<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2011

samedi 24 décembre 2011

"Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière"



Et ici, message du culte de Noël

Ésaïe 9, 1-6
1 Le peuple qui marchait dans les ténèbres
a vu une grande lumière.
Sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre,
une lumière a resplendi.
2 Tu as fait abonder leur allégresse,
tu as fait grandir leur joie.
Ils se réjouissent devant toi
comme on se réjouit à la moisson,
comme on jubile au partage du butin.
3 Car le joug qui pesait sur lui,
le bâton qui frappait son dos,
le massue de son oppresseur,
tu les as brisés comme au jour de Madiân.
4 Toutes les bottes qui piétinaient dans la bataille
et tous les manteaux roulés dans le sang
seront livrés aux flammes,
pour être dévorés par le feu.
5 Car un enfant nous est né,
un fils nous a été donné.
La souveraineté est sur ses épaules.
On proclame son nom :
« Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort,
Père à jamais, Prince de la paix. »
6 Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin
pour le trône de David et pour sa royauté,
qu'il établira et affermira
sur le droit et la justice
dès maintenant et pour toujours
— l'ardeur du SEIGNEUR, le tout-puissant, fera cela.

*

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. »

Toutes choses ont commencé ainsi : dans une parole qui fait advenir le monde des ténèbres à la lumière ; qui a fait advenir le chaos de 13, 5 milliards d’années au jour de la parole créatrice prononcée dans la lumière ; une parole qui résonne dans le temps du récit de la Genèse selon la tradition juive il y a 5772 ans.

Et à nouveau la promesse d’Ésaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. » Ce texte lu à Noël nous rappelle que cette même parole qui fait sortir la vie des ténèbres est à nouveau au recommencement de toute chose. Car le monde, qui n’est pas pleinement sorti de la nuit, est appelé à renaître, à accéder à sa plénitude en paraissant en pleine lumière.

« Le bâton de l’oppresseur » dénoncé par le prophète est le signe de ce que le monde n’est pas pleinement sorti de la nuit. Mais le jour promis — « une paix sans fin pour le trône de David qu'il établira et affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours » —, le jour de la délivrance, de la fin de la misère et de la violence, est aussi celui qui s’annonce à Noël comme une grande lumière dans le signe de l’enfant humble que nous fêtons.

C’est cette espérance séculaire de la venue de la lumière de la délivrance, signifiée par toutes les fêtes de lumière des différents cultes, qui s’est réalisée à Noël.

L'origine la plus vraisemblable du mot Noël serait dans le gaulois noio hel signifiant « nouveau soleil ». Les origines de la fête s'enracinent dans les célébrations de la lumière, comme le culte du « soleil invaincu » chez les Romains et les autres fêtes de solstice des pays nordiques. Avant la réforme du calendrier par Jules César, le solstice d'hiver correspondait au 25 décembre du calendrier romain et les festivités ont continué de se tenir à cette date même après que le solstice eût correspondu au 21 décembre du calendrier julien.

C’est cette espérance d'une lumière nouvelle, qui nous a rejoints à la crèche de Bethléem, que nous fêtons pour la 2011e fois. Ici, comme nouveau soleil, c'est à la Parole créatrice qu'il est fait référence, et à la lumière qui en est le premier effet. Une lumière qui précède toute lumière.

Celle du soleil vient ensuite (au 4e jour selon la Genèse. Elle ne fait que commencer à naître selon le temps du solstice d’hiver) : mais la lumière que nous célébrons est la vraie lumière, qui éclaire tout être humain venant dans le monde.

Un monde extrait des ténèbres qui précèdent cette parole illuminatrice. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. »

C’est en cette Parole, créatrice, qu’est « la lumière du monde », avant la lumière naturelle (Jean 1, 9-10). Lorsqu'elle s'exprime, la lumière apparaît : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut » (Genèse 1, 3). Cette vraie lumière est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme.

Cette lumière est celle de Noël. Le déroulement ultérieur de la création est le développement de cette illumination du monde, de sa sortie du chaos et des ténèbres. Les choses s'ordonnent en se distinguant, en se séparant : ainsi en premier, le jour d'avec la nuit.

C'est cette même Parole qui nous fait venir à l'être qui peut aussi nous faire venir à la vie de Dieu, à la vie éternelle, pourvu que nous l'accueillions. Car le monde, dès lors qu'il ne reçoit pas cette Parole par laquelle il existe, est dans les ténèbres, selon que c'est cette Parole qui sépare la lumière des ténèbres.

Cette parole de lumière vient à Noël, comme petit enfant, de sorte que nous puissions l’accueillir le plus simplement… Donnant, à qui l’accueille, le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Autant de porteurs de cette Parole qui fait venir à la vie, lesquels ne sont pas nés de la chair, mais de la volonté de Dieu. Recevoir la Parole qui fait advenir à la vie dans l’éternité.

Face à cela, les ténèbres naturelles sont le signe qu'il est une seule limite à la pénétration de la lumière. Ne pas l'accueillir.

Mais que de possibilités s'ouvrent au contraire par cet accueil : le pouvoir de devenir enfants de Dieu, juste par l'accueil, dans la foi, de cette Parole et de sa lumière. C'est là le vrai cadeau de Noël.

Que cette Parole, dont nous célébrons la naissance en Marie il y a deux mille ans, Parole éternelle qui nous a créés, promise à une souveraineté sans fin, Parole éternelle qui nous illumine — naisse en chacun de nous pour nous rendre féconds en Dieu.

Qu'elle fasse germer en nous la grâce de l'accueillir d 'où qu'elle vienne ; de ne pas endurcir notre cœur lorsque nous l'entendons où nous ne l’attendrions pas ; car Dieu a pour habitude de déguiser ses anges, comme il a déguisé Marie et Joseph en étrangers que l'on n'a pas su accueillir. Accueillir la Parole créatrice, illuminatrice, source de la vie nouvelle. Cette Parole est le Fils unique de Dieu, « Prince de la paix » en qui demeure pour nous le pouvoir de devenir enfants de Dieu.

Matthieu 11, 25-29 :
25 En ce temps-là, Jésus prit la parole, et dit : Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants.
26 Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi.
27 Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler.
28 Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos.
29 Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez du repos pour vos âmes.

RP
Antibes, Veillée de Noël,
24.12.11


lundi 21 novembre 2011

Kierkegaard — La foi en rupture




La réflexion sur la foi de Kierkegaard (1813-1855) nous replace dans le contexte du luthéranisme danois du XIXe siècle, pétri, outre l’idéalisme romantique, de philosophie hégélienne (une des influences, par exemple, du théologien Hans Lassen Martensen, cible — parmi d’autres — des critiques de Kierkegaard). Hegel est alors incontournable, ayant offert un système permettant de penser la totalité du monde comme processus historique de la raison — tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel.

Mais voilà, le vécu individuel échappe aux catégories rationnelles, par lesquelles se pense le général. Le vécu individuel, comme exception, est même absurde selon le seul horizon des catégories générales, remarque Kierkegaard.

Dans sa relation au Christ, l’homme est fait contemporain à lui. Kierkegaard s'en rapproche de l’Augustin des Confessions : Dieu m'est plus intime que je ne le suis à moi-même. Il pourrait reprendre le propos de Luther (« notre maître à tous », dit-il) : Qu’importe si la Parole de Dieu naissait mille fois à Bethléem si elle ne naît pas une fois en toi.

La foi est première. Le rapport de l’homme à Dieu est un événement présent et strictement individuel — supposant un saut de la foi.

Se trouve ainsi esquissée une double convergence entre Montaigne et Kierkegaard (référents de nos réflexions de cette année) : pour les deux le rite est second — pour Kierkegaard du fait de la prééminence de la foi sur le rite, qui actualise dans le quotidien la Parole divine et le rapport absolument unique de l’homme à Dieu — ; et tous deux laissent une large place à la subjectivité dans la construction de leur œuvre.

Kierkegaard conçoit trois stades de l’existence : le stade esthétique, dominé par les sens : le stade éthique, celui du choix du devoir, de l’engagement moral ; le stade religieux, (stade qui correspond à l’aboutissement de l’épreuve d’Abraham). La conversion de l’homme religieux ne peut se faire sans rupture, elle relève d’un saut. L’apaisement de l’angoisse dans la foi, remède au désespoir, est donné dans ce paradoxe, rupture d’avec les catégories de la raison.

RP
AJC Antibes 22.09.11
D’après les notes de Cédric Lesluyes

*

La responsabilité

Deux angles : le mariage, le ministère pastoral


La renonciation…

I

… Au mariage

La reprise (1843) :
La bien-aimée du « jeune homme », dans La reprise, « n'était pas la bien-aimée, mais l'occasion favorable à l'éclosion du génie poétique qui s'emparait de lui. » De là, « la situation du jeune homme devenait plus pénible à mesure que le temps passait. Sa mélancolie prenait de plus en plus le dessus. »

Le « jeune homme » « ne faisant jamais que languir après elle [...] Il voyait la jeune fille malheureuse par lui, sans qu'il eût conscience d'aucune faute ; mais cette absence de culpabilité était à ses yeux un scandale qui redoublait son tourment jusqu'à la furie. » Kierkegaard, La reprise / La répétition, GF p.38.


L’alternative (1843) :
« Qui est sûr de ne pas changer; peut-être ce que je considère maintenant comme bon dans ma nature disparaîtra-t-il ; peut-être les talents grâce auxquels je captive maintenant ma bien-aimée et que je désire conserver à cause d’elle seulement me seront-ils retirés, et elle se verra alors trompée, dupée ; peut-être sera-t-elle tentée par un parti plus brillant et sera-t-elle incapable de résister et grands dieux ! j'aurai cette infidélité sur la conscience ; je n'ai rien à lui reprocher, c'est moi qui ai changé, je lui pardonne tout pourvu qu'elle me pardonne aussi mon imprudence de l’avoir conduite à une démarche aussi décisive. Je sais en conscience que, loin de lui en conter, je l'ai plutôt mise en garde contre moi, et qu’elle a agi suivant sa libre résolution; mais peut-être est-ce justement cet avertissement qui l'a induite en tentation, en lui montrant en moi un homme meilleur que je ne suis, etc. » Ou bien… Ou bien / L’alternative, Œuvres p. 395.


