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vendredi 13 mai 2011

Le sacré et la répulsion (4). Le bouc émissaire



René Girard cite Emmanuel Lévinas évoquant le Talmud : « si tout le monde est trop vite d'accord pour condamner un prévenu, alors mieux vaut le libérer, car tout jugement unanime est suspect »… (Achever Clausewitz, p. 63.)



L'idéologie impériale : faire la guerre « au nom » des victimes (Jean-Claude Paye, Tülay Umay):

« L'image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Elle réduit les victimes réelles à l'état d'infans, de personnes qui n'ont pas accès à la parole. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. »

« La « guerre humanitaire », telle que nous la voyons se développer du Kosovo à la Libye, s’accompagne d’une rhétorique toujours plus sophistiquée selon laquelle l’OTAN agirait au nom de victimes qui ne peuvent elles-mêmes agir.

Selon les sociologues Jean-Claude Paye et Tülay Umay, ce discours correspond à une évolution profonde des mentalités européennes pour qui le culte de la souffrance l’emporte sur la compréhension de la réalité politique. Il en résulte une forme de droit, national ou international, qui ne cherche plus à stopper la spirale de la violence, mais qui au contraire la nourrit.

La structure impériale ne connaît aucun tiers. La guerre contre la Libye a reçu un mandat de l'ONU contre lequel, ni la Chine, ni la Russie n'ont opposé de veto. Aux États-Unis et en Europe, l'opposition à ce conflit est faible. La guerre déclenchée par les occidentaux s'est faite au nom de la défense des victimes, des populations sans défense qui ne pouvaient qu'être massacrées par Kadhafi. L'image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Elle réduit les victimes réelles à l'état d'infans, de personnes qui n'ont pas accès à la parole. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. Le politique et le symbolique sont confondus. C'est ce qui supprime tout cran d'arrêt à la violence. Celle-ci devient permanente, fondatrice. La structure impériale est ainsi déni du politique. »

« Le 11 mars, l'Union européenne et les États membres ont organisé une journée de commémoration des victimes du terrorisme. Le « Jour de la victime » s'inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi, plus globalement, dans la mutation du droit enregistrée depuis une dizaine d'années. Les représentants de l'UE ont également fait un lien direct entre cette commémoration et l'attention de l'Europe vis à vis des « révolutions » dans les pays arabes [5]. L'écoute particulière des institutions européennes vis à vis des peuples opprimés permettrait à celles-ci de donner des conseils de démocratie aux nouveaux gouvernements tunisien ou égyptien et de faire partager à ces derniers des « valeurs fondatrices » de l'UE. Les déclarations des institutionnels européens lors du Jour de la victime nous apprennent que c'est aussi le cri des victimes qui justifierait l'intervention militaire, sous direction états-unienne, des États membres en Libye, donnant à ceux-ci un droit d'ingérence.

Ces « voix » que nous devrions entendre, que ce soit en Libye, en Irak, en Afghanistan, en Côte d'Ivoire, justifient les interventions par l'aide aux victimes des régimes combattus. »

« La guerre humanitaire, ordonnée par l'image de la victime, nous introduit [...] directement dans le sacré. Les massacres, empêchés par l'intervention militaire, existent grâce à l'image de la voix des victimes que les dirigeants occidentaux ont préventivement su entendre. La violence du dictateur, exposée dans le discours, apparaît sans objet. Elle a, comme René Girard l'a théorisé, dans La Violence et le sacré, un caractère originaire. » (in cameroonvoice.com)


René Girard lit Clausewitz

Nous voilà au cœur de la théorie mimétique de R. Girard, qu'il reprend dans Achever Clausewitz comme menée en notre temps à son paroxysme.

On sait ce qu’a écrit René Girard sur le sacrifice en rapport avec le mimétisme, l’imitation les uns des autres, et son rapport avec la violence.

Si deux individus désirent la même chose, dit-il, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. Il suffit d’observer la naissance d’un querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou ce qui revient évidemment au même d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune – ce désir partagé qui lui donne tant de valeur ? Et on reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir – ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la «crise mimétique»).

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible).

Où l'on retrouve, bien sûr, l’idée de sacrifice. C’est ainsi, précisément, qu’au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce «mécanisme salvateur» du groupe : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un «bouc émissaire» ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’il se pourra qu’un individu (ou une minorité) polarise l’appétit de violence.

Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée – par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux selon Girard, du sacrifice rituel comme répétition de l’événement violent fondateur.

Si les explorateurs et ethnologues n’ont pu être les témoins de semblables faits fondateurs des rites, qui peuvent remonter à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l’universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes les expliquant qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers.

