le mariage, qui même l’ordonne, il est donc illégitime, et même tyrannique de vouloir l’abolir par une loi humaine inverse, fût-elle canonique.

Quant au péché sexuel, on a vu que selon Luther, il n’est pas imputé aux époux, par la seule miséricorde de Dieu, et non pas à cause de sa fonction procréatrice — même si elle n’est pas pour autant séparée de la sexualité, en étant même pour Luther, une fin essentielle. Ici aussi fonctionne la justification par la foi, en rapport avec la volonté des conjoints, exprimée publiquement — pour ceux à qui cela n’est pas interdit par des lois tyranniques — volonté de vivre ensemble dans la fidélité selon la Loi de Dieu. Justification par la foi dont les sacrements — baptême et cène — suffisent donc.

Détail important : la publicité est un aspect important dans la Réforme pour qu’il y ait mariage effectif, cela en lien avec la dimension essentiellement sociale du mariage, qui se fonde sur une Loi divine donnée dès la Création — pas de sacramentalité spécifique aux chrétiens, donc. Où l’on a parlé de Loi ; ce qui nous rapproche des développements de cet autre augustinien que l’on considèrera, Calvin.

*

Calvin (1509-1564), augustinien comme Luther, en adopte la radicalité quant au sens du péché : ”J’appelle continence, écrit-il, non pas quand le corps seulement est gardé pur et net de paillardise, mais quand l’âme se maintient en une chasteté sans souillure. Car S. Paul ne défend pas seulement l’impudicité externe, mais aussi la brûlure intérieure du cœur (I Cor. 7:9)” (IRC, IV, xiii, 17).

Comme pour Luther, la justification se reçoit dans la foi, de la seule grâce de Dieu : “[...] non seulement Dieu pardonne [l’intempérance de la chair dans la mariage], mais il [la] couvre du voile du saint mariage à ce que ce qui était vicieux de soi ne soit point imputé” (Comm. Deut., 24, 5).

Et fondamentalement, au cœur de cette approche, est la conscience que le mariage est commandé par Dieu, dès la Création. Dimension sociale donc : ce n’est pas seulement le consentement qui fait le mariage, mais la publicité de ce consentement, d’où en deçà de la dimension sacramentelle certaine (image de l’union du Christ et de l’Église), la disparition de la notion de sacrement quant au mariage (si toutes les images et métaphores employées par le Christ ou la Bible, précise Calvin, étaient des sacrements, le nombre en serait infini - IRC, IV, xix, 34). La Loi de Dieu, donc, donnée dès la Création, contre les lois tyranniques des hommes. Ici Calvin adopte la même polémique que Luther contre le célibat imposé (IRC, IV, xiii,14-17).

Mais chez Calvin — comme chez Luther, mais après lui l’accent tendra à se déplacer là —, la Loi divine fonctionne comme organe de libération : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Cela ne doit pas nous induire à penser que Calvin modère Augustin plus que de raison. Quant à sa modération de la rigueur augustinienne, Calvin est proche de Thomas d’Aquin, pas plus. Mais cela signifie que la Loi promulgue une liberté à laquelle aucune tyrannie ne saurait contrevenir. Mais rien dans cela qui soit sacrement. Cela augure des développements ultérieurs, déjà en germe chez Luther, et surtout donc chez Calvin, concernant l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage sera obligatoire, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.

*

Trois augustiniens tirant des conséquences différentes de l’œuvre d’Augustin, avec en commun avec lui, le refus de s’enthousiasmer pour la sexualité, grevée du péché comme le reste de l’humain. À travers ce cheminement en zigzag depuis Augustin, qui conduit à octroyer un sacrement comme alternative au célibat dans le cas des augustiniens médiévaux (mais pas d’Augustin lui-même !) et de Thomas d’Aquin ; qui conduit à prononcer une bénédiction visant à libérer de façon paradoxale ce qui reste quand même ce que c’est — un chat est un chat — pour les Réformateurs ; dans les quatre cas, Augustin et ses successeurs, il est question d’une parole en forme de malgré tout, depuis le “malgré le fait que le célibat est préférable si possible”, jusqu’au : “malgré tout Dieu ordonne le mariage”. Trois interprétations d’Augustin, autant de façons de gérer ce qu’il faut bien gérer quand même...

Avec Thomas d’Aquin, est accentué le consensus des conjoints, qui est censé faire le mariage ; ce que les Réformateurs s’efforçaient de corriger vu les abus du genre mariages secrets et morganatiques que cela entraînait (en fait pour eux des non-mariages).

En est issue la prise de conscience que c’est la publicité du geste légal et consensuel qui fait le mariage. Cela accentué avec Calvin et ses développements ultérieurs dans les sociétés qui l’ont reçu, puis dans les autres : c’est en France (entre autres) le mariage républicain. Le développement des relations œcuméniques nous permet aujourd’hui d’assumer indépendamment de nos appartenances ecclésiastiques le fait que cette publicité du geste consensuel et légal est la chose fondamentale qui donne aujourd’hui sens à la bénédiction que nous prononçons sur les couples qui viennent à nous.

La prise de conscience augustinienne (puis freudienne) de ce que la sexualité est grevée de questions comme celles relatives aux phénomènes de domination, d’irresponsabilité masculine, etc. / au péché en termes augustiniens, débouchant sur la nécessité d’assumer le fait qu’ils ne se corrigent que par un contrat rigoureux et public — cela d’autant plus que la sexualité, si elle est distincte de la procréation, n’en est pas séparée ; cette prise de conscience, apparemment floue en notre société, débouche de toute façon sur l'affirmation de la nécessité d’un contrat rigoureux. Le mariage comme contrat entre deux parties sans cela inconciliables : rien de plus autre, de plus étranger qu’un homme et une femme : ceux qui sont mariés le savent : les hommes et les femmes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Trop différents ! D’où précisément, entre homme et femme, le mariage ; ce scellement qui ne peut concerner que deux êtres radicalement étrangers, comme le sont un homme et une femme, deux côtés en vis-à-vis d’une même chair scindée, avant de devenir la seule chair dont ils sont issus, n’ignorant pas, dès lors, la fécondité éventuelle, et fondant l’égalité des contractants.

En bon augustinien, Thomas d’Aquin le savait déjà. Il écrit par exemple, après avoir rappelé que le mariage est rendu nécessaire par la fécondité éventuelle et le droit des enfants mis au monde : “L’amitié s’établit en une certaine égalité. [... S’il était] licite à l’homme d’avoir plusieurs femmes, l’amour de la femme pour son mari [...] serait [...] quasi servile. Et l’expérience le prouve : quand les hommes possèdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes” (Somme contre les Gentils, III, CXXIV). Où l’on a un exemple précis que c’est la loi qui libère d’autant mieux qu’elle est rigoureuse, là où ce que l’on intitule liberté opprime d’autant plus que cela contraint la loi à organiser des souplesses, genre répudiation... Alors certes, on peut s’en accommoder comme d’autres conséquences de la dureté du cœur que dénonce Jésus concernant cette question. Dureté du cœur : c’est bien le constat d’un augustinien que fait ici Thomas d’Aquin en apologète : c’est la conviction relative au péché originel dont participent à plein la polygamie comme l’irresponsabilité, qui conduit à la fois à l’exigence de la monogamie et à celle du mariage (le droit des enfants ou des femmes, contre le péché, en l'occurrence le droit du plus fort).

C’est ce genre de rigueur, fonction de la conscience que même en matière sexuelle, les choses ne sont pas roses, rigueur qui est encore jusqu’à nouvel ordre dans la loi de la République, qui fonde notre liberté de bénir un couple et sa vie sexuelle : publicité d’un contrat égalitaire, passé dans la conscience que ce qui risque éventuellement d’arriver, genre fécondité, est du coup en soi bénédiction.

Nos rites de bénédiction sont issus d’une conscience augustinienne. Cela pour l’Occident. Mais on aurait pu s’arrêter aussi sur le christianisme oriental qui fonctionne de façon équivalente : j’ai évoqué Origène, qui est en arrière-plan d’Augustin, mais aussi des pères cappadociens, piliers de la théologie orthodoxe. Nos rites de bénédiction, issus de cette conscience commune, sont censés dès lors, face à ce tragique de notre condition, avoir pour fonction de couvrir par le mariage, au gré de la parole de Dieu, l’intimité de l’expression sexuelle...



[1] Jovinien était cet adversaire de St Jérôme (IVe-Ve siècle), qui s’attaquait à la supériorité du célibat et avec cela, à la virginité perpétuelle de Marie (avec aussi Helvidius).
[2] Péché dont Marie, pour Luther, est donc exempte — avant comme après l’enfantement —, exemption indispensable — selon un Luther augustinien ici aussi — pour que le Christ naisse sans péché. (Cf. Robert Grimm, Luther et l’expérience sexuelle, L&F 1999, p. 72-74.)