Plus tard :
« Ma faute, c'est que je n'avais pas la foi, la foi que tout est possible à Dieu, La foi est une folie divine, comme l'appelaient les Grecs. La foi espère aussi pour cette vie — comme Abraham crut qu'Isaac lui serait rendu — mais, il convient de le noter, non en vertu de la raison humaine, car celle-ci n'est qu'une règle de conduite ; la foi espère en vertu de l'absurde. Si j'avais eu la foi, je serais resté près de Régine ». Mais il s'étonne et ajoute cette question : « Où est la limite entre cela et tenter Dieu? » Cit. par Torsten Bohlin, S. Kierkegaard, l’homme et l’œuvre, p. 50.


II


… Au ministère pastoral

Fervent chrétien et brillant théologien, il s'opposera à l'Église danoise de l'époque, église luthérienne d'État, au nom d'une foi individuelle et concrète. En effet, la religion, l'institution ecclésiastique, la communauté des croyants, forment ce que Kierkegaard appelle la chrétienté, et représentent l'hypocrisie (aller au sermon pour bien se faire voir de la société) et la répression de l'individualité, laquelle s'épanouit au contraire dans le christianisme comme foi vécue, pleine de doutes et d'apprentissages intérieurs, le « devenir-chrétien ». Il écrit ainsi des Discours édifiants (1843-1847), rédigés dans un style personnel s'adressant à la singularité de l'auditeur, qu'il publie à côté de ses œuvres philosophiques et littéraires. Kierkegaard souhaite ainsi restaurer un luthéranisme pur et originel, où la foi prime les œuvres et les justifications ; il théorise longuement la notion de « scandale », d'inspiration biblique, qu'il couple avec la notion philosophique de paradoxe (Cf. Wiki).

Et il renonce à être pasteur.

En 1855, il lance une campagne dans laquelle il s’engage dans de violentes polémiques contre l’Église et ses « 1000 pasteurs salariés » de l'État. Cet événement est connu comme la « guerre contre l'Église » (Kirkestormen). Kierkegaard veut, pour la première fois, agir dans l'actualité (« l'instant ») contre des personnes nommées. La campagne commence par une série d'articles dans un quotidien, puis, cinq mois après, par une dizaine de pamphlets qu'il nomme L'Instant (Øjeblikket). Dans le premier article datant de décembre 1854, Kierkegaard explique qu'il a été, sa vie durant, empêché de parler franchement de son hostilité à l'Église par respect pour son père et pour l'ami de celui-ci, l'évêque de Copenhague Mynster. C'est la mort de Mynster qui permettra et qui provoquera le Kirkestorm et Kierkegaard dit que tous ses écrits antérieurs sont à considérer comme des manœuvres préparatoires, les ruses d'un agent de police pour voir plus profondément. La campagne se caractérise par une constante focalisation sur l'immoralité inhérente d'un christianisme d'État. Kierkegaard refuse simplement aux pasteurs, et notamment à Mynster, d'être des « témoins de vérité », « ils se moquent de Dieu », deviennent « parjures », négateurs et destructeurs du christianisme… (Cf. Wiki.)


RP
AJC Antibes 17.11.11


lundi 31 octobre 2011

« Une seule langue et des paroles identiques »



La langue dont il s’agit est « la langue sainte » selon le célèbre commentateur Rachi* — une langue qui parle « amour et fraternité », quelque chose de positif en soi... Et qui va pourtant mal tourner.


C’est, poursuit Rachi, au motif que « Dieu n’avait pas le droit de s’attribuer de manière exclusive le monde supérieur », que cette humanité unie se dresse en élevant sa tour. Interprétation percutante de l’issue (que donne le v. 4 « une tour qui touche le ciel ») d’un préalable pourtant très positif, quasi utopique : « une seule langue et des paroles identiques ». Une humanité en passe de réaliser enfin un monde harmonieux, à l’opposé du chaos qui a conduit au déluge…

Et voilà que… « le Seigneur les dispersa » (v. 8). Après le déluge, pourquoi ce châtiment apparemment plus modéré ? demande Rachi : « quel a été le plus grave péché, celui de la génération du déluge ou celui de la génération de la tour de Babel ? » Les seconds semblent être allés plus loin, « entrant en guerre contre Dieu. Et pourtant les premiers ont été anéantis, alors que les seconds ne l’ont pas été ! C’est parce que la génération du déluge pratiquait corruptions et violences, d’où sa destruction, alors que celle de la tour pratiquait l’amour et la fraternité, ainsi qu’il est écrit : "une seule langue et des paroles identiques" (v.1). » On est ici plutôt dans le préventif…

La Torah, dont ce texte est un des moments introductifs, est le don d’une loi qui permette enfin de sortir des échecs récurrents dans la mise en place d’un monde apaisé. À Babel, on y est presque. « Une seule langue et des paroles identiques ». Voilà qui fait loi commune !.. On est à la veille de s’accorder sur une Déclaration des Droits de l’Homme ! Il n’est pas jusqu’à Dieu qui ne semble s’y conformer : « Le Seigneur descendit pour voir » (v. 5). Rachi à nouveau : « Il n’avait pas besoin de descendre pour cela, mais le texte vient ici enseigner aux juges qu’ils ne doivent pas condamner l’accusé avant de l’avoir vu et d’avoir compris. » Du droit, de la justice, rien à redire !

… Avec un constat, au terme de cette enquête divine : cette merveille d’harmonie est dévoyée ! Le fondement de l’harmonie, « une seule langue et des paroles identiques », de Loi juste en Droits de l’Homme, s’est mué ipso facto en clef de voûte circonvenant jusqu’au ciel. Est née de cette unité une « communauté internationale » propre à accomplir « ce qu'ils projetteront de faire » (v. 6)… Et ce n’est pas toujours reluisant ! Il n’est qu’à ouvrir nos journaux pour constater ce qui s’accomplit aujourd’hui-même au nom de « paroles identiques » parlées sous l’arche d’une Déclaration universelle : à peu près l’inverse de ce qu’elle clame : violence, chaos, bombes sur quiconque est décrété hérétique au nom de l’harmonie universelle…

« Le Seigneur les dispersa » (v. 8). Rachi constate : « Ils avaient peur d’être dispersés (v. 4). Leur crainte s’est réalisée. "Ce que redoute le méchant, c’est ce qui lui arrive" (Proverbes 10, 24) ».

RP
Presse réformée du Sud
Le Cep / Echanges / Réveil, novembre 2011


______________
* Rachi, c’est-à-dire Rabbi Shlomo ben Itzhak, rabbin de Troyes, viticulteur et exégète (env. 1040 - 13 juillet 1105).


samedi 15 octobre 2011

Nos convictions sont-elles nôtres ? Quelle mission ? Proclamer quoi ?



« N'a de convictions que celui qui n'a rien approfondi. » (Cioran, De l'inconvénient d'être né)




Introduction. Vous avez dit « théologie systématique » ?


… Mais « La carte n’est pas le territoire » – (Alfred Korzybski)
Ruptures / Aristote Galilée Einstein


Les systèmes philosophiques et/ou théologiques proposent, selon des principes recevables en un temps donné, des synthèses d’un donné qui n’est pas a priori ordonné de façon systématique.

Ainsi pour le donné biblique — comme pour d’autres — la mise en systèmes s’opère selon quelques principes, à l’instar des systèmes philosophiques, dès avant que la théologie et la philosophie ne soient aussi clairement distinguées qu’elles le sont pour nous. La distinction n’est par originelle : chez Aristote la théologie est à peu près l’équivalent de la « philosophie première », de la métaphysique, la partie de la philosophie qui est au-delà de la physique ou science de la nature, « meta ta physikè » — « super naturam », « sur-nature ».

La distinction apparaît comme distinction des données de base : d’un côté ce qui est observable à partir de la considération du monde et de la perception commune — grecque généralement — ; de l’autre le donné biblique. Sensible chez un Augustin (IVe-Ve s. ap. JC) — pour qui « la philosophie est la servante de la théologie » —, la distinction théologie-philosophie est clairement tracée avec Thomas d’Aquin (XIIIe s.).

De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture et d’établissement des systèmes est la logique d’Aristote (IVe s. av. JC) : identité, non-contradiction, tiers exclu (A est A, A n'est pas non-A, il n'y a pas de milieu entre A et non-A), posant la connaissance comme « adéquation de la chose et de l’intellect », en cohérence avec le système du monde aristotélicien : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel », les autres cieux étant ceux des sept « planètes » observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne. La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas.

Ce monde, mû par les Intelligences célestes, les anges, imitant la perfection de Dieu, s’est irrémédiable écroulé sous le regard de Galilée (XVIIe s.) aidé de sa lunette grossissante, qui lui permet de dire que les planètes sont composées de matière similaire à celle que nous connaissons ici-bas. S’esquisse la confirmation des calculs de Copernic… Et s’ensuit l’effondrement du monde aristotélicien, véritable « ébranlement des puissances des cieux ».

Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.

Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).

Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes.

Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.

Une nouvelle rupture intervient au début du XXe s. avec Einstein et la théorie de la relativité qui, elle, remet en cause la logique d’Aristote, selon la formule d’A. Korsybski : « La carte n’est pas le territoire ». Illustration frappante et simple : une mappemonde, on le sait, ne correspond pas à ce qu’elle représente, puisqu’on ne peut donner à plat ce qui est approximativement sphérique. Korsybski a été popularisé par l’auteur de science fiction A. E. Van Vogt et son cycle des « Ã », à savoir « Non-A », c’est-à-dire « non-aristotéliciens ».

D’Aristote à nos jours, un cycle s’est déroulé : trois ruptures radicales dans les mises en place de systèmes, de « cartographies » : on sait clairement que la « carte n’est pas le territoire », propos confirmé de façon frappante récemment, avec la découverte (qui ne remet toutefois pas fondamentalement Einstein en cause) de la possibilité qu’il y ait des éléments plus rapides que la lumière : la carte d’Einstein non plus n’est pas le territoire.

Évidemment cela vaut aussi pour les systèmes théologiques, la cartographie théologique. Proposer un système théologique revient à proposer une carte, qui ne correspond pas à ce dont on entend rendre compte… À bon entendeur… Cela vaut pour la suite, ci-dessous.




- 1. Convictions. Relecture de la fatalité en grâce / foi à la résurrection


a) Nos convictions sont-elles nôtres ?