*

Carl von Clausewitz est un stratège prussien du début du XIXe siècle, auteur d'un traité inachevé intitulé De la guerre. On en a retenu un axiome essentiel : « La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. » Observateur des guerres napoléoniennes, il a compris au mieux, selon R. Girard, la nature de la guerre moderne : les termes de « duel », d’ « action réciproque », de « montée aux extrêmes » désignent un mécanisme implacable qui s'est depuis imposé comme une tendance lourde de l'histoire. Loin de contenir la violence, la politique court derrière la guerre : les moyens guerriers sont devenus des fins. René Girard fait de Clausewitz le témoin fasciné d'une accélération de l'histoire. Hanté par le conflit franco-allemand, ce stratège éclaire, mieux qu'aucun autre, le mouvement qui va détruire l'Europe. « Achever Clausewitz » c'est lever un tabou : celui qui nous empêchait de voir que l'apocalypse a commencé. Car la violence des hommes, échappant à tout contrôle. menace aujourd'hui la planète entière.

René Girard cite alors E. Lévinas évoquant le Talmud : « si tout le monde est trop vite d'accord pour condamner un prévenu, alors mieux vaut le libérer, car tout jugement unanime est suspect »… (Achever Clausewitz, p. 63.)

… C'est la même citation qui a conduit J.C. Guillebaud à mettre en question le traitement médiatique de la crise franco-ivoirienne en cours. Ce qui m'a particulièrement arrêté quand au fonctionnement mimétique de la guerre qui s'y déroule (elle n'est pas terminée !).

Le fonctionnement mimétique est particulièrement sensible dans le choc des compréhensions du/des conflit(s) selon les médias français (et internationaux et/ou occidentaux) d'un côté, et, pour ce cas, selon les analyses qui en sont faites en Côte d'Ivoire et en Afrique en général de l'autre. J'emprunte pour désigner cela un vocable de la tectonique des plaques : la dérive des continents – tant l'incompréhension entre deux continents (Europe-Afrique) s'est creusée dans le discours médiatique.


Dérive des continents... Le cas franco-ivoirien

... Où apparaît un paradoxe inédit : la puissance militaire s'étant identifiée avec des victimes potentielles et donc fantasmées, crée pour les "protéger" un persécuteur potentiel, tout aussi fantasmé... Nouveau et réel bouc émissaire !


Qui veut noyer son chien... ou : le bouc émissaire

Sitôt élu en 2000, dans des conditions qu'il juge déplorables, Gbagbo est confronté à une mise au pilori médiatique français et international/occidental, par la diffusion, initiée par RFI, d'une « info » passée en boucle à propos du désormais célèbre charnier de Yopougon.


Charnier de Yopougon

Mais quid de la vérité dans les massacres d’octobre 2000, et donc fameux du charnier de Yopougon ? « Une commission indépendante avait été mise en place en 2000 par le ministère de la Justice de Gbagbo pour mener les enquêtes. Les travaux étaient fort avancés. Quand le RDR a pris le ministère de la Justice après Marcoussis et que Henriette Dagri Diabaté, SG du RDR et adjointe de Ouattara, a été nommée Garde des Sceaux, elle a automatiquement dissous la commission et interrompu les investigations. Elle n’a jamais mis sur pied une nouvelle commission ni réactivé les enquêtes. L’on saura plus tard par des sources judiciaires que les résultats partiels auxquels étaient parvenus les enquêteurs accablaient le RDR »... (in Notre Voie)


« Escadrons de la mort » (autre exemple)

«Escadrons de la mort : la Cour d’appel de Paris blanchit le couple Gbagbo» titre Le Courrier d’Abidjan du Jeudi 27 Avril 2006 (Parution N° 700) :
«Après une procédure longue de trois ans, Laurent et Simone Gbagbo ont gagné, en appel [...] leur procès contre Le Monde. Qui n’a pas pu établir qu’ils étaient les commanditaires de prétendus escadrons de la mort. Et qui est allé jusqu’à produire des documents considérés comme faux au tribunal. »
« Cela a pris plus de trois ans, mais le président de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo et son épouse, Simone Ehivet Gbagbo, ont enfin vu leur honneur entièrement lavé dans l’affaire des «escadrons de la mort», orchestrée (affirme Le Courrier d’Abidjan ) par les services secrets français et diffusée par le grand quotidien français du soir, Le Monde. La Cour d’appel de Paris, par deux arrêts du 5 avril 2006, a établi de manière claire qu’en accusant le couple présidentiel ivoirien d’être à la tête de prétendus «escadrons de la mort», le quotidien Le Monde, le site Internet lemonde.fr et le magazine Le Monde 2, se sont rendus coupables de diffamation contre les deux plaignants. Ces supports médiatiques ont été condamnés au total à 3000 euros (environ 2 millions de F CFA) de dommages et intérêts. Le Monde et son site Internet devront rendre publique la publication judiciaire suivante : «Par arrêt en date du 5 avril 2006, la cour d’appel de Paris, 11è chambre, a condamné Jean-Marie Colombani, directeur de la publication du journal Le Monde et du site Internet www .lemonde.fr pour avoir publiquement diffamé Laurent et Simone Gbagbo en publiant dans les numéros datés des 8 et 20 février 2003, en ligne depuis la veille, d’une part, sous le titre «Côte d’Ivoire : enquête sur les exactions des escadrons de la mort», un article intitulé «Le rôle clé des gardes du corps du couple présidentiel», les mettant en cause, d’autre part sous le titre «Le sommet à Paris d’une France-Afrique en crise», un article intitulé «La crise ivoirienne, un condensé des caractéristiques de tout un continent» les mettant également en cause.» Le magazine Le Monde 2 est condamné à financer la publication dans Le Monde mais aussi dans des supports du choix du couple Gbagbo, à hauteur de 3000 euros (un peu moins de 2 millions de F CFA), ce texte : «Par arrêt en date du 5 avril 2006, la cour d’appel de Paris, 11è chambre, a condamné Jean-Marie Colombani et la société Issy Presse pour avoir publiquement diffamé Laurent et Simone Gbagbo en publiant dans Le Monde daté du mois de février 2003 un article intitulé «Gbagbo, Simone, Dieu et le destin», les mettant en cause.» »