RP,
Pastorale œcuménique, Lusignan, 29.11.2012
Chusclan - St-Emétery, 13.04.1999



dimanche 18 novembre 2012

La division qui vient de prendre fin…




La division qui vient de prendre fin, pour nos Églises protestantes luthériennes et réformées, en France après d’autres pays, est partie d’un désaccord sur la Cène entre Luther et Zwingli, lors d’un colloque organisé à Marbourg en 1529. Ce désaccord a causé alors immédiatement le sentiment de la nécessité de le résoudre. Mais on ne sait alors pas encore comment. On est certainement au fait que le désaccord repose sur les arrière-plans philosophiques respectifs des deux camps, à partir desquels on exprime sa compréhension de la façon dont se signifie la présence du Christ à l’occasion de la Cène. On ne sait pas comment se distancier de ces arrière-plans. On s’est accordé pour ne pas lier la compréhension de la Cène à la philosophie d’Aristote qui fonde la théorie de la transsubstantiation, on ne s’accorde pas sur une alternative commune.

Pourtant, déjà un an après Marbourg, en 1530, la Confession d’Augsbourg, qui symbolise la foi luthérienne jusqu’aujourd’hui, exprime pour partie la volonté de résoudre la dissension. C’est un des soucis de son rédacteur, Melanchthon, qui poussant dans le sens de ce souci, en produira en nouvelle version, en 1540, que Calvin signera. C’est la première mouture, celle de 1530 qui s’imposera, ratifiée par le réformé Théodore de Bèze, qui l'inclut dans son Harmonie des confessions de foi… Tandis qu’un peu plus de trente ans après, en 1561, au colloque de Poissy, la même Confession d’Augsbourg sera à nouveau pressentie parmi les bases pour une réconciliation en France… entre catholiques et protestants !

Calvin, dans son Petit traité de la sainte Cène, montre aussi le même souci concernant la Cène : « nous avons à confesser, écrit-il, que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; [...] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. [...] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. » Les mots sont forts — on est loin d’un vague symbolisme —, au point qu’ils ont pu fonder la légende selon laquelle Luther tombant sur le traité de Calvin se serait exclamé : « Ah, si Zwingli l’avait dit comme ça ! »

Mais les soubassements philosophiques, Aristote, Platon, l’empirisme, qui sont derrière les interprétations respectives du mode de la présence du Christ à la Cène sont alors décidément trop immédiatement prégnants ! C’est le temps qui opérera la prise de distance des esprits. La division sur la compréhension de la Cène perdurera jusqu’en… 1973, avec la Concorde de Leuenberg…

*

Entre temps, suite au colloque de 1529, et l’union ne s’étant pas faite par la suite, la dérive des ecclésiologies s’est fait jour et s’est accentuée. Une Église, une organisation d’Église, n’apparaît pas ex-nihilo. Voilà qui permet de relativiser ce qu’on serait tenté de recevoir comme immuable, voire révélé ! Car cela vaut pour bien des aspects de notre vie d’Église. Prenons nos prédicateurs laïcs. Savons-nous toujours que cette institution typiquement réformée n’existait pas au XVIe siècle, et qu’elle doit beaucoup à notre influence méthodiste, postérieure au XVIIIe siècle donc — concrètement, en France, au XIXe ? Prenons notre liturgie, traditionnellement réputée typiquement réformée et remontant au XVIe siècle, mais largement héritée de l’anglicanisme via la liturgie mise en place au XIXe siècle par Eugène Bersier.

Prenons, plus anecdotique, la gestuelle, qui elle aussi s’est développée dans le temps — comme l’abandon du signe de la croix, par exemple, acquis désormais pour les réformés et les évangéliques, mais aussi pour nombre de luthériens : on ne sait pas exactement dater cet abandon.

Une tradition veut que la légitime crainte des superstitions en soit à l’origine. Remarquez, quand des pratiques populaires voulaient que le signe de croix porte bonheur au point que le faire à l’envers ait été utilisé pour faire mourir les vaches des voisins, on a un argument fort, incontestablement, en faveur de son abandon !

Autre hypothèse à ce sujet, l’abandon du signe de la croix viendrait, à l’origine, du Languedoc : la mémoire cathare, celle de la persécution. Les cathares bannissaient le signe de la croix comme superstitieux, alors qu’ils étaient obligés par les persécuteurs de se faire discrets, et donc de se signer quand même… (Ils proposaient des interprétations variées du geste, comme celle du cathare Pierre Authié : voici le front, voici la barbe voici une oreille et en voici une autre… Puisque le geste est rendu obligatoire par la persécution — geste utile toutefois, concède-t-il, pour chasser les mouches de son visage en été.) Voilà quoiqu’il en soit qui relativise l’importance d’un geste ou de son refus…

*

Nous voilà aujourd’hui inscrits dans l’histoire, une histoire en marche, blessée mais dans l’espérance de la guérison comme don du Christ. Nous voilà selon cette espérance, acteurs et témoins, à notre échelle, d’un signe de réconciliation.

… Ainsi, on ne le sait pas toujours, mais dans les premières décennies de la réforme, on aurait facilement pu confondre une ecclésiologie luthérienne et une ecclésiologie réformée. Sait-on toujours que la Confession de foi de la Rochelle de 1559, fondatrice dans la tradition réformée en France, connaît l’existence de « Superintendants » (c’est le mot — à l’article 32), qui ressemblent tout de même fort aux inspecteurs ecclésiastiques luthériens.

Sait-on toujours qu’en parallèle, la mise en place de la structure luthérienne doit fort peu à Luther lui-même, qui s’est très peu mêlé d’organisation, chose qu’il a remise aux princes, organisant la structure de l’Église sans doute même contre ce qu’il aurait souhaité ? — Il insiste beaucoup pour sa part sur la réalité de l’Église locale comme communauté, au point que les congrégationalistes anglais, par la suite, se réclameront souvent de lui !

Sait-on par ailleurs que Calvin écrivant au roi Édouard VI d’Angleterre ne remet pas en question l’institution des évêques, espérant une Église anglicane réformée mais ne bouleversant pas pour autant sa structure ? Un véritable pragmatisme chez Calvin comme chez Luther, éventuellement contre leur propre souhait en matière d’ecclésiologie. L’un comme l’autre opteraient sans doute, pour d’autres temps, pour une autre organisation.

Par exemple, le luthérien Bucer initie à Strasbourg, ville libre et donc plus propre à une organisation de l’Église plus autonome par rapport à l’État. Calvin y trouvera ses quatre ministères qui deviendront une base du futur système presbytérien synodal, qui doit donc beaucoup à un luthérien ! Le système presbytérien synodal — dont les éléments précurseurs lointains sont posés d’une certaine façon dans la luthérienne Strasbourg (ayant adopté la confession d’Augsbourg) de Bucer puis dans la Genève de l’ex-Strasbourgeois Calvin — va donc peu à peu se mettre en place dans la tradition réformée, notamment via l’Écosse, sous l’influence de John Knox.

À l’époque, les réformés français auraient peut-être eu de la peine à se reconnaître dans cette organisation, pour ne rien dire de notre organisation actuelle, qui doit en outre beaucoup à la loi de 1905 sur les associations cultuelles…

*

Quatre siècles et demi après le colloque de Marbourg de 1529, en 1973, à Leuenberg, réformés et luthériens (puis les frères tchèques et les méthodistes) ont pris acte concernant la Cène de ce que les vocables conditionnés par la philosophie dont le temps a permis la mise à distance traduisent une foi commune, prise de conscience scellée dans une Concorde, qui nous permet aujourd’hui de franchir un pas de plus : l’union. Pour cela, il est question d’organisation — on vient de voir sommairement que les organisations aussi s’inscrivent dans l’histoire, dans le cadre des dérives de traditions séparées. Choses relatives aux temps et aux moments. Et comme dit l’Ecclésiaste (3, 7), « Un temps pour déchirer, un temps pour coudre ». C’est, à notre humble échelle, ce temps qui est le nôtre, et ça c’est, comme dit aussi l’Ecclésiaste parlant de tout bonheur, « un don de Dieu » (3, 13). C’est une véritable grâce qui nous est octroyée, que d’être les acteurs d’une histoire en train de se construire, pour un signe de réconciliation cette fois. Ce que nous faisons est déjà ainsi dans l’histoire au même titre que les manuels d’histoire de l’Église parlent du colloque de Marbourg, mais cette fois c’est pour la réconciliation. C’est « le temps pour coudre » qui nous est donné.

Pour cela, on en viendra à présent aux aspects pratiques des choses, à la question qui concerne plus directement nos débats, notre organisation d’Église… Tout ce qui est l’objet de notre assemblée générale, de l’adoption de nos nouveaux statuts à l’élection de nos conseillers presbytéraux…


RP,
AG ACER Poitiers, 18.11.12


mardi 30 octobre 2012

La justice a tranché : pas de peau pour la circoncision !