« Avoir des convictions » signifie « être convaincu ». Cela se conjugue au passif. D’où : de quoi suis-je convaincu, par quoi, par qui ?

Tout d’abord n’oublions pas que nous sommes héritiers. Quel héritage ? Un héritage qui doit beaucoup à des moments historiques dont le rapport avec nos convictions peut sembler parfois lointain. Pensons à l’incontournable tournant constantinien, que nous considérons très souvent avec regret… Mais serions-nous convaincus de ce dont nous sommes convaincus en matière de foi chrétienne sans le tournant constantinien ? Ne défendrions-nous pas (mais ce serait un autre film) s’il n’avait pas eu lieu, le néo-platonisme par ex., synthèse religieuse alternative à celle, chrétienne, qu’a promue Constantin ?

Selon une des plus récentes études sur Constantin, celle de Paul Veyne dans Quand notre monde est devenu chrétien (Albin Michel 2007), Constantin a acquis de réelles convictions chrétiennes, et avec elles, le sens d’une vocation, vocation d’empereur chrétien : opérer un tournant eschatologique, via un véritable pari de la foi. Le christianisme, selon P. Veyne, aurait représenté alors tout au plus une forte minorité, qui, sans le pari constantinien, serait demeurée une secte de relative importance, pas plus. Il est devenu, dans la suite logique de l’œuvre de Constantin, la religion de l’Empire romain, et donc de l’Europe, de l’Occident, du monde sous son influence, qu’il soit orthodoxe, catholique romain, protestant… (Le protestantisme réforme, en regard de la tradition hébraïque — sola scriptura — la religion romaine dont il est aussi héritier.)

Cela dit, nous avons tous appris que — selon la formule de Tertullien —, « on ne naît pas chrétien, on le devient ». Où il est question au-delà de l’héritage, de choix personnel…

Question de choix personnel, donc ? S’ensuit la question : sur quelle base un choix s’opère-t-il, selon quels critères, entre lesquels on opte sur quelle base ? Connaît-on les tenants et les aboutissants ?

Sachant le nombre, la multiplicité des choix possibles, quel rôle joue notre délibération en fin de compte lorsqu’il s’agit de trancher ?

Ne serait-ce que pour l’achat d’un pantalon ou d’une machine à laver dans la société de consommation contemporaine ! Cf. Le paradoxe du choix de Barry Schwartz, éd. Michel Laffont : une décision de cet ordre, dans la multiplicité des choix et des critères possibles (prix, coupe, performances, promotions ou pas, etc.) place la fonction rationnelle au second plan au point que le choix s’effectue finalement de façon infra-rationnelle ! — ce qu’a très bien compris la pub associant tel lave-linge, telle voiture, au bonheur ! via images paradisiaques ou autres…

Or ce qui est évident dans le domaine des achats pour le regard du sociologue, vaut à bien y regarder, dans des domaines plus significatifs, et a fortiori : du « choix du conjoint » à… la naissance ! Quel rôle joue la raison, la décision rationnelle ?

Qu’est-ce qui prime, la raison ou la volonté — irrationnelle ? Arthur Schopenhauer (début XIXe s.) s’est attaché à faire apparaître le rôle primordial de la volonté, obscure, antécédente à la raison, non seulement dans nos « choix », mais dans la venue à l’être, la nôtre et celle du monde-même, fruit d’une volonté obscure, d’un sombre vouloir-vivre.

Le choix du conjoint-même, par ex., apparaît ainsi comme effet de la volonté de perpétuation de l’espèce à travers l’illusion d’un choix nôtre ! Les courbes féminines de sa belle auxquelles succombe l’amoureux ne sont alors rien d’autre que la promesse, perçue instinctivement, d’une procréatrice avantageuse pour la descendance. La mâle assurance, les muscles, l’intelligence et le porte-feuille bien garni, la promesse, pour la dame, d’un bon protecteur de sa progéniture, etc. (Cf. Schopenhauer, Métaphysique de l’amour , métaphysique de la mort.)

Cela vaut au plan individuel dans le choix du conjoint ; au plan collectif cela vaut jusque dans le déclenchement d’une guerre, par ex., qui fera des milliers de morts et que l’on justifie comme défense des Droits de l’Homme, ou (très actuel) des populations civiles (bombardées au motif de les protéger)… Comme antan on les justifiait comme défense de la Croix, par exemple. Or dans les cas modernes, comme médiévaux, au fond la racine obscure de telles actions est à chercher dans des zones irrationnelles et inquiétantes, celles d’une sombre volonté…

Et cela vaut jusqu’à notre naissance qui ne doit rien à la raison, évidemment, et qui, ainsi que le fait toucher du doigt Cioran (Cf. De l'inconvénient d'être né) est le moment où nous avons tout perdu. L’infini des possibles, l’infini des « choix » possibles, s’est réduit à une actualisation unique, cantonnée, un « choix » qui est forcément le mauvais « choix » puisqu’il nous a fait tout perdre, perdre l’infini des possibles !

Quand F. Dolto signale que la naissance est le fruit de trois désirs, celui du père, celui de la mère, celui de l’enfant lui-même, c’est bien de désir qu’il s’agit, pas de choix rationnel ! Si la raison eût été engagée — d’abord on le saurait (peut-être) ou plutôt, à bien considérer les choses, la naissance ne serait jamais advenue… L’Ecclésiaste : « J’ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants, et plus heureux que les uns et les autres celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. » (Ecc 4, 2‑3.)

Cioran rejoint alors tout bonnement l’Ecclésiaste, grand témoin biblique de l’inconvénient d’être né ! Avec Jérémie (ch. 20) ou Job — comme l’a fait aussi un Baudelaire, par ex. (Cf. dans Les fleurs du mal, « Bénédiction ».)

Le choix a-t-il été nôtre, celui de notre raison, ou le fruit d’une obscure volonté qui nous échappe, la source de notre malheur ?

L’approche de Schopenhauer, une volonté obscure derrière nos actions, que nous tentons de justifier — d’auto-justifier — par la raison dans un second temps, n’est pas sans analogie avec la notion classique en chrétienté de « péché originel », qui atteint jusqu’à notre raison (la « putain du diable » selon Luther dont l’influence sur Schopenhauer est sans doute loin d’être insignifiante). Une ligne qui va de Paul (Romains 2-7) à Luther et Calvin et au-delà en passant par Augustin pour ne citer que les plus connus.

Une notion — le péché originel — qui permet de relier le fait que nous percevons qu’il y a quelque chose d’essentiellement bon, dans les signes de beauté, de bonté, de bonheur, qui nous sont perceptibles, des signes du Royaume pour Calvin (Institution de la Religion Chrétienne, III, x) — à cet autre constat : nous sommes plongés dans un monde de douleur, de violence, nous en sommes partie prenante jusqu’au cœur de nos êtres. Le mal. Un décalage, non pas tant chronologique que logique peut-être, mais qui s’illustre et se dit via un récit (Gn 3) — forcément chronologique, lui, donnant un avant et un après, que seul nous habitons.

Enracinement sombre de toutes nos actions. Luther encore : « nul ne peut savoir si toutes ses bonnes œuvres ne sont pas des péchés mortels si elles ne sont gratuitement justifiées par l’Esprit saint ».


b) Volonté et grâce – question de relecture

La question est de savoir comment on reçoit le fait qu’on ne choisit pas selon des critères rationnels, qu’on n’a de convictions qu’au passif et que sous cet aspect-là des choses aussi, les convictions précèdent les raisons que l’on en donne a posteriori.

Et donc que la raison ne précède pas la foi selon laquelle elle lit ce qui est advenu en matière de convictions, comme d’actions…

Tout un éventail de clefs de lecture est possible, jusqu’à celle qui relève d’un acte de foi posant un enracinement antécédent à celui qui se déploie à l’occasion de la volonté obscure qui meut ce qui advient jusqu’à nos choix individuels, convictions et actions.

« Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a pensé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux » (Genèse 50, 20).

Acte de foi, une des clefs de la Genèse est ce « penser en bien » par Dieu de ce qui est advenu via le mal, un mal profond, quand bien même auto-justifié. Si bien que la notion même de création par un Dieu bon est bien un acte de foi, posé dès le début de la Genèse et confessé dans nos credo « Je crois en Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ». Le croire, parce que la raison ne permet pas de le constater : « plus heureux celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. » (Ecc 4, 3.)

La conviction qu’un Dieu bon, portant un projet de bonheur, est garant ultime de ce qui se déroule, propre à fonder une espérance, est un donné, une « grâce », reçue par la foi.

La « promesse » ainsi donnée à la foi est au cœur de « l’Alliance » qui fait canon de la tradition(s) et de la pensée bibliques. Toute tradition s’identifie à ce qui en fait critère, que la philosophie (puis la théologie) appelle « canon », dans lequel on reçoit un héritage plutôt qu’un autre. La tradition épicurienne, parle ainsi, elle aussi, de « canon », à savoir ici la théorie des atomes, en lien avec l’espérance d’un bonheur qui postule le bannissement de la peur, et des dieux, et de la mort. Un texte qui ne recèle pas ces éléments n’est pas dans le canon épicurien. De même pour la philosophie bouddhique et la notion d’impermanence des éléments sans laquelle on n’est plus en bouddhisme.

Le nom tétragramme YHWH, porteur de la promesse d’un Dieu bon, est au cœur de la relecture biblique du monde et de ce qui fait paradigme de cette relecture, certains textes (portant ce nom) et pas d’autres (ne le portant pas)…

Le christianisme fonde sa relecture du monde comme chargée de la promesse de la bonté de Dieu dans l’événement qu’il reçoit comme son accomplissement, l’événement du dimanche de Pâques reçu devant le tombeau vide.

Ici s’opère et se fonde une autre lecture, relecture de la volonté sombre en grâce. Fondement d’une conviction au passif, reçue selon un autre ancrage — reçue d’un autre « convicteur ».




- 2. Mission / transformation de l’exil


a) Envoi comme exil relu / Incarnation

Ici s’opère un renversement vers la mission. Une conviction reçue fonde une mission, comme transformation de ce qui est d’abord exil dans le mal.

Le fait de l'exil s'exprime par un sentiment plus ou moins diffus de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment peut être accru consécutivement à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un déplacement géographique — exil proprement dit —, un deuil finalement.