« Bombardement » de Bouaké (troisième exemple)

« Selon une information de France Inter (du vendredi 06 novembre 2009 à 0700 GMT – cf. ici), Maître Balan, avocat des victimes du bombardement de Bouaké, cite Mme Alliot-Marie à venir comparaître. Selon l’avocat parisien, la version officielle donnée par l’Élysée n’est que pur mensonge. L’ordre de tirer sur le camp militaire n’est pas venu de la Présidence ivoirienne. Aussi il demande au juge de cette affaire de convoquer l’ancienne ministre de la Défense afin qu’elle vienne témoigner. Il souligne par ailleurs que des enregistrements indiquent bien qu’une voix russe (avec un mauvais accent) a demandé aux pilotes de bombarder le collège Descartes, base de l’armée française à Bouaké. Pour Maître Balan cette voix serait celle du Français Robert Montoya, ancien de la cellule antiterroriste sous François Mitterrand, qui avait vendu les Sukhoi à l’armée ivoirienne. Il est de tout même étonnant que Robert Montoya ne soit pas convoqué, ni entendu par les juges français poursuit l’information de France Inter. »

Ce sont quelques-uns des exemples principaux – il y en a d'autres –, qui montrent le décalage entre ce que croit, ou affirme, le public occidental et ses élites d'un côté, et de l'autre ce qu'un nombre de plus en plus important d’Africains perçoit par un accès à l'information autre que par les grands médias : Internet, la presse africaine qui ne suit pas les grands médias, souvent presse en ligne...

Les mieux informés ne sont pas ceux que l'on croit en Europe ! En Afrique, on ironise volontiers sur l'information dite libre des Occidentaux et les perceptions qu'elle induit...


La suite...

« [...] En gros, écrit en janvier 2011 Sylvie Kouamé dans Le Nouveau Courrier (d'Abidjan), il s’agit d’un pays où un roi nègre s’accroche au pouvoir. Alors qu’il a perdu des élections transparentes et validées par une «communauté internationale» forcément honnête, vertueuse et mue par sa mission civilisatrice et «démocratisante». Non violent, porteur d’espoir, son adversaire a appelé «le peuple» à descendre pacifiquement dans la rue, mais la soldatesque aux ordres du président sortant a sévi. Depuis, les puissances occidentales essaient de faire prévaloir les valeurs universelles…
Cette belle fable ne résiste ni à la réalité ivoirienne, bien plus complexe, ni à la froide logique de la diplomatie internationale. [...] ». (Pour le le contentieux électoral de 2010, cf. ici.)

Un tel article ne peut plus être lu en Côte d'Ivoire depuis le renversement de Gbagbo sous lequel la presse était très plurielle, accessible dans les kiosques où les journaux d’opposition (pro-Ouattara) étaient très majoritaires. Depuis son renversement, toute presse pro-Gbagbo est interdite. Il n'y a plus qu'une seule voix (un peu comme en France ! mais en pire, puisque le discours est vraiment tout-à-fait unique, sous menace de mort). Il faut aller sur Internet pour entendre autre chose. Clausewitz selon Girard : la défaite du vaincu doit être totale (et ici déjà dans l’étouffement de la parole de l'autre). D'où l’acheminement des guerres modernes vers l'extermination.

Et depuis que le « camp Gbagbo » a été défait militairement, à l'appui des troupes françaises et onusiennes, par les forces de Ouattara, celles-ci se livrent à des massacres de masse, jusqu'aujourd'hui même.

