Lundi 15 avril 2019, en début de semaine sainte commémorant la passion du Christ, Notre-Dame de Paris est en feu.
Par la suite, après enquête, La Chaîne Parlementaire publie un reportage impressionnant intitulé La bataille de Notre-Dame (réalisatrice Émilie Lançon, producteurs Mathilde Pasinetti et David Pujadas). Extrait de la présentation sur le site de la chaîne :
« […] le film dévoile les épisodes méconnus d'un combat hors-norme.
- Comment de très jeunes pompiers qui n'avaient jamais connu l'épreuve du feu ont réussi à garder leur sang-froid.
- Comment l'effondrement de la flèche a provoqué un gigantesque effet de souffle qui a refermé les portes, enfermant des pompiers pris au piège.
- Comment le "trésor" (couronne, clou, relique) a été préservé […] »
Le « trésor » : concernant la relique en question on apprend qu’il s’agit d’un morceau de la croix, outre un clou de la crucifixion et la couronne d’épines… On ne renverra pas au Traité des reliques de Calvin dont l’ironie remarquait que les morceaux de la vraie croix répandus de son temps suffiraient à « reconstruire l’arche de Noé ».
Notons juste combien le « trésor » est précieux, sauvé en présence du Président de la République laïque au péril de la vie de plusieurs pompiers. Cela dit sans ironie : on est bien, avec ce « trésor », au cœur d’une symbolique incontournable, ancrée dans l'époque de l’édification de la cathédrale en péril. Dans cette symbolique s’établit un des fondements théoriques, autour de la mort du Christ et de sa gestion par l’ecclésialité romaine, d’un pouvoir spécifique au monde latin en général, puis, concernant la cathédrale de Paris, français, face à d’autres ordres symboliques — qui dans la désorientation et l’angoisse issues de l’usure du temps, voient renaître des affrontements nostalgiques…
Ainsi, sans évoquer la précédente (et alors future !) transformation de la basilique Sainte-Sophie de Constantinople en mosquée d’Istanbul, Cioran disait, le 1er août 1987 : « Dans cinquante ans, Notre-Dame sera une mosquée » (Entretien avec Laurence Tacou, p. 407-416 du Cahier de L’Herne / Cioran, 2009, p. 415). Il précise : « c’est inévitable, avec l’usure du christianisme et du catholicisme, qu’on en aboutisse là. » (Ibid., p. 412-415, ainsi que pour les autres citations de Cioran de ce paragraphe.) Cela, pour lui, relève du constat historique plus que d'un drame dont il y aurait lieu de se formaliser. Comme une règle de l'Histoire, qui régissait déjà le renversement de l'Empire romain par le christianisme, qui, dit-il, faisait « horreur » à « l'intelligentsia romaine », et qui « est venu […] par les immigrés ». « L'histoire est sans pitié, il ne faut pas se faire d'illusions, c'est un phénomène inexorable [que l'agonie de toute civilisation]. Regardez la France, c'était la nation le plus guerrière de l'Europe […]. Eh bien c'est tellement évident que la France ne l'est plus. La France s'est usée à force de faire des guerres. » Et Cioran de préciser que l'islam en est « à peu près » où était le catholicisme à l'époque des croisades…
Car l'islam lui aussi se conjugue au passé. Ses références civilisationnelles oscillent entre la Bagdad des Mille et une nuits, Al Andalus, et la transformation de Sainte-Sophie en mosquée lors de la conquête ottomane de Constantinople…
Et quand les références sont au passé… l’histoire bégaye. La récente re-transformation de Sainte-Sophie en mosquée vient de nous le rappeler, nous renvoyant au temps des croisades, où la chrétienté faisait elle aussi des guerres de conquête au nom de symboles qui semblent n’être plus nôtres. À l’islamisation manu militari de Sainte-Sophie de 1453 répondait cinquante ans après la catholicisation de la mosquée de Cordoue. Pour l’Occident, aujourd’hui les symboles ne sont plus les mêmes, le sacré s’est déplacé. Quels étaient les symboles-clefs de l’Occident croisé sinon ce « trésor » qui a été a sauvé de l’incendie de Notre-Dame ? Mais ce christianisme des reliques était-il le christianisme de toujours au temps où Notre-Dame se dressait comme jeune édifice, établi sur des symboles récemment transportés là depuis l’Orient des croisades…
Où les hérétiques d’alors témoignent presque malgré eux d'un état du christianisme antérieur aux orientations de l’Église romaine des croisades et de la réforme grégorienne (du nom du pape Grégoire VII par lequel s’opère le tournant vers la prise de pouvoir total de la papauté). Ces orientations nouvelles s'accentuent alors en Occident catholique romain (même si elles sont présentes aussi dans l'Église byzantine, et dès avant le schisme de 1054). Or ces nouveautés d'alors sont perçues aujourd'hui comme étant le christianisme de toujours. Au Moyen Âge ce tournant occidental vers ce supposé « christianisme de toujours » s'effectue alors aussi à l'appui du fer et du feu s'il le faut.
Ce tournant est en lien avec toute une conception de l'Incarnation, et de son rapport avec le salut, et notamment sous l'angle de ce qu'en théologie on appelle l'Incarnatio continua, qui signifie que l'Incarnation du Christ se poursuit dans l'Église.
C’est un aspect essentiel de la controverse autour de Bérenger de Tours (998-1088), dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée en pleine époque des hérésies pré-cathares. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme protestante, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.
Incarnation qui se traduit dans une nouvelle accentuation de ce qui a été appelé théologie de la croix. Au départ, une métaphore paulinienne, au début de la première Épître aux Corinthiens, qui revient à peu près — pour schématiser — à une façon imagée de désigner la vertu d'humilité sous un angle radicalisé. Si cette distinction du thème médiéval et post-médiéval par rapport à sa racine n'est pas toujours évidente aujourd'hui même, au Moyen Âge, où la théologie de la croix se forge à partir de cette racine paulinienne dans les prédications cisterciennes, elle s'estompe largement. La théologie de la croix prend une ampleur beaucoup plus considérable, elle aussi en lien avec l'Incarnatio continua. Là où l'humilité consiste au départ à se soumettre à Dieu comme le Christ, dont on pense qu'il était en droit d'espérer un règne messianique, et qui accepte cependant l'humiliation de cette mort d'esclave, elle en vient à signifier la soumission à l'autorité de l'Église romaine, accompagnée souvent d'un certain masochisme, sinon d'un masochisme certain ; et à recevoir le salut de la croix imposée, plutôt que de vérités divines de toute façon inaccessibles.