Autant d'accroissements d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède. Le sentiment de la perte irrémédiable nous atteint de toute façon tous dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

C'est là un sentiment qui se nourrit de cette réalité, la nostalgie, tel un champignon — qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Mais l'avant, l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

L'exil et la nostalgie, la nostalgie comme sentiment de l'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. Cf. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, III, ix.

Parmi les anciennes expressions théologiques de l'exil sont les méditations bibliques et prophétiques sur la destruction du Temple de Jérusalem. Le premier Temple, cf. Ezéchiel 36. Puis le second Temple, pour le Nouveau Testament.

En ce sens, l'exil, évidemment, n'est ni simplement géographique, ni même seulement éthique, conséquence d'une chute morale. Il se révèle être exil métaphysique.

Un exil fondamental dévoilé tout à nouveau dans l’événement du dimanche de Pâques. La résurrection donnée comme moment fondamental, précédant la relecture par ses disciples de la vie du Christ. « Existant en forme de Dieu, Jésus-Christ n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Où notre exil métaphysique apparaît au regard de la vie du Christ comme exil assumé en mission, ouvre un nouveau sens de notre sens de notre propre exil.


b) Autre aspect / autre face / autre registre

Comme l’exil d’Israël à Babylone est lu comme tournant, envoi (mission) vers les nations en vue du dévoilement universel du Nom porteur de la promesse d’une autre lecture, la venue du Ressuscité dans le temps, la rencontre du Ressuscité, fonde une relecture possible de notre exil dans le temps, suite à l’inconvénient d’être né.

Voilà un quotidien, notre quotidien que l’on relit (étymologie de religion selon Cicéron) un quotidien que l’on relie (étymologie de religion selon Lactance) à un autre sens, qui reçoit un autre aspect ; comme un envoi (mission).

La mission se reçoit ainsi comme quotidien relu — relu vers où l’on va (cf. Gn 12 / vocation d’Abraham), puis extension vers, jusqu’à la « mission » au sens commun, celle qui fonde la démarche d’un Paul allant vers les nations.



- 3. Proclamation / verbalisation d’autres possibles


Comme convictions, choix, actions… sont fondés antécédemment à la raison, ainsi en est-il de ce que l’on proclame comme lecture de notre mission — relecture de notre exil.

La raison, l’argumentation, est seconde et n’est donc pas décisive. Elle l’est d’autant moins qu’elle n’atteint pas le concret de la vie réelle.

La raison consiste à fournir des classements, des catégories, choses abstraites, donc. Le réel, concret, n’est pas atteint. Est rationnel, scientifique, ce qui est reproductible en laboratoire, ce que n’est jamais l’événement, les événements concrets de nos vies, irréductiblement uniques et irreproductibles.

En ce sens le moindre événement apparemment banal n’est pas plus rationalisable que l’événement du dimanche de Pâques.

Cela vaut pour le récit par lequel on donne quelque événement que ce soit. Un récit est relecture, il n’atteint jamais le fait qu’il relate.

Dans l’événement unique seul est la vérité concrète de la rencontre, jamais dans l’abstrait, où, dans la mise en catégories se perd le réel concret, et s’origine le désespoir dont l’alternative est dans la foi — cf. Kierkegaard, Traité du désespoir ou La maladie à la mort : cf. Jean 11. « Lazare est malade », annonce-t-on à Jésus : « cette maladie n’est pas à la mort », répond Jésus. Parole qui, reçue dans la foi, met terme au désespoir, la maladie à la mort.

L’événement du dimanche de Pâques apparaît alors comme source d’une espérance, non seulement contre tout désespoir, mais « contre toute espérance » (toute espérance ainsi rendue vaine). Il est question de foi, qui ne se laisse pas scandaliser par l’unicité de l’événement hors catégories. La foi comme alternative au scandale ; et qui me fait contemporain du Christ, unique dans l’éternité comme il est l’Unique.

La résurrection du Christ fonde un déplacement, qui rompt avec toutes les identités, qui en fait des réalités secondes par rapport à l’être devant Dieu, quelles que soient ces identités, notamment nationales, religieuses, rituelles (c’est le bouleversement que connaît Paul dans sa rencontre du Ressuscité — cf. Alain Badiou, S. Paul, la fondation de l’universalisme, PUF 1997).

Cela ne nie pas la mort comme terme, mort terme incontournable et qui le demeure, quand bien même ma mort devient seconde en quelque sorte, par rapport à la résurrection, comme le récit évangélique de la vie du Christ, jusqu’à sa mort, s’ordonne en regard de l’événement du dimanche de Pâques.

La mort fonde toutes mes nostalgies et mes fausses espérances — sourcées dans des blessures, qui demeurent. La résurrection se place, et la place, les place (mort et blessures) à un autre niveau. Une proclamation — « Ô mort où est ton aiguillon ? » (1 Co 15, 55 ; Osée 13, 14) — s’y ancre, proclamation comme verbalisation des notions de résurrection / Incarnation / Transfiguration — Incarnation et Transfiguration étant des moments de la relecture de la vie du Christ à la lumière de la foi des disciples à sa résurrection.

Dans le cadre de la proclamation de l’événement du dimanche de Pâques advenant dans un quotidien dont le terme est la mort, apparaît un concept de Dieu d’un tout autre ordre que celui d’une figure projetée à la face du ciel. Rejoignant l’Ecclésiaste, « tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le ; car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas » (Ecc 9, 10). La mort comme terme est au cœur du réel, où le concept de Dieu apparaît comme désignant le fait que ce qui nous advient ne dépend, pour l’essentiel, pas de nous. Concernant la grâce à recevoir, il s’agit de percevoir que ne dépendent pas de nous non seulement les conditions matérielles du don de Dieu, mais même notre capacité à le recevoir.

La lecture de la foi, comme transformation de l’exil en grâce / et mission est portée par la conviction que le Dieu qui donne et le vouloir et le faire, et les conditions du bonheur et la capacité à le recevoir, nous est favorable.

Telle est la proclamation libératrice, qui délie jusqu’à nos mémoires — via notre contemporanéité de la résurrection du Christ comme porte de tout déplacement. Une relecture qui nous relie à une autre mémoire, autre que notre mémoire blessée.

Toute lecture de nos vies est relecture d’événements qui ne nous sont accessibles que par le récit que nous en faisons, récit sans cesse modifié à l’aune de nos expériences successives. Et voilà un fondement radicalement nouveau, déferlant du tombeau vide, pour une relecture qui n’est pas le fruit d’habitudes blessées en forme d’ornières — celles des blessures qui demeurent —, mais d’un autre passé contemporain / et d’un autre avenir toujours possible, qui commence aujourd’hui-même : c’est aujourd’hui le jour du salut (Hé 3 ; Ps 95).

RP
Marseille 15.10.11
« Convictions, mission, proclamation »
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jeudi 13 octobre 2011

En perspective...


En perspective : l'Eglise protestante unie de France



L'union des luthériens et des réformés français est pour demain. Résoudre un dissensus de près de cinq siècles, c'est de cela qu'il s’agit. Restons modestes, nous ne sommes pas les premiers. Et gardons le sens de la mesure : luthériens et réformés français restons minoritaires en regard du reste du monde !

Il n’empêche : nous voilà partie prenante d’un mouvement d’une belle portée. Depuis l’échec de 1529, au colloque de Marbourg, où Luther et Zwingli ne parvenaient pas à s’accorder, les tentatives de réconciliation n’ont pas manqué.

Déjà un an après, en 1530, la Confession d’Augsbourg, qui symbolise la foi luthérienne jusqu’aujourd’hui, exprime pour partie cette volonté. C’est un des soucis de son rédacteur, Melanchthon, qui poussant encore ce souci, produira une autre version, en 1540, que Calvin signera. Mais c’est la version de 1530 qui s’imposera, ratifiée par le réformé Théodore de Bèze, qui l'inclut dans son Harmonie des confessions de foi.

Un peu plus de trente ans après, en 1561, au colloque de Poissy, la même Confession d’Augsbourg est à nouveau pressentie parmi les bases pour une réconciliation en France… entre catholiques romains et protestants !

Mais les sous-bassements philosophiques qui sont derrière les interprétations respectives du mode de la présence du Christ à la Cène sont alors décidément trop immédiatement présents !

Ce n’est que quatre siècles et demi après, en 1973, à Leuenberg, que réformés et luthériens (notamment) prendront acte de ce que les vocables, conditionnés par la philosophie dont le temps a permis la mise à distance, traduisent une foi commune, conviction scellée dans une Concorde, qui nous permet aujourd’hui de franchir un pas de plus : l’union.

mardi 23 août 2011

La planète des singes - de la conquête aux origines



Une des clefs de la méditation de Pierre Boulle et de son ironie est dans le simiesque, le mimétisme simien…

« Et justement, les singes sont doués d'un sens aigu de l'imitation... […] écrit-il dans son roman La planète des Singes, en 1963 :

Qu'est-ce qui caractérise une civilisation ? Est-ce l'exceptionnel génie ? Non, c'est la vie de tous les jours... Hum ! Faisons la part belle à l'esprit. Concédons que soient d'abord les arts et, au premier chef, la littérature. Celle-ci est-elle vraiment hors de portée de nos grands singes supérieurs, si l'on admet qu'ils sont capables d'assembler des mots ? De quoi est faite notre littérature ? De chefs-d'œuvre ? Là encore, non. Mais un livre original ayant été écrit — il n'y en a guère plus d'un ou deux par siècle — les hommes de lettres l'imitent, c'est-à-dire le recopient, de sorte que des centaines de milliers d'ouvrages sont publiés, traitant exactement des mêmes matières, avec des titres un peu différents et des combinaisons de phrases modifiées. Cela, les singes, imitateurs par essence, doivent être capables de le réaliser, à la condition encore qu'ils puissent utiliser le langage.

En somme, c'est le langage qui constitue la seule objection valable. Mais attention ! Il n'est pas indispensable que les singes comprennent ce qu'ils copient pour composer cent mille volumes à partir d'un seul. Cela ne leur est évidemment pas plus nécessaire qu'à nous. Comme nous, il leur suffit de pouvoir répéter des phrases après les avoir entendues. Tout le reste du .processus, littéraire est purement mécanique. C'est ici que l'opinion de certains savants biologistes prend toute sa valeur : il n'existe rien dans l'anatomie du singe, soutiennent-ils, qui s'oppose à l'usage de la parole ; rien, sinon la volonté. On peut très bien concevoir que la volonté lui soit venue un jour, par suite d'une brusque mutation. »


La question de cette « mutation » a arrêté les adaptateurs cinématographiques de son roman qui se sont penchés sur le tournant de la révolte simienne.