Cela est consécutif, donc, ici, à l’abattement du régime sous les coups des bombardements français et onusiens ; et quand je dis cela, on mesure le décalage – au point que cela parait incroyable – et pourtant cela s'est passé il y a un mois, et c'est tout-à-fait perceptible sur nos journaux, au prix d'un petit effort de lecture, éventuellement entre les lignes.

Ces bombardements sur Abidjan, intervention directe, sont l'aboutissement d'un processus commencé en 2000-2002, dont j'ai rappelé quelques éléments... À savoir, une mise en bouc émissaire pour un conflit mimétique qui se fonde ailleurs...

*

C'est ce qu'il s'agit de percevoir, et qui dénoue la complexité de cette crise aux allures gigognes, où se superpose un premier degré de mimétisme, local, entre la Côte d'Ivoire du miracle économique du temps d'Houphouët, et la fascination mimétique qu'elle a provoquée pour ses voisins du nord défavorisé qui ont joué de la solidarité ethnique avec les habitants du Nord de la Côte d'Ivoire. Cet élément du conflit, que notait déjà Frantz Fanon, a fasciné nombre d’observateurs auxquels du coup a échappé la dimension franco-ivoirienne de la crise, dimension qui a éclaté au grand jour en 2004 avec l'entrée directe de la France en belligérance.

À ce niveau se situe un autre pôle de ce mimétisme gigogne : la fascination réciproque sur un mode proche de la passion amoureuse / et déçue, de la France et de ses ex-colonies, toujours pas indépendantes au plan économique, militaire, stratégique (cf. constitution de 1958).

Il n'y a pas plus ravageur que ce mimétisme, comme on le voit aujourd'hui, via lequel le pouvoir français a choisi le camp qui lui a paru favoriser au mieux le contrat du divorce !

Mauvais choix, ont dit plusieurs anciens de la droite historique française, voire de la Françafrique, qui depuis 2010, ont pris position... pour Gbagbo : de Jean-François Probst, ancien conseiller de J. Chirac, à Philippe Evanno, ex-collaborateur de Foccart, dont le nom est synonyme de Françafrique. La politique française actuelle sert au fond, pour eux, les intérêts des USA, qui seuls pourraient retirer les marrons du feu... C'est un des éléments premiers de la prise de position de ceux qui s’avèrent au bout du compte très nombreux : la droite historique certes, gaullienne et au-delà (ça va jusqu'au FN inclus) mais la gauche mitterrandienne, de Emmanuelli à Dumas (mais aussi le Front de gauche) se démarquent nettement, à l’insu des Français, de la politique du gouvernement actuel (soutenu par la guache « officielle ») en Côte d’Ivoire. Cette politique nuit nettement, à leurs yeux, aux intérêts de la France ! Sans compter l'exacerbation mimétique, qui comme son nom l'indique n'est pas à sens unique : on provoque un ressentiment anti-français (qui pourrait favoriser les USA) dans plusieurs pays, qui risque fort de porter son fruit, sans compter que les alliés de Paris en Côte d'Ivoire pourraient n'être pas si fiables qu'on le croit, et se retourner contre l’ancien colonisateur chargé à ce titre de rivalité mimétique qu'il ne fait qu'outrer par ses puissantes actions économiques et militaires – jusqu'à des bombardements !

Voilà qui complexifie le drame mimétique en cours, et qualifie décidément le conflit comme tel.

*

Or, qu'a fait le pouvoir français ? Comme dans tant d'autres conflits contemporains, il a fait la guerre au nom de victimes supposées, fantasmées en fait, au déficit et au grand dam des victimes réelles !

Et ainsi, pour citer à nouveau Jean-Claude Paye et Tülay Umay : « en parlant au nom et en se positionnant [du coup] comme victime, le pouvoir [français, ici] entre dans le sacré. Il fusionne ordre politique et ordre symbolique. Comme l'a déjà exprimé Georges W. Bush, dans sa guerre du Bien contre le Mal, le pouvoir occupe directement la place de l'ordre symbolique. Fondant sa légitimité sur l'icône de la victime, il nous place dans une violence sans fin. »

« La fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir. »

René Girard nous avait permis de percevoir que le christianisme, à la suite de la Bible hébraïque, avait dévoilé que la victime est innocente, le sacrifié comme bouc émissaire, que toutes les civilisations antiques qui y résolvent leur violence considèrent comme coupable. Innocence qui éclate avec la crucifixion de Jésus, qui rassemble l'unanimité contre lui.

Nous sommes en des temps post-chrétiens, en des temps où la victime a été doublement sacralisée : non seulement comme dans l'Antiquité, mais en outre, sacralisée parce qu'on sait qu’elle est innocente.