Quant aux effets, cette fois, du salut dans le cadre de l'Incarnatio continua, la réception du salut, eucharistie et croix, relève alors d'une supra-rationalité qui prépare le fidèle à toutes les étrangetés, dont la moindre, puisque la croix est adorable, n'est pas la persécution des « ennemis de la croix » : les juifs en premier lieu ; en lien avec la croisade contre les musulmans auxquels il faut reprendre le tombeau du Christ ; et contre les cathares, dont la christologie, justement, et notamment l'approche de la croix, n'est pas sans rapport apparent avec celle des musulmans. En commun, on les répute tous haïsseurs la croix. Non pas, précisons-le, qu'il y ait influence des uns sur les autres, mais il y a bien terreau ancien commun — dont participe aussi à sa façon le christianisme byzantin de l’époque de la naissance de l’islam : il est connu qu’il n’y a pas de controverse, en Orient, aux origines de l’islam, sur la question de la crucifixion autour du v. 157 de la Sourate 4 du Coran. Le problème ne se situe pas là dans un christianisme antérieur à celui de la théologie cistercienne de la croix, et des croisades qui, comme leur nom l'indique, en relèvent !
Les cathares, d’une autre façon, revendiquent le mépris de la croix qu'on leur prête ! « Comment adorer l'instrument sur lequel a été torturé un de tes proches ? » demandent-ils à leurs persécuteurs. La croix redevient pour eux simplement le signe que, comme le disait Jésus selon l'Évangile johannique : « si le monde vous hait c'est que vous n'êtes pas de ce monde, comme moi-même je ne suis pas du monde » (Jn 15, 18 ; 17, 14) — et qu'il va me crucifier.
Les cathares, à l'époque où le christianisme se « carnalise », sont les témoins d'une christologie remontant à une époque antécédente, issue largement d'Athanase d'Alexandrie, père de la christologie orthodoxe, et au-delà de lui, de ce sien prédécesseur alexandrin, Origène.
La plupart des christologies anciennes sont de ce type qu'on appelle « hautes », c'est-à-dire qui insistent sur ce que le Christ est un être céleste, et ce jusqu'en les zones les plus basses de l'Incarnation, la naissance et la mort. Ce qui, aux yeux de leurs adversaires, et des théologiens de l'Incarnation comme fin en soi, ou de la croix comme fin en soi, les rapproche d'autant des docètes, dans un magma généralisé où tout ce qui n'est pas ramené au salut par cette Incarnatio continua qui suppose une Incarnation du Christ comme fin en soi est perçu comme équivalent. Et où donc les cathares se voient taxés de docétisme.
Les cathares docètes ? Pas plus que les théologiens de tendance monophysite, tendance qui semble aux occidentaux présente à Byzance (taxée parfois aussi de crypto-arianisme, vu sa considération aussi de l’ordre des hypostases dans la Trinité consubstantielle), christologie haute qui, de facto, a laissé sa trace sur la christologie musulmane.
Or voilà que le calife fatimide Al-Hakim s’en est pris au Saint-Sépulcre, moment symbolique déclencheur des croisades : comme pour nier la réalité de la croix, on s’en est pris au lieu symbolique anti-docète par excellence ! En tête de la défense de la croix, les cisterciens, appuis de la réforme grégorienne. L’Église romaine qui se perçoit comme continuation de l’Incarnation dans l’Eucharistie dont le miracle est à son pouvoir est dotée d’opposants réels à de telles revendications : essentiellement les musulmans, mais aussi les juifs, et jusqu’aux byzantins dont la christologie haute des christs en majesté semble moins souligner, jusqu’en sa Sainte-Sophie, ce qui est au cœur de la jeune Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle : vraie croix, clous de la crucifixion et couronne d’épines… Quand il y en a tant de réels, inutile de s’inventer des ennemis imaginaires, comme le voudrait un certain déconstructivisme hypercritique à la mode. Il y a lieu d’élargir les perspectives : on est dans un combat international, qui va déboucher jusque sur la prise de Byzance et la création d’un archevêché latin de Constantinople, unification providentielle, suite au malheureux dérapage de la IVe croisade (1204), unification face à l’ennemi principal, l’ennemi du Saint-Sépulcre (sac de Constantinople dont l’effet d’affaiblissement n’est peut-être pas sans lien avec sa future prise par les Ottomans). S’inventer un ennemi intérieur inexistant relèverait tout simplement de la dispersion des forces, un affaiblissement face au combat essentiel. Sauf à ce que la théologie des hérétiques cathares, que les comtes de Toulouse, par ailleurs bien trop loyaux envers Byzance, combattent si mollement — à moins que leur théologie elle aussi ne porte atteinte à l’Incarnatio continua !
En commun aux christologies dites « hautes », cette certitude : le Christ est d'abord un être céleste, comme nous tous d'ailleurs, préciserait Origène. La différence est que tandis que nous sommes déchus dans la chair en conséquence d'une faute préexistentielle, lui y est envoyé par Dieu pour nous ramener à notre réalité préexistante. L'Incarnation / adombration (on trouve encore le terme chez Bernard de Clairvaux, peu suspect de docétisme philo-cathare !) ici n'est pas fin en soi, mais passage pour un retour.
Voilà qui nous est incompréhensible, comme héritiers des théologies de l'Incarnation comme fin en soi. Le christianisme n'a pas toujours été tel que nous le comprenons, tel qu'il nous est évident, et tel qu'à l'origine, aux XIe-XIIe siècles, il s'est construit comme expression d'une ecclésiologie du pouvoir. Du diable diront les cathares, le prince de ce monde, celui qui y a le pouvoir. La subversion est radicale, et elle n'est pas où on la croit. Beaucoup plus radicale que ce que l'on croit, elle n'est pas cette subversion qu'on leur attribue souvent et qui sert à justifier les violences anti-cathares — du genre : « leur renvoi de la sexualité au diable aurait pu dépeupler la terre. Leur extermination a donc pu être salutaire » ! On voit bien la légèreté d'un tel argument. On la verra encore mieux si l'on sait que sur ce plan, la pratique cathare était l'exact équivalent de la pratique catholique : le célibat n'était requis que des clercs. On ne voit pas que les pays catholiques soient particulièrement dépeuplés !