En juin dernier, des parents musulmans allemands ont été condamnés par un tribunal de Cologne pour avoir fait circoncire leur enfant. Ce verdict a suscité au minimum de la perplexité, parmi les musulmans et les juifs, entre autres, en Allemagne et au-delà. Le verdict est en effet rapidement devenu célèbre, jusqu’au-delà de l’Allemagne : elle n'est pas la seule concernée. D’autres pays ne seraient pas en reste pour aller dans le sens du tribunal de Cologne : même certains courants libéraux du judaïsme américain ne pratiquent plus la circoncision !

Un tel jugement participe d'un état d'esprit général. Radicalement individualistes, nos sociétés modernes ont une conception radicalement individualiste du corps. En circoncisant des enfants, leurs parents les mutileraient — contre leur gré, souligne t-on. Les auto-mutilations, type piercing, ne posent en effet pas autant de problèmes : ceux qui les pratiquent les revendiquent comme concernant leur propre corps. C’est peut-être le seul fait de la non-irréversibilité qui fait que la pose de boucles d’oreilles aux petites filles, non consentantes, ne pose pas de problème, à ma connaissance.


Les diverses formes du pouvoir

Au plan des formes du pouvoir, cela conduit à terme à la disparition des traditions non-radicalement démocratiques : peut-on imposer à un enfant ou à un jeune adulte, britannique ou scandinave par exemple, d’être roi et soumis à un tel protocole sous le seul prétexte qu’il est né à tel rang ? Un refus éventuel de se prêter au protocole imposé est radicalement individualiste. C’est sans doute jusqu’où les inventeurs de la démocratie moderne ne voulaient pas aller : il suffit de voir le nombre de monarchies constitutionnelles qui imposent aux enfants royaux de se soumettre à leur royale tâche. C’est la même logique qui impose la nécessité du mariage entre personnes du même sexe : radicalement individualiste, la démocratie moderne institutionnalise jusqu’au désir individuel. Quand s’ajoute à cela la dimension de la « mutilation », l’approche actuelle des choses va incontestablement dans le sens des anti-circoncision. Le parallèle avec l’excision féminine est ainsi immanquablement invoqué. C’est la même logique individualiste dont la relative nouveauté explique qu’auparavant on n’a pas fait grand cas du problème réel de l’excision.

Mais il faut savoir garder le sens de la mesure. Le prépuce n’est pas l’équivalent des petites lèvres, ni du clitoris ! Quoiqu’en disent les anti-circoncision qui font évidemment jouer cette fausse analogie.


Les limites de l’individualisme

Cela dit, si la modernité démocratique individualiste présente des avantages certains, elle est marquée aussi de sa limite. La limite essentielle est ici l’optimisme quasi béat qui sous-tend l’individualisme démocratique contemporain. C’est précisément cela que la circoncision met en question. Elle le fait de façon plus criante que le baptême, qui à ce point se corrige en se lisant comme connotant péché originel — ce qui n’est pas très optimiste non plus !

La circoncision pose ce questionnement au cœur de l’expression individuelle du vouloir vivre : le sexe masculin en tant qu’organe de la reproduction marqué comme non tout-puissant. Voilà un aspect des choses qui est évidemment trop peu souligné dans les sociétés machistes pratiquant la circoncision ! Voilà aussi qui va à l’encontre de l’individualisme tout-puissant, et ce dès les premiers jours de la vie.

C’est probablement là que se produit le choc culturel qui fait encore et toujours du judaïsme et des traditions similaires, et pas seulement de l’islam, le grain de sable dans les rouages bien huilés des sociétés policées, fût-ce par le mode de pensée unique « soft » qui caractérise la nôtre…

RP
"La circoncision, une mutilation ?
La justice a tranché : pas de peau pour la circoncision !"
Le protestant de l'Ouest n° 369, nov 2012, p. 27


jeudi 25 octobre 2012

732





La bataille de Poitiers (ou de Tours) se déroule le 25 octobre 732 et oppose le Royaume franc et le Duché d'Aquitaine au Califat omeyyade. Les Francs et les Aquitains, menés respectivement par le maire du palais Charles Martel et le duc d’Aquitaine Eudes, y obtiennent une victoire décisive face aux Omeyyades (*), menés par le gouverneur d'Al-Andalus Abd Ar-Raḥmān, qui meurt lors du combat.

Les historiens contemporains sont divisés quant à l’importance réelle de la bataille de Poitiers et son rôle dans le maintien du christianisme en Europe. Les avis sont moins divergents en ce qui concerne le poids qu’a la bataille dans l'émergence de l’Empire carolingien et l’établissement de la domination franque (et papale) en Europe de l'Ouest pendant le siècle suivant. Charles sera alors élevé au rang de champion de la chrétienté, recevant son surnom de Martel (Marteau) des chroniqueurs du IXe siècle.

L’importance de la bataille concerne alors surtout le renversement de la dynastie mérovingienne au profit de la dynastie carolingienne, issue de Charles Martel, ce qui revient à asseoir le pouvoir de Rome face au pouvoir franc antécédent, celui des Mérovingiens, vassaux non de l’évêque de Rome, mais de l’empereur de Constantinople.

Le lieu de référence des Mérovingiens est Reims et non Rome, comme ce sera le cas pour les Carolingiens. Reims est ainsi signe et lieu du sacre de monarque rattaché politiquement à Constantinople. Le coup d’État carolingien — pour le nommer pour ce qu’il est —, débouche en quelques années sur la création d’un Empire alternatif, au grand dam de l’Empire en place, qui a Byzance pour capitale.

La bataille de Poitiers est un appui décisif (pas le seul : la lutte des Carolingiens contre les Lombards qui menacent Rome joue aussi un rôle décisif similaire), qui lui fera prendre l’importance qu’on lui a connue par la suite. Ce n’est que lors des conflits ultérieurs, et surtout au XVIe siècle, que la bataille de Poitiers devient le symbole que l’on sait dans la lutte islam-chrétienté.

Auparavant il est question de lieux symboliques d’obédiences politiques : quelques lieux sont en jeu : Reims/Constantinople, Rome, et Cordoue/Damas. Trois lieux référentiels de dynasties, ou d’obédiences politiques. À Poitiers, on ne chasse donc pas les Arabes, on assoie un pouvoir, d’abord celui des Francs via les faits d’armes du maire du palais Charles « Martel » et du duc d’Aquitaine Eudes.

Ce n’est pas la seule bataille décisive contre les Omeyyades (plutôt que contre les Arabes). En 721, Toulouse a vu une défaite des mêmes Omeyyades, vaincus par le duc d’Aquitaine — sans le maire du palais franc : détail important quant au non-soulignement de cette bataille aussi décisive au moins, que celle de Poitiers ! En 737, Charles Martel remporte une bataille similaire à La Berre, mais elle ne lui permet pas de reprendre Narbonne, qui reste dominée par les Omeyyades. D’où l’importance symbolique ultérieure de Poitiers, qui se trouve en outre être, contrairement à Narbonne, non loin du centre du Royaume franc d’alors. C’est Pépin le Bref, premier roi carolingien, élevé à ce statut par l’évêque de Rome, qui prendra, en 759, Narbonne aux Omeyyades, asseyant un peu plus la dynastie carolingienne qui verra par la suite Charlemagne dialoguer diplomatiquement avec le calife abbasside de Bagdad Haroun al Rachid (le monde arabe aussi a connu un renversement de dynastie et de lieu référentiel symbolique — de Damas à Bagdad).

On est loin de la bataille de Lépante et de la victoire chrétienne sur les Turcs, qui ancrera au XVIe siècle le sens symbolique nouveau de l’ancienne bataille de Poitiers…

Depuis le temps a passé qui a donné de nouveaux changements dynastiques jusqu’aux renversements révolutionnaires modernes qui s’appuieront sur un autre lieu référentiel symbolique : Paris, lieu de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui n’est ni Constantinople, ni Rome ni Damas…

C’est le moment référentiel historique en regard duquel se lisent actuellement les dates du passé franc puis français, 732 y compris, sauf à en faire, de façon arbitraire, un lieu idéologique de rupture, qu’il n’est pas en soi, comme le laissent apparaître la succession de ses significations et investissements symboliques.

