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vendredi 16 juin 2023

Superstitions modernes





« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commen­tateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

Henry Corbin par ailleurs, cite pour sa part le théologien Rudolf Bultmann, qui, dit-il (cf. H. Corbin, En Islam iranien, Tel Gallimard, 1991, t. I, p. 163 sq.), sort la résurrection du Christ de l’histoire — pour y laisser la crucifixion. Bultmann s’inscrit bien, selon Corbin, dans l’idée de l'histoire comme processus rationnel scientifique : une crucifixion étant… reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, la crucifixion peut être dite historique au sens dit scientifique, assumée rationnellement et fonder la foi, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne le peut pas… C’est là un second exemple, avec celui de Renan, faisant écho à ce que Cioran appelle être “inféodé aux superstitions modernes”.

Voilà un propos de Cioran qui est quand même déroutant ! Tout héritier de ce qui afflige Cioran, et soucieux de n’être pas dupe, entend se soumettre au discours rationnel de son temps tout en proclamant se méfier lui aussi des superstitions modernes… auxquelles il adhère pleinement quoiqu'il en veuille et en dise : admettre et ne croire que ce que le discours rationnel d’un temps donné a décrété possible ! Autre vocable pour cette attitude : “concordisme” : il faut que la foi soit en parfait accord avec la science contemporaine et qu'elle refuse ce que ladite science décrète impossible — oubliant que la foi porte sur un objet doublement inaccessible : si la science, sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition, parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est non reproductible, mais il est hors de portée du discours rationnel.

Renan et Bultmann peuvent représenter les deux temps les plus connus de cette attitude théologique courante que Cioran considère comme inféodation aux superstitions modernes.

Le premier, Renan, juge que tout ce qui est impossible selon la science de son temps ne peut être retenu en matière de foi. Ce premier temps garde ses tenants jusqu’à nos jours. C’est ce qui consiste, concernant le christianisme, que visait Renan, à le dépouiller d’à peu près tous les contenus de ses credos. Les “illuminés du premier siècle”, avec leur eschatologie moquée par Renan, croyaient à la résurrection. Mais, rationnellement et modernement parlant, la résurrection est impossible, donc on n’y croit pas. La naissance virginale est impossible, donc on n'y croit pas. Idem pour les miracles néo-testamentaires, qui deviennent des images, etc. Ne demeure des textes que l’idée d’un Jésus correspondant aux canons moraux du temps moderne concerné, à la fois doux et un soupçon rebelle, juif par naissance, mais en opposition à tout ce qui fait l’observance juive, selon une Loi jugée dogmatique, même si manifestement Jésus y référait. Bref, reste des textes un Jésus largement imaginaire et exempt de tout ce qui n'est pas acceptable selon les canons rationnels du temps présent : il faut “contextualiser”, c’est-à-dire évacuer tout ce qui, selon les superstitions modernes, nous est devenu inacceptable. Cela depuis l’ancienne façon de s’y prendre — mode Renan —, toujours active, jusque dans ses nouvelles formes — mode Bultmann.

Ici, on est revenu de la radicalité dans l'expression du premier discours, on a corrigé la forme… mais gardé le fond. On a tenu compte, à l'instar de “la haute antiquité”, de la dimension de l’intuition, ainsi “l'intuition de l’expiration du devenir”. On parle bien de résurrection, mais dans un sens purement métaphorique, on admet des “miracles” de Jésus, mais relevant d’un thaumaturgisme traditionnel embelli par les textes. L’impossible naissance virginale devient un simple procédé littéraire (où rejoignant l'ancienne mode, on cherche de diverses façons un père biologique putatif à Jésus). La philosophie post-heideggerienne est passée par là — Heidegger dont Cioran disait à sa lecture qu’il lui semblait qu' “on voulait me duper avec des mots” (Entretiens avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990, p. 10-11). Des mots habilement vidés de leur sens. Il n'est pas jusqu’à Kierkegaard — puisqu’on ramène la foi à une attitude existentielle —, lui qui s'opposait à la croyance rationaliste de son temps, qui ne soit embrigadé dans la troupe des évacuateurs de sens, qui commencent par l’évacuer lui de son sens, pour servir leur cause !

Les deux courants se rejoignent et se recoupent dans l’adhésion parfaite, et volontiers niée dans les mots, aux “superstitions modernes” — ce qui permet de faire un Jésus parfaitement moderne, dont la caractéristique essentielle est de nos jours devenue une façon de prôner un “accueil inconditionnel de quiconque”, sous réserve que le quiconque en question soit lui aussi inféodé aux superstitions modernes…

Concordisme, donc : le discours éthique moderne, comme le discours scientifique, de la paléontologie à l’astrophysique, prouveraient merveilleusement les croyances que tient à conserver ledit concordisme, au point que quiconque y fait référence (par exemple, pour l'astrophysique, comme connotation de notre petitesse — cf. Psaume 8) passe pour un concordiste à son tour, sommé de réviser sa foi à l’aune des toutes dernières théories : plus personne ne croit en la matière la même chose que Renan, mais on adhère de la même façon aux nouvelles superstitions modernes que lui adhérait aux anciennes !

Bref, on ne croit que ce qui est possible et démontrable rationnellement et scientifiquement, et éthiquement au goût du jour, parlant en un temps donné, où les superstitions éclairées jugent que l'homme est bon — “je fais peu de cas de quiconque se passe du péché originel”, répondait Cioran (Aveux et anathèmes, Arcades Gallimard, 1987, p. 15).

Or la foi, jusqu’à mieux informé, consiste précisément à croire ce qui n'est pas possible, en tout temps. Sinon, quel besoin de foi, il suffit de démontrer. Thomas, en Jean 20, n’a pas cru ce qu’il a vu (pas la peine il l'avait vu !), mais, via ce qu’il a vu, il a cru que le Christ est vraiment ressuscité, lui qu’il avait côtoyé auparavant, et qui affirme aux disciples, selon Luc 24, que c’est lui “en chair et en os” !

Certes c’est impossible, selon le discours qui veut fonder la foi sur ce qui est reproductible en laboratoire, et c’est précisément pour cela que ça appelle la foi. Et c’est de ce fait qu’elle nous réduit à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre raison, qui reste tâtonnante, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le nom nous échappe.

RP


vendredi 7 juin 2019

Cioran, dans les cendres du dernier cathare





« Si j’étais croyant, je serais cathare. »
(Emil Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 155)


Cioran cathare ?

Parlant de Cioran et des cathares (1), sachant que Cioran avouait une proximité… disons au moins esthétique (2), avec le catharisme, il ne s’agit point bien sûr de proposer quelque récupération que ce soit des cathares — sous forme d’une reprise moderne ou que sais-je encore. Il est de toute façon une remarquable perspective cathare, si du moins on veut s’y tenir, selon laquelle depuis la mort du dernier « Parfait » (3), il n’est ipso facto plus de mains pour consoler (à savoir donner le sacrement du salut par imposition des mains) — au point que le Paradis céleste est hors de portée (4). Notre exil dans le malheur est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est seul en marche. Pas plus, désormais, de catharisme que de salut possible.

Or c’est peut-être précisément là le lieu d’une rencontre des anciens hérétiques avec Cioran. Notre présence ici sept siècles après la mort du dernier Parfait donne tort à ceux-là des cathares qui espéraient un salut général, dans quelque heureuse apocatastase. Car il se trouve que tous ne sont pas passés par les mains consolantes des Bons Hommes, les Parfaits. Des âmes étaient donc destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors. Hypothèse combien plus redoutable, dont nous sommes tous les vérificateurs tragiques. Mais voilà qui du coup ne manque pas de quelque goût « cioranien », quand Cioran juge notre condition irrémédiable, sans salut. Dans le même ordre d’idée, mutatis mutandis, référant à Luther et Calvin, Cioran écrit : « La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n’y a plus d’élus. (5) »

Avant de considérer l’irrémédiable de ce monde sans issue, il faut toucher un mot du rapport que l’on trouve chez Cioran entre le Dieu bon qui ne crée pas, qu’il oppose au mauvais démiurge (6), le créateur, Dieu de la Genèse, de la Bible juive donc, de l’Ancien Testament ; en regard de la question de l’ « antisémitisme métaphysique » — dont René Nelli (7) affirmait que le catharisme pourrait n’y pas échapper, et sachant qu’un SS, Otto Rahn (8), avait trouvé grand intérêt à l’hérésie médiévale.

Concernant Cioran, disons en bref que l’antisémitisme indéniable de sa jeunesse roumaine est devenu ensuite pour lui tellement exécrable, et honteux, qu’il est quelque peu étrange qu’on lui ait fait parfois de nos jours ce procès. Point d’antisémitisme comme théorie fascisante chez le Cioran de seconde période, dans son œuvre française — ce qui vaut d’être souligné lorsqu’on aborde la relation — « catharisante » — au Dieu de la Genèse et de la Bible hébraïque en général qu’il développe dans son œuvre de deuxième période.

*

Excursus : Cioran et le passé occulté — la mauvaise fréquentation d’un hérétique

Voilà qui nous replace au cœur du fameux malaise né au lendemain de la mort de Cioran. On se souvient qu’à sa mort s’ouvrait tout le pan roumain de son passé ; ce contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme « garde-fou ». Cioran avait un passé fasciste.

Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau Cioran « ambigu ». Des divers articles d’un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l’hérétique de Patrice Bollon (9), jusqu’aux ouvrages comme Cioran ou le défi de l’être de Nicole Parfait (10), ou, le plus accablant et irréfutable, concernant le passé roumain, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme d’Alexandra Laignel-Lavastine (11).