Il n'en reste pas moins que le fondement de cette pratique commune est plus explicite chez les cathares, qui refusent de sacraliser la sexualité. Ici aussi, on est dans une antécédence à la théologie de l'Incarnatio continua. Le sacrement de mariage vient d'être institué par Rome, élément inclusif de cette sacralisation de l'histoire, dont les cathares ne laissent pas de penser qu'elle est celle des malheurs, de la violence, et des guerres.
On est ici au cœur de la question du dualisme cathare : l'histoire comme réalité catastrophique. Celle de la déchéance depuis le monde de la préexistence, celle d'une agitation permanente vers le pire, dont un des lieux privilégiés, mais pas le seul, est la sexualité.
Alors les cathares ont conçu l'idée que ces tuniques de peau, cette chair et ce monde de douleur dont Origène savait déjà que nous y sommes par déchéance, le diable doit y avoir mis la main à la pâte. Plusieurs courants existent chez les cathares pour dire de diverses façons de quelle manière il y est mêlé. Jusqu'à ceux qui pensent qu'il en est le seul responsable. En d'autre termes, que le diable n'est jamais que l'expression d'un mauvais Principe qui ne doit rien à Dieu, mais à qui on doit cette Création matérielle, engluée dans l'histoire qui ne peut finir que comme catastrophe et repli douloureux indéfini.
Aussi étrange que nous semble une telle approche des choses, c'est dans un fonds chrétien qu'il faut chercher la nature de la foi cathare, dans une lecture spécifique des Écritures. Si il en a été déduit qu'ils rejetaient purement et simplement l'Ancien Testament, c'est là un raccourci. Les cathares s'attachent en fait au sens anagogique des Écritures conformément à leur certitude radicale de l'exil dans le monde, ce qui n'est d'ailleurs pas sans analogie avec tout un courant du judaïsme de l'époque. Mais du coup, chez les cathares, la valeur du sens historique des Écritures n'est pas retenue. Rappelons que l'Antiquité chrétienne retient trois sens des Écritures : le sens historique, le sens moral, le sens allégorique, où la lettre de l'Écriture renvoie à des types intemporels, à des idées éternelles. Ce dernier sens, allégorique, est subdivisé au Moyen Âge (qui y trouve donc quatre sens) en sens allégorique simple d'une part, sens allégorique anagogique de l'autre. Le sens anagogique est cette leçon de l'Écriture par laquelle on y discerne la promesse du paradis, du Royaume à venir, des cieux ; anagogie, du grec anagogein, monter, aller en haut. Ainsi l'Évangile de Jean, très prisé des cathares, parle de naissance d'En Haut, dans un héritage reçu de prophètes de l'Ancien Testament comme Jérémie ou Ézéchiel. Mais l'Ancien Testament, de façon plus sensible que le Nouveau, s'inscrit délibérément dans les aléas et la violence de l'histoire, guerre, conflits politiques avec leurs contingences de toute sorte, etc., autant d'aspects qui ont toujours embarrassé les apologètes, cathares ou pas. D'où l'impression de son rejet par les cathares qui entendent souligner et retenir avant tout le sens anagogique. Mais le refus de la valeur de l'Histoire vaut aussi pour le Nouveau Testament, tandis que la dimension anagogique de l'Ancien est retenue, notamment concernant l'exode d'Égypte ou de Babylone reçues comme expressions de l'exode de l'âme vers les cieux d'où elle est exilée. Refus de la valeur de l'Histoire, d'où une autre idée reçue sur les cathares, avec le rejet de l'Ancien Testament : le docétisme. Qui n'est justement, chez les cathares, rien d'autre que ce rejet de l'Histoire — plus que de la prise en compte de la réalité des aléas humains de la vie du Christ, puisque les cathares refusent le culte de la croix au nom de ce qu'elle a été l'instrument — certes illusoire, mais justement ! (quand les hommes croient l'anéantir en le crucifiant, Dieu l'élève à sa gloire — Jean 12, 28-33) — de torture du Christ. La christologie cathare, pas si éloignée de l'orthodoxe, traduit la réception d'un discours mythique par lequel se dit le drame de l'existence. Cela dit sans s'imaginer que les cathares sont nécessairement dupes de leur propre discours.
Le rejet de l'Histoire, à travers un discours mythique qui permet de percevoir le fondement théologique du christianisme cathare induit des développements. Quand bien même le système théologique cathare participe à plein du fonds commun du christianisme de son époque et du christianisme ancien en général.
Le premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère.
Théologie du christianisme d'une expansion universelle. De l'Égypte, où elle a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamnée par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance. Et c'est là que l'on retrouve le catharisme et sa confraternité bogomile, fondée en ces terres slaves évangélisées par Cyrille et Méthode où certes l'origénisme est déjà condamné, mais où ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont nettement à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne.
Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des « tuniques de peau » que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : « Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau ». Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eut égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par « Lucifer » en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares. Par exemple, pour les catholiques, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.
Le christianisme commun au Moyen Âge était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, pour les catholiques comme pour les cathares.
Or l'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues. Ici se fait la rupture, ici passe la frontière entre le catharisme et le reste du christianisme médiéval. Les théologies cathares s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, à Rome, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. « Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent », disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence, et argument parfait en faveur des cathares, sur la croisade et l'inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré-moderne.
Ici le catharisme du XIVe siècle développait déjà les premières approches matérialistes de l'origine des choses naturelles.
L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ceux qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent volontairement approximatif à manichéens (cf. infra), lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares, comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme bougres passé en français et signifiant à l'origine « bulgares » est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. La Bulgarie recevait le christianisme un peu moins d'un siècle avant, par la mission de Cyrille et Méthode, qui entendaient promouvoir la foi dans la langue du peuple : c'est ainsi qu'ils sont à l'origine de l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille. L'Église issue de leur mission connaît l'opposition, qui devient aisément persécution, de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies. Tout laisse à penser que ce bain là est celui qui à vu éclore le bogomilo-catharisme, conservant la structure épiscopale cyrillo-méthodienne. Pensons par exemple que la mission de Cyrille et Méthode s'étendait jusqu'en Moravie, et que la première attestation par des clercs latins de cette structure chez des cathares occidentaux apparaît en Rhénanie. Pensons aussi que le catharisme est le premier mouvement occidental à traduire des Écritures bibliques, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire, en l'occurrence l'occitan. Or ce souci des langues vulgaires était déjà celui de Cyrille et Méthode.
