<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Cioran, dans les cendres du dernier cathare

vendredi 7 juin 2019

Cioran, dans les cendres du dernier cathare





« Si j’étais croyant, je serais cathare. »
(Emil Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 155)


Cioran cathare ?

Parlant de Cioran et des cathares (1), sachant que Cioran avouait une proximité… disons au moins esthétique (2), avec le catharisme, il ne s’agit point bien sûr de proposer quelque récupération que ce soit des cathares — sous forme d’une reprise moderne ou que sais-je encore. Il est de toute façon une remarquable perspective cathare, si du moins on veut s’y tenir, selon laquelle depuis la mort du dernier « Parfait » (3), il n’est ipso facto plus de mains pour consoler (à savoir donner le sacrement du salut par imposition des mains) — au point que le Paradis céleste est hors de portée (4). Notre exil dans le malheur est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est seul en marche. Pas plus, désormais, de catharisme que de salut possible.

Or c’est peut-être précisément là le lieu d’une rencontre des anciens hérétiques avec Cioran. Notre présence ici sept siècles après la mort du dernier Parfait donne tort à ceux-là des cathares qui espéraient un salut général, dans quelque heureuse apocatastase. Car il se trouve que tous ne sont pas passés par les mains consolantes des Bons Hommes, les Parfaits. Des âmes étaient donc destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors. Hypothèse combien plus redoutable, dont nous sommes tous les vérificateurs tragiques. Mais voilà qui du coup ne manque pas de quelque goût « cioranien », quand Cioran juge notre condition irrémédiable, sans salut. Dans le même ordre d’idée, mutatis mutandis, référant à Luther et Calvin, Cioran écrit : « La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n’y a plus d’élus. (5) »

Avant de considérer l’irrémédiable de ce monde sans issue, il faut toucher un mot du rapport que l’on trouve chez Cioran entre le Dieu bon qui ne crée pas, qu’il oppose au mauvais démiurge (6), le créateur, Dieu de la Genèse, de la Bible juive donc, de l’Ancien Testament ; en regard de la question de l’ « antisémitisme métaphysique » — dont René Nelli (7) affirmait que le catharisme pourrait n’y pas échapper, et sachant qu’un SS, Otto Rahn (8), avait trouvé grand intérêt à l’hérésie médiévale.

Concernant Cioran, disons en bref que l’antisémitisme indéniable de sa jeunesse roumaine est devenu ensuite pour lui tellement exécrable, et honteux, qu’il est quelque peu étrange qu’on lui ait fait parfois de nos jours ce procès. Point d’antisémitisme comme théorie fascisante chez le Cioran de seconde période, dans son œuvre française — ce qui vaut d’être souligné lorsqu’on aborde la relation — « catharisante » — au Dieu de la Genèse et de la Bible hébraïque en général qu’il développe dans son œuvre de deuxième période.

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Excursus : Cioran et le passé occulté — la mauvaise fréquentation d’un hérétique

Voilà qui nous replace au cœur du fameux malaise né au lendemain de la mort de Cioran. On se souvient qu’à sa mort s’ouvrait tout le pan roumain de son passé ; ce contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme « garde-fou ». Cioran avait un passé fasciste.

Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau Cioran « ambigu ». Des divers articles d’un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l’hérétique de Patrice Bollon (9), jusqu’aux ouvrages comme Cioran ou le défi de l’être de Nicole Parfait (10), ou, le plus accablant et irréfutable, concernant le passé roumain, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme d’Alexandra Laignel-Lavastine (11).

Cioran aurait pu s’expliquer (12), a-t-on pu lire alors. Mais expliquer quoi ? Pour Cioran son passé intervient dans son œuvre comme le repoussoir secret — « penser contre soi », selon le titre d’un des chapitres de La tentation d’exister, en 1956 — : un passé qu’il exècre sans le nier, en l’ignorant, évitant donc la tentation d’en atténuer la gravité — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu’il exècre dorénavant. Ce que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il dit bien dans un autre chapitre de La Tentation d’exister, intitulé « Un peuple de solitaires » ; où l’on doit se demander dès lors s’il est anodin de vouloir rechercher encore chez lui quelque antisémitisme, fût-il « ambigu » (13).

