« La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine
Lire, mars 1999).
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Le politique, l’organisation de la République, relèvent du quotidien, et à ce titre doivent être distingués de ce qui relève de la passion, et donc aussi de la passion de l'ultime, de l'amour de Dieu pour les spirituels dont je vais essayer de montrer à quel point ils ont été importants dans l'histoire de l'islam, à l'instar des autres traditions se réclamant de la figure d'Abraham.
Avant cela, parmi ceux qui distinguent la passion intérieure, la foi, et le politique, commençons par une figure sans doute essentielle, celle du très connu (de nom) Averroès.
Né à Cordoue en 1126, mort à Marrakech en 1198, médecin, cadi, juriste, philosophe et commentateur, Averroès (Ibn Rushd) a laissé une œuvre capitale dans tous les domaines du savoir, qui est perçue comme posant la distinction, sans rupture, entre le philosophique, où se source le politique, et le religieux, qui relève de la foi.
Le Discours décisif (aussi intitulé
Accord de la religion et de la philosophie) est sous cet angle un texte… décisif de l'œuvre d'Averroès. 4e de couv. de l’édition GF, extrait : « Son sujet : la connexion existant entre la Révélation et la philosophie. Pour autant, le
Discours décisif n'est ni un livre de philosophie ni un livre de théologie. […] Son propos n'est pas de réconcilier la foi et la raison, mais de […] montrer que l'activité philosophique est légalement obligatoire pour ceux qui sont aptes à s'y adonner. »
On comprend dès lors que le
Discours décisif reste d'actualité. « Le monde moderne, écrit l'universitaire Alain de Libera, a besoin du
Discours décisif non pas seulement pour affirmer abstraitement le droit à philosopher, mais pour argumenter juridiquement une idée toute différente : l'exercice de la raison est une obligation que la Loi révélée fait aux gens de raison ; nul ne saurait interdire l'un sans enfreindre l'autre » (ça vaut pour le Coran comme pour les Livres bibliques).
Averroès le dit ainsi : « Il est apparu de tout cela que l'étude des écrits des Anciens est obligatoire de par la Loi, puisque l'intention, le dessein [qu'ils poursuivent] dans leurs écrits est ce dessein même que la Révélation appelle [à se fixer]. Dés lors, quiconque interdit cette étude à quelqu'un qui y est apte - c'est-à-dire quelqu'un qui réunit deux qualités : intelligence innée [d'une part] ; honorabilité légale et vertu morale [d'autre part] - barre aux hommes l’accès à la porte à partir de laquelle la Révélation adresse aux hommes son appel à connaître Dieu, celle de l'examen rationnel qui conduit à connaître vraiment Dieu. C'est là le comble de l'ignorance et de l'éloignement de Dieu - exalté soit-Il » (
Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 115). On peut dire de cela qu'en son temps Averroès marche sur des œufs. Et il mourra en disgrâce aux yeux des pouvoirs en Islam, exilé.
Son œuvre connaîtra les mêmes difficultés en Occident chrétien, où elle finira pourtant par être reconnue. Malgré le fait qu' « une des singularités du "destin" d'Ibn Rushd est que, des deux œuvres où il s'est exprimé, dans un cas, sur le statut légal de la philosophie en Terre d'Islam, dans l'autre, sur le contenu d'une véritable théologie musulmane, aucune n'est parvenue à l'Occident médiéval chrétien : ni le "Discours décisif" (Fasl al-maqâl) ni "Le Dévoilement des méthodes de démonstrations (al-Kashf 'an manâhij al-adilla) n'ont été traduits en latin » (Introduction de Alain de Libera à : Averroès,
L'Islam et la Raison).
Et pourtant sa pensée fructifiera dans le monde latin en « averroïsme politique », une doctrine politique perceptible donc à travers le reste de ses œuvres, et notamment ses commentaires d'Aristote, connus eux en chrétienté latine.
Sa pensée, qui affleure donc dans toute son œuvre, vaut de fait indépendamment de la religion de ceux qui la reçoivent.
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Si l'on comprend Averroès comme inscrit dans son temps, si on le comprend en regard de ce qui est advenu dans la perspective de la longue histoire, la citation de Tahar Ben Jelloun par laquelle j'ai commencé m'a semblé donner un éclairage utile, que je propose de mettre en parallèle avec une autre citation, d'un grand spirituel de l'islam, qui vivait un siècle avant Averroès, Farid al-din Attar, dans
La Conférence des oiseaux : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison. »
Et il y a nombre de citations de spirituels d'avant et d'après Averroès qui vont dans ce sens. Si pour Averroès le philosophique est la clef de la gestion de la cité, ce que pour lui, on l'a dit, le Coran non seulement n'interdit pas, mais recommande, de quoi relève le religieux, qui n'a dès lors, lui et ses livres, rien à faire dans l’organisation de la cité ? Le religieux relève de l'amour, et de son genre littéraire – on va en dire un mot : le poétique.
