<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2016

dimanche 11 décembre 2016

Trésors de lumière





Matthieu 2, 1-11
1 Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi Hérode, voici des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem,
2 et dirent : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.
3 Le roi Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux où devait naître le Christ.
5 Ils lui dirent : A Bethléhem en Judée ; car voici ce qui a été écrit par le prophète:
6 Et toi, Bethléhem, terre de Juda, Tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, Car de toi sortira un chef Qui paîtra Israël, mon peuple.
7 Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et s’enquit soigneusement auprès d’eux depuis combien de temps l’étoile brillait.
8 Puis il les envoya à Bethléhem, en disant : Allez, et prenez des informations exactes sur le petit enfant ; quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.
9 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta.
10 Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une très grande joie.
11 Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent ; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.

*

Lumière : « Les Mages se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. » Une prophétie de l'Avesta, le livre saint des Mages, prêtres de Ahura Mazda – selon le nom du Dieu unique dans la religion de la Perse, de l'Iran d'alors, d'où viennent les Mages ; « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, [...] qui fera ressusciter les morts ». En regard de cette prophétie, les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi », devant initier la nouvelle ère, ère de paix pour l'humanité et la création.

Et voilà qu'ils ont perçu cette lumière… Matthieu fait bien référence à cette prophétie ! On voit les Mages, hauts dignitaires religieux de la Perse, se rendant au palais d'Hérode, roi de Judée. On peut les imaginer entre temps s'attendant d'abord à une naissance au palais royal de la Perse et ne trouvant rien de ce côté : pas d'héritier royal né en ce temps-là...

Or, depuis plusieurs siècles, leurs pères et eux partagent leurs connaissances avec un autre peuple, les Juifs, qui comme eux attendent une ère de paix… Voilà rompues les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : rompues jusqu'aux frontières du prestige de ces hauts dignitaires – qui se retrouvent, non pas chez Hérode, mais agenouillés devant un enfant pauvre, porteur de la paix espérée. À ce point, c’est à nous d’emboîter leur pas. Voilà des Mages venus avec leurs trésors spirituels, symbolisés par leurs cadeaux, or, encens, parfum. Portés par leur langue propre, eux nomment Dieu Ahura Mazda, nous le nommons de diverses langues, Adonaï, Allah, God, etc., autant de noms et de langues qui nous disent une vérité au-dessus de tout nom.

Comme pour nous aujourd'hui, les trésors spirituels de nos traditions diverses dont nous avons entendus des extraits. Comme le nombre de trois Mages, absent dans l'évangile, mais correspondant aux trois cadeaux, viendra ensuite symboliser les « trois continents » connus alors, Afrique, Asie, Europe... Au-delà des frontières.

Grands dignitaires religieux, au cœur d'un des deux Empires ennemis, avec Rome, les plus puissants de l'époque : la Perse ; et que font les Mages, ces grands prêtres prestigieux ? – ils se courbent, car un enfant est tout petit. Eh bien c'est ce que nous sommes tous appelés à faire : « Ne faites rien par esprit de rivalité ou par désir inutile de briller, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous-mêmes », lit-on dans la Bible (Philippiens 2, 3).

Écho en ces paroles que nous avons entendues : « Le plus noble d'entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux » (Coran 49, 13), à savoir selon la découverte des Mages, le plus humble… Fût-ce blessant pour nos tentations de nous croire supérieurs aux autres de par notre religion, ou notre incroyance, ou notre origine nationale, etc. Blessant pour nos prétentions ? – Oui : « La blessure est l'endroit où la Lumière entre en nous : Là il y a l'espoir d'un trésor. » (Rumi). C'est là, et là seulement que « la ténèbre s'enfuit » (Ibn 'Arabi) – là où chacun sait se plier comme les Mages de l’Évangile devant l'humilité d'un enfant et de même accueillir autrui comme plus important que lui-même. C'est là seulement que jaillit la lumière du monde, la lumière pour le monde. Les Mages venus à Bethléhem ont trouvé le trésor qui répond aux leurs : quitter toutes nos prétentions à une supériorité sur autrui : « Ne faites rien par esprit de rivalité ou par désir inutile de briller, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous-mêmes. » Alors cette lumière, portée depuis Bethléhem, devient paix pour le monde, brisant toutes les armes. « La beauté est un doux murmure. Elle parle en notre esprit. Sa voix cède à nos silences comme une faible lumière qui tremble de peur devant l'ombre. » (Khalil Gibran). Fragile, oui, cette lumière, mais plus forte que tout.


RP, Lumières de Bethléhem, Poitiers, Ste Radegonde, 11/12/ 2016


samedi 3 décembre 2016

L'initiative divine et le dilemme de Joseph





L’Évangile selon Matthieu, qui nous présente Joseph apprenant la prochaine naissance de Jésus, ne nous dit pas comment il savait que Marie sa fiancée était enceinte — par « l'action du Saint Esprit » ; on imagine qu'à un certain point de la grossesse, Joseph commençait à se poser des questions sur l'apparence changeante de sa fiancée…

Passant sur ces questions, le texte nous présente Joseph au moment où il envisage de prendre des résolutions : rompre secrètement — car « il était un homme de bien », nous dit l'Évangile. Pour signaler la gravité de ce qui se passe, il faut savoir qu'à l'époque, les fiançailles étaient un contrat que normalement on ne rompait pas. C'était déjà un mariage, en quelque sorte ; une rupture était donc comme un divorce. Et il était inconcevable qu'avant le mariage proprement dit, le fiancé s’approche de sa promise. On restait à une distance relative, on était simplement promis l’un à l’autre, et cela ne se rompait pas.