On fera donc désormais la guerre au nom de la victime, ou plus précisément au nom de l'icône de la victime, puisqu’il est indifférent qu'elle soit réelle ou pas. Le tout c'est de pouvoir s'identifier soi-même à la victime pour laquelle on « intervient » - « la fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir. »

À ce point dans le discours médiatique, on ne fait pas la guerre, on « intervient », avec le beau rôle... pour des conflits mimétiques de plus en plus extrêmes, au-delà de leur vocabulaire fantasmatique, pour une « montée aux extrêmes », qui selon Girard relisant Clausewitz, pourrait nous mener à « l'apocalypse », ou tout droit à la destruction de l'humanité, puisqu’après le dévoilement, l'apocalypse (selon le mot grec) du sacrifice par le Christ, il n'y a plus de sacrifice.

vendredi 25 mars 2011

Le sacré et la répulsion (3). "Le Principe du mal"




Le mal est par définition irrationnel. Il rapproche donc du sacré comme réalité terrifiante, du « tremendous », ce qui fait trember…

La raison, force de domestication, ne peut que le rendre diaphane, jusqu'à n'y voir que l’ « ombre du bien ». N'oublions pas qu'au temps du triomphe du rationalisme, un Leibniz en viendra à concevoir ce monde comme le meilleur des mondes possibles, ce qui suscitera les premiers doutes quant au discours rationaliste. Pensons à l'ironie de Voltaire, puis à la critique de Kant affirmant s'éveiller du "sommeil dogmatique" où, disait-il, l'avait plongé le leibnizien Wolff.

Le XIXe siècle voit ainsi s'amorcer, avec le mouvement romantique, une alternative à l'optimisme antécédent. Des pensées radicalement pessimistes se mettent en place - ainsi Schopenhauer exprimant un système où l'obscure volonté, et non l'intellect lumineux, prime. Dans cette ligne, l'exploration des zones sombres de l'âme humaine, érode - à l'appui des expériences dramatiques du XXe - les derniers enthousiasmes rationalistes. On voit alors réapparaître l'usage du mythe, pour dire l'indicible ; un Jung le veut même scientifique.

Un nouveau tournant s'amorce, celui du doute : le mal est trop criant, la raison y est mal venue qui n'a de capacité que de l'atténuer, voire de l'excuser. C'est là ce qui incite à penser que s'orientant dans un discours rationnel, déjà la pensée médiévale était vouée à éroder son propre dualisme latent qui laissait sa place à l'ombre et aux ténèbres.

La raison est lumineuse, c'est elle dont le discours s'oppose à l'abîme du mal, trop sombre pour être exprimé autrement que par le mythe. D'où, sans doute, faut-il dire que le travail scolastique, et l'investissement rationnel du monde qu'il promouvait, débouchait inéluctablement sur l'érosion du dualisme, au prix, à terme, de l’oblitération du sacré.

*

Le problème du mal est donc tel, tellement ténébreux, qu’il résiste à la raison. Dès lors, pour d’un côté ne pas l’atténuer, de l’autre ne pas devenir fou, on l’aborde par le mythe. De très nombreux mythes. On ne retiendra ici que trois types de mythes, qu’on appellera : – le mythe évolutionniste, – le mythe de Lucifer, – le mythe du tsimtsoum.

Je précise que par les mots « mythe », « mythique », j’entend tout d’abord une approche, en forme d’illustration, exprimant une explication très générale – à la différence de la mythologie, où apparaît une certaine profusion du «mythe », avec toutes sortes de détails ; – et à la différence du simple récit, qui est plus allusif, comme le récit de la Genèse présentant l’homme, comme être historique et trans-historique à la fois, en termes prophétiques. Le « mythe », au sens où on l’entendra ici, est entre les deux, entre récit allusif et mythologie.


1. Évolution - Le mal comme moteur

Le mythe évolutionniste : tout d’abord, je souligne que ce que j’appelle le mythe évolutionniste – ici en rapport avec le problème du mal – n’est évidemment pas exactement la théorie de l’évolution. Simplement, à partir du cadre commun évolutionniste qui est le nôtre aujourd’hui, le mal se pense selon des discours mythiques correspondant à ce cadre.