L’expression « antisémitisme ambigu » de Nicole Parfait (14), tout en portant jusque pour La Tentation d’exister, concerne bien sûr principalement la période roumaine pour laquelle même la qualification d’ « antisémites », au sujet des propos de Cioran, reçoit des guillemets. Cet antisémitisme ambigu est réputé valoir aussi pour le Cioran de la seconde période notamment suite à l’essai de Patrice Bollon — qui pourtant, loin d’être un contempteur de Cioran, entend seulement nuancer sa défense. P. Bollon a fourni (15) un rapide mais impressionnant florilège de citations pour étayer l’idée qu’ « il serait […] loisible de confectionner, à partir [du chapitre de Cioran « Un peuple de solitaires »] à la tenue par ailleurs irréprochable, un pamphlet d’une rare vilenie antisémite (16) ». Il y appuie sa conviction que si Cioran, au « plus probable […,] modifie alors sincèrement son attitude […, c’est] sans pouvoir arriver toutefois à se dégager des déterminations culturelles et affectives qui l’avaient amené à écrire les pages antisémites de [la période roumaine dans Transfiguration de la Roumanie]. (17) » Il nous resterait à en conclure que Cioran en 1956 fait preuve d’un bel aveuglement sur la réalité de l’antisémitisme que bien des intellectuels moins esthètes ont su débusquer. À moins qu’au regard de ce qui semble être l’énormité des poncifs antisémites soulignés, on ne se demande si le ciseleur d’expressions qu’était Cioran ne nous met pas au contraire précisément aux prises avec ce qu’il viserait ainsi à dévoiler : un dérapage haineux du sens de l’être et des lieux de la persévérance dans l’être, présent au cœur d’un antisémitisme dont la découverte de son passé a montré de plus à quel point il fut le sien.

Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement « livresque (18) », devant le sens vétéro-testamentaire (19) (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que « livresque ») de la persévérance dans l’être (20), sens si prégnant dans Job (avant Spinoza), qu’il faut démasquer l’ « ambiguïté » et l’antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y compris des chrétiens martyrisés dans l’Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, « font figure d’opportunistes (21) », dit-il) ; mais qui a moins eu par la suite l’occasion de se dévoiler dans un christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et « opiniâtres » protestants au temps de la Révocation de l’Édit de Nantes — ; faisant place à une usure, une mollesse (22), qui ne se subliment que dans l’aspiration à la sainteté (aspiration qui n’a d’ailleurs pas épargné non plus le judaïsme, comme chez les hassidim (23)).

Car à moins qu’on n’admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon (24) n’aient échappé comme tels à la lucidité d’un Cioran qui les aurait fait siens tout en s’essayant péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l’antisémitisme, ils apparaissent comme termes de la projection haineuse sur ce qui « depuis Job » n’est autre qu’une série des espèces — qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l’être, et que n’aurait pas reniées un Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant « […] du commerce et du savoir », P. Bollon laisse-t-il penser que le premier serait plus suspect que le second (25) ? Ou quand Cioran fait profession de s’extasier en écrivant que les juifs « [approfondissaient] la Kabbale “au temps où ils vivaient d’usure” (26) » : quel médiéviste ignore que « l’usure » était à peu près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau comme pour les protestants sous l’Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon (27), dont il n’est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de Transfiguration de la Roumanie n’ait troublé sa lecture d’un autre texte du même auteur.

Singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de perpétuer la suspicion sur ce qui serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d’autant remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c’est précisément cette volonté d’occultation quasi totale d’un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 40 ou 50 (28), se reniant catégoriquement, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et c’est précisément La Tentation d’exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de rigueur son opposition à ce qu’il fut, « pensant contre soi (29) » son abjection de ce qu’il fut, et notamment de ce qui fut son antisémitisme (30). C’est La Tentation d’exister qui donne ce texte sur les juifs rejetant la haine qu’il leur voua, cette haine qui fut telle qu’il n’ose même plus avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation d’un antisémitisme (31), qu’absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en suspectant cette confession honteuse de motifs opportunistes en un temps où le fascisme n’est plus de mise. L’admirateur des cathares — qui n’étaient pas fascistes ! — est alors à son tour victime, comme les marranes, d’Inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l’on guette le relaps. Ce faisant on se purge soi-même, sauf de la tentation de la fabrication délatrice de suspects à laquelle incitent en tout temps les Inquisiteurs.

Mais voilà pourtant que l’abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran — qui n’accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa jeunesse — ; voilà que l’abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d’un abîme fondamental, originel, dans lequel on a découvert qu’il a plongé personnellement de façon plus concrète encore qu’on ne le soupçonnait. C’est contre cela qu’il pense, contre lui-même, et cela d’une façon fondamentale au point d’être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L’œuvre française — dans laquelle s’intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques — reste le parcours à rebours que l’on savait, contre l’abîme dont le fascisme est l’espèce hideuse que l’on ne peut en aucun cas atténuer, mais que l’on ne peut confesser explicitement qu’au risque de la tentation de l’atténuer…

La conscience, « poignard dans la chair (32) », ne peut vivre avec l’abîme, ne fût-il que pressenti dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de l’histoire collective de l’homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son rôle ?

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Du « scandale de la création » au bon Dieu cathare

Cela dit, si l’on n’admet pas, sous ce premier angle, le soupçon d’antisémitisme du Cioran de deuxième période, il faut en venir à présent à cet autre aspect des choses, en rapport avec les cathares, aspect qu’on a évoqué et qui est généralement ignoré : le regard de Cioran sur la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, et sur son Dieu ; qu’il exècre et auquel en même temps, il reconnaît plus qu’à d’autres dieux quelque consistance et par là-même, quelque intérêt.

Les réflexions de ce Cioran qui se réclame d’une proximité catharisante sont d’autant plus intéressantes qu’il trace ce qui apparaît comme un héritage, pour ne pas dire une généalogie entre le Dieu de la Bible hébraïque et le Dieu de bonté que semblent y opposer les cathares. Voilà qui pourrait nous interroger d’autant plus qu’à bien y regarder cette filiation semble difficilement contestable : fût-ce pour le contester en effet, le catharisme aussi s’inscrit naturellement dans l’héritage biblique — hébraïque. Le Dieu des cathares transparaît comme en contraste, comme en écho de l’histoire biblique — hébraïque, dont ils héritent donc, naturellement. Et c’est aussi cela que dégage Cioran, concernant sa perspective propre.

Le Dieu créateur s’assimile carrément, explicitement à partir de 1969 dans l’œuvre de Cioran, au mauvais démiurge, selon le titre du livre qu’il écrit à cette date. S’il y avait lieu de soupçonner quelque antisémitisme subsistant de sa période roumaine, ne serait-ce pas ici qu’il faudrait le chercher ?

On retrouve dès lors sa sympathie cathare, gnostique et dualiste jusqu’à ses derniers écrits. Mentionnons par exemple l’introduction d’Écartèlement, en 1979 : le thème y est explicite. Et, on l’a dit, le mauvais démiurge s’identifie nettement au Dieu créateur, au Dieu de la Genèse, de la Bible hébraïque, des juifs : en regard du « scandale de la création […] tout fait penser [que le dieu bon] n’y a pris aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré » écrit-il du mauvais démiurge (33) ; de même, « à quoi bon recenser les tares d’un dieu quand elles s’étalent tout au long [des] livres de l’Ancien Testament », s’interrompait-il dans La Tentation d’exister, après une énumération qui laisse songeur, en regard du mauvais démiurge auquel il n’a rien à envier en matière de vices (34). Or il est connu que dans l’identification du Dieu biblique au mauvais créateur ont été fondées l’essentiel des accusations d’antisémitisme contre les cathares (qui pourtant, leurs écrits en attestent, lisaient l’Ancien Testament), quand ceux-ci n’ont pas été revendiqués par les antisémites pour cela : on a mentionné Otto Rahn. René Nelli acquiesce, parlant d’ « antisémitisme métaphysique ». Et certes il faut y être attentif. Une critique simpliste de la Bible hébraïque et de son Dieu pourrait s’avérer n’être pas innocente.

Cela dit, Cioran préfère à tout prendre ce « dieu […] chamailleur, grossier, lunatique, verbeux » (ce sont ses termes, et j’en passe des meilleurs (35)) à sa version chrétienne adoucie. « Si désaxé qu’il soit, il connaît ses charmes et en use à plaisir », signale-t-il (36). Et Cioran d’admirer ces « tares [qui] s’étalent tout au long de ces livres frénétiques de l’Ancien Testament auprès duquel le Nouveau paraît une pauvre allégorie attendrissante […] La poésie et l’âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l’intention de “belles âmes” » (37). De même le Dieu bon qu’il présente dans Le Mauvais démiurge : il est « grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair) », écrit-il (38).