Une figure essentielle de l'islam spirituel, sinon la figure essentielle, a connu Averroès. Il s'agit du très célèbre Ibn 'Arabi (1165-1240). Il est influencé par Averroès, mais s'en sépare en ce que lui-même opte pour une démarche faite de passion d'amour pour Dieu – et voici ce qu'il dit parlant à Averroès : « Entre le oui et le non les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps. » Ibn ‘Arabi (parlant à Averroès) – cité par Henry Corbin,
L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabi, Aubier, 1958.
Eh bien, on a peut-être là une clef pour comprendre la distinction dont il est question, et la raison pour laquelle Averroès s'en prend à Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111), réfutant un siècle après Ghazali son
Incohérence des philosophes, en écrivant son
Incohérence de l'incohérence. Dans un contexte politique confus, ébranlement du califat abbasside par les Turcs seldjoukides, Ghazali avait tenté par cette œuvre une unification du politique et du religieux, du spirituel et du théologique, dont il doute lui-même de la possibilité ; mais il aura un énorme succès. Il sera la principale cible d'Averroès, qui veut, lui, on l'a compris, distinguer.
L'interprétation qu’il me semble falloir considérer est que la distinction en question revient bien à une distinction du religieux, au sens le plus fort, spirituel, du terme : le passionnel, et du politique. Cette approche a la caractéristique de réconcilier les différentes approches d'Averroès : celle d'Alain de Libera, qui y voit un novateur ; celle de certains marxistes qui y ont vu un révolutionnaire, voire athée ; celle d'un Rémi Brague, qui y voit un conservateur en termes politiques ; ou de dépasser des approches qui reviendraient presque, puisque Averroès distingue mais n'oppose pas foi et raison (et effectivement il n'oppose pas foi/révélation et raison), à l'attribution d'un rôle politique aux textes religieux…
Mais c'est tout de même, lui aristotélicien, aux textes politiques de Platon (puisqu'il n'a pas accès aux textes politiques d’Aristote) qu'il donne la parole pour la gestion de la cité, de l'aspect social jusqu'à l'aspect militaire en passant par l'économique, etc., et pas aux textes religieux !
Si l'on considère aussi qu'il est nettement moins sévère, même s'il ne les épargne pas, avec les spirituels (n'oublions pas que Ghazali qui est son principal adversaire souhaitait conjoindre le spirituel, le théologique et le politique), si l'on considère que le plus remarquable d'entre les spirituels, Ibn 'Arabi, se sépare d'Averroès mais n'en est pas moins très respectueux, on peut penser qu'on a dans la formule de rupture radicale de l'amour et de la gestion du temps le nœud de compréhension de ce qui s'opère alors… et que c'est très actuel ! Ce pourquoi j'ai cité un homme d'aujourd'hui en introduction, Tahar ben Jelloun, lequel rejoint sur ce point les mystiques dont il se réclame – cf. son très beau livre
Que la blessure se ferme, en hommage à Hallâj (858-922)… « Et ma raison en Toi est folie », écrit Hallâj parlant de Dieu dans un ses
Poèmes mystiques, le n° 24 (trad. Sami-Ali, éd. Sindbad).
Voilà qui nous place au cœur du religieux et qui exclut de voir dans la révélation un discours politique : Hallâj – je cite à nouveau : « Ta place dans mon cœur est tout mon cœur »,
Poèmes mystiques, n° 29 ; ou : « Tu demeures dans mon cœur et il contient les mystères de Toi »
Poèmes mystiques, n° 21.
Dans cette perspective, Averroès aussi bien que les grands mystiques, je vais en citer d'autres, retirent toute fonction politique au religieux : il n'y a, dans cette perspective, pas de place pour un islam politique. Le politique relève de la raison humaine, référant à une philosophie élaborée mille ans avant l’islam ; et en même temps, ils donnent toute sa place au religieux, à la révélation comme ouverture des cœurs à l'ultime : « Ta place dans mon cœur est tout mon cœur » en écrit Hallâj.