Ce cadre commun contemporain, au regard de la Création, est donc évolutionniste. On en pense ce qu’on en veut – et puisqu’on emploie cette notion biblique de Création, ce n’était évidemment pas la perspective biblique –, mais c’est à cette lumière – ou ombre-là, que notre temps nous oblige de fonctionner : le mythe évolutionniste (au-delà de la théorie du même nom qui n’est pas encore mythe, mais qui se reçoit communément à travers les mythes qui la portent). Pensons à des films comme Star Wars, 2001 Odyssée de l’Espace, La Planète des Singes, et j’en passe : tout notre imaginaire fonctionne dans ce cadre-là. Y compris, ce qui est en jeu dans notre propos, le problème du mal. Les premiers exemples qui peuvent venir à l’esprit en sont bien de telles œuvres artistiques (Star Wars, où dans un lointain passé, une civilisation galactique a atteint les degrés de développements techniques et spirituels espérés par les New-Agers contemporain ; 2001 Odyssée de l’espace, où un étrange monolithe guide l’humanité de ses origines simiesques à un statut de spiritualisation digne du scientifique jésuite Teilhard de Chardin ; ou, parlant d’humanité simiesque, La planète des Singes – avec ici en outre l’ironie de Pierre Boulle, l’auteur du livre, puisque les singes, et non les hommes, pourraient bien être l’aboutissement de l’évolution).

Concernant le mal, à l’occasion de cet imaginaire évolutionniste, la division de l’être causée par le mal devient carrément le moteur de l’évolution, et de notre devenir. La division est dépassée : dépassée pour un mieux, dans une acception optimiste ; pour le pire, dans une vision – disons – plus réservée.

Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux non-évolutionnistes, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie de l’évolution (L'origine des espèces, 1859).

En philosophie, Hegel (1770-1831 – Phénoménologie de l'esprit 1807) et Schopenhauer (1788-1860 – Le Monde comme volonté et comme représentation 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture d’une approche évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture optimiste – le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).

Dans la première perspective, l’esprit absolu se développe et se réalise dans l’Histoire, laquelle, au vu de cette fin heureuse, est une bonne chose : tout converge vers la clarté de l’intelligence dévoilée. Comme le dit Paul en Romains 8, « tout concourt au bien… » – des hommes, de la Création, etc. …, plus généralement que « de ceux qui aiment Dieu ». Cette lignée globalement optimiste est celle des scientifiques évolutionnistes comme Teilhard de Chardin, ou plus récemment, Yves Coppens : Lucie s’est levée sur ses pattes, parce qu’un grand mal lui était advenu : la faille du rift Est-africain avait asséché les forêts qui la protégeaient, l’obligeant à se dresser pour veiller, au départ à défaut de mieux, et finalement pour le mieux. Dans ce lot, produit d’un nouveau besoin de protection, bientôt les massues – comme dans 2001 Odyssée de l’espace –, plus efficaces que la montée aux arbres. « Je fais le mal que je ne voudrais pas », mais au fond, c’est pour mon mieux.

D’où ces deuxièmes exemples de mythes, plus proches de la science, qui elle se contente de faire des constats, en principe, comme celui qui veut que l’évolution des mâchoires, leur affinement, s’explique par la cuisson des aliments. Viennent ensuite les interpolations intellectuelles qui font aisément glisser de la théorie aux mythes : Teilhard, Coppens (fonction positive du mal : de la brèche du rift, avec savane à l’Est, à la station debout ! Tout cela avec illustration de type mythique – à la base d’un film, où l’on côtoie les premiers exemples littéraires). C’est, il est vrai une caractéristique de la paléontologie, qu’elle n’est pas une science aussi « dure » que la physique par exemple. Elle est aussi science historique, science humaine, appelant une relation cohérente des faits, un récit donc.

La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il aurait mieux valu ne jamais sortir.

En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! – passons-en par là. Les seconds considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! – pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».

Alors, concrètement : que faire ? – comme disait Lénine… Se faire une Raison et ne pas sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel – : demain sera brillant – ? Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force d’amertume ?

En regard de la volonté sombre le mal réapparaît – fait lancinant… Relevant de la terreur du Sacré.


2. Lucifer - Le mal contre Dieu

Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être ou l’être lui-même, comment s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible – pratiquée depuis les pères de l’Église et connue jusqu’à aujourd’hui.

Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église, nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.

Le système théologique d'Origène : premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle. De l'Égypte, où il a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamné par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, au IIe Concile de Constantinople, Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance.

Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires.

Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.

Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-3, et Ésaïe 14.

Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.

Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin – ce qui est traduit par "Lucifer" en latin –, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute. Lucifer, terme qui est passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple d’Origène qu’est saint Jérôme.

Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 – et Ézéchiel 28 – : « tu as voulu t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de sa gloire.

Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour, amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut, dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane, notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis, mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les Kurdes.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique – puis protestant – depuis le Moyen Âge, mais développé et accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.

L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.

Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus qui sera franchie par le catharisme. Un pas supplémentaire sera alors franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu.

Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.

Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré moderne.

Sur cette base, certains cathares iront un peu plus loin : puisque le système luciférien, quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?

Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires, dont nous-mêmes, dit le mythe. Un théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les choses sont pires que cela.

L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant.

Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.

Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et quelques-unes unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.