Cioran aurait pu s’expliquer (12), a-t-on pu lire alors. Mais expliquer quoi ? Pour Cioran son passé intervient dans son œuvre comme le repoussoir secret — « penser contre soi », selon le titre d’un des chapitres de La tentation d’exister, en 1956 — : un passé qu’il exècre sans le nier, en l’ignorant, évitant donc la tentation d’en atténuer la gravité — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu’il exècre dorénavant. Ce que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il dit bien dans un autre chapitre de La Tentation d’exister, intitulé « Un peuple de solitaires » ; où l’on doit se demander dès lors s’il est anodin de vouloir rechercher encore chez lui quelque antisémitisme, fût-il « ambigu » (13).

L’expression « antisémitisme ambigu » de Nicole Parfait (14), tout en portant jusque pour La Tentation d’exister, concerne bien sûr principalement la période roumaine pour laquelle même la qualification d’ « antisémites », au sujet des propos de Cioran, reçoit des guillemets. Cet antisémitisme ambigu est réputé valoir aussi pour le Cioran de la seconde période notamment suite à l’essai de Patrice Bollon — qui pourtant, loin d’être un contempteur de Cioran, entend seulement nuancer sa défense. P. Bollon a fourni (15) un rapide mais impressionnant florilège de citations pour étayer l’idée qu’ « il serait […] loisible de confectionner, à partir [du chapitre de Cioran « Un peuple de solitaires »] à la tenue par ailleurs irréprochable, un pamphlet d’une rare vilenie antisémite (16) ». Il y appuie sa conviction que si Cioran, au « plus probable […,] modifie alors sincèrement son attitude […, c’est] sans pouvoir arriver toutefois à se dégager des déterminations culturelles et affectives qui l’avaient amené à écrire les pages antisémites de [la période roumaine dans Transfiguration de la Roumanie]. (17) » Il nous resterait à en conclure que Cioran en 1956 fait preuve d’un bel aveuglement sur la réalité de l’antisémitisme que bien des intellectuels moins esthètes ont su débusquer. À moins qu’au regard de ce qui semble être l’énormité des poncifs antisémites soulignés, on ne se demande si le ciseleur d’expressions qu’était Cioran ne nous met pas au contraire précisément aux prises avec ce qu’il viserait ainsi à dévoiler : un dérapage haineux du sens de l’être et des lieux de la persévérance dans l’être, présent au cœur d’un antisémitisme dont la découverte de son passé a montré de plus à quel point il fut le sien.

Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement « livresque (18) », devant le sens vétéro-testamentaire (19) (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que « livresque ») de la persévérance dans l’être (20), sens si prégnant dans Job (avant Spinoza), qu’il faut démasquer l’ « ambiguïté » et l’antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y compris des chrétiens martyrisés dans l’Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, « font figure d’opportunistes (21) », dit-il) ; mais qui a moins eu par la suite l’occasion de se dévoiler dans un christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et « opiniâtres » protestants au temps de la Révocation de l’Édit de Nantes — ; faisant place à une usure, une mollesse (22), qui ne se subliment que dans l’aspiration à la sainteté (aspiration qui n’a d’ailleurs pas épargné non plus le judaïsme, comme chez les hassidim (23)).

Car à moins qu’on n’admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon (24) n’aient échappé comme tels à la lucidité d’un Cioran qui les aurait fait siens tout en s’essayant péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l’antisémitisme, ils apparaissent comme termes de la projection haineuse sur ce qui « depuis Job » n’est autre qu’une série des espèces — qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l’être, et que n’aurait pas reniées un Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant « […] du commerce et du savoir », P. Bollon laisse-t-il penser que le premier serait plus suspect que le second (25) ? Ou quand Cioran fait profession de s’extasier en écrivant que les juifs « [approfondissaient] la Kabbale “au temps où ils vivaient d’usure” (26) » : quel médiéviste ignore que « l’usure » était à peu près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau comme pour les protestants sous l’Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon (27), dont il n’est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de Transfiguration de la Roumanie n’ait troublé sa lecture d’un autre texte du même auteur.

Singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de perpétuer la suspicion sur ce qui serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d’autant remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c’est précisément cette volonté d’occultation quasi totale d’un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 40 ou 50 (28), se reniant catégoriquement, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et c’est précisément La Tentation d’exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de rigueur son opposition à ce qu’il fut, « pensant contre soi (29) » son abjection de ce qu’il fut, et notamment de ce qui fut son antisémitisme (30). C’est La Tentation d’exister qui donne ce texte sur les juifs rejetant la haine qu’il leur voua, cette haine qui fut telle qu’il n’ose même plus avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation d’un antisémitisme (31), qu’absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en suspectant cette confession honteuse de motifs opportunistes en un temps où le fascisme n’est plus de mise. L’admirateur des cathares — qui n’étaient pas fascistes ! — est alors à son tour victime, comme les marranes, d’Inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l’on guette le relaps. Ce faisant on se purge soi-même, sauf de la tentation de la fabrication délatrice de suspects à laquelle incitent en tout temps les Inquisiteurs.

Mais voilà pourtant que l’abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran — qui n’accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa jeunesse — ; voilà que l’abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d’un abîme fondamental, originel, dans lequel on a découvert qu’il a plongé personnellement de façon plus concrète encore qu’on ne le soupçonnait. C’est contre cela qu’il pense, contre lui-même, et cela d’une façon fondamentale au point d’être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L’œuvre française — dans laquelle s’intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques — reste le parcours à rebours que l’on savait, contre l’abîme dont le fascisme est l’espèce hideuse que l’on ne peut en aucun cas atténuer, mais que l’on ne peut confesser explicitement qu’au risque de la tentation de l’atténuer…

La conscience, « poignard dans la chair (32) », ne peut vivre avec l’abîme, ne fût-il que pressenti dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de l’histoire collective de l’homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son rôle ?

*

Du « scandale de la création » au bon Dieu cathare

Cela dit, si l’on n’admet pas, sous ce premier angle, le soupçon d’antisémitisme du Cioran de deuxième période, il faut en venir à présent à cet autre aspect des choses, en rapport avec les cathares, aspect qu’on a évoqué et qui est généralement ignoré : le regard de Cioran sur la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, et sur son Dieu ; qu’il exècre et auquel en même temps, il reconnaît plus qu’à d’autres dieux quelque consistance et par là-même, quelque intérêt.

Les réflexions de ce Cioran qui se réclame d’une proximité catharisante sont d’autant plus intéressantes qu’il trace ce qui apparaît comme un héritage, pour ne pas dire une généalogie entre le Dieu de la Bible hébraïque et le Dieu de bonté que semblent y opposer les cathares. Voilà qui pourrait nous interroger d’autant plus qu’à bien y regarder cette filiation semble difficilement contestable : fût-ce pour le contester en effet, le catharisme aussi s’inscrit naturellement dans l’héritage biblique — hébraïque. Le Dieu des cathares transparaît comme en contraste, comme en écho de l’histoire biblique — hébraïque, dont ils héritent donc, naturellement. Et c’est aussi cela que dégage Cioran, concernant sa perspective propre.

Le Dieu créateur s’assimile carrément, explicitement à partir de 1969 dans l’œuvre de Cioran, au mauvais démiurge, selon le titre du livre qu’il écrit à cette date. S’il y avait lieu de soupçonner quelque antisémitisme subsistant de sa période roumaine, ne serait-ce pas ici qu’il faudrait le chercher ?

On retrouve dès lors sa sympathie cathare, gnostique et dualiste jusqu’à ses derniers écrits. Mentionnons par exemple l’introduction d’Écartèlement, en 1979 : le thème y est explicite. Et, on l’a dit, le mauvais démiurge s’identifie nettement au Dieu créateur, au Dieu de la Genèse, de la Bible hébraïque, des juifs : en regard du « scandale de la création […] tout fait penser [que le dieu bon] n’y a pris aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré » écrit-il du mauvais démiurge (33) ; de même, « à quoi bon recenser les tares d’un dieu quand elles s’étalent tout au long [des] livres de l’Ancien Testament », s’interrompait-il dans La Tentation d’exister, après une énumération qui laisse songeur, en regard du mauvais démiurge auquel il n’a rien à envier en matière de vices (34). Or il est connu que dans l’identification du Dieu biblique au mauvais créateur ont été fondées l’essentiel des accusations d’antisémitisme contre les cathares (qui pourtant, leurs écrits en attestent, lisaient l’Ancien Testament), quand ceux-ci n’ont pas été revendiqués par les antisémites pour cela : on a mentionné Otto Rahn. René Nelli acquiesce, parlant d’ « antisémitisme métaphysique ». Et certes il faut y être attentif. Une critique simpliste de la Bible hébraïque et de son Dieu pourrait s’avérer n’être pas innocente.

Cela dit, Cioran préfère à tout prendre ce « dieu […] chamailleur, grossier, lunatique, verbeux » (ce sont ses termes, et j’en passe des meilleurs (35)) à sa version chrétienne adoucie. « Si désaxé qu’il soit, il connaît ses charmes et en use à plaisir », signale-t-il (36). Et Cioran d’admirer ces « tares [qui] s’étalent tout au long de ces livres frénétiques de l’Ancien Testament auprès duquel le Nouveau paraît une pauvre allégorie attendrissante […] La poésie et l’âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l’intention de “belles âmes” » (37). De même le Dieu bon qu’il présente dans Le Mauvais démiurge : il est « grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair) », écrit-il (38).

Le tort du christianisme officiel, nous dit Cioran, et en cela il est bien cathare !, est d’avoir voulu « s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le Dieu qu’il voulait préserver » (39). « On [ne…] sauve [« ce pauvre dieu bon »] que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge » (40).