Voilà qui donne raison à ceux qui, comme Alain de Libera, voient en Averroès un des moments tournants vers ce qui deviendra la laïcité : c'est aux philosophes latins qui se réclament de lui que l'on doit, aux XIVe siècle, les premiers de moments de la séparation du spirituel et du temporel (on a nommé les averroïstes politiques du XIVe siècle, principalement italien : par exemple Marsile de Padoue, ou Dante Aligheri).
Voilà qui libère le politique de la religion et la religion du politique. Rendez-vous compte que c'est là un point important de l’argumentation du théologien protestant Alexandre Vinet, au XIXe siècle, en faveur de la séparation des cultes et de l’État.
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Libérer le politique du religieux et le religieux du politique. C'est pourquoi il faut, après avoir considéré Averroès, se pencher aussi sur cette lignée essentielle de la spiritualité universelle, qui va des origines de l'islam à l'époque contemporaine.
De Rabi'a al-Adawiyya (713-801) à Tierno Bokar (1875-1939) en passant par toute une lignée de penseurs et maîtres spirituels remarquables… Avec tout d'abord cet aspect essentiel d'une vraie spiritualité : la considération portée à la partie féminine de l'humanité ; en notant tout d'abord que la première figure de cette riche lignée spirituelle dont on ait des écrits est une femme, Rabi'a, vénérée par tous ses successeurs, dont celui par qui je vais commencer, puisqu'il a connu Averroès, et parce qu'il est considéré comme une figure essentielle de la spiritualité (influent au-delà du seul islam), connu comme le maître spirituel de l'émir Abd el-Kader. Il est celui qui a reçu le titre de sheikh al-Akbar, ce qui se traduit en latin par Doctor maximus, j'ai nommé Ibn 'Arabi, né en 1165 à Cordoue, mort en 1240 à Damas, où il est enterré.
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Un passionné de Dieu, qui parle de cet excès de lumière et de vie qui exige de nous la verticalité. Je cite un extrait d'un de ses poèmes, “Absence” – trad. René Khawam :
« Lorsqu’en mon cœur
s'est manifesté ton mystère,
mon existence s'est anéantie
et mon étoile a disparu. »
C'est que pour lui, « la nostalgie du “Trésor caché” aspirant à être connu […] est le secret de la Création », nous dit Henry Corbin, dans
L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabî, éd. Aubier [1958] 1993, p. 121.
Or ce trésor caché, qui est la beauté de Dieu, ce secret de la Création, Ibn 'Arabi en a la révélation dans le visage où il se dévoile, celui d'un être humain, une femme en l’occurrence. Ibn 'Arabi a eu deux initiatrices spirituelles, une sage qui l'a initié aux mystères de la religion, et une autre, fille d'un sheikh de La Mecque, nommée Nezam, dont le visage lui a révélé le mystère de la Création, sourcée dans la beauté divine dont Nezam est devenue pour lui l’expression. Je précise que leur relation a toujours été purement spirituelle. Et Ibn 'Arabi n'est pas le seul a avoir vécu cette expérience, dont nombre de spécialistes affirment qu'elle est à la racine de l'amour courtois en Occident – tant l'expérience d'un Dante par exemple, cet averroïste de l'Italie du XIVe siècle, conduit au paradis par Béatrice, dont l'amour chaste pour elle le fait remonter jusqu'au sommet des cieux, se rapproche de l'expérience vécue par Ibn 'Arabi deux siècles avant lui. C'est l'expérience d'une remontée à la source de l'être, une exégèse de nos êtres et de leur sens, induite en parallèle avec une toute autre lecture des livres prophétiques que celle qui consiste à en faire des recettes de quotidien ! Cette exégèse à laquelle correspond l'exégèse de nos vies comme remontée à leur source s'appelle le
tawil, qui répond au
tanzil, la descente de la parole prophétique, dont on ne trouve le sens que comme remontée à la source qu'elle signifie, selon le double sens de
hayet : signe et verset. La beauté de Nezam est pour lui celle d'un guide qui lui donne d'accéder au cœur de la beauté divine.
Ce que l'on trouve chez Ibn 'Arabi n'est pas unique. C'est aussi, par exemple, l'expérience de Rûzbehân Baqli Shirazi, qui vivait un peu avant lui (1128-1209). Lui aussi découvre la beauté qui transforme sa vie, qui la reconduit au-delà des signes, à la source de toute vie, dans un visage féminin.