3. Tsimtsoum - Le risque de la Création et l’absence de Dieu

Le mal est ici la conséquence de l’absence de Dieu. Au départ, il y a un constat biblique. Au moment de la destruction du Temple, c’est la présence de Dieu qui se retire. Alors que le peuple est exilé de la Terre de Canaan pour Babylone, Dieu part en exil lui aussi. C’est l’exil de la Shekhina, de la présence de Dieu, de sa gloire…

L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration... Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres...

Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du XXesiècle.)

Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels : c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là, l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres tous les juifs et les musulmans, se privant ainsi de milliers de travailleurs, de milliers de cerveaux.

Mais en attendant, ceux qui vivent ce mépris sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur. Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.

Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais – c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de faire avec... pour le mieux si possible. Avec un sacré relégué dans une sorte de présence / absence expression de son ambiguïté de force terrible, « tremendous »…

vendredi 4 février 2011

Le sacré et la répulsion (2) "Plus jamais ça !"





Point de départ : Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux. Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas... Ou ne l’est plus : « plus jamais ça »... La question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »...

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Le Décalogue et les déclarations Droits de l’Homme. Des façons de « plus jamais ça »


Le Décalogue

« Décalogue » : le mot signifie « dix paroles ». Il est préférable à « dix commandements » puisque, contrairement aux neuf autres, la première parole : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage », n’est pas un commandement. Le Décalogue commence par une proclamation : Dieu donne la liberté au peuple qu’il s’est allié. C’est la part de Dieu dans le contrat de l’Alliance. La pratique des autres paroles est la part du peuple.
La liberté est donnée après la captivité. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage. La loi qui accompagne ce don de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique.
La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur humain, pas de pouvoir humain qui en serait la source, comme celui qui vient de s’avérer esclavagiste.


La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Le peuple français connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême » contre tout arbitraire comme celui auquel on vient d’échapper, celui d’une monarchie absolue.


La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948

L’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer un peuple. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle dans que dans les deux cas précédent : chaos - libération - loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes.

Actualité récente — rappelée par les événements à Haïti : la dette la France à Haïti concernant la déclaration des Droits de l’Homme et son application est incontournable. C’est aux députés haïtiens que la France doit sa première abolition de l’esclavage (1794).
La loi Taubira Loi adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 6 avril 2000 sur la proposition de Mme Christiane Taubira, députée de Guyane) s’inscrit dans ce souvenir :
Article 1 de la loi Taubira :
« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

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Où un sacré nouveau, un droit qui relève du sacré, en l’occurrence indépassable comme instance ultime, s’ancre dans le refus de ce qui ne doit plus advenir, dans la répulsion à l’égard d’un passé épouvantable. Le sacré finit par s’assimiler à un avenir meilleur, en répulsion contre tout ce qui fait obstacle à cet avènement... Un lendemain meilleur se substitue à un hier trop lourd, la transcendance allant parfois jusqu’à s’identifier au futur. Et puisque nous sommes aujourd’hui plus proche du futur qu’antan, aujourd’hui devient, comme signe de demain, chargé d’un sacré qui est sommé de déserter hier, où il n’a été que monstruosité...

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Le sacré comme substitution

Rappel : Le sacré, que l'idole investit, dépasse, on l’a vu, le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré — qui, lui, occasionne le « c'était mieux avant », parlant des jours de l'événement fondateur, y compris le moment des déclarations de droit, moment dont le temps nous éloigne... Mais dont subsiste le souvenir diffus que là s’est signifié un « plus jamais ça », un référentiel répulsif, un radicalement insupportable.

« Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem » : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de... la Shoah ! Où Ahmadinejad pointe le sacré européen contemporain : un sacré « négatif », en forme de « plus jamais ça », un « plus jamais ça » fondateur des repères actuels, à commencer donc par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser... tandis que le « plus jamais ça » se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.

Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! Et pourtant le recours au « plus jamais ça » est plus que jamais urgent : où il est donc paradoxalement périlleux de le reléguer dans la sphère mythique du sacré, sachant qu’en présence du sacré, on ne dialogue pas, on vénère. Et où parallèlement il est urgent de reconnaître comme patrimoine commun tous les domaines de la culture humaine.

Quid du « plus jamais ça » de la Shoah quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, européens, et aussi proche-orientaux, et particulièrement quant au conflit israëlo-palestinien (que vise évidemment la « désacralisation » façon Ahmadinejad) ?

On se trouve là à un carrefour entre théologie et idéologie (et à un carrefour des basculements dans la négation de l'autre, de bonne foi — ou pas) :

Le dialogue judéo-chrétien issu du « plus jamais ça » a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la « théologie de la substitution », qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance (et la sagesse requiert la reconnaissance : « nous sommes des nains montés sur des épaules de géants » – cit. Bernard de Chartres, 1130-1160).