Dans La Conquête de la planète des Singes, Lee Thompson, en 1972, opte pour le court-circuit du paradoxe temporel. Si le roman de Pierre Boulle, de 1963, fait voyager les astronautes dans l’espace, jusqu’au système de Bételgeuse, on sait que dans le film de Franklin J. Schaffner, en 1968, les astronautes sont restés sur terre, se retrouvant simplement dans le futur. La scène mémorable est celle de la découverte finale de la statue de liberté par George Taylor / Charlton Heston.

En 1971, dans Les Evadés de la planètes des singes, on avait vu les chimpanzés Cornélius et Zira arriver sur terre — en fait dans leur passé, en 1973. Zira est enceinte. Son fils César naîtra dans un zoo. C’est là que commence La Conquête de la planète des Singes.

On est à l’époque où les animaux domestiques, chiens et chats, ont disparu et ont été remplacés par les singes (ici on est proche du roman de Boulle), dont les capacités supérieures les voient transformés peu à peu en esclaves des humains… Il ne leur manque que la parole… que César leur amènera du futur. Paradoxe temporel, à défaut d’explication de la « mutation ».

La version de Tim Burton de 2001, qui use aussi du paradoxe temporel, ouvre une autre issue pour expliquer ladite mutation : les manipulations génétiques.

Dix ans plus tard, en 2011, soit quarante ans après Les Evadés de la planètes des singes / La Conquête de la planète des Singes, la voie de la mutation génétique est exploitée à fond dans La Planète des singes : Les Origines de Rupert Wyatt…

Un traitement contre la maladie d’Alzheimer qui s’avèrera instable et inefficace concernant les humains, avant « amélioration » qui le verra devenir mortel, est en revanche parfaitement adapté pour les singes sur lesquels il est expérimenté... et se transmet à la descendance !

C’est même au-delà de toute attente : on sort résolument du mimétisme simien comme clef du roman de Boulle. Les singes « traités » s’avèrent potentiellement et très rapidement plus intelligents que les humains.


Ce qui — si l’on sait que, comme l’a montré, depuis, René Girard, le mimétisme n’est pas du tout ce qu’en croyait Boulle —, présage des lendemains difficiles pour le futur de la civilisation simienne : le mimétisme est en effet non pas un signe de déficit d’humanité, qui nous ferait nous moquer des singes… simiesques. Le mimétisme est au contraire d’autant plus fort que l’être est plus intelligent ! Le mimétisme est jusqu’à présent plus puissant chez les hommes que chez les singes, et les hommes en sont ipso facto plus violents, s’imitant et se concurrençant les uns les autres jusqu’à la pire des violences, exterminatrice.

N’en demeure pas moins l’impossible quadrature du cercle des adaptations diverses de Pierre Boulle qui prennent parti pour les opprimés simiens, de La Conquête aux Origines. Pierre Boulle, lui, ne voyait pas dans le simiesque, dans le mimétisme simien, un élément en leur faveur, mais bien la preuve de leur infériorité irrémédiable. Et dans le film de Rupert Wyatt, Les Origines, c’est encore à l’homme et à ses traitements du cerveau — dernier refuge du simiesque — que les singes doivent leur accès à leur nouveau statut.

Le mythe trouve à nouveau sa limite dans la théorie du mimétisme de René Girard : le plus puissant imitateur et bel est bien le plus élevé dans l’échelle des créatures intelligentes…
RP



dimanche 24 juillet 2011

Soirée Gospel à Juan. In memoriam John William



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John William, de son vrai nom Ernest Armand Huss, est né le 9 octobre 1922 à Grand-Bassam au bord de la lagune Ébrié en Côte d'Ivoire, d'un père alsacien, Ernest Charles Huss, et d'une mère ivoirienne, Henriette Amoussan.

Premier arrachement, il est séparé de sa mère dès 18 mois. Désormais, il est élevé par son père à Grand Bassam. Il quitte la Côte d’Ivoire à l'âge de 8 ans et est confié à une lointaine parente d'un petit village de Seine-et-Marne.

En 1939, à 17 ans, il devient apprenti ajusteur-outilleur aux usines automobiles de Boulogne-Billancourt. En juin 1943, réquisitionné pour le Service Civique Rural, afin de remplacer les paysans prisonniers, il est envoyé en Charente-Maritime jusqu'en août 1943 ; puis à Montluçon, dans une usine qui fabrique des appareils détecteurs de sons pour les avions allemands — ce qui le conduira à la rencontre de la résistance…

En mars 1944, Ernest Armand Huss couvre un jeune ouvrier dans la pose d'explosifs sur du matériel destiné aux nazis. La nuit suivante, l'atelier explose. Arrêté puis incarcéré à la prison de Moulins, il est interrogé et torturé par la Gestapo. Il ne parlera pas.

Déporté politique à 22 ans, Ernest Armand Huss est envoyé au camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg (mars 1944 à mai 1945) sous le numéro "31 103".


(Cf. en vidéo : Noirs dans les camps nazis par SergeBileBlog)


Il est interné avec d’autres noirs et métis. Il survivra grâce à ses connaissances techniques : capable de lire les plans de montage industriels, il est envoyé dans une usine d'armement pour travailler comme ajusteur-outilleur.

L’expérience terrible des camps vérifie pour lui l’extension de la violence exterminatrice selon la parole de Frantz Fanon : « quand vous entendez dire du mal des juifs, tendez l’oreille, on parle de vous » (Fanon citant son professeur de philosophie dans Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 118).

Primo Levi rapporte, souvenir d’un autre camp : « Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtement, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. » (Primo Levi, Si c'est un homme)

Au cœur du sentiment du silence de Dieu… C’est depuis son expérience de déporté qu’Ernest Armand Huss renouvelle sa foi en Dieu. Tandis qu’en chantant pour réconforter ses camarades déportés, il a découvert la beauté et la musicalité de sa voix.

Libéré des camps, il perd sa mère et son père après avoir regagné la France où, plus tard, avec son épouse et ses enfants, il élira Antibes comme lieu de résidence. Il est mort le 8 janvier 2011 à l'âge de 88 ans.

Au retour des camps, il n’avait pas pu retourner travailler à l'usine qui lui rappelle trop le joug nazi. Ayant alors pris des cours de chant, s’est ouvert à lui un nouveau jour, sous son nom d’artiste : John William.

Des camps à la liberté et à la musique, il connaît une libération nouvelle, l’expérience de l’Exode libérateur, qui fonde tant de Gospels, une libération dont la portée spirituelle s’exprime par le chant…

(Adapté de http://fr.wikipedia.org/wiki/John_William. Revu par Maya William)


Un temps de louange...

En vérité, en vérité, je te le dis: à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. […]
Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.
Ne t’étonne pas si je t’ai dit: Il vous faut naître d’en haut.
Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.
(Jean 3, 3 & 6-8)

Voici donc l’alliance que je conclurai avec [eux] : je déposerai mes enseignements au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. (Jérémie 31, 33)

Nous le savons : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. […] Elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. (Romains 8, 22 & 21)

Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’enlèverai votre cœur insensible et je le remplacerai par un cœur réceptif.
Je mettrai en vous mon Esprit […].
(Ézéchiel 36, 26-27a)

Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées; voici : toutes choses sont devenues nouvelles.
Et tout cela vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par Christ, […]
Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte aux hommes de leurs fautes […]. (2 Corinthiens 5, 17-19)


jeudi 19 mai 2011

Le Sermon sur la Montagne — les Béatitudes





Matthieu 5, 1-12
1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui.
2 Et, prenant la parole, il les enseignait :
3 « Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux : ils auront la terre en partage.
5 Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.
11 Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
12 Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. »

*

Le bonheur — selon ce sens du mot béatitude — est caché ; il est comme la face cachée de nos échecs, de nos fautes et nos gouffres. Cela est au cœur du message que nous livrent les Béatitudes. Le bonheur est la face cachée de nos défaites lorsqu’elles sont reconnues. Cela à l’encontre de l'apparence… qui fascine. Il s’agit alors de veiller !

Nous voilà, en d’autres termes, contraints au refus de la superficialité. Refus du creux, copie superficielle de la vie, qui voudrait que le bonheur ne soit nulle part ailleurs que dans l’aisance matérielle, dans le fait d'être rassasié, dans les réjouissances, dans la considération que nous porte autrui. Jésus enseigne que le bonheur est à peu près le contraire. Tout ce qui brille n'est que clinquant et qui s'y fie rate le bonheur. Ce n’est pas qu'il faille souhaiter la pauvreté, la faim, le deuil, et d'être rejeté et haï !… Mais c’est pourtant pas loin de là que demeure, de façon cachée, la source du bonheur (v. 11-12)…

*

Où la richesse devient signe de malheur, où les fêtes sont une façon d’engloutir dans le bruit le manque et la soif de vérité. Où les réjouissances deviennent comme des cris étouffés de détresse secrète, cris de la faim de lumière, de présence, de justice. Où les rires ne sont plus que signes éclatants de solitude, comme des masques carnavalesques de larmes prêtes à jaillir… Et le désir d'être bien vu une lâcheté paralysant au fond des cœurs les paroles et les gestes de vérité, cette envie qui tenaille d'être enfin vrais !

Face à cela est cet étrange bonheur que proclame Jésus ! Un bonheur au-delà des apparences.


Ce faisant, on est très proche des Psaumes, comme le Psaume 1 :

1 Heureux l'homme
qui ne prend pas le parti des méchants,
ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs
et ne s'assied pas au banc des moqueurs,
2 mais qui se plaît à la loi du SEIGNEUR
et récite sa loi jour et nuit !
3 Il est comme un arbre planté près des ruisseaux :
il donne du fruit en sa saison
et son feuillage ne se flétrit pas ;
il réussit tout ce qu'il fait.
4 Tel n'est pas le sort des méchants :
ils sont comme la bale que disperse le vent.
5 Lors du jugement, les méchants ne se relèveront pas,
ni les pécheurs au rassemblement des justes.
6 Car le SEIGNEUR connaît le chemin des justes,
mais le chemin des méchants se perd.