RP, octobre 2012


(* La dynastie wisigothique d'Espagne, en lien elle aussi avec l'Aquitaine, s'étant effondrée, le vide monarchique a ouvert la place à la dynastie omeyyade qui à son tour dispute la suzeraineté sur l'Aquitaine à la monarchie franque.)


samedi 15 septembre 2012

Un enracinement secret : le patrimoine dans le ciel



Patrimoine caché. Vous avez dit « patrimoine ». Et quid du « matrimoine » ? Si je dis « patrimonial », on sait tous à quoi cela renvoie — au patrimoine. Si maintenant je dis « matrimonial »… on sait aussi à quoi cela renvoie : au mariage — plus qu’à un enracinement ou à un héritage de quelque nature soit-il. Et pourtant…

Voilà qui me semble être une belle illustration de ce que peut être un patrimoine caché, caché au cœur de même de nos mots, mots parfois enfouis sous l’histoire et sa violence…


J’ai donc dit « matrimonial » : au temps où le protestantisme était clandestin en France, et où les actes pastoraux des Églises de la Réforme n’étaient pas reconnus, il fallait pour être à « l’état civil » (ou ce qui ne l’était pas encore), en passer par les rites célébrés par les ministres de l’Église catholique romaine, seule reconnue par l’État d’alors. Les couples protestants voyaient leur mariage non reconnu s’il n’était célébré par un prêtre…

Voilà une « matrimonialité » — secrète en quelque sorte —… qui pouvait valoir de… « petites vengeances » dans les registres de baptêmes.

Un des fidèles de ma paroisse précédente m’a transmis les actes de baptême de ses ancêtres, qui valent de brève citations… À titre de… matrimoine caché…

Par exemple (cf. illustration) : « L’an mil sept cent cinquante, et le vingt neuvième de janvier, a été baptisé Louis Fraysse fils bâtard de Louis Fraysse et de Thérese Montez, religionaires calvinistes vivant en concubinage scandaleux, pour avoir refusé être instruits des principes de la religion catholique, apostolique et romaine, ni en faire profession, habitants la ville de Saint Rome du Tarn, né le vingt septième dudit mois de la susdite année, son parrain a été Louis Blaquier, tailleur, et la marraine, Françoise Baleous, illettrés présents. […] » Etc.
Suit la signature du curé.

Autre formulation lors d’un baptême précédent dans la même famille : « L’an mil sept cent quarante huit et le vingt six décembre, par Maître Louyde Jean-Pierre de Lescure prêtre, notre vicaire soussigné, a été baptisé Pierre Jean Teyssier fils bâtard de Pierre Teyssier et de Marie Fraysse, hérétiques calvinistes, vivant en concubinage scandaleux dans la ville de Saint Rome du Tarn, née le 25 du mois de la présente année […]. »

Etc.

C’était un exemple — via une famille, en l’occurrence dans le Tarn — de ce qu’a connu aussi le Poitou protestant pour se maintenir durant des décennies, deux siècles, sans jamais user de violence pour se révolter, comme cela fut à un moment le cas dans les Cévennes. Une réalité oubliée, issue de la brutalité de l’histoire, et qui cache une part de patrimoine, quasi secret — une part de richesse pour tous, déposée comme un trésor caché, pour le bénéfice de tous.

Un trésor qui nous parvient à tous, quelle que soit notre tradition religieuse, du temps où on ne négligeait rien pour réduire ses témoins à l’ordre régnant, depuis, dès 1681, les fameuses dragonnades (loger des soldats — les dragons — qui avaient pour tâche tacite de perpétrer dans les familles logeuses exactions et pillages divers, jusqu’à ce que la famille renonce à sa foi) — débouchant sur l’illusoire affirmation de la fin de l’existence des protestants, et en conséquence la révocation en 1685 de l’Edit de tolérance signé par Henry IV, jusqu’à l’exil forcé des pasteurs, sous peine de mort, cela accompagné de l’interdiction de l’exil des non-pasteurs (raisons économiques obligent) — cela contre des peines comme les galères.

Certains ont réussi à s’exiler (voir le journal de l’instituteur Jean Migault), ou à exiler leurs enfants pour les scolariser dans des pays où la foi était libre. On a même bien sûr, parlant d’instituteur, interdit le travail d’enseignement aux « hérétiques ».

On est allé jusqu’à tenter la séduction financière : on finançait les passages à la « bonne religion ». On n’a réussi à séduire que quelques escrocs se convertissant éventuellement plusieurs fois pour toucher plusieurs fois la prime !

Bref, rien n’y a fait, au fond, malgré les quelques succès réels, mais essentiellement amers… qui ont réussi à inspirer à plusieurs les voies du dégoût, précédant la déchristianisation.

Mais on a aussi renforcé la solidarité : des catholiques protégeaient les hérétiques, les avertissant, par exemple, de l’arrivée des troupes.

Mais faire lâcher ceux qu’on nommait les opiniâtres, non. De l’humiliation quotidienne à la menace, terrible, en passant par tous les autres procédés imaginables, rien n’y a fait. On a refusé le geste pourtant simple qui consistait à passer à une foi dont on se dit que tout de même, elle n’était apparemment pas si différente de l’autre que cela.

Rien n’y a fait. Les « hérétiques » calvinistes sont allés pour maintenir droite et sauve leur conscience jusqu’à préférer — sans compter la mort — perdre tous leurs biens matériels, patrimoine et héritage à transmettre, qui pouvaient être et ont été saisis.

Mais contre quels autres biens ?

Interdits de culte, ils ont maintenu un culte secret, au désert, ou familial, ici souvent de l’ordre du « matrimoine », tant les mères ont joué un rôle décisif dans la transmission d’une foi interdite de catéchisme.

Quel est donc le bien qui valait tant pour n’être point lâché, quel patrimoine caché, quel secret — parfois caché sous une conversion factice, pour avoir la paix —, quel enracinement secret qui vaut à ce trésor mystérieux d’être préféré à tous les enracinements ?

*

Leur secret, celui qu’ils nous ont légué, est dans ce qu’en dit Jésus : ils y ont trouvé ce qui leur a donné cette force. Un exemple de ce qu’il dit de ce patrimoine caché — Matthieu 13, 44-48 :
44 "Le Royaume des cieux est comparable à un trésor qui était caché dans un champ et qu’un homme a découvert : il le cache à nouveau et, dans sa joie, il s’en va, met en vente tout ce qu’il a et il achète ce champ.
45 Le Royaume des cieux est encore comparable à un marchand qui cherchait des perles fines.
46 Ayant trouvé une perle de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il avait et il l’a achetée.
47 "Le Royaume des cieux est encore comparable à un filet qu’on jette en mer et qui ramène toutes sortes de poissons.
48 Quand il est plein, on le tire sur le rivage, puis on s’assied, on ramasse dans des paniers ce qui est bon et l’on rejette ce qui est sans intérêt."


*

Voilà une série de brèves paraboles qui nous disent que le Règne de Dieu a quelque chose de caché. Voilà donc en effet que le Royaume des cieux est comme un trésor — comme un patrimoine précieux — que l’on cache dans un champ ; et c’est le champ que l’on achète, c’est pour acheter le champ que l’on vend tout. Et mieux que cela, on y cache le trésor. Et si on ne procède pas ainsi, le trésor sera perdu.

Certes ce qui intéresse l’acheteur, c’est le trésor, et pas le champ, mais pour avoir le trésor, il faut bien acheter le champ. Certes c’est le trésor qui est intéressant, la seconde parabole, celle de la perle de grand prix le rappelle : c’est pour elle qu’on vend tout.

Le Royaume des cieux est donc comparable à un filet qui ramasse tout, dit la troisième parabole. Le texte ne dit même pas toute sorte de poissons ; il dit : des choses de tout genre ! Je suis tenté de dire : des bons poissons, et aussi des rascasses, et même des vieux pneus et des boîtes de conserves ! Le tri, on le fait après.

Jusque là, on ne peut, et ne doit, que tout ramasser, même si ce qui nous intéresse, ce sont les bons poissons — comme l’acheteur du champ, qui ne produit peut-être que des ronces, est intéressé par le trésor. Mais c’est pour acheter le champ qu’il vend tous ses biens : « là où est ton trésor, là sera ton cœur » enseigne aussi Jésus…

*

Mais les « toutes sortes de choses » prises dans le filet y sont donc comme ensemble, cela vaut jusqu’à à l’intérieur de soi. Le trésor est bien un trésor caché. Et jusqu’en notre intimité, une séparation devra donc se faire, en nous. Comme le précise Jésus ailleurs, ici, à l’intérieur de soi : « jugez-vous vous-mêmes afin de n’être pas jugés ». Le jugement étant aussi séparation, il s’agit d’une séparation d’avec le mal qu’il faudra donc lâcher.

Or c’est cette connaissance que n’avaient pas les persécuteurs, qui voulant séparer les rascasses, pneus, et autres hérétiques d’avec les bons poissons, gardaient le mal en eux, le mal persécuteur. On sait ce que cette attitude a donné, on sait ce que cela continue de donner ; aujourd’hui, fous sanglants contre bombardements aveugles de guerres prétendues justes ou préventives.

Le Talmud avertissait : « quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du juste contre le méchant, quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le méchant persécuteur, quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur ».