C'est l’expérience d'un vrai désir amoureux, et chaste. Je cite Rûzbehân dans son livre
Le jasmin des fidèles d'amour (traduit en français par Henry Corbin) : « […] le désir est pour les Fidèles d'amour le messager porteur de leurs secrets au monde des lumières et le lien qui unit entre eux les temples de l'amour […] » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî,
Le jasmin des fidèles d’amour, trad. H. Corbin, éd. Verdier, p. 259). Ou encore : « Le désir est la monture de l'amour, sache-le. Le cavalier Amour sur la monture du désir, va jusqu'à la mer de [l'unification], non plus loin. À aller plus loin, il ne subsisterait ni amour, ni désir. Or c'est par le désir que progresse l'amour ; […] sans ce vaisseau il ne peut atteindre aux rivages de la mer de la vision ni découvrir les perles de l'amour dans les conques : les théophanies de la beauté. » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî,
Le jasmin des fidèles d'amour, trad. H. Corbin, éd. Verdier, p. 260).
Henry Corbin – dans son œuvre remarquable sur l’islam spirituel – explique. Je le cite : « Rûzbehân […] désigne comme les “pieux ascètes” par contraste avec les fidèles d'amour […] tous les dévots pour qui la beauté humaine, la beauté sensible en général, est un piège, voire une suggestion diabolique, et l'amour humain, non pas l'accès à l'amour divin, mais l’obstacle à celui-ci. […] Pour Rûzbehân, […] “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire […]. » (Henry Corbin cit. Rûzbehân Baqlî Shîrazî (
Jasmin § 160, p. 176-177) in
En islam iranien, Tel, vol. III, p. 67)
Il ne faut pas se figurer cela (je cite encore Henry Corbin) « […] comme si l’on passait d’un objet humain à un objet divin. Pour […] Rûzbehân, ce pieux transfert lui-même est un piège. […] L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin,
Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281).
C'est ainsi, nous dit Rûzbehân, que « l'amour […] est l’ébranlement de toute la personne, c'est l'effervescence fougueuse de l'Esprit, c'est la mise en fusion de l'intime du cœur » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî,
Le jasmin des fidèles d’amour, ch. XXX, § 267-270).
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C'est encore ce que l'on trouvera chez Djalâl ad-Dîn Rûmi (1207-1273), le fondateur de la confrérie des « derviches tourneurs », s’inscrivant dans la danse d'amour de l’univers autour de la beauté du Créateur : « Que jamais je ne te perde, bienheureuse douleur plus précieuse que l’eau, brûlure de l’âme sans laquelle nous ne serions que du bois mort. »
Cette douleur est la pointe qui aiguillonne l'âme blessée de l'amour de celui qui lui manque :
« Quand l'âme fut perdue, elle découvrit son existence véritable ;
Ensuite, l'âme revint à elle-même.
Le lacet de l'amour s'entoura alors autour d'elle.
L'amour lui fit boire un philtre fait de sa réalité,
Tous les autres attachements la quittèrent aussitôt.
Tel est le signe du commencement de l'amour :
Mais quant à sa fin, nul encore n'y a jamais atteint. »
(Rûmi,
Odes mystiques 991)
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Un manque, une soif qu'ont dits tous ces spirituels et que Hallâj, né en 858 et mort crucifié en 922, persécuté tant sa soif échappait à la compréhension de ceux qui voudrait étaler la passion dans le temps qui ne peut la comprendre – une soif que Hallâj écrit en ces termes :
Ô brise ! Dis au faon
Que boire ne fait qu'accroître ma soif !
(Hallâj,
Poèmes mystiques, 27)
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Avec Hallâj, on se rapproche des jours de celle qui ouvre par ses écrits (ceux qui nous restent sont rares) cette lignée qui a traversé les siècles : Rabi'a al-Adawiyya (713-801), que tous ont reconnue et dont Attar nous trace la biographie spirituelle, ce Attar qui sait la soif : « Ayant bu des mers entières, dit-il, nous restons tout étonnés que nos lèvres soient encore aussi sèches que des plages, et toujours cherchons la mer pour les y tremper sans voir que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer » (Farid Al-Din Attar,
La Conférence des oiseaux).