Très proche aussi de l'Ecclésiaste, dont on retrouve bien des accents dans le Sermon sur la montagne.

Et cela nous permet de ne pas recevoir le bonheur dont il est question comme un bonheur d'arrière-monde qui serait le lot futur de ceux qui décideraient de ne pas vivre dans le temps !

Ecclésiaste 5, 18-20 :
18 Voici ce que j’ai vu : c’est pour l’homme une chose bonne et belle de manger et de boire, et de jouir du bien-être au milieu de tout le travail qu’il fait sous le soleil, pendant le nombre des jours de vie que Dieu lui a donnés ; car c’est là sa part.
19 Mais, si Dieu a donné à un homme des richesses et des biens, s’il l’a rendu maître d’en manger, d’en prendre sa part, et de se réjouir au milieu de son travail, c’est là un don de Dieu.
20 Car il ne se souviendra pas beaucoup des jours de sa vie, parce que Dieu répand la joie dans son cœur.

Voilà qui rejoint, et précède Nietzsche :

«… Si notre âme a, comme une corde, une seule fois tressailli et résonné de bonheur […,] l'éternité tout entière était, dans cet instant unique de notre acquiescement, saluée, rachetée, justifiée et affirmée.» (Nietzsche, La Volonté de puissance, § 1032.)

Avec chez l'Ecclésiaste, cette conscience permanente de la condition qui permet en tout temps la perception de ce rachat : la conscience du don de Dieu.

Ecclésiaste 6:2 : Il y a tel homme à qui Dieu a donné des richesses, des biens, et de la gloire, et qui ne manque pour son âme de rien de ce qu’il désire, mais que Dieu ne laisse pas maître d’en jouir, car c’est un étranger qui en jouira. C’est là une vanité et un mal grave.

« Correctif » de cette vanité, qui reste vanité quoiqu'il en soit : la conscience du don de Dieu.

Là est la racine du bonheur, des Béatitudes...

RP,
AJC Antibes, 19.05.11



vendredi 13 mai 2011

Le sacré et la répulsion (4). Le bouc émissaire



René Girard cite Emmanuel Lévinas évoquant le Talmud : « si tout le monde est trop vite d'accord pour condamner un prévenu, alors mieux vaut le libérer, car tout jugement unanime est suspect »… (Achever Clausewitz, p. 63.)



L'idéologie impériale : faire la guerre « au nom » des victimes (Jean-Claude Paye, Tülay Umay):

« L'image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Elle réduit les victimes réelles à l'état d'infans, de personnes qui n'ont pas accès à la parole. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. »

« La « guerre humanitaire », telle que nous la voyons se développer du Kosovo à la Libye, s’accompagne d’une rhétorique toujours plus sophistiquée selon laquelle l’OTAN agirait au nom de victimes qui ne peuvent elles-mêmes agir.

Selon les sociologues Jean-Claude Paye et Tülay Umay, ce discours correspond à une évolution profonde des mentalités européennes pour qui le culte de la souffrance l’emporte sur la compréhension de la réalité politique. Il en résulte une forme de droit, national ou international, qui ne cherche plus à stopper la spirale de la violence, mais qui au contraire la nourrit.

La structure impériale ne connaît aucun tiers. La guerre contre la Libye a reçu un mandat de l'ONU contre lequel, ni la Chine, ni la Russie n'ont opposé de veto. Aux États-Unis et en Europe, l'opposition à ce conflit est faible. La guerre déclenchée par les occidentaux s'est faite au nom de la défense des victimes, des populations sans défense qui ne pouvaient qu'être massacrées par Kadhafi. L'image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Elle réduit les victimes réelles à l'état d'infans, de personnes qui n'ont pas accès à la parole. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. Le politique et le symbolique sont confondus. C'est ce qui supprime tout cran d'arrêt à la violence. Celle-ci devient permanente, fondatrice. La structure impériale est ainsi déni du politique. »

« Le 11 mars, l'Union européenne et les États membres ont organisé une journée de commémoration des victimes du terrorisme. Le « Jour de la victime » s'inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi, plus globalement, dans la mutation du droit enregistrée depuis une dizaine d'années. Les représentants de l'UE ont également fait un lien direct entre cette commémoration et l'attention de l'Europe vis à vis des « révolutions » dans les pays arabes [5]. L'écoute particulière des institutions européennes vis à vis des peuples opprimés permettrait à celles-ci de donner des conseils de démocratie aux nouveaux gouvernements tunisien ou égyptien et de faire partager à ces derniers des « valeurs fondatrices » de l'UE. Les déclarations des institutionnels européens lors du Jour de la victime nous apprennent que c'est aussi le cri des victimes qui justifierait l'intervention militaire, sous direction états-unienne, des États membres en Libye, donnant à ceux-ci un droit d'ingérence.

Ces « voix » que nous devrions entendre, que ce soit en Libye, en Irak, en Afghanistan, en Côte d'Ivoire, justifient les interventions par l'aide aux victimes des régimes combattus. »

« La guerre humanitaire, ordonnée par l'image de la victime, nous introduit [...] directement dans le sacré. Les massacres, empêchés par l'intervention militaire, existent grâce à l'image de la voix des victimes que les dirigeants occidentaux ont préventivement su entendre. La violence du dictateur, exposée dans le discours, apparaît sans objet. Elle a, comme René Girard l'a théorisé, dans La Violence et le sacré, un caractère originaire. » (in cameroonvoice.com)


René Girard lit Clausewitz

Nous voilà au cœur de la théorie mimétique de R. Girard, qu'il reprend dans Achever Clausewitz comme menée en notre temps à son paroxysme.

On sait ce qu’a écrit René Girard sur le sacrifice en rapport avec le mimétisme, l’imitation les uns des autres, et son rapport avec la violence.

Si deux individus désirent la même chose, dit-il, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. Il suffit d’observer la naissance d’un querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou ce qui revient évidemment au même d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune – ce désir partagé qui lui donne tant de valeur ? Et on reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir – ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la «crise mimétique»).

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible).

Où l'on retrouve, bien sûr, l’idée de sacrifice. C’est ainsi, précisément, qu’au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce «mécanisme salvateur» du groupe : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un «bouc émissaire» ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’il se pourra qu’un individu (ou une minorité) polarise l’appétit de violence.

Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée – par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux selon Girard, du sacrifice rituel comme répétition de l’événement violent fondateur.

Si les explorateurs et ethnologues n’ont pu être les témoins de semblables faits fondateurs des rites, qui peuvent remonter à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l’universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes les expliquant qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers.

*

Carl von Clausewitz est un stratège prussien du début du XIXe siècle, auteur d'un traité inachevé intitulé De la guerre. On en a retenu un axiome essentiel : « La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. » Observateur des guerres napoléoniennes, il a compris au mieux, selon R. Girard, la nature de la guerre moderne : les termes de « duel », d’ « action réciproque », de « montée aux extrêmes » désignent un mécanisme implacable qui s'est depuis imposé comme une tendance lourde de l'histoire. Loin de contenir la violence, la politique court derrière la guerre : les moyens guerriers sont devenus des fins. René Girard fait de Clausewitz le témoin fasciné d'une accélération de l'histoire. Hanté par le conflit franco-allemand, ce stratège éclaire, mieux qu'aucun autre, le mouvement qui va détruire l'Europe. « Achever Clausewitz » c'est lever un tabou : celui qui nous empêchait de voir que l'apocalypse a commencé. Car la violence des hommes, échappant à tout contrôle. menace aujourd'hui la planète entière.

René Girard cite alors E. Lévinas évoquant le Talmud : « si tout le monde est trop vite d'accord pour condamner un prévenu, alors mieux vaut le libérer, car tout jugement unanime est suspect »… (Achever Clausewitz, p. 63.)

… C'est la même citation qui a conduit J.C. Guillebaud à mettre en question le traitement médiatique de la crise franco-ivoirienne en cours. Ce qui m'a particulièrement arrêté quand au fonctionnement mimétique de la guerre qui s'y déroule (elle n'est pas terminée !).

Le fonctionnement mimétique est particulièrement sensible dans le choc des compréhensions du/des conflit(s) selon les médias français (et internationaux et/ou occidentaux) d'un côté, et, pour ce cas, selon les analyses qui en sont faites en Côte d'Ivoire et en Afrique en général de l'autre. J'emprunte pour désigner cela un vocable de la tectonique des plaques : la dérive des continents – tant l'incompréhension entre deux continents (Europe-Afrique) s'est creusée dans le discours médiatique.


Dérive des continents... Le cas franco-ivoirien

... Où apparaît un paradoxe inédit : la puissance militaire s'étant identifiée avec des victimes potentielles et donc fantasmées, crée pour les "protéger" un persécuteur potentiel, tout aussi fantasmé... Nouveau et réel bouc émissaire !


Qui veut noyer son chien... ou : le bouc émissaire

Sitôt élu en 2000, dans des conditions qu'il juge déplorables, Gbagbo est confronté à une mise au pilori médiatique français et international/occidental, par la diffusion, initiée par RFI, d'une « info » passée en boucle à propos du désormais célèbre charnier de Yopougon.