L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de l’actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.
Auparavant, de la deuxième moitié du XIIe siècle au XIIIe siècle, des théologiens ont pris la plume pour des Sommes apologétiques visant les mêmes adversaires divers de la catholicité romaine.
Ainsi Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, est un théologien français, aussi connu comme poète. Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202. Il écrit une Somme de la foi catholique (de fide catholica), somme quadripartie, contre les hérétiques (i.e. les cathares — cf. infra), contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens (i.e. les musulmans), peu avant 1200 (1198-1202), pour Guilhem VIII, seigneur de Montpellier. Somme savante, universitaire, ne manquant pas d’user de l’argument d'autorité, ou de jugements comme : « Et c'est pourquoi ils condamnent le mariage, qui déclenche le cours de la luxure. D'où vient, à ce qu'on dit, que dans leurs conciliabules ils font des choses très immondes. Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat, etc. » (P.L., t. 210, c. 366 ; cité par Jean Duvernoy, « "Cathares" ou "Ketter", Une controverse sur l'origine du mot "cathares" », in Annales du Midi, t. 87, n° 123, 1975).
Alain, en tout cela, emboîte sans doute le pas à Eckbert de Schönau, renvoyant à l’analogie entre les hérétiques qu’il confronte en Rhénanie et ceux que décrivait saint Augustin. Comme l’a montré Jean Duvernoy depuis les années 1970, c’est sous la plume d’Eckbert qu’apparaît pour la première fois pour les hérétiques médiévaux l’usage savant du terme antique « cathares ». On peut considérer le vocable comme un intermédiaire entre « hérétiques », vocable le plus fréquent pour désigner le type d’hérétiques visés, mais décidément bien vague, et « manichéens », terme que l’on trouve bien sûr aussi, visant une hérésie désignée invariablement comme « dualiste », à l’instar du manichéisme. Mais ici le vocable est trop précis : théologiens et polémistes ont perçu que le référent n’est pas Mani. « Cathare », emprunté à l’Antiquité est le terme qui a séduit jusqu’au sommet de la hiérarchie romaine et qui est choisi dès le Concile de Latran III.
La finesse de l’analyse historique de Duvernoy lui a permis de repérer chez Eckbert une volonté de donner une racine patristique à un vocable utilisé auparavant, vocable référant ceux qui sont stigmatisés comme hérétiques… au chat, animal diabolique, cela de la Rhénanie d’Eckert à l’Occitanie d’Alain. L’analyse de Duvernoy est aujourd’hui confirmée à nouveau par Laurence Moulinier (« Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle », Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709). Dans les années 1970, son discernement valait à Duvernoy les insultes de l’institution historienne officielle. Je cite la chercheuse Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978), qui nous permet de noter en passant que le terme est déjà utilisé avant Eckbert : « Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 (p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les 'chatistes' dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. » (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348).
La suite des temps a donné raison à Duvernoy. Alain, au fait des controverses théologiques et de leur relai universel conciliaire (Latran III étant un concile œcuménique), sait aussi que le vocable est connu auparavant, sans le sens savant que le Concile a ratifié. « Au livre III de son Liber Pœnitentialis (1184-1200) paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais, Gascons et Brabançons, formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Dans tous les cas, apparaissent sous la plume des controversistes les mêmes non-catholiques à combattre : pour Alain de Lille et sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents notamment vaudois, les païens désignant les musulmans. Juifs, musulmans et vaudois sont fortement caricaturés, lus à travers la grille de compréhension d’Alain. Nul ne doute pour autant de leur existence réelle. Il en est évidemment de même des hérétiques (qu’Alain appelle aussi, entre autres, « cathares »).
Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils, vise les mêmes (sauf les vaudois. On va voir pourquoi). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, par des figures théoriques d’un temps jadis.
Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant pour lutter contre l’hérésie languedocienne, les dominicains), par ce dont Thomas pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament — et on a retrouvé un Nouveau Testament occitan, traduction cathare, accompagné d’un Rituel, équivalent du Rituel latin de Florence accompagnant le Livre des deux Principes, et du Rituel occitan de Dublin, accompagnant des traités cathares au dualisme moins prononcé que celui du Livre des deux Principes ou du traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos — communément attribué à l’ex-vaudois Durand de Huesca : mais Annie Cazenave a sérieusement remis en question cette attribution. Notons en passant que quoiqu’il en soit, Durand, ex-vaudois, réconcilié avec Rome, permet de comprendre pourquoi Thomas, dominicain, n’attaque pas, contrairement au cistercien Alain, les vaudois : chez ces derniers, la rupture avec l’Église romaine n’est pas nette comme elle l’est chez les cathares : ils sont plus aisément réconciliables. Chez eux, l’acte de soumission à l’Église détentrice de l’Incarnatio continua n’est pas rare. Et les passages sont souvent l’œuvre des frères prêcheurs, les dominicains.
Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.
La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.
Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.
Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques.
Or la théologie cathare, par le dualisme que ses adversaires jugent manichéen remet en question la réalité de l’Incarnation telle que comprise en Occident latin. Si le Christ est celui qui vient manifester le Royaume céleste, Royaume de Dieu qui n’a aucun rapport avec le monde d’ici bas, dû au diable émané du mauvais Principe, on n’entend pas l’Incarnation de la même manière que si ce monde aussi est dû à Dieu ! Les tenants de cette dualité des mondes sont aussi, nécessairement, tenants d’une christologie haute, que ne reprend pas la christologie de l’Incarnatio continua, qui est aussi celle de la transsubstantiation, et ipso facto celle de la couronne d’épine, de la croix, de la mort et du sépulcre du Christ, dont la chrétienté latine combat tous les ennemis. Une vision de la Création qui permet de trancher la question de la chute originelle. Si il y a dualité entre le monde divin et monde d’ici-bas où règne le diable, la chute est essentiellement ontologique. Si Dieu est aussi l’auteur de ce monde, la chute est essentiellement morale. Ce qui pour un Thomas d’Aquin (en accord en cela avec le cistercien ennemi des cathares Bernard de Clairvaux), rend ce qui est pour lui une hérésie, le futur dogme de l’Immaculée conception, inutile et dangereux. Comme l’est la mise en cause de la vraie croix, dont la chrétienté latine combat les ennemis, à commencer par ceux qui, à Jérusalem, ont profané le Saint-Sépulcre, et à continuer par tous ceux qui ne se rangent pas à la théologie de l’Incarnatio continua, fut-ce en Occident-même.