L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur est Calvin (qui souligne qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide). Mais jusque là, elle a fait des ravages. Non seulement dans le monde religieux : on la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures - qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des « juifs du pape ». L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et « protection ») se rejoindront en France catholique d'Ancien régime avec l'Édit de Nantes « protégeant » les hérétiques protestants, un Édit voué à... être révoqué par Louis XIV au prétexte qu' « il n'y a quasiment plus de protestants ».

L'idée de substitution est reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de « la » Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres « races inférieures » (« nègres », « Indiens », etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification « scientifique » racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des « races supérieures » d'éclairer « les races inférieures »...

Avec le point-limite de leur « infériorité » et de leur « non-perfectibilité », qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.

Derrière tout ça, l'idée substitutionniste à la sauce racialo-darwinienne (où Darwin ne reconnaîtrait sûrement pas ses petits !) : les « races supérieures » vouées à se substituer aux « races inférieures », par extermination éventuellement. On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah.


Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son Discours sur le colonialisme. :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. [...] »


« Chaque fois qu’il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et [...] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme.)


Cf. aussi James Baldwin, La prochaine fois, le feu :

« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (p. 77)

Voilà donc que le sacré à venir, déployé comme sacré en marche, fondé contre sa répulsion d’un passé dont le sacré a tournbné en catastrophe qui ne doit plus jamais advenir, « plus jamais ça » !... Voilà que le sacré comme avenir en marche était déjà celui qui par sa prétention à être un substitut de ce qui l’a précédé, a débouché sur la catastrophe !


vendredi 26 novembre 2010

Le sacré et la répulsion (1) "Le religieux et le sacré : quel rapport ?"




Pour donner une proposition de départ : Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire — selon les deux étymologies du mot « religion » — c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré.

Au point qu’on pourrait dire que le sacré c’est aussi le religieux, mais qui n'est pas conscient de l’être ! Ou qui n'est pas encore conscient de l'être, ou qui n'est plus conscient de l'être.

Les sociétés humaines s’organisant autour d’un sacré, même non-dit (surtout non-dit), y fondent le critère du rejet de leurs hérésies (les cathares ont disparu, mais on leur a trouvé bien des successeurs) et de leurs sacrilèges... La répulsion.

La religion peut être envisagée comme « l’institutionnalisation de l’expérience du sacré, — du sacré institué —, par rapport au sacré instituant de l’expérience elle-même ». « Avant d’être nommée, mise en mots, spiritualisée, cette expérience est d’abord intensément vécue. »

Le sacré suscite le tremblement, tremens. On est face à quelque chose de terrible, tremendus en latin, comme avec une autre écriture en anglais : tremendous !

Mis en ordre dans la religion, le sacré perd ipso facto quelque chose quelque chose de sa puissance. S’il est institutionnalisé, domestiqué donc, il est moins imprévisible, moins terrible, déjà en marche vers sa profanation et son remplacement. Et on ne profane collectivement que ce qui n’est déjà plus sacré, ou qui est le sacré d’autrui — que ce soit moquerie sur une religion, ses symboles ou ses clercs, ou une institution d’État ou autre personnage royal.

Tel est le paradoxe du rite qui dessine le sacré, l’espace sacré, le temps sacré, le personnage sacré. Et telle est pourtant la fonction de la religion : autant de règles d’approche désignant le sacré pour le rencontrer sans le profaner. Des règles à observer minutieusement sous peine de voir le sacré déborder dans le recouvrement de son déferlement et de son danger.

Mais en lui faisant perdre son trop grand danger, la religion est déjà, comme telle, en route vers sa propre profanation. S’il n’y a plus lieu de trembler, s’il n’y a là, à terme, plus rien de « tremendous », de terrifiant, il n’y a là bientôt plus rien de particulièrement sacré.

Mais, si le sacré est l’expérience de l’ultime, expérience que de toute façon nous faisons, qui est même caractéristique de l’humanité, il va ressurgir par un autre bout, par un autre biais.

Une religion nouvelle va émerger, un ésotérisme mystérieux va réinstiller du mystère, une espérance eschatologique nouvelle va réorienter la transcendance — vers le futur , l’émotion communautaire va renouer du lien, etc.

Et plus le sacré sera conscient d’être religieux, percevra son rite comme religion, et moins il sera potentiellement puissant et ravageur.

Et en rapport avec ce nouveau sacré, d’autant plus puissant qu’il n’est pas nommé vont se faire jour de nouveaux sacrilèges, de nouvelles hérésies et de nouvelles profanations, le pôle de la répulsion qui désigne le sacré en négatif, qui permet de le percevoir en miroir.

Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas.

Quand la religion, quand telle religion est regardée de haut, la question se pose de savoir, au nom de quel sacré s’opère cette relégation.

Pour aller un peu plus loin, quand la notion même de sacré semble n’avoir plus rien de « tremendous », la question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »…