« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)
Henry Corbin par ailleurs, cite pour sa part le théologien Rudolf Bultmann, qui, dit-il (cf. H. Corbin, En Islam iranien, Tel Gallimard, 1991, t. I, p. 163 sq.), sort la résurrection du Christ de l’histoire — pour y laisser la crucifixion. Bultmann s’inscrit bien, selon Corbin, dans l’idée de l'histoire comme processus rationnel scientifique : une crucifixion étant… reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, la crucifixion peut être dite historique au sens dit scientifique, assumée rationnellement et fonder la foi, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne le peut pas… C’est là un second exemple, avec celui de Renan, faisant écho à ce que Cioran appelle être “inféodé aux superstitions modernes”.
Voilà un propos de Cioran qui est quand même déroutant ! Tout héritier de ce qui afflige Cioran, et soucieux de n’être pas dupe, entend se soumettre au discours rationnel de son temps tout en proclamant se méfier lui aussi des superstitions modernes… auxquelles il adhère pleinement quoiqu'il en veuille et en dise : admettre et ne croire que ce que le discours rationnel d’un temps donné a décrété possible ! Autre vocable pour cette attitude : “concordisme” : il faut que la foi soit en parfait accord avec la science contemporaine et qu'elle refuse ce que ladite science décrète impossible — oubliant que la foi porte sur un objet doublement inaccessible : si la science, sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition, parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est non reproductible, mais il est hors de portée du discours rationnel.
Renan et Bultmann peuvent représenter les deux temps les plus connus de cette attitude théologique courante que Cioran considère comme inféodation aux superstitions modernes.
Le premier, Renan, juge que tout ce qui est impossible selon la science de son temps ne peut être retenu en matière de foi. Ce premier temps garde ses tenants jusqu’à nos jours. C’est ce qui consiste, concernant le christianisme, que visait Renan, à le dépouiller d’à peu près tous les contenus de ses credos. Les “illuminés du premier siècle”, avec leur eschatologie moquée par Renan, croyaient à la résurrection. Mais, rationnellement et modernement parlant, la résurrection est impossible, donc on n’y croit pas. La naissance virginale est impossible, donc on n'y croit pas. Idem pour les miracles néo-testamentaires, qui deviennent des images, etc. Ne demeure des textes que l’idée d’un Jésus correspondant aux canons moraux du temps moderne concerné, à la fois doux et un soupçon rebelle, juif par naissance, mais en opposition à tout ce qui fait l’observance juive, selon une Loi jugée dogmatique, même si manifestement Jésus y référait. Bref, reste des textes un Jésus largement imaginaire et exempt de tout ce qui n'est pas acceptable selon les canons rationnels du temps présent : il faut “contextualiser”, c’est-à-dire évacuer tout ce qui, selon les superstitions modernes, nous est devenu inacceptable. Cela depuis l’ancienne façon de s’y prendre — mode Renan —, toujours active, jusque dans ses nouvelles formes — mode Bultmann.
Ici, on est revenu de la radicalité dans l'expression du premier discours, on a corrigé la forme… mais gardé le fond. On a tenu compte, à l'instar de “la haute antiquité”, de la dimension de l’intuition, ainsi “l'intuition de l’expiration du devenir”. On parle bien de résurrection, mais dans un sens purement métaphorique, on admet des “miracles” de Jésus, mais relevant d’un thaumaturgisme traditionnel embelli par les textes. L’impossible naissance virginale devient un simple procédé littéraire (où rejoignant l'ancienne mode, on cherche de diverses façons un père biologique putatif à Jésus). La philosophie post-heideggerienne est passée par là — Heidegger dont Cioran disait à sa lecture qu’il lui semblait qu' “on voulait me duper avec des mots” (Entretiens avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990, p. 10-11). Des mots habilement vidés de leur sens. Il n'est pas jusqu’à Kierkegaard — puisqu’on ramène la foi à une attitude existentielle —, lui qui s'opposait à la croyance rationaliste de son temps, qui ne soit embrigadé dans la troupe des évacuateurs de sens, qui commencent par l’évacuer lui de son sens, pour servir leur cause !
Les deux courants se rejoignent et se recoupent dans l’adhésion parfaite, et volontiers niée dans les mots, aux “superstitions modernes” — ce qui permet de faire un Jésus parfaitement moderne, dont la caractéristique essentielle est de nos jours devenue une façon de prôner un “accueil inconditionnel de quiconque”, sous réserve que le quiconque en question soit lui aussi inféodé aux superstitions modernes…
Concordisme, donc : le discours éthique moderne, comme le discours scientifique, de la paléontologie à l’astrophysique, prouveraient merveilleusement les croyances que tient à conserver ledit concordisme, au point que quiconque y fait référence (par exemple, pour l'astrophysique, comme connotation de notre petitesse — cf. Psaume 8) passe pour un concordiste à son tour, sommé de réviser sa foi à l’aune des toutes dernières théories : plus personne ne croit en la matière la même chose que Renan, mais on adhère de la même façon aux nouvelles superstitions modernes que lui adhérait aux anciennes !