Par la suite, après enquête, La Chaîne Parlementaire publie un reportage impressionnant intitulé La bataille de Notre-Dame (réalisatrice Émilie Lançon, producteurs Mathilde Pasinetti et David Pujadas). Extrait de la présentation sur le site de la chaîne :
« […] le film dévoile les épisodes méconnus d'un combat hors-norme.
- Comment de très jeunes pompiers qui n'avaient jamais connu l'épreuve du feu ont réussi à garder leur sang-froid.
- Comment l'effondrement de la flèche a provoqué un gigantesque effet de souffle qui a refermé les portes, enfermant des pompiers pris au piège.
- Comment le "trésor" (couronne, clou, relique) a été préservé […] »
Le « trésor » : concernant la relique en question on apprend qu’il s’agit d’un morceau de la croix, outre un clou de la crucifixion et la couronne d’épines… On ne renverra pas au Traité des reliques de Calvin dont l’ironie remarquait que les morceaux de la vraie croix répandus de son temps suffiraient à « reconstruire l’arche de Noé ».
Notons juste combien le « trésor » est précieux, sauvé en présence du Président de la République laïque au péril de la vie de plusieurs pompiers. Cela dit sans ironie : on est bien, avec ce « trésor », au cœur d’une symbolique incontournable, ancrée dans l'époque de l’édification de la cathédrale en péril. Dans cette symbolique s’établit un des fondements théoriques, autour de la mort du Christ et de sa gestion par l’ecclésialité romaine, d’un pouvoir spécifique au monde latin en général, puis, concernant la cathédrale de Paris, français, face à d’autres ordres symboliques — qui dans la désorientation et l’angoisse issues de l’usure du temps, voient renaître des affrontements nostalgiques…
Ainsi, sans évoquer la précédente (et alors future !) transformation de la basilique Sainte-Sophie de Constantinople en mosquée d’Istanbul, Cioran disait, le 1er août 1987 : « Dans cinquante ans, Notre-Dame sera une mosquée » (Entretien avec Laurence Tacou, p. 407-416 du Cahier de L’Herne / Cioran, 2009, p. 415). Il précise : « c’est inévitable, avec l’usure du christianisme et du catholicisme, qu’on en aboutisse là. » (Ibid., p. 412-415, ainsi que pour les autres citations de Cioran de ce paragraphe.) Cela, pour lui, relève du constat historique plus que d'un drame dont il y aurait lieu de se formaliser. Comme une règle de l'Histoire, qui régissait déjà le renversement de l'Empire romain par le christianisme, qui, dit-il, faisait « horreur » à « l'intelligentsia romaine », et qui « est venu […] par les immigrés ». « L'histoire est sans pitié, il ne faut pas se faire d'illusions, c'est un phénomène inexorable [que l'agonie de toute civilisation]. Regardez la France, c'était la nation le plus guerrière de l'Europe […]. Eh bien c'est tellement évident que la France ne l'est plus. La France s'est usée à force de faire des guerres. » Et Cioran de préciser que l'islam en est « à peu près » où était le catholicisme à l'époque des croisades…
Car l'islam lui aussi se conjugue au passé. Ses références civilisationnelles oscillent entre la Bagdad des Mille et une nuits, Al Andalus, et la transformation de Sainte-Sophie en mosquée lors de la conquête ottomane de Constantinople…
Et quand les références sont au passé… l’histoire bégaye. La récente re-transformation de Sainte-Sophie en mosquée vient de nous le rappeler, nous renvoyant au temps des croisades, où la chrétienté faisait elle aussi des guerres de conquête au nom de symboles qui semblent n’être plus nôtres. À l’islamisation manu militari de Sainte-Sophie de 1453 répondait cinquante ans après la catholicisation de la mosquée de Cordoue. Pour l’Occident, aujourd’hui les symboles ne sont plus les mêmes, le sacré s’est déplacé. Quels étaient les symboles-clefs de l’Occident croisé sinon ce « trésor » qui a été a sauvé de l’incendie de Notre-Dame ? Mais ce christianisme des reliques était-il le christianisme de toujours au temps où Notre-Dame se dressait comme jeune édifice, établi sur des symboles récemment transportés là depuis l’Orient des croisades…
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Où les hérétiques d’alors témoignent presque malgré eux d'un état du christianisme antérieur aux orientations de l’Église romaine des croisades et de la réforme grégorienne (du nom du pape Grégoire VII par lequel s’opère le tournant vers la prise de pouvoir total de la papauté). Ces orientations nouvelles s'accentuent alors en Occident catholique romain (même si elles sont présentes aussi dans l'Église byzantine, et dès avant le schisme de 1054). Or ces nouveautés d'alors sont perçues aujourd'hui comme étant le christianisme de toujours. Au Moyen Âge ce tournant occidental vers ce supposé « christianisme de toujours » s'effectue alors aussi à l'appui du fer et du feu s'il le faut.
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Ce tournant est en lien avec toute une conception de l'Incarnation, et de son rapport avec le salut, et notamment sous l'angle de ce qu'en théologie on appelle l'Incarnatio continua, qui signifie que l'Incarnation du Christ se poursuit dans l'Église.
C’est un aspect essentiel de la controverse autour de Bérenger de Tours (998-1088), dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée en pleine époque des hérésies pré-cathares. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme protestante, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.
Incarnation qui se traduit dans une nouvelle accentuation de ce qui a été appelé théologie de la croix. Au départ, une métaphore paulinienne, au début de la première Épître aux Corinthiens, qui revient à peu près — pour schématiser — à une façon imagée de désigner la vertu d'humilité sous un angle radicalisé. Si cette distinction du thème médiéval et post-médiéval par rapport à sa racine n'est pas toujours évidente aujourd'hui même, au Moyen Âge, où la théologie de la croix se forge à partir de cette racine paulinienne dans les prédications cisterciennes, elle s'estompe largement. La théologie de la croix prend une ampleur beaucoup plus considérable, elle aussi en lien avec l'Incarnatio continua. Là où l'humilité consiste au départ à se soumettre à Dieu comme le Christ, dont on pense qu'il était en droit d'espérer un règne messianique, et qui accepte cependant l'humiliation de cette mort d'esclave, elle en vient à signifier la soumission à l'autorité de l'Église romaine, accompagnée souvent d'un certain masochisme, sinon d'un masochisme certain ; et à recevoir le salut de la croix imposée, plutôt que de vérités divines de toute façon inaccessibles.