Tenter de faire venir le Règne de Dieu comme si nous avions en la matière plus de pouvoir que Dieu, c’est faire venir en lieu et place du Paradis espéré, un enfer !

Dieu a envisagé les choses autrement. Que nous disent au fond ces paraboles ? Que le Royaume des cieux « ne vient pas de façon à frapper les regards », qu’on ne fait pas avancer le Règne de Dieu à force de forcer les choses. C’est de cela qu’on été témoins les opiniâtres persécutés. Un seul refuge, secret : la conscience — patrimoine essentiel.

Ce qui nous conduit au cœur de l’Évangile de la foi qui en a habité ses témoins persécutés, celui de la confiance seule. Le Royaume des cieux est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu — et il caché jusqu’au Royaume espéré dont l’instauration n’est pas de notre compétence — et c’est très bien ainsi. L’inutilité sanglante, des pleurs et de la violence le montrent.

Être de l’ordre de la semence, c’est la nature du trésor qui est au cœur du Royaume.

*

Un trésor inépuisable : « tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux », poursuit Jésus après cette série de brèves paraboles — de ce trésor intérieur et extérieur : on en tire de façon inépuisable, toute sorte de choses : « du neuf et du vieux ».

On peut rattacher ce « neuf et vieux » aux « toutes sortes de choses » prises au filet. Pour dire qu’il n’est vraiment pas de notre bénéfice de faire le tri en mettant dehors ce que nous jugerions indésirable : j’ai parlé des rascasses comme de mauvais poissons — mais attendez, et la bouillabaisse ! Voilà donc qu’on aurait eu tort de jeter la rascasse ! Les vieux pneus, donc — quoique ! Tel pêcheur bricoleur qui trouve ça dans son filet en ferait bien une balançoire pour ses enfants…

Qui sait si le Royaume de la promesse est sans balançoires faites avec des vieux pneus ? Il y a bien selon Ésaïe, des charrues faites avec des vieilles épées !

Eh bien il s’agit de tout vendre, et donc de tout se laisser arracher éventuellement, pour ce champ-là. Voilà le patrimoine secret, l’enracinement céleste qui a guidé ce qui ont choisi de tenir ferme. Jésus leur avait dit, au creux de leur conscience, quel précieux trésor y est caché : c’est le Royaume des cieux — et il n’est pas ailleurs : il est là, dans le remerciement pour ce que Dieu nous donne à y voir.

Le ciel dans tout ça ? J’ai parlé de patrimoine dans le ciel. Ce n’est pas le ciel atmosphérique, ou interplanétaire, ou galactique !

C’est le vrai secret de ceux qui ont mené la liberté de leur conscience jusqu’à nous — « quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père céleste, qui voit dans le secret, te le rendra. » (Matthieu 6, 6).

C’est là le patrimoine dans le ciel — le ciel comme lieu le plus secret de nous-même, lieu de la rencontre du Père céleste : une conscience libérée. « Ma conscience est liée par la Parole de Dieu disait Luther à ceux qui voulaient le voir se rétracter de sa foi : il n’est pas bon d’aller contre sa conscience ».

C’est le patrimoine caché que nous ont transmis ceux qui ont refusé de faire taire leur conscience pour lui préférer l’aisance apparente : ce patrimoine là est un trésor plus précieux que les apparences et le transitoire ; trésor plus précieux que le champ qui le contient — ou tout autre richesse devient simplement un écrin pour ce patrimoine-là, trésor intime, secret spirituel ; « tout près de toi, dans tes mots et dans ton cœur ».

RP
Poitiers, Patrimoine caché - Journées européennes du patrimoine,
15.09.2012


vendredi 7 septembre 2012

L’unité par l’humilité




Philippiens 2, 5-11
5 Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ,
6 lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu,
7 mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ;
8 (2-7) et ayant paru comme un simple homme, (2-8) il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix.
9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom,
10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre,
11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

*

Et si ce texte parlait d’unité ? L’unité par l’humilité…

L’unité : thème de cette rencontre au Désert 2012. Vaste programme ! Lorsque j’ai demandé à mes collègues en pastorale des précisions — unité du consistoire réformé du Poitou ? Union luthéro-réformée ? Unité des différents protestantismes ? Œcuménisme ?… Je n’ai pas été plus renseigné : tout ça et au-delà. Je me suis retrouvé avec une problématique élargie… jusqu’à l’unité de Dieu, unité dans la Trinité !

Ça m’a finalement éclairé : si on ne me donne pas plus de précisions, autant passer au fondement de l’unité, de toute unité, y compris l’unité dans la Trinité — ce qui m’a semblé renvoyer notamment à ce texte de l’épître aux Philippiens, parlant finalement de l’unité du Christ avec Dieu, qui se concrétise comme humilité.

Quand on sait en outre que ce texte n’est pas donné d’abord comme explication théologique des relations du Christ et de son Père, mais comme une sorte d’exemple à suivre, voilà qui donne matière à réflexion sur le sujet de l’unité, précisément :

« Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire » vient de dire Paul en introduction de cet hymne à l’humilité du Christ, avant de préciser : « ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ »… « Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu »… Etc.

S’il est question de refus de l’esprit de parti, il est donc bien question d’unité de l’Église. Cela rappelle cette autre épître de Paul, la première aux Corinthiens, avec cette Église où l’on se réclame du parti de Paul, d’Apollos, de Pierre, ou même d’un autre parti revendiquant plus encore la vérité, le parti du Christ !…

« Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire », voilà donc qui fait apparemment écho ici à quelque chose de cet ordre. Surtout quand on constate que la Epître aux 1ère Corinthiens poursuit en donnant en référence la prédication de Paul sur l’humilité du Christ, précisément : Christ crucifié.

*

Or, où se trouve la réponse de Paul face à cette tentation mentionnée aux Philippiens, d’esprit de parti d’un côté, de vaine gloire de l’autre ? — Esprit de parti comme atteinte à l’unité entre Églises, ou entre tendances et courants ; vaine gloire comme atteinte jusqu’à l’unité à l’intérieur de chaque Église, par cette manie qui consiste à s’imaginer être au-dessus d’autrui. La réponse est dans le renvoi à l’humilité du Christ, jusqu’à la croix, humilité qui fonde son unité avec le Père — le Père qui lui octroie son Nom, sa gloire, le Christ un avec lui.

L’étonnant dans ce texte, c’est que cette unité du Père et du Fils n’advient que dans ce renoncement à cette même unité avec Dieu — comme égalité avec lui, identité avec lui. Le Fils ne se révèle comme Fils que par son humilité, son obéissance, dévoilant ipso facto Dieu comme Père.

En d’autres termes, il accomplit là une mission qui ne se révèle comme étant sa mission que parce qu’elle est accomplie, précisément. Cette mission qui est de dévoiler le fondement de l’unité de Dieu, de l’unité avec Dieu — cela par l’humilité extrême qui est de renoncer à une identité repérable, en l’occurrence identité divine, « en forme de Dieu ».

Il accomplit sa mission en acceptant un exil radical loin de Dieu. Or cela est en rapport avec le sentiment plus ou moins confus de tout un chacun : être exilé loin de la source de son être : nous sommes des êtres de désir, des êtres de manque. Et nous comblons volontiers ce manque dans un réflexe tout sauf humble, un réflexe d’identité : qui suis-je ? Réponse — vaine gloire : je suis ce qui apparaît de meilleur de moi, ce que ma réputation a fait de moi, réputation que je dois donc cultiver : me prévaloir de mon identité supposée, quasi de mon égalité avec ce que je m’imagine être, ou à l’inverse en me vantant d’être plus nul que nul — ce qui revient à exceller encore en quelque chose ! Vaine gloire, fût-elle paradoxale. Ou alors réflexe d’identité comme esprit de parti : je suis de telle ou telle foi qui m’identifie, de telle ou telle tradition, d’Apollos, de Paul, de Pierre, de Luther, de Calvin…

Et là Paul, lui et d’autres auteurs du Nouveau Testament, découvre dans la troublante attitude d’humilité du Christ, Christ que lui-même, Paul, reconnaît comme Fils de Dieu par sa foi à sa résurrection — « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts » (Ro 1) — ; Jésus Fils de Dieu, ce malgré quoi il est paru, à l’image du Serviteur d’Ésaïe (53, 2), comme sans éclat, comme renonçant, comme étrangement humble.

En Jean, Jésus ne dit pas autre chose (Jean 6, 38-40) : « Je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. Or, la volonté de celui qui m’a envoyé, c’est que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. La volonté de mon Père, c’est que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. »

*

Qu’est à dire « je suis descendu du ciel » ? — Sinon : j’ai renoncé à tout. J’ai renoncé à toute identité — divine — par laquelle je pourrais me poser face au monde. La vérité de mon être est cachée sous mon renoncement.