En bref, « le bien est inapte à se communiquer : le mal, autrement empressé, veut se transmettre, et il y arrive puisqu’il possède le double privilège d’être fascinant et contagieux » (41) — où l’on retrouve le thème du « virus » que dénonce Patrice Bollon (42). Et Cioran, de là, d’identifier explicitement le mauvais démiurge qu’il est en train de décrire et le créateur de la Genèse : « cette incapacité de demeurer en soi-même dont le créateur devait faire une si fâcheuse démonstration, nous en avons hérité : engendrer […] » (43). Et Cioran d’en venir à fustiger ce qu’il appelle « l’injonction criminelle de la Genèse : Croissez et multipliez [qui, dit-il], n’a pu sortir de la bouche du dieu bon » (44).

Se repose alors, plus rigoureusement, la question : Cioran cathare, Cioran professant apparemment le plus rigoureux des gnosticismes, est-il victime de ce que René Nelli a intitulé « antisémitisme métaphysique » ? La réponse est déjà sous-jacente dans le fait que l’esthète en lui préfère au fond ce Dieu qu’il exècre au Dieu bon ; bon certes, mais inintéressant à force d’être détaché de tout. Remarquons aussi que le Dieu hébreu est celui de Paul (45) en qui Cioran, qui dit le détester, avoue aussi de la sorte s’en prendre à lui-même.

La coupure n’est donc pas tant entre le Dieu de la Bible hébraïque et celui du Nouveau Testament qu’entre le Créateur d’origine hébraïque et le Dieu bon impuissant. D’un côté le Dieu de la persévérance dans l’être avec tous ses aspects, y compris non-éthérés, essentiellement non-éthérés, « frénétiques » même, et de l’autre le Dieu qui renonce, qui n’est point vengeur, ni jaloux, bref, qui n’a aucune des caractéristiques du Créateur, mais qui du coup ne fait rien, puisque, rappelons-le, la bonté ne fait rien.

Or faire, chose si prégnante dans la Bible hébraïque, qui concerne toutes les religions qui en sont issues, y compris, ne nous y trompons pas, le christianisme cathare ; faire est du coup aussi le fait des juifs, est particulièrement le fait des « juifs », en l’occurrence des « juifs livresques », ceux de la Bible hébraïque — car on sait que le judaïsme réel a conçu aussi une littérature gnostique et philosophique dont le caractère éthéré n’a rien à envier aux gnostiques chrétiens ! Et Cioran se réclame aussi de cette gnose juive et kabbalistique.

Il n’en demeure pas moins que l’autre Dieu, le Créateur, le fascine au point qu’il conçoit bien que son abandon est déjà décadence ; et déjà disparition, à force d’être rendu diaphane pour le coup, de tout salut possible — bien pire que le constat d’une élection sans grâce, et revendiquée telle, qui trouble Patrice Bollon. (46)

Notons aussi que si Cioran dit préférer l’idée de deux Dieux carrément distincts, il a esquissé à plusieurs reprises des possibilités de réconciliation non-orthodoxes des deux Dieux : par le biais de la mystique de Maître Eckhart, et de sa théologie négative — la divinité au-delà de Dieu — ; théologie négative qui est aussi celle d’un Maimonide, lequel note (47) que les figures grossières de Dieu proposées par la Bible hébraïque ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu !

Cela dit, ce n’est pas à cet aspect là du Dieu biblique et de son peuple que Cioran s’arrête, mais bien à l’aspect vivace, volontaire, avec tout ce que cela suppose, où la persévérance dans l’être — qui veut jusqu’à la procréation comme bénédiction ! — comporte aussi des aspects très concrets.

Israël en participe aussi. Cioran l’inscrit aussi dans sa philosophie de l’élan vers le pire, qui commence par un mouvement frénétique et catastrophique vers l’être et qui se termine dans l’aboulie.

Où il apparaît peut-être que les propos « ambigus » de La Tentation d’exister, loin d’être antisémites, pourraient signer au contraire combien Cioran a su se dégager de son antisémitisme de jeunesse, en ne versant point même dans ce dernier refuge des propos antisémites qui est dans cette affabilité douteuse qui ne consiste au fond qu’à exclure les juifs de l’humanité commune en faisant mine de leur dénier la moindre des conséquences tortueuses qui est dans la participation à l’humanité — et c’est alors précisément son refus de ce déni que pourrait risquer de lui reprocher P. Bollon, quand Cioran raille : « meilleurs et pires que nous (48) » ! Leur Dieu est fort humain ; ce qui insupporte Cioran au moment même où il leur sait gré de l’avoir perçu tel. Il y a la trace du serpent de la Genèse (49) dans tout cela, comme le remarquent tous ceux qui entendent disjoindre la cause du Dieu bon de celle du mauvais démiurge. Cioran avoue en être, cathare donc, ce qui, sait-il et regrette-t-il par ailleurs, est déjà préfiguration de la perte de l’être, de la chute hors du temps (50).

Alors bien sûr, au fond, Cioran, docteur ès décadences, même s’il penche pour l’autre, se range quand même du côté de ce Dieu exténué, qui n’en procède pas moins, il le sait et le dit aussi, de celui de la Bible, mais qui n’en a plus l’énergie ravageuse. Il annonce le temps, le nôtre, où « Prométhée serait […] un député de l’opposition ». (51)


La familiarité avec l’abîme

Face ce Dieu exténué préfiguré par ses témoins, les cathares, préfiguré seulement, et cela dans leur échec, car une réussite des cathares eut été leur ruine sous cet angle, leur faisant fatalement courir le risque de se retrouver ayant « surpassé les Inquisiteurs (52) » ; face à leur Dieu, l’acharnement de la hiérarchie catholique romaine et de l’Inquisition contre ses témoins que sont les cathares, est parvenue à ses fins : l’extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier Parfait d’Occitanie, Bélibaste, est brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme s’est bien survécu encore un ou deux siècles, principalement en Bosnie où il se fondra dans l’islam avec l’invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de « protégés » selon la façon musulmane, protection toute relative et discriminatoire, les verra peu à peu se dissoudre.

De toute façon le catharisme a disparu puisque selon telle de ses lectures des plus sérieuses et redoutables, il faut, pour qu’il subsiste, un Bon Homme qui confère le consolament, et atteste ainsi symboliquement la communication de l’Esprit saint. Ce qui n’est désormais plus possible.

Alors s’il en est ainsi, l’extermination des cathares porte en elle une conséquence imprévue, et d’une gravité qui nous concerne tous. À côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve ceux qui affirment qu’ « aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait » (53) : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ?


Roland Poupin, in Contrelittérature n°1, 2019

(Extrait de "Aux prises avec Cioran aux prises avec l'abîme"
— avant-propos de 2006 à Roland Poupin, Cioran, entre Job et le catharisme :
les pouvoirs depositaires de l'universel et la priere non-conçue
, Thèse, Montpellier III, 1994)


____________________________________

1 On sait depuis le milieu des années 1970 que le terme « cathares » (i.e. « manichéens »), devenu conventionnel, n’était pas utilisé par les hérétiques eux-mêmes. Il n’est pas inutile de le rappeler en un temps où les controverses historiennes portent le débat sur la nature du mouvement, entre mouvement structuré et dissidence, voire dissidence ne devant même pas recevoir cette appellation conventionnelle (que Cioran reçoit), « catharisme ». Je précise que le regard sur le catharisme que je porte ici se fonde principalement sur des textes des hérétiques eux-mêmes, notamment un « Traité anonyme », écrit en Occitanie, transmis en latin début XIIIe par un polémiste y dénonçant ses adversaires qu’il appelle « les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne » (Liber contra Manicheos, éd. Thouzellier, Louvain, 1961, p. 217) ; et le Livre des deux Principes, traité cathare italien écrit en latin au XIIIe siècle (incluant éventuellement de possibles gloses, cathares ou catholiques, sur la réalité desquelles les critiques ne s’accordent pas) ; on peut consulter aussi les Rituels qui nous sont parvenus et les documents pédagogiques accompagnant le Rituel de Dublin. Les autres sources, inquisitoriales et polémiques considérées ici, sont à lire bien sûr avec prudence, en regard des textes émanant des hérétiques.
2 « Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j’ai hanté les mêmes parages qu’eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création. » De l’Inconvénient d’être né, Œuvres, « Quarto » Gallimard, p. 1283.
3 « Parfait » est le titre le plus couramment donné aux membres du clergé cathare, que nous retiendrons ici, sachant toutefois qu’ils reçoivent aussi celui de « Bons Hommes », ou « bons chrétiens », qui fait moins débat, les « Parfaits » étant souvent considéré comme titre ironique dû aux ennemis des cathares voulant les discréditer.
4 Cf. in Jean Duvernoy, Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier t. I, p.263-264, Béatrice de Planissoles citant Raimond Roussel : « seuls les bons chrétiens [i.e. les cathares — « consolés »] seront sauvés, [nul ne sera sauvé] à l’exception de ces bons chrétiens. […] Si dans [la succession de ses incorporations], il ne se trouve pas le corps d’un bon chrétien, l’âme est damnée. Si au contraire, il s’y trouve le corps d’un bon chrétien, l’âme est sauvée ».
5 Cioran, Syllogismes de l’amertume, Œuvres, p. 770.
6 Selon le titre de son livre, Le mauvais démiurge, de 1969.
7 René Nelli, in Dictionnaire du catharisme et des hérésies méridionales, éd. Privat, 1968, 1994, art. « Judaïsme ».
8 Otto Rahn, La croisade contre le Graal, Stock, 1933.
9 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997.
10 Nicole Parfait, Cioran ou le défi de l’être, Paris, Desjonquères, collection La mesure des choses, 2001.
11 Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002.
12 Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., p. 125.
13 Simona Modreanu (Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190), commentant le livre des Américains William kluback et Michael Finkenthal, (The Temptations of Emil Cioran, New York, Peter Lang Publishing, 1997. Cf. in Cahier de l’Herne Cioran – 2009 -, p. 81-87, « Cioran et les juifs », traduction en français du chapitre de Michael Finkenthal, « Cioran and the Jews »), écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran avec ce « peuple de solitaires », qui le conduit à la conclusion qu’au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans le sens d’un exilé perpétuel. » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran : l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.
14 Op. cit., p. 82 sq.
15 Op. cit., p. 141.
16 Op. cit., p. 140-141.
17 Op. cit., p. 141-142.
18 La Tentation d’exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
19 Ibid. p. 868.
20 Ibid. p. 874.
21 Ibid. p. 861-862.
22 Ibid. p. 861.
23 Ibid. p. 859.
24 Op. cit., p. 141.
25 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « commerce » comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent, Paris, Fayard, 2002.
26 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « ils vivaient d’usure » comme vocabulaire antisémite.
27 Ibid.
28 Cioran, « Mon pays », in Le Messager européen n° 9, Paris, Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949 par A. Finkielkraut. Cf. l’introduction d’Alain Finkielkraut, « Cioran mort et son juge », ibid., p. 63-64 ; de fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
29 Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d’exister, « Penser contre soi », ibid. p. 821 sq.
30 Ibid. p. 878.
31 Cf. Nicole Parfait, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu’il perce lui-même, plutôt qu’il ne le perpétue comme semblerait l’induire une identification des deux périodes. L’inversion du propos sur les juifs entre les deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole Parfait, p. 156).
32 Cioran, De l’Inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.
33 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p 1169.
34 La Tentation d’exister, in Œuvres, op. cit., p. 864-865.
35 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 864.
36 Ibid. p. 865.
37 Ibid.
38 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, p. 1170.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 1174.
42 Op. cit., p. 140.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 928.
46 Op. cit., p. 140.
47 Moïse Maimonide, Le guide des égarés, I, 51-60.
48 Cioran, La tentation d’exister, op. cit., p. 140.
49 Ibid.
50 Cf. La chute dans le temps, 1964.
51 Syllogisme de l’Amertume, in Œuvres, p. 800.
52 Le Mauvais Démiurge, op. cit., p. 1254. Cioran en conclut : « Ayons pour toute victime, si noble soit-elle, une pitié sans illusions. » Ce qui n’est pas une vérité historique, comme le voudraient aujourd’hui certains apologistes des bourreaux ! mais une saillie de moraliste…
53 Cf. supra, note 4.