Bref, on ne croit que ce qui est possible et démontrable rationnellement et scientifiquement, et éthiquement au goût du jour, parlant en un temps donné, où les superstitions éclairées jugent que l'homme est bon — “je fais peu de cas de quiconque se passe du péché originel”, répondait Cioran (Aveux et anathèmes, Arcades Gallimard, 1987, p. 15).
Or la foi, jusqu’à mieux informé, consiste précisément à croire ce qui n'est pas possible, en tout temps. Sinon, quel besoin de foi, il suffit de démontrer. Thomas, en Jean 20, n’a pas cru ce qu’il a vu (pas la peine il l'avait vu !), mais, via ce qu’il a vu, il a cru que le Christ est vraiment ressuscité, lui qu’il avait côtoyé auparavant, et qui affirme aux disciples, selon Luc 24, que c’est lui “en chair et en os” !
Certes c’est impossible, selon le discours qui veut fonder la foi sur ce qui est reproductible en laboratoire, et c’est précisément pour cela que ça appelle la foi. Et c’est de ce fait qu’elle nous réduit à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre raison, qui reste tâtonnante, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le nom nous échappe.
Henry Corbin par ailleurs, cite pour sa part le théologien Rudolf Bultmann, qui, dit-il (cf. H. Corbin, En Islam iranien, Tel Gallimard, 1991, t. I, p. 163 sq.), sort la résurrection du Christ de l’histoire — pour y laisser la crucifixion. Bultmann s’inscrit bien, selon Corbin, dans l’idée de l'histoire comme processus rationnel scientifique : une crucifixion étant… reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, la crucifixion peut être dite historique au sens dit scientifique, assumée rationnellement et fonder la foi, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne le peut pas… C’est là un second exemple, avec celui de Renan, faisant écho à ce que Cioran appelle être “inféodé aux superstitions modernes”.
Voilà un propos de Cioran qui est quand même déroutant ! Tout héritier de ce qui afflige Cioran, et soucieux de n’être pas dupe, entend se soumettre au discours rationnel de son temps tout en proclamant se méfier lui aussi des superstitions modernes… auxquelles il adhère pleinement quoiqu'il en veuille et en dise : admettre et ne croire que ce que le discours rationnel d’un temps donné a décrété possible ! Autre vocable pour cette attitude : “concordisme” : il faut que la foi soit en parfait accord avec la science contemporaine et qu'elle refuse ce que ladite science décrète impossible — oubliant que la foi porte sur un objet doublement inaccessible : si la science, sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition, parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est non reproductible, mais il est hors de portée du discours rationnel.
Renan et Bultmann peuvent représenter les deux temps les plus connus de cette attitude théologique courante que Cioran considère comme inféodation aux superstitions modernes.
Le premier, Renan, juge que tout ce qui est impossible selon la science de son temps ne peut être retenu en matière de foi. Ce premier temps garde ses tenants jusqu’à nos jours. C’est ce qui consiste, concernant le christianisme, que visait Renan, à le dépouiller d’à peu près tous les contenus de ses credos. Les “illuminés du premier siècle”, avec leur eschatologie moquée par Renan, croyaient à la résurrection. Mais, rationnellement et modernement parlant, la résurrection est impossible, donc on n’y croit pas. La naissance virginale est impossible, donc on n'y croit pas. Idem pour les miracles néo-testamentaires, qui deviennent des images, etc. Ne demeure des textes que l’idée d’un Jésus correspondant aux canons moraux du temps moderne concerné, à la fois doux et un soupçon rebelle, juif par naissance, mais en opposition à tout ce qui fait l’observance juive, selon une Loi jugée dogmatique, même si manifestement Jésus y référait. Bref, reste des textes un Jésus largement imaginaire et exempt de tout ce qui n'est pas acceptable selon les canons rationnels du temps présent : il faut “contextualiser”, c’est-à-dire évacuer tout ce qui, selon les superstitions modernes, nous est devenu inacceptable. Cela depuis l’ancienne façon de s’y prendre — mode Renan —, toujours active, jusque dans ses nouvelles formes — mode Bultmann.