Quant aux effets, cette fois, du salut dans le cadre de l'Incarnatio continua, la réception du salut, eucharistie et croix, relève alors d'une supra-rationalité qui prépare le fidèle à toutes les étrangetés, dont la moindre, puisque la croix est adorable, n'est pas la persécution des « ennemis de la croix » : les juifs en premier lieu ; en lien avec la croisade contre les musulmans auxquels il faut reprendre le tombeau du Christ ; et contre les cathares, dont la christologie, justement, et notamment l'approche de la croix, n'est pas sans rapport apparent avec celle des musulmans. En commun, on les répute tous haïsseurs la croix. Non pas, précisons-le, qu'il y ait influence des uns sur les autres, mais il y a bien terreau ancien commun — dont participe aussi à sa façon le christianisme byzantin de l’époque de la naissance de l’islam : il est connu qu’il n’y a pas de controverse, en Orient, aux origines de l’islam, sur la question de la crucifixion autour du v. 157 de la Sourate 4 du Coran. Le problème ne se situe pas là dans un christianisme antérieur à celui de la théologie cistercienne de la croix, et des croisades qui, comme leur nom l'indique, en relèvent !
Les cathares, d’une autre façon, revendiquent le mépris de la croix qu'on leur prête ! « Comment adorer l'instrument sur lequel a été torturé un de tes proches ? » demandent-ils à leurs persécuteurs. La croix redevient pour eux simplement le signe que, comme le disait Jésus selon l'Évangile johannique : « si le monde vous hait c'est que vous n'êtes pas de ce monde, comme moi-même je ne suis pas du monde » (Jn 15, 18 ; 17, 14) — et qu'il va me crucifier.
Les cathares, à l'époque où le christianisme se « carnalise », sont les témoins d'une christologie remontant à une époque antécédente, issue largement d'Athanase d'Alexandrie, père de la christologie orthodoxe, et au-delà de lui, de ce sien prédécesseur alexandrin, Origène.
La plupart des christologies anciennes sont de ce type qu'on appelle « hautes », c'est-à-dire qui insistent sur ce que le Christ est un être céleste, et ce jusqu'en les zones les plus basses de l'Incarnation, la naissance et la mort. Ce qui, aux yeux de leurs adversaires, et des théologiens de l'Incarnation comme fin en soi, ou de la croix comme fin en soi, les rapproche d'autant des docètes, dans un magma généralisé où tout ce qui n'est pas ramené au salut par cette Incarnatio continua qui suppose une Incarnation du Christ comme fin en soi est perçu comme équivalent. Et où donc les cathares se voient taxés de docétisme.
Les cathares docètes ? Pas plus que les théologiens de tendance monophysite, tendance qui semble aux occidentaux présente à Byzance (taxée parfois aussi de crypto-arianisme, vu sa considération aussi de l’ordre des hypostases dans la Trinité consubstantielle), christologie haute qui, de facto, a laissé sa trace sur la christologie musulmane.
Or voilà que le calife fatimide Al-Hakim s’en est pris au Saint-Sépulcre, moment symbolique déclencheur des croisades : comme pour nier la réalité de la croix, on s’en est pris au lieu symbolique anti-docète par excellence ! En tête de la défense de la croix, les cisterciens, appuis de la réforme grégorienne. L’Église romaine qui se perçoit comme continuation de l’Incarnation dans l’Eucharistie dont le miracle est à son pouvoir est dotée d’opposants réels à de telles revendications : essentiellement les musulmans, mais aussi les juifs, et jusqu’aux byzantins dont la christologie haute des christs en majesté semble moins souligner, jusqu’en sa Sainte-Sophie, ce qui est au cœur de la jeune Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle : vraie croix, clous de la crucifixion et couronne d’épines… Quand il y en a tant de réels, inutile de s’inventer des ennemis imaginaires, comme le voudrait un certain déconstructivisme hypercritique à la mode. Il y a lieu d’élargir les perspectives : on est dans un combat international, qui va déboucher jusque sur la prise de Byzance et la création d’un archevêché latin de Constantinople, unification providentielle, suite au malheureux dérapage de la IVe croisade (1204), unification face à l’ennemi principal, l’ennemi du Saint-Sépulcre (sac de Constantinople dont l’effet d’affaiblissement n’est peut-être pas sans lien avec sa future prise par les Ottomans). S’inventer un ennemi intérieur inexistant relèverait tout simplement de la dispersion des forces, un affaiblissement face au combat essentiel. Sauf à ce que la théologie des hérétiques cathares, que les comtes de Toulouse, par ailleurs bien trop loyaux envers Byzance, combattent si mollement — à moins que leur théologie elle aussi ne porte atteinte à l’Incarnatio continua !
En commun aux christologies dites « hautes », cette certitude : le Christ est d'abord un être céleste, comme nous tous d'ailleurs, préciserait Origène. La différence est que tandis que nous sommes déchus dans la chair en conséquence d'une faute préexistentielle, lui y est envoyé par Dieu pour nous ramener à notre réalité préexistante. L'Incarnation / adombration (on trouve encore le terme chez Bernard de Clairvaux, peu suspect de docétisme philo-cathare !) ici n'est pas fin en soi, mais passage pour un retour.
Voilà qui nous est incompréhensible, comme héritiers des théologies de l'Incarnation comme fin en soi. Le christianisme n'a pas toujours été tel que nous le comprenons, tel qu'il nous est évident, et tel qu'à l'origine, aux XIe-XIIe siècles, il s'est construit comme expression d'une ecclésiologie du pouvoir. Du diable diront les cathares, le prince de ce monde, celui qui y a le pouvoir. La subversion est radicale, et elle n'est pas où on la croit. Beaucoup plus radicale que ce que l'on croit, elle n'est pas cette subversion qu'on leur attribue souvent et qui sert à justifier les violences anti-cathares — du genre : « leur renvoi de la sexualité au diable aurait pu dépeupler la terre. Leur extermination a donc pu être salutaire » ! On voit bien la légèreté d'un tel argument. On la verra encore mieux si l'on sait que sur ce plan, la pratique cathare était l'exact équivalent de la pratique catholique : le célibat n'était requis que des clercs. On ne voit pas que les pays catholiques soient particulièrement dépeuplés !