Ce faisant Jésus dévoile ipso facto la seule source de toute identité : cachée en Dieu (cf. Col 3, 1). Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Dieu le sait ! Et à l’image du Christ ce qui apparaît de moi à l’occasion des circonstances qui m’ont fait naître, adhérer à ceci ou cela, être de tel ou tel métier, région, pays, tradition religieuse, cela relève simplement d’un envoi, de mon envoi, en relation avec ceux que je côtoie, à leur service… Où l’on voit ce que cela signifie quant à l’unité !

Ce n’est pas là mon être, qui lui est caché en Dieu, c’est ma mission, qui consiste avant tout à être vrai et en relation, du fait des circonstances qui précisent ce qu’il en est du service qui m’est octroyé : que puis-je apporter là où je suis ? Cette question est au fondement de toute unité.

*

« La volonté de celui qui m’a envoyé, dit Jésus, c’est que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. »

C’est cela que Paul lit aussi dans sa méditation de la vie du Christ — « Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » — ; c’est ce que Paul donne comme exemple pour nous libérer de ce que nous croyons être.

De sorte que l’unité soit garantie — unité avec Dieu, à l’image du Christ, unité dès lors comme renvoi de nos identités repérables à leur place : « morts avec le Christ, votre identité est cachée avec lui, le ressuscité, en Dieu » (Col 3, 1).

Alors comme il en a été pour lui renonçant à la possession de son identité, chacun des éléments qui fait l’humilité de notre vie, son secret, son anonymat, comme pour le Christ dans le temps, cela devient tout simplement ce qui compose notre mission au service des autres dans notre Église et pour les autres.

Le propre de Jésus est d’être celui qui dévoile cela, d’être de le résurrecteur, celui qui dévoile notre vrai être ressuscité, caché en Dieu ; — à sa suite, empreints des sentiments qui l’animaient, notre part est de vivre ce que les hasards de notre naissance, de notre nationalité, de notre tradition religieuse — de nos choix-mêmes, qui sont forcément situés en rapport avec diverses circonstances —, nous font être pour autrui. Alors tout devient élément d’une harmonie dont le plan général nous échappe. C’est précisément l’humble connaissance de cela qui fonde toute unité. Se refuser à l’unité, et à ses manifestations concrètes, comme l’œcuménisme, relève bien de l’esprit de parti qui revient à absolutiser ce qui n’est que chose passagère comme nos appartenances diverses ; cela relève de la vaine gloire, du refus pour soi-même de l’humilité qui est celle du Christ.

Nous désirons l’unité ? — « Ayez donc en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ » !


RP
Exoudun, Culte au désert,
7.09.12


dimanche 12 août 2012

Le public et le privé, entre l’intime et le commun




La distinction du public et du privé est très connue. C’est un classique des démocraties modernes au moins depuis Rousseau. Dans cette perspective, la société laïque relève du domaine public, le religieux relève du privé.

Cette distinction est relativement simple, apparemment fonctionnelle… jusqu’à ce qu’elle soit confrontée à certaines limites.

Où il apparaît qu’il faut clarifier cette distinction, en établissant des distinctions au sein des deux domaines, public et privé.

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Je propose de distinguer, dans le domaine privé, deux pôles : 1) le privé partagé et 2) l’intime, ultimement inaccessible au partage.

Le privé partagé relève d’espaces qui ne sont pas publics. En terme de propriétés (privées), il peut être marqué par des panneaux « privé ». Il peut cependant être accessible, avec l’accord des propriétaires. Ce qui n’est pas le cas des espaces privés que l’on qualifiera d’ « intimes ». Notons qu’il y a des degrés d’accès du privé à l’intime : l’intime au sens strict est le religieux « Deus intimior intimo meo » selon la formule de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime que ce qui m’est intime ».

Entre le privé partagé et l’intime, il y a donc une série de degrés, concernant ce qu’on ne fait pas en public, allant du sexuel au digestif, relativement intimes, très intimes même — mais pas autant que le religieux, au sens de l’intériorité, connue seulement du croyant et de son Dieu. C’est à ce sujet que la Réforme affirmait : « Ecclesia de intimis non judicat » — « l’Église ne juge pas des cœurs ». L’Église n’a donc pas accès à l’intimité religieuse de ses membres. A fortiori l’État, qui s’abstrait de la sphère religieuse comme il doit s’abstraire des chambres à coucher, sous peine de s’avérer totalitaire.

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Dans le domaine public, on peut de même distinguer deux pôles : 1) le public commun, et 2) le public communautaire. Une distinction indispensable s’il l’on veut éviter les glissements vers le communautarisme visant à s’opposer à ce qui serait perçu comme des restrictions abusives de liberté de conscience et de la liberté religieuse.

Le domaine public commun est celui où la règle est la laïcité, sphère dans laquelle aucune religion ni philosophie ne sont fondées à imposer leurs rites et pratiques. Cela ne veut pas dire pour autant que les religions et philosophies soient cantonnées au domaine strictement privé. L’exercice du culte est public ! Sous peine de relever de volontés sectaires. C’est ce qu’il me semble falloir appeler « domaines publics communautaires », avec des rites communautaires.

Les rites communs, comme les célébrations qui marquent l’unité d’une nation (par exemple le 14 juillet pour la France), sont distincts des rites publics communautaires, qui pour être communautaires n’en sont pas privés pour autant. Il peut y avoir recoupement du domaine public communautaire avec le domaine public commun, en fonction des traditions communautaires devenues communes : par exemple Noël qui est à la fois fête publique communautaire chrétienne, et fête commune, jour officiellement chômé en France. La distinction entre la fête cultuelle, selon son aspect de fête publique communautaire, et la même fête en tant que fête commune, ne doit pas être négligée pour autant. Dans un cas comme dans l’autre, on n’est ni dans le privé, ni a fortiori dans l’intime, mais bel et bien dans deux aspects du domaine public, qui ne doivent pas interférer l’un sur l’autre.

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De tout cela, il ressort qu’il serait utile de subdiviser la distinction domaine public / domaine privé et de reconnaître quatre niveaux distincts : domaine public commun (laïque) / domaine public communautaire / domaine privé / domaine intime.

RP, texte de 2008
Et ici le texte avec le rapport synodal 2004 (ERF/PCAC) sur le même sujet


mercredi 1 août 2012

Esquisse d’une histoire de la théologie du catharisme





La pluralité de théologies qu'a connue le catharisme permet de penser qu'aucun de ses différents systèmes ne traduit exactement l'essence de cette religion. On peut même voir en chacun de ces systèmes autant d'ébauches - parfois certes achevées en elles-mêmes, - d'une structuration dogmatique, en l'occurrence dualiste, d'une foi dont la nature essentielle se situe peut-être ailleurs.

C'est ce qu'il est permis d'induire d'un regard sur les racines théologiques et sur les débouchés historiques de la religion cathare. Pour le passé, les similitudes typologiques les plus probantes nous rapprochent d'une large mouvance post-origénienne. Pour les lendemains du catharisme ecclésiologiquement structuré, on ne peut qu'être interrogé par la disparition du dualisme chez les héritiers des disciples des Parfaits (comme peut-être, par la revendication du souvenir d'une ascendance albigeoise des anciens protestants occitans, évidemment non dualistes).

C'est ainsi que l'on peut se demander si la période dualiste de l'hérésie, la période cathare proprement dite, ne correspond pas au temps d'une forme de structuration dogmatique d'une religion qui n'est pas à penser a priori en ces termes. S'il se présente, certes, comme un dualisme, le catharisme n'est-il pas avant tout un pneumatisme ("religion de l’Esprit" : Pneuma = esprit) ? Dans une telle perspective, une histoire des théologies cathares pourrait se concevoir en trois périodes :

- un temps de "gestation", où se développe un des dérivés possibles de l'héritage patristique ;
- une période de structuration, à travers le renforcement du contact bogomile, structuration ecclésiologique, et dogmatique (dualisme monarchien et dualisme dyarchien) ;
- et après la destruction de la structure par la persécution, un abandon progressif du dualisme par un peuple qui ne garde souvenir que d'un pneumatisme de ses ascendants.


Première période (début XIe - mi XIIe) : le catharisme "en gestation"

Précisons tout de suite qu'il ne s'agit pas, parlant de gestation, de signifier a priori que les mouvements dualistes signalés en Occident pour cette période n'étaient pas encore cathares. Il s'agit simplement de tenir compte du fait qu'il n'est pas encore trace d'une structuration épiscopale telle qu'elle est certaine à partir de S. Félix et telle qu'elle est signalée par le moine allemand du XIIe siècle Eckbert de Schönau ; et d'autre part, qu'il n'est pas non plus trace de structurations théologiques précises, telles que celles que développe l'école lugienne (du théologien cathare Jean de Lugio), ou même celles des monarchiens occidentaux du XIIIe siècle.