Charnier de Yopougon

Mais quid de la vérité dans les massacres d’octobre 2000, et donc fameux du charnier de Yopougon ? « Une commission indépendante avait été mise en place en 2000 par le ministère de la Justice de Gbagbo pour mener les enquêtes. Les travaux étaient fort avancés. Quand le RDR a pris le ministère de la Justice après Marcoussis et que Henriette Dagri Diabaté, SG du RDR et adjointe de Ouattara, a été nommée Garde des Sceaux, elle a automatiquement dissous la commission et interrompu les investigations. Elle n’a jamais mis sur pied une nouvelle commission ni réactivé les enquêtes. L’on saura plus tard par des sources judiciaires que les résultats partiels auxquels étaient parvenus les enquêteurs accablaient le RDR »... (in Notre Voie)


« Escadrons de la mort » (autre exemple)

«Escadrons de la mort : la Cour d’appel de Paris blanchit le couple Gbagbo» titre Le Courrier d’Abidjan du Jeudi 27 Avril 2006 (Parution N° 700) :
«Après une procédure longue de trois ans, Laurent et Simone Gbagbo ont gagné, en appel [...] leur procès contre Le Monde. Qui n’a pas pu établir qu’ils étaient les commanditaires de prétendus escadrons de la mort. Et qui est allé jusqu’à produire des documents considérés comme faux au tribunal. »
« Cela a pris plus de trois ans, mais le président de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo et son épouse, Simone Ehivet Gbagbo, ont enfin vu leur honneur entièrement lavé dans l’affaire des «escadrons de la mort», orchestrée (affirme Le Courrier d’Abidjan ) par les services secrets français et diffusée par le grand quotidien français du soir, Le Monde. La Cour d’appel de Paris, par deux arrêts du 5 avril 2006, a établi de manière claire qu’en accusant le couple présidentiel ivoirien d’être à la tête de prétendus «escadrons de la mort», le quotidien Le Monde, le site Internet lemonde.fr et le magazine Le Monde 2, se sont rendus coupables de diffamation contre les deux plaignants. Ces supports médiatiques ont été condamnés au total à 3000 euros (environ 2 millions de F CFA) de dommages et intérêts. Le Monde et son site Internet devront rendre publique la publication judiciaire suivante : «Par arrêt en date du 5 avril 2006, la cour d’appel de Paris, 11è chambre, a condamné Jean-Marie Colombani, directeur de la publication du journal Le Monde et du site Internet www .lemonde.fr pour avoir publiquement diffamé Laurent et Simone Gbagbo en publiant dans les numéros datés des 8 et 20 février 2003, en ligne depuis la veille, d’une part, sous le titre «Côte d’Ivoire : enquête sur les exactions des escadrons de la mort», un article intitulé «Le rôle clé des gardes du corps du couple présidentiel», les mettant en cause, d’autre part sous le titre «Le sommet à Paris d’une France-Afrique en crise», un article intitulé «La crise ivoirienne, un condensé des caractéristiques de tout un continent» les mettant également en cause.» Le magazine Le Monde 2 est condamné à financer la publication dans Le Monde mais aussi dans des supports du choix du couple Gbagbo, à hauteur de 3000 euros (un peu moins de 2 millions de F CFA), ce texte : «Par arrêt en date du 5 avril 2006, la cour d’appel de Paris, 11è chambre, a condamné Jean-Marie Colombani et la société Issy Presse pour avoir publiquement diffamé Laurent et Simone Gbagbo en publiant dans Le Monde daté du mois de février 2003 un article intitulé «Gbagbo, Simone, Dieu et le destin», les mettant en cause.» »


« Bombardement » de Bouaké (troisième exemple)

« Selon une information de France Inter (du vendredi 06 novembre 2009 à 0700 GMT – cf. ici), Maître Balan, avocat des victimes du bombardement de Bouaké, cite Mme Alliot-Marie à venir comparaître. Selon l’avocat parisien, la version officielle donnée par l’Élysée n’est que pur mensonge. L’ordre de tirer sur le camp militaire n’est pas venu de la Présidence ivoirienne. Aussi il demande au juge de cette affaire de convoquer l’ancienne ministre de la Défense afin qu’elle vienne témoigner. Il souligne par ailleurs que des enregistrements indiquent bien qu’une voix russe (avec un mauvais accent) a demandé aux pilotes de bombarder le collège Descartes, base de l’armée française à Bouaké. Pour Maître Balan cette voix serait celle du Français Robert Montoya, ancien de la cellule antiterroriste sous François Mitterrand, qui avait vendu les Sukhoi à l’armée ivoirienne. Il est de tout même étonnant que Robert Montoya ne soit pas convoqué, ni entendu par les juges français poursuit l’information de France Inter. »

Ce sont quelques-uns des exemples principaux – il y en a d'autres –, qui montrent le décalage entre ce que croit, ou affirme, le public occidental et ses élites d'un côté, et de l'autre ce qu'un nombre de plus en plus important d’Africains perçoit par un accès à l'information autre que par les grands médias : Internet, la presse africaine qui ne suit pas les grands médias, souvent presse en ligne...

Les mieux informés ne sont pas ceux que l'on croit en Europe ! En Afrique, on ironise volontiers sur l'information dite libre des Occidentaux et les perceptions qu'elle induit...


La suite...

« [...] En gros, écrit en janvier 2011 Sylvie Kouamé dans Le Nouveau Courrier (d'Abidjan), il s’agit d’un pays où un roi nègre s’accroche au pouvoir. Alors qu’il a perdu des élections transparentes et validées par une «communauté internationale» forcément honnête, vertueuse et mue par sa mission civilisatrice et «démocratisante». Non violent, porteur d’espoir, son adversaire a appelé «le peuple» à descendre pacifiquement dans la rue, mais la soldatesque aux ordres du président sortant a sévi. Depuis, les puissances occidentales essaient de faire prévaloir les valeurs universelles…
Cette belle fable ne résiste ni à la réalité ivoirienne, bien plus complexe, ni à la froide logique de la diplomatie internationale. [...] ». (Pour le le contentieux électoral de 2010, cf. ici.)

Un tel article ne peut plus être lu en Côte d'Ivoire depuis le renversement de Gbagbo sous lequel la presse était très plurielle, accessible dans les kiosques où les journaux d’opposition (pro-Ouattara) étaient très majoritaires. Depuis son renversement, toute presse pro-Gbagbo est interdite. Il n'y a plus qu'une seule voix (un peu comme en France ! mais en pire, puisque le discours est vraiment tout-à-fait unique, sous menace de mort). Il faut aller sur Internet pour entendre autre chose. Clausewitz selon Girard : la défaite du vaincu doit être totale (et ici déjà dans l’étouffement de la parole de l'autre). D'où l’acheminement des guerres modernes vers l'extermination.

Et depuis que le « camp Gbagbo » a été défait militairement, à l'appui des troupes françaises et onusiennes, par les forces de Ouattara, celles-ci se livrent à des massacres de masse, jusqu'aujourd'hui même.

Cela est consécutif, donc, ici, à l’abattement du régime sous les coups des bombardements français et onusiens ; et quand je dis cela, on mesure le décalage – au point que cela parait incroyable – et pourtant cela s'est passé il y a un mois, et c'est tout-à-fait perceptible sur nos journaux, au prix d'un petit effort de lecture, éventuellement entre les lignes.

Ces bombardements sur Abidjan, intervention directe, sont l'aboutissement d'un processus commencé en 2000-2002, dont j'ai rappelé quelques éléments... À savoir, une mise en bouc émissaire pour un conflit mimétique qui se fonde ailleurs...

*

C'est ce qu'il s'agit de percevoir, et qui dénoue la complexité de cette crise aux allures gigognes, où se superpose un premier degré de mimétisme, local, entre la Côte d'Ivoire du miracle économique du temps d'Houphouët, et la fascination mimétique qu'elle a provoquée pour ses voisins du nord défavorisé qui ont joué de la solidarité ethnique avec les habitants du Nord de la Côte d'Ivoire. Cet élément du conflit, que notait déjà Frantz Fanon, a fasciné nombre d’observateurs auxquels du coup a échappé la dimension franco-ivoirienne de la crise, dimension qui a éclaté au grand jour en 2004 avec l'entrée directe de la France en belligérance.

À ce niveau se situe un autre pôle de ce mimétisme gigogne : la fascination réciproque sur un mode proche de la passion amoureuse / et déçue, de la France et de ses ex-colonies, toujours pas indépendantes au plan économique, militaire, stratégique (cf. constitution de 1958).

Il n'y a pas plus ravageur que ce mimétisme, comme on le voit aujourd'hui, via lequel le pouvoir français a choisi le camp qui lui a paru favoriser au mieux le contrat du divorce !

Mauvais choix, ont dit plusieurs anciens de la droite historique française, voire de la Françafrique, qui depuis 2010, ont pris position... pour Gbagbo : de Jean-François Probst, ancien conseiller de J. Chirac, à Philippe Evanno, ex-collaborateur de Foccart, dont le nom est synonyme de Françafrique. La politique française actuelle sert au fond, pour eux, les intérêts des USA, qui seuls pourraient retirer les marrons du feu... C'est un des éléments premiers de la prise de position de ceux qui s’avèrent au bout du compte très nombreux : la droite historique certes, gaullienne et au-delà (ça va jusqu'au FN inclus) mais la gauche mitterrandienne, de Emmanuelli à Dumas (mais aussi le Front de gauche) se démarquent nettement, à l’insu des Français, de la politique du gouvernement actuel (soutenu par la guache « officielle ») en Côte d’Ivoire. Cette politique nuit nettement, à leurs yeux, aux intérêts de la France ! Sans compter l'exacerbation mimétique, qui comme son nom l'indique n'est pas à sens unique : on provoque un ressentiment anti-français (qui pourrait favoriser les USA) dans plusieurs pays, qui risque fort de porter son fruit, sans compter que les alliés de Paris en Côte d'Ivoire pourraient n'être pas si fiables qu'on le croit, et se retourner contre l’ancien colonisateur chargé à ce titre de rivalité mimétique qu'il ne fait qu'outrer par ses puissantes actions économiques et militaires – jusqu'à des bombardements !

Voilà qui complexifie le drame mimétique en cours, et qualifie décidément le conflit comme tel.

*

Or, qu'a fait le pouvoir français ? Comme dans tant d'autres conflits contemporains, il a fait la guerre au nom de victimes supposées, fantasmées en fait, au déficit et au grand dam des victimes réelles !

Et ainsi, pour citer à nouveau Jean-Claude Paye et Tülay Umay : « en parlant au nom et en se positionnant [du coup] comme victime, le pouvoir [français, ici] entre dans le sacré. Il fusionne ordre politique et ordre symbolique. Comme l'a déjà exprimé Georges W. Bush, dans sa guerre du Bien contre le Mal, le pouvoir occupe directement la place de l'ordre symbolique. Fondant sa légitimité sur l'icône de la victime, il nous place dans une violence sans fin. »

« La fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir. »

René Girard nous avait permis de percevoir que le christianisme, à la suite de la Bible hébraïque, avait dévoilé que la victime est innocente, le sacrifié comme bouc émissaire, que toutes les civilisations antiques qui y résolvent leur violence considèrent comme coupable. Innocence qui éclate avec la crucifixion de Jésus, qui rassemble l'unanimité contre lui.