samedi 8 mars 2014

"Bénir" : un peu de sérieux pour terminer





Après m'être soumis avec application à la tâche qui m'est demandée : réfléchir avec les paroisses de notre Église et les autres délégués synodaux à la question de la bénédiction nuptiale, je termine cette réflexion en quatre volets par quelques propos plus sérieux sur le sujet…

« C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. » (Cioran, Le mauvais démiurge, NRF, p. 20.)

C'est un raccourci qu'effectue ici Cioran : les cathares n'étaient pas aussi… lucides, pas aussi fermes qu'il le suppose sur la condamnation du mariage… (Cioran reconnaît aimer les raccourcis : « ma passion du raccourci m’empêche d’écrire, puisque écrire c’est développer. »Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1977, p. 179.)

Mais l'idée est là : les cathares condamnent en tout cas le mariage religieux (et par avance son avatar protestant en forme de « bénédiction »). Chose profane, comme le dira Luther. Ils ont payé cher ce genre de lucidité.

Pour les cathares le rôle de l’Église n'est pas de gérer ces affaires temporelles, fruit, avec l'argent et la guerre, d'une catastrophe initiale indicible — suite à laquelle l'homme, « jeté sur la terre pour apprendre à opter, […] sera condamné à l'acte, à l'aventure […]. Le ciel seul permettant jusqu'à un certain point la neutralité, l'histoire, tout au rebours, apparaîtra comme la punition de ceux qui, avant de s'incarner, ne trouvaient aucune raison de se rallier à un camp plutôt qu'à un autre. On comprend pourquoi les humains sont si empressés d'épouser une cause, de s'agglutiner, de se rassembler autour d'une vérité. » (Cioran, Écartèlement, Œuvres, Gallimard, p. 1409.)

C'est par où le temps tente de se rattraper, court après l'éternité embourbée à travers l'interminable succession des générations, course dans laquelle il faut bien tenter de limiter les dégâts concernant la multitude de créatures jetées dans le temps via la procréation, en organisant leur accueil via l' « institution abominable » qu'il faut donc pourtant bien tolérer jusqu'à la rejonction de l'éternité, s'il y a lieu.

Organisation politique, institution politique. Mais que l’Église vient-elle faire ici ? — sinon répéter religieusement cette affaire profane, pactisant avec la déchéance. Les cathares avaient la lucidité de le savoir…

Et de pressentir sans doute que l'optimisme de l'acte ne se décourage jamais, poussant jusqu'à travers l’Église ses « bénédictions » qui nous ont valu des enthousiasmes autrement productifs que ceux du temps des cathares : des réussites européennes du XXe siècle de toutes les désolations et accumulations de cadavres à la merveille technologique d'Hiroshima — chargées invariablement des « bénédictions » émues des Églises de chaque camp, de 1914 à août 1945 (pour s'en tenir au seul XXe siècle)…

Alors si aujourd'hui, héritiers que nous sommes de cet optimisme qui à présent se contente de s'enthousiasmer tout à nouveau pour la merveille aboutie qu'est l' « institution abominable », ne nous formalisons pas… Si nous voulons remettre le couvert (qui n'a pas été levé) avec le mariage religieux, reçût-il le doux nom de « bénédiction » — une de ses figures seulement, il est vrai ; les bénédictions du XXe siècle ne nous auront donc rien appris sur le sérieux de ce mot —, soit : n'en faisons pas un drame, la fatigue des siècles aidant : tenons-nous dignement, en cathares fatigués de combattre l'histoire.

Eh ! C'était pour rire… (PDF général / en 4 points ICI)


lundi 30 juillet 2012

Cioran et le passé occulté, une mauvaise fréquentation




On se souvient qu'à la mort de Cioran, s'ouvrait tout le pan roumain de son passé. Ce contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme « garde-fou ». Cioran avait un passé fasciste.

Il convient de préciser d'emblée que, parlant du passé occulté de Cioran, ou de la honte ultérieure, il ne s'agit pas ici d'en rajouter pour accabler un peu plus Cioran mort quant à ce passé fasciste. Il s'agit simplement de considérer le cas Cioran, pour en venir à se demander dans quelle mesure il peut être une figure typique de la façon dont une survie, voire un exorcisme, est possible suite à un tel type de fourvoiement. Et évidemment cela doit valoir pour d’autres cas de fourvoiement. Mais pour que Cioran puisse fournir une méthode de survie de ce type, encore faut-il montrer au préalable que son œuvre de seconde période consiste effectivement, comme il le revendique, à « penser contre soi », et n'est pas une façon de voiler, pour le perpétuer, un passé inavouable.

Voilà qui est acquis et indubitable ; Cioran a un passé épouvantablement fasciste, des propos insupportables et injustifiables.

Le dévoilement de son passé avait d'ailleurs commencé avant même sa mort, ce qui aurait dû permettre à Cioran de s'expliquer [1]. Puis le dévoilement devenait de plus en plus indubitable, jusqu'après sa mort — où Cioran trouvait enfin son juge [2] ; un juge peut-être quelque peu suspect. Non pas concernant son passé roumain, injustifiable, mais concernant la question de la survivance de ce passé dans son œuvre ultérieure, son œuvre française.

Le passé roumain. Voilà une découverte qui pouvait donner un éclairage nouveau à une œuvre française apparemment bien obscure. Faudrait-il initier une nouvelle affaire Heidegger ? Était-ce les prémices d'une prochaine affaire façon Mitterrand vichyste ? Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau Cioran ambigu. Des divers articles d'un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l'hérétique de Patrice Bollon [3], jusqu'aux plus récents ouvrages comme Cioran ou le défi de l'être de Nicole Parfait [4], et le tout dernier, le plus accablant et irréfutable, concernant le passé roumain, Cioran, Eliade, Ionesco : l'oubli du fascisme d'Alexandra Laignel-Lavastine [5]. (Cf. aussi l'analyse de Kundera, in Le rideau, folio p. 169 sq.)

Dès 1995, la suspicion s'est ainsi installée, l'idée d'une ambiguïté subsistante de Cioran paraît acquise. Pourtant, à l'époque, 1995, après quelques remous, le silence avait semblé retomber : à la différence de Heidegger, on admettait que le fascisme de Cioran n'entrait pas dans la substance de son œuvre — française —, ou plutôt y entrait comme contraire horripilant. Il intervenait dans son œuvre comme le repoussoir secret : un passé qu'il exécrait sans le nier, en l'occultant. Et à la différence de Mitterrand [6], il l'occultait pleinement, ou presque, évitant donc la tentation d'en atténuer la gravité.

Tout au plus, sous cet angle, répond-il évasivement aux questions embarrassantes ou balbutie-t-il quelques propos qui apparaissent à présent comme des esquisses d'excuses — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu'il exècre dorénavant. Un passé que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il avoue dans La Tentation d'exister, en 1956, dans un chapitre intitulé « Un peuple de solitaires » ; où l'on doit se demander dès lors s'il est anodin de vouloir rechercher encore quelque antisémitisme, fût-il « ambigu ».

L'expression « antisémitisme ambigu » de Nicole Parfait [7], tout en portant jusque pour La Tentation d'exister, concerne bien sûr principalement la période roumaine pour laquelle même, la qualification d' « antisémites », au sujet des propos de Cioran, reçoit des guillemets. Cet antisémitisme ambigu est réputé valoir aussi pour le Cioran seconde période, notamment suite à l'essai de Patrice Bollon — qui justement, loin d'être un contempteur de Cioran, entend seulement nuancer sa défense. P. Bollon a fourni [8] un rapide mais impressionnant florilège de citations pour étayer l'idée qu' « il serait [...] loisible de confectionner, à partir [du chapitre de Cioran "Un peuple de solitaires"] à la tenue par ailleurs irréprochable, un pamphlet d'une rare vilenie antisémite [9] ». Il y appuie sa conviction que si Cioran, au « plus probable [...,] modifie alors sincèrement son attitude [..., c'est] sans pouvoir arriver toutefois à se dégager des déterminations culturelles et affectives qui l'avaient amené à écrire les pages antisémites de [la période roumaine dans la Transfiguration de la Roumanie] [10] ». C'est la thèse que reprend Alexandra Laignel-Lavastine, qui n'a en outre pas la bienveillance assumée de Bollon.