Le tort du christianisme officiel, nous dit Cioran, et en cela il est bien cathare !, est d’avoir voulu « s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le Dieu qu’il voulait préserver » (39). « On [ne…] sauve [« ce pauvre dieu bon »] que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge » (40).

En bref, « le bien est inapte à se communiquer : le mal, autrement empressé, veut se transmettre, et il y arrive puisqu’il possède le double privilège d’être fascinant et contagieux » (41) — où l’on retrouve le thème du « virus » que dénonce Patrice Bollon (42). Et Cioran, de là, d’identifier explicitement le mauvais démiurge qu’il est en train de décrire et le créateur de la Genèse : « cette incapacité de demeurer en soi-même dont le créateur devait faire une si fâcheuse démonstration, nous en avons hérité : engendrer […] » (43). Et Cioran d’en venir à fustiger ce qu’il appelle « l’injonction criminelle de la Genèse : Croissez et multipliez [qui, dit-il], n’a pu sortir de la bouche du dieu bon » (44).

Se repose alors, plus rigoureusement, la question : Cioran cathare, Cioran professant apparemment le plus rigoureux des gnosticismes, est-il victime de ce que René Nelli a intitulé « antisémitisme métaphysique » ? La réponse est déjà sous-jacente dans le fait que l’esthète en lui préfère au fond ce Dieu qu’il exècre au Dieu bon ; bon certes, mais inintéressant à force d’être détaché de tout. Remarquons aussi que le Dieu hébreu est celui de Paul (45) en qui Cioran, qui dit le détester, avoue aussi de la sorte s’en prendre à lui-même.

La coupure n’est donc pas tant entre le Dieu de la Bible hébraïque et celui du Nouveau Testament qu’entre le Créateur d’origine hébraïque et le Dieu bon impuissant. D’un côté le Dieu de la persévérance dans l’être avec tous ses aspects, y compris non-éthérés, essentiellement non-éthérés, « frénétiques » même, et de l’autre le Dieu qui renonce, qui n’est point vengeur, ni jaloux, bref, qui n’a aucune des caractéristiques du Créateur, mais qui du coup ne fait rien, puisque, rappelons-le, la bonté ne fait rien.

Or faire, chose si prégnante dans la Bible hébraïque, qui concerne toutes les religions qui en sont issues, y compris, ne nous y trompons pas, le christianisme cathare ; faire est du coup aussi le fait des juifs, est particulièrement le fait des « juifs », en l’occurrence des « juifs livresques », ceux de la Bible hébraïque — car on sait que le judaïsme réel a conçu aussi une littérature gnostique et philosophique dont le caractère éthéré n’a rien à envier aux gnostiques chrétiens ! Et Cioran se réclame aussi de cette gnose juive et kabbalistique.

Il n’en demeure pas moins que l’autre Dieu, le Créateur, le fascine au point qu’il conçoit bien que son abandon est déjà décadence ; et déjà disparition, à force d’être rendu diaphane pour le coup, de tout salut possible — bien pire que le constat d’une élection sans grâce, et revendiquée telle, qui trouble Patrice Bollon. (46)

Notons aussi que si Cioran dit préférer l’idée de deux Dieux carrément distincts, il a esquissé à plusieurs reprises des possibilités de réconciliation non-orthodoxes des deux Dieux : par le biais de la mystique de Maître Eckhart, et de sa théologie négative — la divinité au-delà de Dieu — ; théologie négative qui est aussi celle d’un Maimonide, lequel note (47) que les figures grossières de Dieu proposées par la Bible hébraïque ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu !

Cela dit, ce n’est pas à cet aspect là du Dieu biblique et de son peuple que Cioran s’arrête, mais bien à l’aspect vivace, volontaire, avec tout ce que cela suppose, où la persévérance dans l’être — qui veut jusqu’à la procréation comme bénédiction ! — comporte aussi des aspects très concrets.