Il n'en reste pas moins que le fondement de cette pratique commune est plus explicite chez les cathares, qui refusent de sacraliser la sexualité. Ici aussi, on est dans une antécédence à la théologie de l'Incarnatio continua. Le sacrement de mariage vient d'être institué par Rome, élément inclusif de cette sacralisation de l'histoire, dont les cathares ne laissent pas de penser qu'elle est celle des malheurs, de la violence, et des guerres.
On est ici au cœur de la question du dualisme cathare : l'histoire comme réalité catastrophique. Celle de la déchéance depuis le monde de la préexistence, celle d'une agitation permanente vers le pire, dont un des lieux privilégiés, mais pas le seul, est la sexualité.
Alors les cathares ont conçu l'idée que ces tuniques de peau, cette chair et ce monde de douleur dont Origène savait déjà que nous y sommes par déchéance, le diable doit y avoir mis la main à la pâte. Plusieurs courants existent chez les cathares pour dire de diverses façons de quelle manière il y est mêlé. Jusqu'à ceux qui pensent qu'il en est le seul responsable. En d'autre termes, que le diable n'est jamais que l'expression d'un mauvais Principe qui ne doit rien à Dieu, mais à qui on doit cette Création matérielle, engluée dans l'histoire qui ne peut finir que comme catastrophe et repli douloureux indéfini.
Aussi étrange que nous semble une telle approche des choses, c'est dans un fonds chrétien qu'il faut chercher la nature de la foi cathare, dans une lecture spécifique des Écritures. Si il en a été déduit qu'ils rejetaient purement et simplement l'Ancien Testament, c'est là un raccourci. Les cathares s'attachent en fait au sens anagogique des Écritures conformément à leur certitude radicale de l'exil dans le monde, ce qui n'est d'ailleurs pas sans analogie avec tout un courant du judaïsme de l'époque. Mais du coup, chez les cathares, la valeur du sens historique des Écritures n'est pas retenue. Rappelons que l'Antiquité chrétienne retient trois sens des Écritures : le sens historique, le sens moral, le sens allégorique, où la lettre de l'Écriture renvoie à des types intemporels, à des idées éternelles. Ce dernier sens, allégorique, est subdivisé au Moyen Âge (qui y trouve donc quatre sens) en sens allégorique simple d'une part, sens allégorique anagogique de l'autre. Le sens anagogique est cette leçon de l'Écriture par laquelle on y discerne la promesse du paradis, du Royaume à venir, des cieux ; anagogie, du grec anagogein, monter, aller en haut. Ainsi l'Évangile de Jean, très prisé des cathares, parle de naissance d'En Haut, dans un héritage reçu de prophètes de l'Ancien Testament comme Jérémie ou Ézéchiel. Mais l'Ancien Testament, de façon plus sensible que le Nouveau, s'inscrit délibérément dans les aléas et la violence de l'histoire, guerre, conflits politiques avec leurs contingences de toute sorte, etc., autant d'aspects qui ont toujours embarrassé les apologètes, cathares ou pas. D'où l'impression de son rejet par les cathares qui entendent souligner et retenir avant tout le sens anagogique. Mais le refus de la valeur de l'Histoire vaut aussi pour le Nouveau Testament, tandis que la dimension anagogique de l'Ancien est retenue, notamment concernant l'exode d'Égypte ou de Babylone reçues comme expressions de l'exode de l'âme vers les cieux d'où elle est exilée. Refus de la valeur de l'Histoire, d'où une autre idée reçue sur les cathares, avec le rejet de l'Ancien Testament : le docétisme. Qui n'est justement, chez les cathares, rien d'autre que ce rejet de l'Histoire — plus que de la prise en compte de la réalité des aléas humains de la vie du Christ, puisque les cathares refusent le culte de la croix au nom de ce qu'elle a été l'instrument — certes illusoire, mais justement ! (quand les hommes croient l'anéantir en le crucifiant, Dieu l'élève à sa gloire — Jean 12, 28-33) — de torture du Christ. La christologie cathare, pas si éloignée de l'orthodoxe, traduit la réception d'un discours mythique par lequel se dit le drame de l'existence. Cela dit sans s'imaginer que les cathares sont nécessairement dupes de leur propre discours.
Le rejet de l'Histoire, à travers un discours mythique qui permet de percevoir le fondement théologique du christianisme cathare induit des développements. Quand bien même le système théologique cathare participe à plein du fonds commun du christianisme de son époque et du christianisme ancien en général.
Le premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère.
Théologie du christianisme d'une expansion universelle. De l'Égypte, où elle a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamnée par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance. Et c'est là que l'on retrouve le catharisme et sa confraternité bogomile, fondée en ces terres slaves évangélisées par Cyrille et Méthode où certes l'origénisme est déjà condamné, mais où ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont nettement à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne.
Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des « tuniques de peau » que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : « Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau ». Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eut égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par « Lucifer » en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares. Par exemple, pour les catholiques, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.
Le christianisme commun au Moyen Âge était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, pour les catholiques comme pour les cathares.
Or l'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues. Ici se fait la rupture, ici passe la frontière entre le catharisme et le reste du christianisme médiéval. Les théologies cathares s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, à Rome, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. « Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent », disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence, et argument parfait en faveur des cathares, sur la croisade et l'inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré-moderne.
Ici le catharisme du XIVe siècle développait déjà les premières approches matérialistes de l'origine des choses naturelles.
L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ceux qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent volontairement approximatif à manichéens (cf. infra), lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares, comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme bougres passé en français et signifiant à l'origine « bulgares » est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. La Bulgarie recevait le christianisme un peu moins d'un siècle avant, par la mission de Cyrille et Méthode, qui entendaient promouvoir la foi dans la langue du peuple : c'est ainsi qu'ils sont à l'origine de l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille. L'Église issue de leur mission connaît l'opposition, qui devient aisément persécution, de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies. Tout laisse à penser que ce bain là est celui qui à vu éclore le bogomilo-catharisme, conservant la structure épiscopale cyrillo-méthodienne. Pensons par exemple que la mission de Cyrille et Méthode s'étendait jusqu'en Moravie, et que la première attestation par des clercs latins de cette structure chez des cathares occidentaux apparaît en Rhénanie. Pensons aussi que le catharisme est le premier mouvement occidental à traduire des Écritures bibliques, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire, en l'occurrence l'occitan. Or ce souci des langues vulgaires était déjà celui de Cyrille et Méthode.
L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de l’actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.