Il nous resterait à conclure que Cioran en 1956 fait preuve d'un bel aveuglement sur la réalité de l'antisémitisme que bien des intellectuels moins subtils ont su débusquer. À moins qu'au regard de ce qui semble être l'énormité des poncifs antisémites soulignés, on ne se demande si le ciseleur d'expressions qu'était Cioran ne nous met pas au contraire précisément aux prises avec ce qu'il viserait ainsi à dénoncer : un dérapage haineux du sens de l'être et des lieux de la persévérance dans l'être, présent au cœur de l'antisémitisme, dérapage, jusqu'à l'abîme, dont la découverte de son passé a montré de plus à quel point il fût le sien.

Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement « livresque [11] », devant le sens vétéro-testamentaire [12] (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que « livresque ») de la persévérance dans l'être [13], sens si prégnant dans Job, qu'il faut démasquer l' « ambiguïté » et l'antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y compris des chrétiens martyrisés dans l'Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, « font figure d'opportunistes [14] ») ; mais qui a moins eu par la suite l'occasion de se dévoiler dans un christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et « opiniâtres » protestants au temps de la Révocation de l'Édit de Nantes — ; faisant place à une fatigue, une mollesse [15], qui ne se subliment que dans l'aspiration à la sainteté (aspiration qui n'a d'ailleurs pas épargné non plus le judaïsme, comme chez les hassidim [16]).

Car à moins qu'on admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon [17] aient échappé comme tels à la lucidité d'un Cioran qui les aurait fait siens tout en s'essayant péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l'antisémitisme, ils apparaissent comme termes de la projection haineuse sur ce qui « depuis Job » n'est autre qu'une série des espèces — qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l'être, et que n'aurait pas reniées un Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant « [...] du commerce et du savoir », le premier serait-il plus suspect que le second [18] ? Ou quand Cioran fait profession de s'extasier en écrivant que les juifs « [approfondissaient] la Kabbale "au temps où ils vivaient d'usure" [19] » : quel médiéviste ignore que « l'usure » était à peu près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau — mutatis mutandis concernant le type d’activités tolérées — comme pour les protestants sous l'Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon [20], dont il n'est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de la Transfiguration de la Roumanie n'ait troublé sa lecture d'un autre texte du même auteur.

Sans compter peut-être le phénomène du contresens nécessaire, né d'une volonté de s'inscrire en faux contre un autre contresens antécédent. Alexandra Laignel-Lavastine ne précise-t-elle pas que le chapitre « Un peuple de solitaires » était perçu jusqu'à la découverte du passé roumain de Cioran comme un « exercice d'admiration envers le peuple juif [21] » ? Lecture étrange d'un texte qui, évidemment, ne parle pas tant des juifs que de Cioran lui-même, considérant aussi bien la question de l'exil, sous différents angles, que son exigence de penser contre soi. Cet aspect-ci tendant à atténuer ce que l'on peut considérer comme une certaine indécence à intégrer dans cet aspect-là la religiosité juive de l'exil — quant on sait le passé de Cioran. Mais précisément, n'est-on pas à nouveau dans la relecture dont participe la dénonciation du dérapage passé telle qu'elle est perceptible dans les poncifs dévoilés ? Alexandra Laignel-Lavastine complète l'analyse de Patrice Bollon qu'elle fait sienne en soulignant l'idée de la persistance d'un essentialisme chez Cioran, remontant à la Transfiguration de la Roumanie, et que l'on retrouverait dans ce chapitre de La Tentation d'exister [22]. Du coup, puisque ce supposé essentialisme, « point de départ ontologique [23] », devient la clef de lecture d' « Un peuple de solitaires », nous voilà nécessairement au cœur d'un traité empreint de « judéophobie [24] » essentialiste ! À moins qu'en cela aussi, l'on considère que Cioran n'est pas dupe. Le contexte d' « Un peuple de solitaires » est celui d'une certaine religiosité de l'exil, où donc « juifs » ne désigne pas quelque « essence », mais les héritiers d'une attitude religieuse, forgée depuis la Bible, et donc devenue quasi-naturelle, dans laquelle Cioran se reconnaît, mais comme un piètre témoin. Un texte, du coup, empreint de l'humilité de celui qui confesse quelque chose de grave, sans préciser clairement la chose.

On sait par ailleurs tout un éventail de raisons pour Cioran de rester évasif : depuis la lâcheté, certes, jusqu'à la crainte d'être jugé injustement : non pas peut-être qu'il craigne une sévérité qu'ultimement il ne voudrait éventuellement pas esquiver, mais plutôt qu'il redoute d'être victime d'une incompréhension de ses véritables motifs passés d'avoir été fasciste et antisémite — incompréhension que par-dessus le marché il juge au fond, vraisemblablement, mériter ! Or en cela, à partir de cette lecture de son passé, qu'à demi-mot, pensant peut-être à son jugement futur, il veut suggérer, Cioran honteux se forge des instruments de survie (« on se suicide toujours trop tard ») — qu'il fournit du coup aux honteux à venir…

Simona Modreanu, commentant le livre des Américains William Kluback et Michaël Finkenthal [25], écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran avec ce "peuple de solitaires", qui le conduit à la conclusion qu'au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans le sens d'un exilé perpétuel. [26] » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran : l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.

Car à l'opposé, se trouve une singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de persister dans la suspicion sur ce qui serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d'autant remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c'est précisément cette volonté d'occultation quasi totale d'un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 1940 ou le début des années 1950 [27], se reniant catégoriquement — ce reniement fût-il grevé d'omissions —, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et c'est précisément La Tentation d'exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de rigueur son opposition à ce qu'il fut, « pensant contre soi [28] » son abjection de ce qu'il fut, et notamment de ce qui fut son antisémitisme [29]. C'est La Tentation d'exister qui donne ce texte « sur les juifs » rejetant la haine qu'il leur voua, cette haine qui fut telle qu'il n'ose même plus avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation d'un antisémitisme [30], qu'absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en suspectant cette confession honteuse de motifs uniquement opportunistes (laissant subsister l'essentiel de la Transfiguration) en un temps où le fascisme n'est plus de mise. L'admirateur des cathares — qui n'étaient pas fascistes ! — est alors à son tour victime, comme un étrange marrane ! d'inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l'on guette le relaps. Ce faisant, on se purge soi-même, — sauf de la tentation de la fabrication délatrice de suspects à laquelle incitent en tout temps les inquisiteurs.

Mais voilà pourtant que l'abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran — qui n'accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa jeunesse — ; voilà que l'abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d'un abîme fondamental, originel, dans lequel on a découvert qu'il a plongé personnellement de façon plus concrète encore qu'on ne le soupçonnait. C'est contre cela qu'il pense, contre lui-même, et cela d'une façon fondamentale au point d'être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L'œuvre française — dans laquelle s'intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques — reste le parcours à rebours que l'on savait, contre l'abîme dont le fascisme est l'espèce hideuse que l'on ne peut en aucun cas atténuer, que l'on ne peut confesser qu'au risque de ne vivre autrement qu'en faisant comme Albert Speer : atténuer encore...

La conscience, « poignard dans la chair [31] », ne peut vivre avec l'abîme, ne fût-il que pressenti dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de l'histoire collective de l'homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son rôle ?

*

Il est au moins imprudent, sinon immoral, de « comprendre » les adeptes des nostalgies comme celle du temps d'où est venu Cioran, comme un certain électoralisme (quand ce n’est que cela) est tenté, quand il le juge opportun, de nous y exhorter. Sans parler de ce que l'on ne nous dit pas exactement ce qu'il s'agit de comprendre : y a-t-il, par exemple, deux d'entre ceux qui apportent leur voix aux extrêmes droites en Europe qui le font pour les mêmes raisons ? Des nostalgiques du nazisme, aux désireux de revanche justificatrice d'un pétainisme refoulé, en passant par les ex-OAS, ceux qui n’ont pas digéré la perte des colonies, ou les simples blessés du paradis perdu de l'Algérie de leur enfance, jusqu'aux victimes de l'insécurité ou des délocalisations d'entreprises... Les causes sont multiples et l'imprudence de la « compréhension » de leur geste est en ce que cette « compréhension » justifie tous ceux qui ressentent (à tort ou à raison) telle ou telle frustration — quant à une pratique électorale ou militante qui demeure coupable, de toute façon, fonctionnant selon le mécanisme du bouc émissaire. Immorale, donc, cette « compréhension », en plus d'être imprudente. Sans compter, que comme l'a bien dit Ionesco, la « rhinocérite » commence précisément avec la compréhension que l’on nous propose périodiquement ! Ou par alternance.

On connaît donc probablement la voie qui conduira à l'érosion de ces troubles nostalgies. C'est le « Non » clair et ferme. Sans doute. Restera alors la question de la survie de leurs anciennes victimes.

C'est là que le Cioran de la période française me semble montrer une issue. Que confesse-t-il explicitement et fortement de son attitude passée ? Qu'exècre-t-il ouvertement et sans détour ? Son enthousiasme, à coloration vitaliste, son fanatisme,... son innocence ! bref, une façon de vivre la politique éminemment dangereuse, et pourtant si commune — cette « innocence » changerait-elle de camp selon les périodes historiques.