Israël en participe aussi. Cioran l’inscrit aussi dans sa philosophie de l’élan vers le pire, qui commence par un mouvement frénétique et catastrophique vers l’être et qui se termine dans l’aboulie.

Où il apparaît peut-être que les propos « ambigus » de La Tentation d’exister, loin d’être antisémites, pourraient signer au contraire combien Cioran a su se dégager de son antisémitisme de jeunesse, en ne versant point même dans ce dernier refuge des propos antisémites qui est dans cette affabilité douteuse qui ne consiste au fond qu’à exclure les juifs de l’humanité commune en faisant mine de leur dénier la moindre des conséquences tortueuses qui est dans la participation à l’humanité — et c’est alors précisément son refus de ce déni que pourrait risquer de lui reprocher P. Bollon, quand Cioran raille : « meilleurs et pires que nous (48) » ! Leur Dieu est fort humain ; ce qui insupporte Cioran au moment même où il leur sait gré de l’avoir perçu tel. Il y a la trace du serpent de la Genèse (49) dans tout cela, comme le remarquent tous ceux qui entendent disjoindre la cause du Dieu bon de celle du mauvais démiurge. Cioran avoue en être, cathare donc, ce qui, sait-il et regrette-t-il par ailleurs, est déjà préfiguration de la perte de l’être, de la chute hors du temps (50).

Alors bien sûr, au fond, Cioran, docteur ès décadences, même s’il penche pour l’autre, se range quand même du côté de ce Dieu exténué, qui n’en procède pas moins, il le sait et le dit aussi, de celui de la Bible, mais qui n’en a plus l’énergie ravageuse. Il annonce le temps, le nôtre, où « Prométhée serait […] un député de l’opposition ». (51)


La familiarité avec l’abîme

Face ce Dieu exténué préfiguré par ses témoins, les cathares, préfiguré seulement, et cela dans leur échec, car une réussite des cathares eut été leur ruine sous cet angle, leur faisant fatalement courir le risque de se retrouver ayant « surpassé les Inquisiteurs (52) » ; face à leur Dieu, l’acharnement de la hiérarchie catholique romaine et de l’Inquisition contre ses témoins que sont les cathares, est parvenue à ses fins : l’extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier Parfait d’Occitanie, Bélibaste, est brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme s’est bien survécu encore un ou deux siècles, principalement en Bosnie où il se fondra dans l’islam avec l’invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de « protégés » selon la façon musulmane, protection toute relative et discriminatoire, les verra peu à peu se dissoudre.

De toute façon le catharisme a disparu puisque selon telle de ses lectures des plus sérieuses et redoutables, il faut, pour qu’il subsiste, un Bon Homme qui confère le consolament, et atteste ainsi symboliquement la communication de l’Esprit saint. Ce qui n’est désormais plus possible.

Alors s’il en est ainsi, l’extermination des cathares porte en elle une conséquence imprévue, et d’une gravité qui nous concerne tous. À côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve ceux qui affirment qu’ « aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait » (53) : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ?