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Auparavant, de la deuxième moitié du XIIe siècle au XIIIe siècle, des théologiens ont pris la plume pour des Sommes apologétiques visant les mêmes adversaires divers de la catholicité romaine.
Ainsi Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, est un théologien français, aussi connu comme poète. Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202. Il écrit une Somme de la foi catholique (de fide catholica), somme quadripartie, contre les hérétiques (i.e. les cathares — cf. infra), contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens (i.e. les musulmans), peu avant 1200 (1198-1202), pour Guilhem VIII, seigneur de Montpellier. Somme savante, universitaire, ne manquant pas d’user de l’argument d'autorité, ou de jugements comme : « Et c'est pourquoi ils condamnent le mariage, qui déclenche le cours de la luxure. D'où vient, à ce qu'on dit, que dans leurs conciliabules ils font des choses très immondes. Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat, etc. » (P.L., t. 210, c. 366 ; cité par Jean Duvernoy, « "Cathares" ou "Ketter", Une controverse sur l'origine du mot "cathares" », in Annales du Midi, t. 87, n° 123, 1975).
Alain, en tout cela, emboîte sans doute le pas à Eckbert de Schönau, renvoyant à l’analogie entre les hérétiques qu’il confronte en Rhénanie et ceux que décrivait saint Augustin. Comme l’a montré Jean Duvernoy depuis les années 1970, c’est sous la plume d’Eckbert qu’apparaît pour la première fois pour les hérétiques médiévaux l’usage savant du terme antique « cathares ». On peut considérer le vocable comme un intermédiaire entre « hérétiques », vocable le plus fréquent pour désigner le type d’hérétiques visés, mais décidément bien vague, et « manichéens », terme que l’on trouve bien sûr aussi, visant une hérésie désignée invariablement comme « dualiste », à l’instar du manichéisme. Mais ici le vocable est trop précis : théologiens et polémistes ont perçu que le référent n’est pas Mani. « Cathare », emprunté à l’Antiquité est le terme qui a séduit jusqu’au sommet de la hiérarchie romaine et qui est choisi dès le Concile de Latran III.
La finesse de l’analyse historique de Duvernoy lui a permis de repérer chez Eckbert une volonté de donner une racine patristique à un vocable utilisé auparavant, vocable référant ceux qui sont stigmatisés comme hérétiques… au chat, animal diabolique, cela de la Rhénanie d’Eckert à l’Occitanie d’Alain. L’analyse de Duvernoy est aujourd’hui confirmée à nouveau par Laurence Moulinier (« Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle », Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709). Dans les années 1970, son discernement valait à Duvernoy les insultes de l’institution historienne officielle. Je cite la chercheuse Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978), qui nous permet de noter en passant que le terme est déjà utilisé avant Eckbert : « Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 (p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les 'chatistes' dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. » (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348).
La suite des temps a donné raison à Duvernoy. Alain, au fait des controverses théologiques et de leur relai universel conciliaire (Latran III étant un concile œcuménique), sait aussi que le vocable est connu auparavant, sans le sens savant que le Concile a ratifié. « Au livre III de son Liber Pœnitentialis (1184-1200) paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais, Gascons et Brabançons, formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Dans tous les cas, apparaissent sous la plume des controversistes les mêmes non-catholiques à combattre : pour Alain de Lille et sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents notamment vaudois, les païens désignant les musulmans. Juifs, musulmans et vaudois sont fortement caricaturés, lus à travers la grille de compréhension d’Alain. Nul ne doute pour autant de leur existence réelle. Il en est évidemment de même des hérétiques (qu’Alain appelle aussi, entre autres, « cathares »).
Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils, vise les mêmes (sauf les vaudois. On va voir pourquoi). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, par des figures théoriques d’un temps jadis.
Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant pour lutter contre l’hérésie languedocienne, les dominicains), par ce dont Thomas pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament — et on a retrouvé un Nouveau Testament occitan, traduction cathare, accompagné d’un Rituel, équivalent du Rituel latin de Florence accompagnant le Livre des deux Principes, et du Rituel occitan de Dublin, accompagnant des traités cathares au dualisme moins prononcé que celui du Livre des deux Principes ou du traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos — communément attribué à l’ex-vaudois Durand de Huesca : mais Annie Cazenave a sérieusement remis en question cette attribution. Notons en passant que quoiqu’il en soit, Durand, ex-vaudois, réconcilié avec Rome, permet de comprendre pourquoi Thomas, dominicain, n’attaque pas, contrairement au cistercien Alain, les vaudois : chez ces derniers, la rupture avec l’Église romaine n’est pas nette comme elle l’est chez les cathares : ils sont plus aisément réconciliables. Chez eux, l’acte de soumission à l’Église détentrice de l’Incarnatio continua n’est pas rare. Et les passages sont souvent l’œuvre des frères prêcheurs, les dominicains.
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Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.
La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.
Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.
Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques.
Or la théologie cathare, par le dualisme que ses adversaires jugent manichéen remet en question la réalité de l’Incarnation telle que comprise en Occident latin. Si le Christ est celui qui vient manifester le Royaume céleste, Royaume de Dieu qui n’a aucun rapport avec le monde d’ici bas, dû au diable émané du mauvais Principe, on n’entend pas l’Incarnation de la même manière que si ce monde aussi est dû à Dieu ! Les tenants de cette dualité des mondes sont aussi, nécessairement, tenants d’une christologie haute, que ne reprend pas la christologie de l’Incarnatio continua, qui est aussi celle de la transsubstantiation, et ipso facto celle de la couronne d’épine, de la croix, de la mort et du sépulcre du Christ, dont la chrétienté latine combat tous les ennemis. Une vision de la Création qui permet de trancher la question de la chute originelle. Si il y a dualité entre le monde divin et monde d’ici-bas où règne le diable, la chute est essentiellement ontologique. Si Dieu est aussi l’auteur de ce monde, la chute est essentiellement morale. Ce qui pour un Thomas d’Aquin (en accord en cela avec le cistercien ennemi des cathares Bernard de Clairvaux), rend ce qui est pour lui une hérésie, le futur dogme de l’Immaculée conception, inutile et dangereux. Comme l’est la mise en cause de la vraie croix, dont la chrétienté latine combat les ennemis, à commencer par ceux qui, à Jérusalem, ont profané le Saint-Sépulcre, et à continuer par tous ceux qui ne se rangent pas à la théologie de l’Incarnatio continua, fut-ce en Occident-même.
Roland Poupin