C'est ainsi qu'il reste prudent, pour cette période, de parler de dualisme actuel, et point encore de dualisme ontologique. Un regard sur ces premiers développements d'un catharisme en Occident requiert de considérer méthodiquement les parallèles qu'il est possible de tracer avec le christianisme orthodoxe, tant oriental qu'occidental.

*

La question qui se présente dès l'abord est celle de la dualité de niveaux de Création.

Cela mène inévitablement à Alexandrie où, mutatis mutandis, l'enseignement de la dualité de la Création plonge ses fondements dès le christianisme primitif, et avant cela dans des courants du judaïsme hellénistique. En christianisme, on est en présence de la tradition origénienne - à considérer dans ses racines, et dans ses héritiers, nombreux puisque l'origénisme fut la première théologie chrétienne à avoir un impact aussi universel (catholique).

Pour ce qui est des racines, le fondement alexandrin en général de cet alexandrinisme chrétien est indubitable, avec donc principalement le judaïsme hellénistique, et nommément, Philon d'Alexandrie. Philon opère une synthèse platonisante sur la tradition biblique, développant, en exégèse, l'usage de l'allégorie. Dès le Nouveau Testament le judaïsme hellénistique influe sur l'exégèse chrétienne (ainsi Spicq, o.p., considère, dans son commentaire de l'épître aux Hébreux, l'auteur de l'épître comme un philonien chrétien), exégèse chrétienne qui toutefois se spécifie. Origène répandra largement cette méthode, non sans l'accentuer.

Côté héritiers, pensons que l'historien Eusèbe de Césarée, hagiographe officiel de l'Empire constantinien, était disciple du maître d'Alexandrie. Au plan théologique, les héritiers d'Origène modèreront certainement les développements de leur maître, dans un sens qui fera de leur théologie la première grande orthodoxie. Il n'en gardent pas moins des éléments centraux, dont le moindre n'est pas la double création : ainsi le Père Cappadocien Grégoire de Nysse. En corollaire, l'exégèse allégorique fructifie.

Ainsi, côté latin, c'est l'allégorisme d'Ambroise, autre origénien modéré, qui permet à Augustin de connaître la lecture spirituelle de la Bible et ainsi de dépasser son rejet, comme ex-manichéen, de l'Ancien Testament. Avec Jérôme, ex-origénien, qui est loin d'avoir tout rejeté de son ancien maître, on a ainsi les deux principales de sources de "l'origénisme" savant du christianisme latin.

C'est aussi à Origène que l'on doit le mythe de Lucifer - c'est-à-dire du diable ange déchu, - qui deviendra, grâce à ses héritiers, un lieu commun des christianismes, y compris cathare - ici plus précisément monarchien.

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En second lieu, se pose la question de la christologie, et plus particulièrement la question du "docétisme". Le docétisme cathare n'est peut-être qu'une compréhension populaire, peut-être à coloration mythologique, d'une haute christologie. Ce qui peut ne conduire pas plus loin qu'en Orient orthodoxe.

En effet dans les débats christologiques, il est notoire que les Latins et les Byzantins se distinguent en ce que les premiers penchent plus volontiers vers une basse christologie, qui s'attache à considérer l'humanité du Christ, tandis que les seconds sont sensibles à la dimension glorieuse de cette humanité divine, sensibles à l'interpellation des théologiens alexandrins.

Ainsi, un des points de discussion, jusqu'aujourd'hui, entre Orientaux et Occidentaux est le fameux dogme de l'anhypostasie et de l'enhypostasie[1], proclamé par le deuxième Concile de Constantinople, en 553, insistant tant sur la divinité du Christ-homme, que les Occidentaux, acceptant pourtant ce dogme, ne laissent pas de le soupçonner de crypto-alexandrinisme[2]. D'aucuns, qui seraient moins sensibles à la fidélité aux Conciles de l'Église indivise, oseraient même y voir une concession trop large au monophysisme (que Justinien, justement, voulait réconcilier en convoquant ce Concile).

Or, plus on se rapproche des options hautes, en christologie, et moins on insiste sur les contingences de l'Incarnation, plus on perçoit le Christ comme céleste, y compris en son humanité, et même sur la croix.

Les contacts bogomiles, orientaux, des dualistes occidentaux ont pu les faire pencher vers des options christologiques de ce type qui, si elles ne gênaient pas nécessairement un peuple qui y exaltait son Dieu, voire dans un sens docète, ont pu - plus particulièrement après gauchissement - alerter les clercs latins.

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En eschatologie aussi, où le catharisme ne laisse pas de susciter la perplexité, un vaste héritage origénien est à même d'expliquer quelques obscurités.

Point question ici du mythe de la transmigration des âmes qui, ignorée des sources orientales sur le bogomilisme, n'apparaît qu'en Occident, et à partir du XIIIe siècle, où elle n'est vraisemblablement qu'un développement logique, peut-être d'origine populaire - il pourrait y avoir ici nouvelle déception pour les amateurs d'ésotérisme, qui il est vrai, en matière de catharisme, n'en sont plus à une déception près !

Même si certains moines du VIe siècle, condamnés par le deuxième Concile de Constantinople, l'ont peut-être professée, Origène, lui, contrairement à une idée diffuse, n'enseignait pas la transmigration des âmes. La "métempsycose" dont il est question dans son De Principiis ne concerne nullement un retour de l'âme dans des corps différents durant l'histoire de ce bas-monde. Pour le maître alexandrin, le retour en question a lieu dans le monde à venir[3].

L'héritage origénien peut avoir un sens par rapport à l'eschatologie du catharisme, pour autant qu'on la connaisse, en ce que le théologien professait une espérance apocatastatique possible (sans plus). Or contrairement à l'Occident, où sous l'influence augustinienne, l'eschatologie est devenue de plus en plus rigoureusement duale - l'enfer pour les uns, le paradis pour les autres ; entraînant le développement du soulagement théologique du purgatoire, - l'Orient a, jusqu'à nos jours maintenu une espérance de réconciliation plus large. Or, au moins pour les courants traducianistes, où l'idée de transmigration des âmes est contradictoire, la question de l'avenir des âmes non consolées semble ne pas se poser dramatiquement. Une eschatologie trans-origénienne pourrait expliquer cela...

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Autant de points par lesquels, surtout dans une première période - si l'on ajoute que l'ecclésiologie cathare qui se développe dans la deuxième période trouverait aisément ses sources dans quelque monachisme bulgare issu de survivances cyrillo-méthodiennes[4] (les évangélisateurs Cyrille et Méthode)- le dualisme cathare, se confirmerait comme simple gauchissement, en lien avec un contact bogomile, d'une théologie somme toute assez classique.

Ce contact oriental n'enlève par ailleurs rien à ce par quoi le catharisme, en Occident, se spécifie dans son occidentalité, notamment dans sa coloration augustinienne, par rapport à sa confraternité bogomile.


Deuxième période (mi XIIe - début XIVe) : la religion cathare structurée

Le contact bogomile s'avère s'être développé de façon décisive lorsqu'il apparaît que le catharisme d'Occident partage la structure épiscopale de l'hérésie orientale. On est alors au milieu du XIIe siècle.

Eckbert de Schönau permet de penser qu'avant la venue de Nichétas à S. Félix, une structure épiscopale semblable à celle que le bogomile dragovitsien scellera est déjà esquissée. A partir de S. Félix, en 1167, il n'y a plus de doute. On est en présence d'une religion bogomilo-cathare structurée, qu'on peut globalement considérer comme un pneumatisme épiscopalien. Nul doute non plus que ce pneumatisme se pense théologiquement comme dualisme ontologique. En revanche, il est probable que la question des Principes, en tout cas en Occident, ne soit pas close.

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Il est peu de doutes que l'Orient, d'après ses textes, soit monarchien, la "Dragovitsie", et Nichétas compris. Il est donc invraisemblable que ce dernier soit l'initiateur de l'Occident au dyarchianisme. Il est même probable que le contact de Nichétas soit l'occasion du développement d'un monarchianisme strict, qu'en Occident, le catharisme de la première période ne faisait pas sien. Ainsi, à partir de Marc, disciple italien de Nichétas, une théologie monarchienne se structure, renforcée par le contact de Pétracos, puis par l'accession du parti monarchien, via Nazaire, à l'apocryphe bogomile Interrogatio Iohannis.

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C'est ce durcissement monarchien qui entraîne la réaction dyarchienne stricte de l'école de Jean de Lugio. Ses adversaires sont les garatenses, du nom du premier évêque monarchien à consommer le schisme, en 1190, Garattus. Ce parti dyarchien strict, qui se réclame du titre d'albanenses, développe en plusieurs traités sa théologie des deux Principes, "rationalisation" occidentale, "néo-augustinienne, du dualisme cathare.