C'est la soif de l'Unique, car tous, à commencer par Rabi'a, réalisent ainsi ce qu'Henry Corbin appelle le secret du
tawhid, de l'unification du Dieu un proclamée dans la
shahada : « pas de Dieu si ce n'est Dieu ». Je cite un des quatorze poèmes qui nous sont restés d'elle :
« Nul amant n'est de mon Amant l'égal
Et dans mon cœur il n'est place que pour lui
Mon amoureux se dérobe à ma vue, se cache
Mais au profond de ma conscience Il surgit ! »
(Rabi'a al-Adawiyya, Poème VI – trad. Salah Stétié, in
Râbi'a de feu et de larmes, Albin Michel)
Rabi'a, nous rapporte Attar, était esclave avant d'être affranchie et de se consacrer entièrement à Dieu, renonçant aux hommes, choisissant l'abstinence. Attar nous dit qu'on veut la marier, on lui trouve le plus pieux des spirituels que l'on connaît, Hassan Al-Basri (642-728), qui a connu 'Ali, cousin et gendre du Prophète, 'Ali réputé auprès de tous les spirituels. Hassan al-Basri ! Qui de mieux ! Et Rabi'a, dit Attar, n'en veut pas ! Consacrée à Dieu seul. C'est d'une autobiographie spirituelle qu'il s'agit. Attar sait très bien que la chronologie aurait empêché un tel mariage : Hassan al-Basri a vécu avant Rabi'a… Il meurt quand elle a quinze ans. Que veut nous dire Attar ? La consécration spirituelle de Rabi'a, dévorée par le désir fou de Dieu, le désir de Dieu seul.
Attar le sait, il l'a écrit : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison. »
Le lien d'Hassan et de celle qui a vécu après lui, la plus assoiffée des assoiffés de Dieu, Rabia, est un lien spirituel. Attar nous dit qu'Hassan lui demanda : « "Te marieras-tu un jour ?" Elle répondit : "Le mariage est souhaitable à qui a la possibilité de choisir. Moi je n'ai pas le choix. J'appartiens à mon Seigneur" ». Et c'est Hassan, qui par la plume d'Attar, raconte : « Je passai avec elle une nuit et une journée entières à discuter de la Voie et des Mystères, si bien que nous avions fini par oublier qu'elle était une femme et moi un homme » (
Râbi'a…, id. p. 111).
Une rencontre spirituelle d'un tout autre ordre, comme on en trouve alors dans le monachisme chrétien, sous le nom de
syneisaktisme, qui consiste en la cohabitation chaste avec une personne de sexe différent. Les plus anciennes descriptions font remonter cette pratique aux pères du désert (donc IIIe-IVe siècle ap. Jésus-Christ) : certains avaient pour habitude de pratiquer le « mariage spirituel ». Ils vivaient ainsi avec une femme dans un même lieu tout en pratiquant une abstinence sexuelle totale. L'objectif est de parvenir à une vie commune par le biais d'un soutien spirituel et social.
Qui sait si cette tradition n'a pas été largement à l'ordre du jour, plus que chez la seule Rabi'a, qui a peut-être des précédents plus anciens chez des spirituels musulmans ? Qui sait, puisque tous se réclament du Prophète de l'islam, s'il n'a pas été monogame, mari réel de la seule Khadidja seule femme dont il a eu des enfants : qui sait en effet si ses autres mariages ne consistent pas en une vie commune par le biais d'un soutien spirituel et social, comme pour les spirituels chrétiens pour lesquels le Coran ne tarit pas d'éloges ?
Je vous laisse la question, sachant que tous les récits non-coraniques à ce sujet relèvent de temps ultérieurs au Prophète, sous la domination des califes et des dynasties califales dont Averroès, plus tard, contestera l'usage politique de la théologie. Qui sait si les
siyar (biographies du Prophète - au singulier
sira) qui relatent cela sont vraiment aussi fiables qu'on l'a cru. En tout cas leur fiabilité est remise en question par plusieurs musulmans, notamment concernant ce qui s'y dit de Aisha et de son mariage… précoce ! – ou ce qui a conduit à comprendre le v. 34 de la sourate 4 comme appelant à battre les femmes ! Il y a au moins une traduction (en anglais), celle de Ahmed Ali, éd. Princeton, qui dit exactement le contraire – je cite : « quand vos femmes vous sont hostiles, parlez-leur de façon persuasive ; puis laissez-les seules dans leur lit (sans les maltraiter) et commercez avec elles (quand elles sont consentantes) » (cité par Reza Aslan,
Le miséricordieux, Les Arènes, p. 127).
Les géants spirituels que j'ai évoqués nous permettent de nous poser la question. Ils nous permettent aussi peut-être de pousser un peu plus loin. Tous ces textes traditionnels, de Ibn Hicham à Tabari,
hadith et
siyar, sont-ils fiables concernant aussi la question guerrière ? En d’autres termes, le Prophète a-t-il vraiment été un homme de guerre comme ces textes pourraient le laisser penser ? Ces textes traditionnels sont-ils toujours fidèles au Coran ? Si le Coran est un texte prophétique, c'est-à-dire d'un genre littéraire tout autre, ne doit-on pas lire les versets apparemment guerriers d'une tout autre manière, la manière qui a été celle de nos spirituels, reconduisant du texte à sa vérité éternelle, où il n'y a qu'une seule guerre à mener, celle qui consiste à être impitoyables face à tout ce qui fait obstacle au désir de l'âme assoiffée pour son Seigneur ?
Où l'on retrouve peut-être la Réforme protestante en chrétienté du XVIe siècle. La Réforme protestante inversait la problématique Bible-tradition. On lisait la Bible à la lumière de la tradition, la Réforme propose l'inverse. Regarder la tradition à l’aune des Écritures bibliques.
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Je citerai avant de conclure un des grands témoins récents d'une lecture spirituelle du Coran, le Malien Tierno Bokar, qui a vécu de 1875 à 1939. C'est son disciple Amadou Hampaté Bâ, dans son livre
Vie et enseignement de Tierno Bokar (éd. du Seuil), qui relate ce propos de Tierno Bokar :
« - La bonne action la plus profitable est celle qui consiste à prier pour ses ennemis.
- Comment ! m'étonnai-je. Généralement, les gens ont tendance à maudire leurs ennemis plutôt qu'à les bénir. Est-ce que cela ne nous ferait pas paraître un peu stupides que de prier pour nos ennemis ?
- Peut-être, répondit Tierno, mais seulement aux yeux de ceux qui n'ont pas compris. Les hommes ont, certes, le droit de maudire leurs ennemis, mais ils se font beaucoup plus de tort à eux-mêmes en les maudissant qu'en les bénissant.
- Je ne comprends pas, repris-je. Si un homme maudit son ennemi et si sa malédiction porte, elle peut détruire son ennemi. Cela ne devrait-il pas plutôt le mettre à l'aise ?
- En apparence, peut-être, répondit Tierno, mais ce n'est alors qu'une satisfaction de l'âme égoïste, donc une satisfaction d'un niveau inférieur, matériel.
Du point de vue caché, c'est le fait de bénir son ennemi qui est le plus profitable. Même si l'on passe pour un imbécile aux yeux des ignorants, on montre par là, en réalité, sa maturité spirituelle et le degré de sa sagesse. »
Nous voilà devant une spiritualité profonde mue par le désir de reconduire nos vies vers leur unification en l'Unique, comme la lecture des prophéties est reconduite vers la parole de l'Unique, ce qui s'illustre par un épisode rapporté par le même Amadou Hampaté Bâ :
« Une rafale […] violente ébranla la charpente (de la pièce où Tierno Bokar était en train d'enseigner).
Sous le choc, un nid d’hirondelle, qui était situé en équilibre du haut du mur, sous l’avancée du toit, s’entrouvrit. Un poussin tombe en piaillant.
Nous lui jetâmes un regard indifférent, l’attention de l’auditoire n’avait pas faibli un instant.
Tierno termina sa phrase puis se tut. Il se dressa, promena un regard attristé sur ses élèves et tendit les doigts, qu’il avait longs et fins, vers le petit oiseau.
- "Donnez-moi ce fils d’autrui."
Il le prit dans ses mains réunies en forme de coupe. Son regard s’éclaira.
- Louange à Dieu dont la grâce prévenante embrasse tous les êtres ! dit il.
Puis déposant l’oisillon, il se leva, prit une chaise et la posa au dessous du nid.
Il sortit et revint peu après.
Entre ses doigts, nous vîmes une grosse aiguille et un fil de coton.
Il monta sur la caisse, déposa le petit d’hirondelle au fond du nid qui s’était déchiré et répara celui ci avec le même soin qu’il mettait autrefois à broder les boubous.
Puis il redescendit et reprit sa place sur la natte. »
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Pour conclure, Tierno Bokar encore, toujours selon Amadou Hampaté Bâ :
« Notre planète n’est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que Notre Seigneur a créées… Nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres.
Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s’élèvent dans l’amour, la charité et l’estime du prochain. Celles-là seront lumineuses comme un soleil montant tout droit dans le ciel. L’humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes mais qu’inlassablement répétera Tierno Bokar. »
R. Poupin, rencontre « Islam et République », Poitiers/Biard 28/09/16