Ici, on est revenu de la radicalité dans l'expression du premier discours, on a corrigé la forme… mais gardé le fond. On a tenu compte, à l'instar de “la haute antiquité”, de la dimension de l’intuition, ainsi “l'intuition de l’expiration du devenir”. On parle bien de résurrection, mais dans un sens purement métaphorique, on admet des “miracles” de Jésus, mais relevant d’un thaumaturgisme traditionnel embelli par les textes. L’impossible naissance virginale devient un simple procédé littéraire (où rejoignant l'ancienne mode, on cherche de diverses façons un père biologique putatif à Jésus). La philosophie post-heideggerienne est passée par là — Heidegger dont Cioran disait à sa lecture qu’il lui semblait qu' “on voulait me duper avec des mots” (Entretiens avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990, p. 10-11). Des mots habilement vidés de leur sens. Il n'est pas jusqu’à Kierkegaard — puisqu’on ramène la foi à une attitude existentielle —, lui qui s'opposait à la croyance rationaliste de son temps, qui ne soit embrigadé dans la troupe des évacuateurs de sens, qui commencent par l’évacuer lui de son sens, pour servir leur cause !
Les deux courants se rejoignent et se recoupent dans l’adhésion parfaite, et volontiers niée dans les mots, aux “superstitions modernes” — ce qui permet de faire un Jésus parfaitement moderne, dont la caractéristique essentielle est de nos jours devenue une façon de prôner un “accueil inconditionnel de quiconque”, sous réserve que le quiconque en question soit lui aussi inféodé aux superstitions modernes…
Concordisme, donc : le discours éthique moderne, comme le discours scientifique, de la paléontologie à l’astrophysique, prouveraient merveilleusement les croyances que tient à conserver ledit concordisme, au point que quiconque y fait référence (par exemple, pour l'astrophysique, comme connotation de notre petitesse — cf. Psaume 8) passe pour un concordiste à son tour, sommé de réviser sa foi à l’aune des toutes dernières théories : plus personne ne croit en la matière la même chose que Renan, mais on adhère de la même façon aux nouvelles superstitions modernes que lui adhérait aux anciennes !
Bref, on ne croit que ce qui est possible et démontrable rationnellement et scientifiquement, et éthiquement au goût du jour, parlant en un temps donné, où les superstitions éclairées jugent que l'homme est bon — “je fais peu de cas de quiconque se passe du péché originel”, répondait Cioran (Aveux et anathèmes, Arcades Gallimard, 1987, p. 15).
Or la foi, jusqu’à mieux informé, consiste précisément à croire ce qui n'est pas possible, en tout temps. Sinon, quel besoin de foi, il suffit de démontrer. Thomas, en Jean 20, n’a pas cru ce qu’il a vu (pas la peine il l'avait vu !), mais, via ce qu’il a vu, il a cru que le Christ est vraiment ressuscité, lui qu’il avait côtoyé auparavant, et qui affirme aux disciples, selon Luc 24, que c’est lui “en chair et en os” !
Certes c’est impossible, selon le discours qui veut fonder la foi sur ce qui est reproductible en laboratoire, et c’est précisément pour cela que ça appelle la foi. Et c’est de ce fait qu’elle nous réduit à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre raison, qui reste tâtonnante, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le nom nous échappe.
RP
Avouons que de nouvelles théologies (ou exégèses) contemporaines – y compris dans notre Église - conforment leurs contenus ou leurs orientations aux « superstitions modernes » que sont les propagandes, les discours idéologiques, les évolutions sociologiques…et parviennent ainsi à falsifier la Parole en la pliant aux « canons (diktats ?) moraux des temps modernes ». Dans la « troupe des évacuateurs de sens », il y a tous ceux qui après Nietzche (sans l’avoir vraiment lu) proclament la mort de Dieu ! (Et certainement pas Gabriel Vahanian, bien qu'auteur de La mort de Dieu !)
RépondreSupprimerIl est évident que reconnaître la crucifixion et non la résurrection revient à nier le sens même de la crucifixion. Jürgen Moltmann (très critique vis-à-vis de Bultmann) montre l’unité de la croix et de la résurrection. Henry Mottu (1966) en rend ainsi compte : « …la résurrection du Christ, comme novum ultimum, ne relève pas d’une possibilité de compréhension intra-mondaine et intra-historique, mais vise une nouvelle possibilité absolue, eschatologique, de comprendre le monde, l’existence et l’histoire. » (L’espérance chrétienne dans la pensée de J. Moltmann, Revue de théologie et de Philosophie, 3ème série, Vol.17, n°4 (1967, article facilement consultable sur internet : https://www.jstor.org/stable/44353618?read-now=1&seq=10 ) Dans ce même article, H. Mottu rappelle que le concept d’Histoire a des origines hébraïques, l’historique associant étroitement réalité et possibilité. L’histoire oublie trop souvent que le possible est « inhérent » à la réalité. « L’histoire est l’antichambre (Vorraum des Möglichen » du possible ».
« …et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. » …