C'est à un enthousiasme esthétique (sic !) qu'il prête son adhésion au fascisme et au nazisme. Face aux interviewers insistants, il refuse toute autre concession. Qu'est-ce à dire ? Cioran est bel et bien honteux d'avoir pu connaître un tel fourvoiement avec une idéologie dans laquelle il ne se reconnaît pas. Et pourtant, il s'y est bien fourvoyé. Il recherche donc les points d'ancrage de son basculement, de son dérapage. Le lieu de contact entre d'une part ce qu'en son passé il ne veut à aucun prix renier — c'est constitutif de son être — et d'autre part ce qu'il a partagé et en quoi il ne se reconnaît pas.

C'est à l'évidence ce type de points de contact qui permet de saisir pourquoi un passé stalinien est plus facile à assumer qu'un passé nazi : l'idéologie internationaliste, le désir d'un monde équitable est parfaitement assumable comme participé antécédemment au basculement dans la violence totalitaire. Une innocence antécédente...

Ce qui fait d'ailleurs que les enthousiastes minoritaires situés sur les marges du communisme historique, et qui ne s'embarrassent donc pas d'en assumer le passé, sont aujourd'hui bien plus redoutables que les héritiers repentis du stalinisme. Le côté redoutable de l'innocence prompte à condamner ou à donner des leçons !

Quant au fascisme, ce pôle assumable est nettement moins perceptible, et infiniment plus subjectif. D'où le sentiment persistant d'une plus grande menace potentielle de la part de ses survivants. La confusion entre le fascisme et le point antécédent au basculement est d'autant plus aisée que ce dernier est diffus. Esthétique, a dit Cioran de ce qu'il assume de son passé. Nostalgie d'esthète : nostalgie, en ce qui le concerne, d'une Roumanie rêvée et jamais advenue ; nostalgie d'un jardin d'orangers pour le Pied Noir de Marignane ; d'un temps rêvé où l'on laissait son vélo sans antivol à la devanture de la boutique où l'on vous appelait par votre prénom, pour l'habitant des « quartiers » ; que sais-je encore...

À nouveau le danger qu'il y a ici à « comprendre » celui qui bascule. Danger à la proportion que ce qu'il y a à comprendre est infiniment divers, et que du coup, entre l'avant logique du basculement vers le fascisme et le fascisme rejoint, la confusion est presque nécessaire. Or Cioran permet d'opérer une distinction, pour une attitude d'une extrême prudence, pour un rejet des fanatismes et autres enthousiasmes. Où la politique, plutôt que lieu métaphysique du dévoilement et de la réalisation de l'être, devient gestion du vécu de la cité.

Aux lendemains des dérapages fascistes, c'est probablement la seule attitude de survie envisageable pour les ex-adeptes ; et qui du coup ne vaut pas que pour eux seuls. Retrouver la racine nostalgique antécédente au basculement vers des lendemains innommables, sans y fonder quelque innocence : Cioran y a consacré son œuvre française laissant ainsi un instrument précieux aux enthousiastes fourvoyés d'hier et de demain.


R.P. texte de 2006



[1] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco : l'oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002, p. 125.
[2]Cf. Alain FINKIELKRAUT, "Cioran mort et son juge", in Le Messager européen n° 9, Paris. Gallimard, 1996, p. 63-64.
[3] Patrice BOLLON, Cioran l'hérétique, Paris, Gallimard. 1997.
[4] Nicole PARFAIT, Cioran ou le défi de l'être, Paris, Desjonquères, coll. La mesure des choses, 2001.
[5] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco..., op. cit.
[6] Mutatis mutandis : le passé de Mitterrand est certes moins grave.
[7] Op. cit., p. 82 sq.
[8] Op. cit., p. 141.
[9] Op. cit., p. 140-141.
[10] Op. cit., p. 141-142.
[11] La Tentation d'exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
[12] Ibid,.p. 868.
[13] Ibid. p. 874.
[14] Ibid. p. 861-862.
[15] Ibid. p. 861.
[16] Ibid. p. 859.
[17] Op. cit., p. 141.
[18] C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "commerce" comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques ATTALI, Les Juifs, le monde et l'argent, Paris, Fayard, 2002.
[19] C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "ils vivaient d'usure" comme vocabulaire antisémite.
[20] Ibid.
[21] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco..., op. cit.. p, 164.
[22] A. LAIGNEL-LAVASTINE, op. cit.. p. 439-449. Inutile de faire de certains raccourcis de vocabulaire plus que des raccourcis communs. Ainsi, par exemple, quand dans les Cahiers 1957-1972 (Gallimard, 1997), qui n’étaient pas destinés à être publiés, il annonce une fin «des Blancs» similaire à celle des «Indiens» d’Amérique (p. 704) : essentialisme ? Voire : deux pages après (p. 706), il redit qu’ «il faut s’arracher à ses origines, à la superstition de la "tribu"» !
[23] Ibid., p. 444.
[24] Ibid.
[25] William KLUBACK, Michaël FINKENTHAL, The Temptations of Emil Cioran, New York, Peter Lang Publishing, 1997.
[26] Simona MODREANU, Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190. Cf. aussi son livre Le Dieu paradoxal de Cioran, Monaco, Le Rocher, 2003.
[27] CIORAN, "Mon pays", in Le Messager européen n° 9. Paris. Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949 par A. Finkielkraut (cf. l'introduction d'Alain FINKIELKRAUT. "Cioran mort et son juge", ibid., p. 63-64) ; de fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
[28] Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d'exister. "Penser contre soi", ibid. p. 821 sq.
[29] Ibid. p. 878.
[30] Cf. Nicole PARFAIT, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu'il perce lui-même, plutôt qu'il ne le perpétue comme semblerait l'induire une identification des deux périodes. L'inversion du propos sur les juifs entre les deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole PARFAIT, p. 156).
[31] De l'Inconvénient d'être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.


samedi 15 octobre 2011

Nos convictions sont-elles nôtres ? Quelle mission ? Proclamer quoi ?



« N'a de convictions que celui qui n'a rien approfondi. » (Cioran, De l'inconvénient d'être né)




Introduction. Vous avez dit « théologie systématique » ?


… Mais « La carte n’est pas le territoire » – (Alfred Korzybski)
Ruptures / Aristote Galilée Einstein


Les systèmes philosophiques et/ou théologiques proposent, selon des principes recevables en un temps donné, des synthèses d’un donné qui n’est pas a priori ordonné de façon systématique.

Ainsi pour le donné biblique — comme pour d’autres — la mise en systèmes s’opère selon quelques principes, à l’instar des systèmes philosophiques, dès avant que la théologie et la philosophie ne soient aussi clairement distinguées qu’elles le sont pour nous. La distinction n’est par originelle : chez Aristote la théologie est à peu près l’équivalent de la « philosophie première », de la métaphysique, la partie de la philosophie qui est au-delà de la physique ou science de la nature, « meta ta physikè » — « super naturam », « sur-nature ».

La distinction apparaît comme distinction des données de base : d’un côté ce qui est observable à partir de la considération du monde et de la perception commune — grecque généralement — ; de l’autre le donné biblique. Sensible chez un Augustin (IVe-Ve s. ap. JC) — pour qui « la philosophie est la servante de la théologie » —, la distinction théologie-philosophie est clairement tracée avec Thomas d’Aquin (XIIIe s.).

De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture et d’établissement des systèmes est la logique d’Aristote (IVe s. av. JC) : identité, non-contradiction, tiers exclu (A est A, A n'est pas non-A, il n'y a pas de milieu entre A et non-A), posant la connaissance comme « adéquation de la chose et de l’intellect », en cohérence avec le système du monde aristotélicien : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel », les autres cieux étant ceux des sept « planètes » observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne. La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas.

Ce monde, mû par les Intelligences célestes, les anges, imitant la perfection de Dieu, s’est irrémédiable écroulé sous le regard de Galilée (XVIIe s.) aidé de sa lunette grossissante, qui lui permet de dire que les planètes sont composées de matière similaire à celle que nous connaissons ici-bas. S’esquisse la confirmation des calculs de Copernic… Et s’ensuit l’effondrement du monde aristotélicien, véritable « ébranlement des puissances des cieux ».

Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.

Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).

Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes.

Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.

Une nouvelle rupture intervient au début du XXe s. avec Einstein et la théorie de la relativité qui, elle, remet en cause la logique d’Aristote, selon la formule d’A. Korsybski : « La carte n’est pas le territoire ». Illustration frappante et simple : une mappemonde, on le sait, ne correspond pas à ce qu’elle représente, puisqu’on ne peut donner à plat ce qui est approximativement sphérique. Korsybski a été popularisé par l’auteur de science fiction A. E. Van Vogt et son cycle des « Ã », à savoir « Non-A », c’est-à-dire « non-aristotéliciens ».

D’Aristote à nos jours, un cycle s’est déroulé : trois ruptures radicales dans les mises en place de systèmes, de « cartographies » : on sait clairement que la « carte n’est pas le territoire », propos confirmé de façon frappante récemment, avec la découverte (qui ne remet toutefois pas fondamentalement Einstein en cause) de la possibilité qu’il y ait des éléments plus rapides que la lumière : la carte d’Einstein non plus n’est pas le territoire.

Évidemment cela vaut aussi pour les systèmes théologiques, la cartographie théologique. Proposer un système théologique revient à proposer une carte, qui ne correspond pas à ce dont on entend rendre compte… À bon entendeur… Cela vaut pour la suite, ci-dessous.




- 1. Convictions. Relecture de la fatalité en grâce / foi à la résurrection


a) Nos convictions sont-elles nôtres ?

« Avoir des convictions » signifie « être convaincu ». Cela se conjugue au passif. D’où : de quoi suis-je convaincu, par quoi, par qui ?