Roland Poupin, in Contrelittérature n°1, 2019


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1 On sait depuis le milieu des années 1970 que le terme « cathares » (i.e. « manichéens »), devenu conventionnel, n’était pas utilisé par les hérétiques eux-mêmes. Il n’est pas inutile de le rappeler en un temps où les controverses historiennes portent le débat sur la nature du mouvement, entre mouvement structuré et dissidence, voire dissidence ne devant même pas recevoir cette appellation conventionnelle (que Cioran reçoit), « catharisme ». Je précise que le regard sur le catharisme que je porte ici se fonde principalement sur des textes des hérétiques eux-mêmes, notamment un « Traité anonyme », écrit en Occitanie, transmis en latin début XIIIe par un polémiste y dénonçant ses adversaires qu’il appelle « les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne » (Liber contra Manicheos, éd. Thouzellier, Louvain, 1961, p. 217) ; et le Livre des deux Principes, traité cathare italien écrit en latin au XIIIe siècle (incluant éventuellement de possibles gloses, cathares ou catholiques, sur la réalité desquelles les critiques ne s’accordent pas) ; on peut consulter aussi les Rituels qui nous sont parvenus et les documents pédagogiques accompagnant le Rituel de Dublin. Les autres sources, inquisitoriales et polémiques considérées ici, sont à lire bien sûr avec prudence, en regard des textes émanant des hérétiques.
2 « Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j’ai hanté les mêmes parages qu’eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création. » De l’Inconvénient d’être né, Œuvres, « Quarto » Gallimard, p. 1283.
3 « Parfait » est le titre le plus couramment donné aux membres du clergé cathare, que nous retiendrons ici, sachant toutefois qu’ils reçoivent aussi celui de « Bons Hommes », ou « bons chrétiens », qui fait moins débat, les « Parfaits » étant souvent considéré comme titre ironique dû aux ennemis des cathares voulant les discréditer.
4 Cf. in Jean Duvernoy, Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier t. I, p.263-264, Béatrice de Planissoles citant Raimond Roussel : « seuls les bons chrétiens [i.e. les cathares — « consolés »] seront sauvés, [nul ne sera sauvé] à l’exception de ces bons chrétiens. […] Si dans [la succession de ses incorporations], il ne se trouve pas le corps d’un bon chrétien, l’âme est damnée. Si au contraire, il s’y trouve le corps d’un bon chrétien, l’âme est sauvée ».
5 Cioran, Syllogismes de l’amertume, Œuvres, p. 770.
6 Selon le titre de son livre, Le mauvais démiurge, de 1969.
7 René Nelli, in Dictionnaire du catharisme et des hérésies méridionales, éd. Privat, 1968, 1994, art. « Judaïsme ».
8 Otto Rahn, La croisade contre le Graal, Stock, 1933.
9 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997.
10 Nicole Parfait, Cioran ou le défi de l’être, Paris, Desjonquères, collection La mesure des choses, 2001.
11 Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002.
12 Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., p. 125.
13 Simona Modreanu (Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190), commentant le livre des Américains William kluback et Michael Finkenthal, (The Temptations of Emil Cioran, New York, Peter Lang Publishing, 1997. Cf. in Cahier de l’Herne Cioran – 2009 -, p. 81-87, « Cioran et les juifs », traduction en français du chapitre de Michael Finkenthal, « Cioran and the Jews »), écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran avec ce « peuple de solitaires », qui le conduit à la conclusion qu’au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans le sens d’un exilé perpétuel. » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran : l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.
14 Op. cit., p. 82 sq.
15 Op. cit., p. 141.
16 Op. cit., p. 140-141.
17 Op. cit., p. 141-142.
18 La Tentation d’exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
19 Ibid. p. 868.
20 Ibid. p. 874.
21 Ibid. p. 861-862.
22 Ibid. p. 861.
23 Ibid. p. 859.
24 Op. cit., p. 141.
25 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « commerce » comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent, Paris, Fayard, 2002.
26 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « ils vivaient d’usure » comme vocabulaire antisémite.
27 Ibid.
28 Cioran, « Mon pays », in Le Messager européen n° 9, Paris, Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949 par A. Finkielkraut. Cf. l’introduction d’Alain Finkielkraut, « Cioran mort et son juge », ibid., p. 63-64 ; de fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
29 Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d’exister, « Penser contre soi », ibid. p. 821 sq.
30 Ibid. p. 878.
31 Cf. Nicole Parfait, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu’il perce lui-même, plutôt qu’il ne le perpétue comme semblerait l’induire une identification des deux périodes. L’inversion du propos sur les juifs entre les deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole Parfait, p. 156).
32 Cioran, De l’Inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.
33 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p 1169.
34 La Tentation d’exister, in Œuvres, op. cit., p. 864-865.
35 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 864.
36 Ibid. p. 865.
37 Ibid.
38 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, p. 1170.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 1174.
42 Op. cit., p. 140.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 928.
46 Op. cit., p. 140.
47 Moïse Maimonide, Le guide des égarés, I, 51-60.
48 Cioran, La tentation d’exister, op. cit., p. 140.
49 Ibid.
50 Cf. La chute dans le temps, 1964.
51 Syllogisme de l’Amertume, in Œuvres, p. 800.
52 Le Mauvais Démiurge, op. cit., p. 1254. Cioran en conclut : « Ayons pour toute victime, si noble soit-elle, une pitié sans illusions. » Ce qui n’est pas une vérité historique, comme le voudraient aujourd’hui certains apologistes des bourreaux ! mais une saillie de moraliste…
53 Cf. supra, note 4.



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