Nous sommes en des temps post-chrétiens, en des temps où la victime a été doublement sacralisée : non seulement comme dans l'Antiquité, mais en outre, sacralisée parce qu'on sait qu’elle est innocente.

On fera donc désormais la guerre au nom de la victime, ou plus précisément au nom de l'icône de la victime, puisqu’il est indifférent qu'elle soit réelle ou pas. Le tout c'est de pouvoir s'identifier soi-même à la victime pour laquelle on « intervient » - « la fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir. »

À ce point dans le discours médiatique, on ne fait pas la guerre, on « intervient », avec le beau rôle... pour des conflits mimétiques de plus en plus extrêmes, au-delà de leur vocabulaire fantasmatique, pour une « montée aux extrêmes », qui selon Girard relisant Clausewitz, pourrait nous mener à « l'apocalypse », ou tout droit à la destruction de l'humanité, puisqu’après le dévoilement, l'apocalypse (selon le mot grec) du sacrifice par le Christ, il n'y a plus de sacrifice.

vendredi 25 mars 2011

Le sacré et la répulsion (3). "Le Principe du mal"




Le mal est par définition irrationnel. Il rapproche donc du sacré comme réalité terrifiante, du « tremendous », ce qui fait trember…

La raison, force de domestication, ne peut que le rendre diaphane, jusqu'à n'y voir que l’ « ombre du bien ». N'oublions pas qu'au temps du triomphe du rationalisme, un Leibniz en viendra à concevoir ce monde comme le meilleur des mondes possibles, ce qui suscitera les premiers doutes quant au discours rationaliste. Pensons à l'ironie de Voltaire, puis à la critique de Kant affirmant s'éveiller du "sommeil dogmatique" où, disait-il, l'avait plongé le leibnizien Wolff.

Le XIXe siècle voit ainsi s'amorcer, avec le mouvement romantique, une alternative à l'optimisme antécédent. Des pensées radicalement pessimistes se mettent en place - ainsi Schopenhauer exprimant un système où l'obscure volonté, et non l'intellect lumineux, prime. Dans cette ligne, l'exploration des zones sombres de l'âme humaine, érode - à l'appui des expériences dramatiques du XXe - les derniers enthousiasmes rationalistes. On voit alors réapparaître l'usage du mythe, pour dire l'indicible ; un Jung le veut même scientifique.

Un nouveau tournant s'amorce, celui du doute : le mal est trop criant, la raison y est mal venue qui n'a de capacité que de l'atténuer, voire de l'excuser. C'est là ce qui incite à penser que s'orientant dans un discours rationnel, déjà la pensée médiévale était vouée à éroder son propre dualisme latent qui laissait sa place à l'ombre et aux ténèbres.

La raison est lumineuse, c'est elle dont le discours s'oppose à l'abîme du mal, trop sombre pour être exprimé autrement que par le mythe. D'où, sans doute, faut-il dire que le travail scolastique, et l'investissement rationnel du monde qu'il promouvait, débouchait inéluctablement sur l'érosion du dualisme, au prix, à terme, de l’oblitération du sacré.

*

Le problème du mal est donc tel, tellement ténébreux, qu’il résiste à la raison. Dès lors, pour d’un côté ne pas l’atténuer, de l’autre ne pas devenir fou, on l’aborde par le mythe. De très nombreux mythes. On ne retiendra ici que trois types de mythes, qu’on appellera : – le mythe évolutionniste, – le mythe de Lucifer, – le mythe du tsimtsoum.

Je précise que par les mots « mythe », « mythique », j’entend tout d’abord une approche, en forme d’illustration, exprimant une explication très générale – à la différence de la mythologie, où apparaît une certaine profusion du «mythe », avec toutes sortes de détails ; – et à la différence du simple récit, qui est plus allusif, comme le récit de la Genèse présentant l’homme, comme être historique et trans-historique à la fois, en termes prophétiques. Le « mythe », au sens où on l’entendra ici, est entre les deux, entre récit allusif et mythologie.


1. Évolution - Le mal comme moteur

Le mythe évolutionniste : tout d’abord, je souligne que ce que j’appelle le mythe évolutionniste – ici en rapport avec le problème du mal – n’est évidemment pas exactement la théorie de l’évolution. Simplement, à partir du cadre commun évolutionniste qui est le nôtre aujourd’hui, le mal se pense selon des discours mythiques correspondant à ce cadre.

Ce cadre commun contemporain, au regard de la Création, est donc évolutionniste. On en pense ce qu’on en veut – et puisqu’on emploie cette notion biblique de Création, ce n’était évidemment pas la perspective biblique –, mais c’est à cette lumière – ou ombre-là, que notre temps nous oblige de fonctionner : le mythe évolutionniste (au-delà de la théorie du même nom qui n’est pas encore mythe, mais qui se reçoit communément à travers les mythes qui la portent). Pensons à des films comme Star Wars, 2001 Odyssée de l’Espace, La Planète des Singes, et j’en passe : tout notre imaginaire fonctionne dans ce cadre-là. Y compris, ce qui est en jeu dans notre propos, le problème du mal. Les premiers exemples qui peuvent venir à l’esprit en sont bien de telles œuvres artistiques (Star Wars, où dans un lointain passé, une civilisation galactique a atteint les degrés de développements techniques et spirituels espérés par les New-Agers contemporain ; 2001 Odyssée de l’espace, où un étrange monolithe guide l’humanité de ses origines simiesques à un statut de spiritualisation digne du scientifique jésuite Teilhard de Chardin ; ou, parlant d’humanité simiesque, La planète des Singes – avec ici en outre l’ironie de Pierre Boulle, l’auteur du livre, puisque les singes, et non les hommes, pourraient bien être l’aboutissement de l’évolution).

Concernant le mal, à l’occasion de cet imaginaire évolutionniste, la division de l’être causée par le mal devient carrément le moteur de l’évolution, et de notre devenir. La division est dépassée : dépassée pour un mieux, dans une acception optimiste ; pour le pire, dans une vision – disons – plus réservée.

Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux non-évolutionnistes, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie de l’évolution (L'origine des espèces, 1859).

En philosophie, Hegel (1770-1831 – Phénoménologie de l'esprit 1807) et Schopenhauer (1788-1860 – Le Monde comme volonté et comme représentation 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture d’une approche évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture optimiste – le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).

Dans la première perspective, l’esprit absolu se développe et se réalise dans l’Histoire, laquelle, au vu de cette fin heureuse, est une bonne chose : tout converge vers la clarté de l’intelligence dévoilée. Comme le dit Paul en Romains 8, « tout concourt au bien… » – des hommes, de la Création, etc. …, plus généralement que « de ceux qui aiment Dieu ». Cette lignée globalement optimiste est celle des scientifiques évolutionnistes comme Teilhard de Chardin, ou plus récemment, Yves Coppens : Lucie s’est levée sur ses pattes, parce qu’un grand mal lui était advenu : la faille du rift Est-africain avait asséché les forêts qui la protégeaient, l’obligeant à se dresser pour veiller, au départ à défaut de mieux, et finalement pour le mieux. Dans ce lot, produit d’un nouveau besoin de protection, bientôt les massues – comme dans 2001 Odyssée de l’espace –, plus efficaces que la montée aux arbres. « Je fais le mal que je ne voudrais pas », mais au fond, c’est pour mon mieux.

D’où ces deuxièmes exemples de mythes, plus proches de la science, qui elle se contente de faire des constats, en principe, comme celui qui veut que l’évolution des mâchoires, leur affinement, s’explique par la cuisson des aliments. Viennent ensuite les interpolations intellectuelles qui font aisément glisser de la théorie aux mythes : Teilhard, Coppens (fonction positive du mal : de la brèche du rift, avec savane à l’Est, à la station debout ! Tout cela avec illustration de type mythique – à la base d’un film, où l’on côtoie les premiers exemples littéraires). C’est, il est vrai une caractéristique de la paléontologie, qu’elle n’est pas une science aussi « dure » que la physique par exemple. Elle est aussi science historique, science humaine, appelant une relation cohérente des faits, un récit donc.

La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il aurait mieux valu ne jamais sortir.

En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! – passons-en par là. Les seconds considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! – pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».

Alors, concrètement : que faire ? – comme disait Lénine… Se faire une Raison et ne pas sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel – : demain sera brillant – ? Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force d’amertume ?

En regard de la volonté sombre le mal réapparaît – fait lancinant… Relevant de la terreur du Sacré.


2. Lucifer - Le mal contre Dieu

Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être ou l’être lui-même, comment s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible – pratiquée depuis les pères de l’Église et connue jusqu’à aujourd’hui.

Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église, nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.

Le système théologique d'Origène : premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle. De l'Égypte, où il a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamné par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, au IIe Concile de Constantinople, Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance.

Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires.

Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.

Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-3, et Ésaïe 14.

Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.

Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin – ce qui est traduit par "Lucifer" en latin –, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute. Lucifer, terme qui est passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple d’Origène qu’est saint Jérôme.

Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 – et Ézéchiel 28 – : « tu as voulu t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de sa gloire.

Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour, amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut, dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane, notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis, mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les Kurdes.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique – puis protestant – depuis le Moyen Âge, mais développé et accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.

L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.

Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus qui sera franchie par le catharisme. Un pas supplémentaire sera alors franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu.

Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.

Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré moderne.

Sur cette base, certains cathares iront un peu plus loin : puisque le système luciférien, quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?

Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires, dont nous-mêmes, dit le mythe. Un théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les choses sont pires que cela.

L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant.

Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.

Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et quelques-unes unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.


3. Tsimtsoum - Le risque de la Création et l’absence de Dieu

Le mal est ici la conséquence de l’absence de Dieu. Au départ, il y a un constat biblique. Au moment de la destruction du Temple, c’est la présence de Dieu qui se retire. Alors que le peuple est exilé de la Terre de Canaan pour Babylone, Dieu part en exil lui aussi. C’est l’exil de la Shekhina, de la présence de Dieu, de sa gloire…

L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration... Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres...

Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du XXesiècle.)

Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels : c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là, l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres tous les juifs et les musulmans, se privant ainsi de milliers de travailleurs, de milliers de cerveaux.

Mais en attendant, ceux qui vivent ce mépris sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur. Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.

Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais – c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de faire avec... pour le mieux si possible. Avec un sacré relégué dans une sorte de présence / absence expression de son ambiguïté de force terrible, « tremendous »…