Tout d’abord n’oublions pas que nous sommes héritiers. Quel héritage ? Un héritage qui doit beaucoup à des moments historiques dont le rapport avec nos convictions peut sembler parfois lointain. Pensons à l’incontournable tournant constantinien, que nous considérons très souvent avec regret… Mais serions-nous convaincus de ce dont nous sommes convaincus en matière de foi chrétienne sans le tournant constantinien ? Ne défendrions-nous pas (mais ce serait un autre film) s’il n’avait pas eu lieu, le néo-platonisme par ex., synthèse religieuse alternative à celle, chrétienne, qu’a promue Constantin ?

Selon une des plus récentes études sur Constantin, celle de Paul Veyne dans Quand notre monde est devenu chrétien (Albin Michel 2007), Constantin a acquis de réelles convictions chrétiennes, et avec elles, le sens d’une vocation, vocation d’empereur chrétien : opérer un tournant eschatologique, via un véritable pari de la foi. Le christianisme, selon P. Veyne, aurait représenté alors tout au plus une forte minorité, qui, sans le pari constantinien, serait demeurée une secte de relative importance, pas plus. Il est devenu, dans la suite logique de l’œuvre de Constantin, la religion de l’Empire romain, et donc de l’Europe, de l’Occident, du monde sous son influence, qu’il soit orthodoxe, catholique romain, protestant… (Le protestantisme réforme, en regard de la tradition hébraïque — sola scriptura — la religion romaine dont il est aussi héritier.)

Cela dit, nous avons tous appris que — selon la formule de Tertullien —, « on ne naît pas chrétien, on le devient ». Où il est question au-delà de l’héritage, de choix personnel…

Question de choix personnel, donc ? S’ensuit la question : sur quelle base un choix s’opère-t-il, selon quels critères, entre lesquels on opte sur quelle base ? Connaît-on les tenants et les aboutissants ?

Sachant le nombre, la multiplicité des choix possibles, quel rôle joue notre délibération en fin de compte lorsqu’il s’agit de trancher ?

Ne serait-ce que pour l’achat d’un pantalon ou d’une machine à laver dans la société de consommation contemporaine ! Cf. Le paradoxe du choix de Barry Schwartz, éd. Michel Laffont : une décision de cet ordre, dans la multiplicité des choix et des critères possibles (prix, coupe, performances, promotions ou pas, etc.) place la fonction rationnelle au second plan au point que le choix s’effectue finalement de façon infra-rationnelle ! — ce qu’a très bien compris la pub associant tel lave-linge, telle voiture, au bonheur ! via images paradisiaques ou autres…

Or ce qui est évident dans le domaine des achats pour le regard du sociologue, vaut à bien y regarder, dans des domaines plus significatifs, et a fortiori : du « choix du conjoint » à… la naissance ! Quel rôle joue la raison, la décision rationnelle ?

Qu’est-ce qui prime, la raison ou la volonté — irrationnelle ? Arthur Schopenhauer (début XIXe s.) s’est attaché à faire apparaître le rôle primordial de la volonté, obscure, antécédente à la raison, non seulement dans nos « choix », mais dans la venue à l’être, la nôtre et celle du monde-même, fruit d’une volonté obscure, d’un sombre vouloir-vivre.

Le choix du conjoint-même, par ex., apparaît ainsi comme effet de la volonté de perpétuation de l’espèce à travers l’illusion d’un choix nôtre ! Les courbes féminines de sa belle auxquelles succombe l’amoureux ne sont alors rien d’autre que la promesse, perçue instinctivement, d’une procréatrice avantageuse pour la descendance. La mâle assurance, les muscles, l’intelligence et le porte-feuille bien garni, la promesse, pour la dame, d’un bon protecteur de sa progéniture, etc. (Cf. Schopenhauer, Métaphysique de l’amour , métaphysique de la mort.)

Cela vaut au plan individuel dans le choix du conjoint ; au plan collectif cela vaut jusque dans le déclenchement d’une guerre, par ex., qui fera des milliers de morts et que l’on justifie comme défense des Droits de l’Homme, ou (très actuel) des populations civiles (bombardées au motif de les protéger)… Comme antan on les justifiait comme défense de la Croix, par exemple. Or dans les cas modernes, comme médiévaux, au fond la racine obscure de telles actions est à chercher dans des zones irrationnelles et inquiétantes, celles d’une sombre volonté…

Et cela vaut jusqu’à notre naissance qui ne doit rien à la raison, évidemment, et qui, ainsi que le fait toucher du doigt Cioran (Cf. De l'inconvénient d'être né) est le moment où nous avons tout perdu. L’infini des possibles, l’infini des « choix » possibles, s’est réduit à une actualisation unique, cantonnée, un « choix » qui est forcément le mauvais « choix » puisqu’il nous a fait tout perdre, perdre l’infini des possibles !

Quand F. Dolto signale que la naissance est le fruit de trois désirs, celui du père, celui de la mère, celui de l’enfant lui-même, c’est bien de désir qu’il s’agit, pas de choix rationnel ! Si la raison eût été engagée — d’abord on le saurait (peut-être) ou plutôt, à bien considérer les choses, la naissance ne serait jamais advenue… L’Ecclésiaste : « J’ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants, et plus heureux que les uns et les autres celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. » (Ecc 4, 2‑3.)

Cioran rejoint alors tout bonnement l’Ecclésiaste, grand témoin biblique de l’inconvénient d’être né ! Avec Jérémie (ch. 20) ou Job — comme l’a fait aussi un Baudelaire, par ex. (Cf. dans Les fleurs du mal, « Bénédiction ».)

Le choix a-t-il été nôtre, celui de notre raison, ou le fruit d’une obscure volonté qui nous échappe, la source de notre malheur ?

L’approche de Schopenhauer, une volonté obscure derrière nos actions, que nous tentons de justifier — d’auto-justifier — par la raison dans un second temps, n’est pas sans analogie avec la notion classique en chrétienté de « péché originel », qui atteint jusqu’à notre raison (la « putain du diable » selon Luther dont l’influence sur Schopenhauer est sans doute loin d’être insignifiante). Une ligne qui va de Paul (Romains 2-7) à Luther et Calvin et au-delà en passant par Augustin pour ne citer que les plus connus.

Une notion — le péché originel — qui permet de relier le fait que nous percevons qu’il y a quelque chose d’essentiellement bon, dans les signes de beauté, de bonté, de bonheur, qui nous sont perceptibles, des signes du Royaume pour Calvin (Institution de la Religion Chrétienne, III, x) — à cet autre constat : nous sommes plongés dans un monde de douleur, de violence, nous en sommes partie prenante jusqu’au cœur de nos êtres. Le mal. Un décalage, non pas tant chronologique que logique peut-être, mais qui s’illustre et se dit via un récit (Gn 3) — forcément chronologique, lui, donnant un avant et un après, que seul nous habitons.

Enracinement sombre de toutes nos actions. Luther encore : « nul ne peut savoir si toutes ses bonnes œuvres ne sont pas des péchés mortels si elles ne sont gratuitement justifiées par l’Esprit saint ».


b) Volonté et grâce – question de relecture

La question est de savoir comment on reçoit le fait qu’on ne choisit pas selon des critères rationnels, qu’on n’a de convictions qu’au passif et que sous cet aspect-là des choses aussi, les convictions précèdent les raisons que l’on en donne a posteriori.

Et donc que la raison ne précède pas la foi selon laquelle elle lit ce qui est advenu en matière de convictions, comme d’actions…

Tout un éventail de clefs de lecture est possible, jusqu’à celle qui relève d’un acte de foi posant un enracinement antécédent à celui qui se déploie à l’occasion de la volonté obscure qui meut ce qui advient jusqu’à nos choix individuels, convictions et actions.

« Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a pensé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux » (Genèse 50, 20).

Acte de foi, une des clefs de la Genèse est ce « penser en bien » par Dieu de ce qui est advenu via le mal, un mal profond, quand bien même auto-justifié. Si bien que la notion même de création par un Dieu bon est bien un acte de foi, posé dès le début de la Genèse et confessé dans nos credo « Je crois en Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ». Le croire, parce que la raison ne permet pas de le constater : « plus heureux celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. » (Ecc 4, 3.)

La conviction qu’un Dieu bon, portant un projet de bonheur, est garant ultime de ce qui se déroule, propre à fonder une espérance, est un donné, une « grâce », reçue par la foi.

La « promesse » ainsi donnée à la foi est au cœur de « l’Alliance » qui fait canon de la tradition(s) et de la pensée bibliques. Toute tradition s’identifie à ce qui en fait critère, que la philosophie (puis la théologie) appelle « canon », dans lequel on reçoit un héritage plutôt qu’un autre. La tradition épicurienne, parle ainsi, elle aussi, de « canon », à savoir ici la théorie des atomes, en lien avec l’espérance d’un bonheur qui postule le bannissement de la peur, et des dieux, et de la mort. Un texte qui ne recèle pas ces éléments n’est pas dans le canon épicurien. De même pour la philosophie bouddhique et la notion d’impermanence des éléments sans laquelle on n’est plus en bouddhisme.

Le nom tétragramme YHWH, porteur de la promesse d’un Dieu bon, est au cœur de la relecture biblique du monde et de ce qui fait paradigme de cette relecture, certains textes (portant ce nom) et pas d’autres (ne le portant pas)…

Le christianisme fonde sa relecture du monde comme chargée de la promesse de la bonté de Dieu dans l’événement qu’il reçoit comme son accomplissement, l’événement du dimanche de Pâques reçu devant le tombeau vide.

Ici s’opère et se fonde une autre lecture, relecture de la volonté sombre en grâce. Fondement d’une conviction au passif, reçue selon un autre ancrage — reçue d’un autre « convicteur ».




- 2. Mission / transformation de l’exil


a) Envoi comme exil relu / Incarnation

Ici s’opère un renversement vers la mission. Une conviction reçue fonde une mission, comme transformation de ce qui est d’abord exil dans le mal.