Si le dyrchianisme lugien est certainement un dyarchianisme durci, il témoigne toutefois de la tendance du catharisme occidental de la première période : dyarchianisme modéré, volontiers ouvert aux apports monarchiens.

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C'est de la volonté de s'en tenir à l'ancienne modération que témoigne le parti médian, sans doute le plus important numériquement, et sous la forme duquel se survivra le catharisme tardif, y compris peut-être chez les héritiers des deux écoles "dures", celle du monarchianisme des garatenses, comme celle du dyarchianisme lugien. La nature néantifique du mauvais Principe des dyarchiens est en soi ouverture vers une modération du dualisme ; quant aux garatenses, se développe chez eux sur le tard l'école "nouvelle", celle de Didier, où on abandonne de larges pans des fondements monarchiens stricts, et pour la même occasion, des fondements du dualisme.

On a là peut-être, à un niveau théologique, les premiers linéaments d'une troisième période, souterraine (cf. infra), celle de l'estompement du dualisme, par lequel le catharisme pourrait se révéler comme étant essentiellement un pneumatisme, en deçà de ses structurations dualistes.

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Les controverses anti-hérétiques ont vraisemblablement contribué à l'atténuation du dualisme dans le pneumatisme cathare. Comme le catharisme, ses adversaires participent des protestations évangéliques que connaît le Moyen-Age, et en premier lieu, des protestations rejetées par la hiérarchie ecclésiastique - on a nommé les vaudois. Autre protestation évangélique, au sein du mouvement bénédictin, celle-là, la protestation cistercienne participe aussi à la controverse anti-cathare. Fameux parmi ses mouvements est évidemment celui de Dominique de Guzman, les Frères Prêcheurs. Et en parallèle à celui-ci est le mouvement franciscain, sorte de second valdéisme, agréé par l'autorité.

Si dans cette première étape importante de la controverse anti-cathare le succès des opposants à l'hérésie n'est que relatif, ces derniers annoncent le tournant vers la troisième période du catharisme.


Troisième période (à partir du XIVe siècle) : l'effacement du dualisme

Si, après l'extermination des Parfaits occidentaux, la religion cathare structurée s'éteint, le peuple des héritiers de la prédication des bons hommes n'en disparaît pas pour autant. Or, depuis le XIIIe siècle, la structure intellectuelle de l'Occident chrétien s'est progressivement modifiée, dans le sens d'un naturalisme. Le mouvement communal, qui portait déjà le discours des prédicateurs cathares, a vu l'éclosion d'une bourgeoisie pré-moderne. Les contacts culturels avec l'Espagne arabe, islam et judaïsme, ont porté des fruits, dans le sens d'une atténuation du dualisme latent de la chrétienté d'alors.

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L'amour courtois comme la religion des Fidèles d'amour sont fort probablement en dette, par des contacts sécularisés, à certains courants du soufisme. C'est bien en islam soufi que cette religiosité a connu ses sommets[5]. Il n'est pas négligeable qu'un des tenants importants de l'amour platonicien musulman, Ibn Hazm, auteur du célèbre Collier de la colombe, ait vécu à Cordoue au XIe siècle.

Or ces courants de l'islam qui pourraient sembler, par certains aspects, fort proches du dualisme occidental, ont toujours soutenu que, jusqu'en ses zones les plus matérielles, la Création procédait de Dieu, fût-ce médiatement. Il en est de même dans le judaïsme post-talmudique, y compris bien sûr le judaïsme arabo-espagnol.

L'idée du démiurge telle que, mutatis mutandis, elle se retrouve dans le catharisme, plus précisément monarchien, est hors cela, en monothéisme abrahamique, spécifique à certains courants du judaïsme hellénistique des alentours de l'époque néo-testamentaire, et aux courants du christianisme primitif qui s'y apparentent.

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Signe de l'impact d'une pensée non-dualiste d'influence arabe, la religion d'amour n'en est pas le seul. Plus décisif sera l'impact des traductions des oeuvres des aristotéliciens arabes, principalement musulmans, au premier rang desquels, bien sûr, Averroès, mais aussi juifs, avec Maïmonide. L'assomption de ces œuvres en chrétienté sera incontournable après le travail par lequel le dominicain Thomas d'Aquin les rend tout à fait assimilables.

Ce sera le temps d'un tournant irrémédiablement érosif pour le dualisme, celui du catharisme, mais aussi celui de la chrétienté en général, et notamment sous l'angle où il appuyait le pouvoir de la hiérarchie romaine qui y fondait sa vocation à structurer le chaos de ce monde[6]. A partir de là, l'averroïsme latin, suspect, gagne en respectabilité, au point qu'un Dante n'hésite pas à placer Siger de Brabant, son principal héraut, en compagnie de Thomas d'Aquin dans la sphère de Soleil du Paradis de sa Divine comédie. L'averroïsme marque son impact décisif sous sa forme politique, au XIVe siècle, structurant la pensée des adversaires du pouvoir romain. Ce n'est sans doute pas sans cette arrière-pensée que Dante, partisan de l'empereur, exalte l'averroïste brabançon ! C'est l'époque où les héritiers des cathares infligent leurs premières défaites aux héritiers des persécuteurs de leurs ancêtres (ainsi Guillaume de Nogaret allié de Philippe le Bel contre la papauté).

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C'est aussi l'époque des nouveaux développements de philosophies naturalistes, à côtés de celles directement issues de l'aristotélisme transmis par l'averroïsme ; nouveaux développements, ce dans les milieux franciscains - avec Duns Scot déjà, mais surtout avec Guillaume d'Occam, - notamment les milieux franciscains spirituels, que rejoignent sans doute divers "anciens" hérétiques dualistes, que l'on retrouve probablement aussi chez des hérétiques toujours présents, les vaudois[7].

C'est ainsi que l'on peut avancer sans trop de risques que les héritiers des anciens adeptes des Parfaits ont pu tout simplement se sentir à même d'abandonner la structuration théologique dualiste du pneumatisme cathare, préparant le terrain pour l'accueil de la Réforme[8] par un peuple pensant dorénavant un inévitable anti-cléricalisme sur un mode naturaliste[9].

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C'est ainsi que l'on peut penser une troisième période de l'histoire du catharisme, celle d'après la destruction de la structuration épiscopale et dualiste de la religion cathare, celle de l'abandon du dualisme par le peuple des héritiers de la prédication des bons hommes. Cette phase, permet de penser que cette religion, développée sur un mode dualiste, était avant tout un pneumatisme, et que c'est cela que le peuple n'a pas perdu de vue, comme cela s'est conservé dans la mémoire collective d'un protestantisme occitan revendiquant son ascendance albigeoise contre l'évidence dogmatique.


R.P.
Heresis n° 19, 1992



[1] Pour mémoire, par ces termes, Constantinople II entendait signifier que, doté de deux natures, humaine et divine, le Christ avait une seule hypostase (les latins ont rendu ce terme par un "équivalent" approximatif, "personne"), celle du Verbe qui ainsi, "em-personnalise" ("en-hypostasie") la nature humaine du Christ, "im-personnalisée" ("an-hypostasiée").
[2] Cf. sur ce point, Jean Meyendorff, Le Christ dans la théologie byzantine, Paris, Cerf, 1969.
[3] Origène, Des principes, II, 10, 11, Sources chrétiennes n° 252, Paris, Cerf, 1978, p. 374 sq.
[4] Cf. Ch. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, Paris-Genève, 1849.
[5] Cf. Rûzbehan Baqli Shirazi, Le jasmin des fidèles d'amour, traduit du persan par Henry Corbin, coll. "Islam spirituel", Paris, Verdier, 1991. Rûzbehan, qui développe l'idée d'une théophanie de la beauté divine dans la beauté des créatures humaines, mène à un point culminant ce qui devient en Occident le culte de la Dame.
[6] Cf. R. Poupin, L'héritage de S. Sylvestre, la crise cathare, et la réforme de Thomas d'Aquin, thèse, Strasbourg, 1988 — publié : La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, Toulouse, Loubatières, 2000..
[7] Cf. Anne Brenon, "Survivances cathares dans les manuscrits vaudois du XVe siècle", Effacement du catharisme (XIIIe-XVe siècles) ?, Cahiers de Fanjeaux, n° 20, 1985. "Syncrétisme hérétique dans les refuges alpins ? Un livre cathare parmi les recueils vaudois de la fin du Moyen Age, le Ms 269 de Dublin", Heresis, n° 7, 1986.
[8] Cf. M. Jas, Braises cathares, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1992.
[9] Cf. J. Duvernoy, Le registre d'Inquisition de Jacques Fournier, Paris - La Haye, Mouton, 1978, les nombreux témoignages d'un naturalisme populaire, dont on peut légitimement douter qu'il soit d'essence dualiste !