Le fait de l'exil s'exprime par un sentiment plus ou moins diffus de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment peut être accru consécutivement à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un déplacement géographique — exil proprement dit —, un deuil finalement.

Autant d'accroissements d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède. Le sentiment de la perte irrémédiable nous atteint de toute façon tous dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

C'est là un sentiment qui se nourrit de cette réalité, la nostalgie, tel un champignon — qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Mais l'avant, l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

L'exil et la nostalgie, la nostalgie comme sentiment de l'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. Cf. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, III, ix.

Parmi les anciennes expressions théologiques de l'exil sont les méditations bibliques et prophétiques sur la destruction du Temple de Jérusalem. Le premier Temple, cf. Ezéchiel 36. Puis le second Temple, pour le Nouveau Testament.

En ce sens, l'exil, évidemment, n'est ni simplement géographique, ni même seulement éthique, conséquence d'une chute morale (soulignée à juste titre par Augustin parlant de péché orginel). Il se révèle être exil métaphysique.

Un exil fondamental dévoilé tout à nouveau dans l’événement du dimanche de Pâques. La résurrection donnée comme moment fondamental, précédant la relecture par ses disciples de la vie du Christ. « Existant en forme de Dieu, Jésus-Christ n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Où notre exil métaphysique apparaît au regard de la vie du Christ comme exil assumé en mission, ouvre un nouveau sens de notre sens de notre propre exil.


b) Autre aspect / autre face / autre registre

Comme l’exil d’Israël à Babylone est lu comme tournant, envoi (mission) vers les nations en vue du dévoilement universel du Nom porteur de la promesse d’une autre lecture, la venue du Ressuscité dans le temps, la rencontre du Ressuscité, fonde une relecture possible de notre exil dans le temps, suite à l’inconvénient d’être né.

Voilà un quotidien, notre quotidien que l’on relit (étymologie de religion selon Cicéron) un quotidien que l’on relie (étymologie de religion selon Lactance) à un autre sens, qui reçoit un autre aspect ; comme un envoi (mission).

La mission se reçoit ainsi comme quotidien relu — relu vers où l’on va (cf. Gn 12 / vocation d’Abraham), puis extension vers, jusqu’à la « mission » au sens commun, celle qui fonde la démarche d’un Paul allant vers les nations.



- 3. Proclamation / verbalisation d’autres possibles


Comme convictions, choix, actions… sont fondés antécédemment à la raison, ainsi en est-il de ce que l’on proclame comme lecture de notre mission — relecture de notre exil.

La raison, l’argumentation, est seconde et n’est donc pas décisive. Elle l’est d’autant moins qu’elle n’atteint pas le concret de la vie réelle.

La raison consiste à fournir des classements, des catégories, choses abstraites, donc. Le réel, concret, n’est pas atteint. Est rationnel, scientifique, ce qui est reproductible en laboratoire, ce que n’est jamais l’événement, les événements concrets de nos vies, irréductiblement uniques et irreproductibles.

En ce sens le moindre événement apparemment banal n’est pas plus rationalisable que l’événement du dimanche de Pâques.

Cela vaut pour le récit par lequel on donne quelque événement que ce soit. Un récit est relecture, il n’atteint jamais le fait qu’il relate.

Dans l’événement unique seul est la vérité concrète de la rencontre, jamais dans l’abstrait, où, dans la mise en catégories se perd le réel concret, et s’origine le désespoir dont l’alternative est dans la foi — cf. Kierkegaard, Traité du désespoir ou La maladie à la mort : cf. Jean 11. « Lazare est malade », annonce-t-on à Jésus : « cette maladie n’est pas à la mort », répond Jésus. Parole qui, reçue dans la foi, met terme au désespoir, la maladie à la mort.

L’événement du dimanche de Pâques apparaît alors comme source d’une espérance, non seulement contre tout désespoir, mais « contre toute espérance » (toute espérance ainsi rendue vaine). Il est question de foi, qui ne se laisse pas scandaliser par l’unicité de l’événement hors catégories. La foi comme alternative au scandale ; et qui me fait contemporain du Christ, unique dans l’éternité comme il est l’Unique.

La résurrection du Christ fonde un déplacement, qui rompt avec toutes les identités, qui en fait des réalités secondes par rapport à l’être devant Dieu, quelles que soient ces identités, notamment nationales, religieuses, rituelles (c’est le bouleversement que connaît Paul dans sa rencontre du Ressuscité — cf. Alain Badiou, S. Paul, la fondation de l’universalisme, PUF 1997).

Cela ne nie pas la mort comme terme, mort terme incontournable et qui le demeure, quand bien même ma mort devient seconde en quelque sorte, par rapport à la résurrection, comme le récit évangélique de la vie du Christ, jusqu’à sa mort, s’ordonne en regard de l’événement du dimanche de Pâques.

La mort fonde toutes mes nostalgies et mes fausses espérances — sourcées dans des blessures, qui demeurent. La résurrection se place, et la place, les place (mort et blessures) à un autre niveau. Une proclamation — « Ô mort où est ton aiguillon ? » (1 Co 15, 55 ; Osée 13, 14) — s’y ancre, proclamation comme verbalisation des notions de résurrection / Incarnation / Transfiguration — Incarnation et Transfiguration étant des moments de la relecture de la vie du Christ à la lumière de la foi des disciples à sa résurrection.

Dans le cadre de la proclamation de l’événement du dimanche de Pâques advenant dans un quotidien dont le terme est la mort, apparaît un concept de Dieu d’un tout autre ordre que celui d’une figure projetée à la face du ciel. Rejoignant l’Ecclésiaste, « tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le ; car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas » (Ecc 9, 10). La mort comme terme est au cœur du réel, où le concept de Dieu apparaît comme désignant le fait que ce qui nous advient ne dépend, pour l’essentiel, pas de nous. Concernant la grâce à recevoir, il s’agit de percevoir que ne dépendent pas de nous non seulement les conditions matérielles du don de Dieu, mais même notre capacité à le recevoir.

La lecture de la foi, comme transformation de l’exil en grâce / et mission est portée par la conviction que le Dieu qui donne et le vouloir et le faire, et les conditions du bonheur et la capacité à le recevoir, nous est favorable.

Telle est la proclamation libératrice, qui délie jusqu’à nos mémoires — via notre contemporanéité de la résurrection du Christ comme porte de tout déplacement. Une relecture qui nous relie à une autre mémoire, autre que notre mémoire blessée.

Toute lecture de nos vies est relecture d’événements qui ne nous sont accessibles que par le récit que nous en faisons, récit sans cesse modifié à l’aune de nos expériences successives. Et voilà un fondement radicalement nouveau, déferlant du tombeau vide, pour une relecture qui n’est pas le fruit d’habitudes blessées en forme d’ornières — celles des blessures qui demeurent —, mais d’un autre passé contemporain / et d’un autre avenir toujours possible, qui commence aujourd’hui-même : c’est aujourd’hui le jour du salut (Hé 3 ; Ps 95).

RP
Marseille 15.10.11
« Convictions, mission, proclamation »
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lundi 2 novembre 2009

Une prière exténuée...


Job « savait qui vilipender ou implorer, à qui porter ses coups ou adresser ses prières. Mais nous, contre qui crier ? contre nos semblables ? Cela nous paraît risible. À peine articulées, nos révoltes expirent sur nos lèvres » (Cioran, La tentation d’exister, 1956).






dimanche 22 juin 2008

Médusé



“Ce que nous avons d’unique et de spécifique s’accomplit dans une forme si expressive que l’individuel s’élève au plan de l’universel. Les expériences subjectives les plus profondes sont aussi les plus universelles en ce qu’elles rejoignent le fond originel de la vie.”

... écrit Cioran (Sur les cimes du désespoir, Œuvres, p. 20).


Voilà qui dit quelque chose de l'Incarnation... et de l'unicité propre de chacun devant Dieu, de l'unicité que l'Incarnation offre à découvrir.
Voilà aussi qui nous solidarise avec les méduses :
à ne pas négliger quand on nous annonce une énième année à méduses en Méditerranée...


Tangerine dream - Stratosfear








mercredi 13 février 2008

Cioran et les ombres



« Roumain par sa naissance, Cioran, âgé de vingt-six ans, s'installe à Paris en 1937; dix ans plus tard, il édite son premier livre écrit en français et devient l'un des grands écrivains français de son temps. Dans les années quatre-vingt-dix, l'Europe, si indulgente jadis envers le nazisme naissant, se jette contre ses ombres avec une courageuse combativité. Le temps du grand règlement de comptes avec le passé arrive et les opinions fascistes du jeune Cioran de l'époque où il vivait en Roumanie font, subitement, l'actualité. En 1995, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il meurt. J'ouvre un grand journal parisien : sur deux pages, une série d'articles nécrologiques. Aucun mot sur son œuvre ; c'est sa jeunesse roumaine qui a écœuré, fasciné, indigné, inspiré ses scribes funèbres. Ils ont habillé le cadavre du grand écrivain français d'un costume folklorique roumain et l'ont forcé, dans le cercueil, à tenir son bras levé pour un salut fasciste.

Quelque temps plus tard j'ai lu un texte que Cioran avait écrit en 1949 quand il avait trente-huit ans : "… Je ne pouvais même pas m'imaginer mon passé; et quand j'y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d'un autre. Et c'est cet autre que je renie, tout ‘moi-même’ est ailleurs, à mille lieues de celui qu'il fut. Et plus loin : "quand je repense [...] à tout le délire de mon moi d'alors [...] il me semble me pencher sur les obsessions d'un étranger et je suis stupéfait d'apprendre que cet étranger était moi". »

Milan Kundera, Le rideau, Gallimard / Folio, 2005, p. 169-170.


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