D'où le problème qui se pose à Joseph : s'il ne rompt pas, on va le soupçonner lui d’avoir manqué de respect à sa promise ; et naturellement, de plus, il n'était peut-être pas non plus forcément enthousiaste à l'idée d'épouser une femme qui apparemment l’avait trompé. Mais s'il rompt, il expose Marie à l'humiliation publique, et par là-même à un avenir des plus sombres : ce qu'il veut lui épargner.

Joseph envisage donc une voie moyenne : la rupture secrète.

C'est un ange, perçu en songe, qui le retient de mettre son projet de rupture à exécution et le rassure sur la probité de Marie. (Joseph nous sera souvent montré dans son sommeil — trois fois — rencontrant des anges.) Le songe est le lieu de communication entre notre monde et les mondes supérieurs. Et Joseph doute d'autant moins de la parole angélique qu'il est vraisemblablement prêt à faire confiance à Marie.

Et cela rejoint son espérance de la venue prochaine d'un Messie, sauveur du peuple. Et voilà que c'est à lui qu'il est confié, selon la vision qu’il a en songe.

Ainsi Joseph, à son réveil, obéit à la vision angélique. Joseph adoptera Jésus.

*

Et là nous sommes directement concernés. Mais quel rapport entre l’adoption de Jésus par Joseph et nous ? me direz-vous. En quoi cette naissance me concerne elle ? Qu’en est-il pour moi au-delà de la simple histoire de cette jeune fille, Marie, qui a un enfant sans que son fiancé n’y soit pour rien ?

Ce qui me concerne est là : Qu’est-ce que Joseph reçoit ? Joseph adopte Jésus comme son enfant. Comme le nom même de Jésus l’indique (Mt 1, 21), il porte le salut du Seigneur ; le nom Jésus signifiant « le Seigneur sauve » ; il est lui-même en sa chair, la lumière et la Parole de Dieu, notre vie éternelle, le projet de Dieu pour nous.

Eh bien, c’est cela qu’il s’agit pour nous aussi d’adopter : le salut de Dieu, son projet pour nous — pour que s’accomplisse la promesse selon laquelle Dieu sera avec nous : Emmanuel.

Où se résout le fameux dilemme, savoir si l’enfant s’appelle Jésus ou Emmanuel.

Le Seigneur sauve, selon le nom « Jésus » — et ce salut est sa présence avec nous — Emmanuel, Dieu avec nous ; selon la promesse de la bénédiction : « le Seigneur est avec toi ». Jésus présence de Dieu parmi nous, demeure de Dieu, promesse qu’il nous faut recevoir à notre tour.


mercredi 30 novembre 2016

Moment Abraham





Un moment fondateur commun des traditions se réclamant de la figure d'Abraham est dans les textes le refus radical de voir donner la mort au nom de Dieu. C'est tout le trajet du récit qui nous conduit du moment où Abraham croit devoir sacrifier son fils à celui où Dieu arrête son geste (Genèse 22). Ce moment qui se trouve aussi dans le Coran a pour fin de dire que pour le Dieu d'Abraham tuer en son nom déshonore son nom. Moment commun aux trois traditions issues d'Abraham : le judaïsme qui y fonde son éthique, devenue éthique commune ; le christianisme qui relit le récit de la Genèse comme préfigurant la mort injuste de l'innocent en Jésus ; l'islam qui commémore ce tournant religieux par l'Aïd el-Kébir. En commun, le refus de voir déshonorer le nom de Dieu en s’imaginant qu'il serait assoiffé de sang humain !

Et aussi l’affirmation de l'innocence de la victime dont le fanatisme ou l'inconscience font un bouc émissaire – en la désignant comme coupable. Pour les victimes d'attentats terroristes, collectivement décrétées coupables !

La dénonciation de ce phénomène insoutenable est au cœur de ce que le christianisme lit dans la mort de Jésus : le refus de l'attitude inconsciente commune de sacrifier des innocents en en faisant d'imaginaires coupables. Ce moment central de la foi chrétienne s'inscrit dans la lignée de l'épisode du non-sacrifice d'Isaac – puisqu'Isaac n'a pas été sacrifié –, tel qu'il a été aussi relu auparavant par le prophète Ésaïe (ch. 53). On mesure le scandale et la perversion, le blasphème, qui consiste à tuer des êtres humains au nom du Dieu d'Abraham dont l'enseignement premier est précisément qu'on ne tue pas en son nom – sauf à en faire un diable.

Ce moment Abraham est dénonciation de toute exclusion d'une créature de Dieu, que ce soit pour des raisons économiques, où pour que la machine tourne bien on exclut de facto pauvres et chômeurs, voire des populations de pays entiers, en les rendant par dessus le marché coupables de leur situation de victimes ; ou on en condamne d'autres à la fuite et au statut de réfugiés (au seul prétexte qu'ils sont nés dans telle communauté, yézidie, chrétienne, ou autre), sous la menace de les sacrifier à on ne sait quels projets d'empires ou de califats. Autant de façons de refuser la signification du moment Abraham comme refus du sacrifice humain, qu'Abraham avait cru dans un premier temps devoir accomplir au nom d'une fidélité mal comprise – jusqu'à ce que Dieu arrête sa main en passe de devenir meurtrière.

C'est ainsi que – bien inscrit dans une époque où l'on sacrifie au nom d'une économie globale – le comble du blasphème est bien l'attentat terroriste au nom du Dieu d'Abraham !


RP


jeudi 3 novembre 2016

Croisade contre les Albigeois et hiérarchie ecclésiale alternative





La croisade contre les Albigeois est proclamée par Innocent III en 1208, avec des appels dès 1204 — 1204, date de la croisade qui débouchait sur le sac de Constantinople (IVe croisade), qui verrait la volonté de soumission de la hiérarchie ecclésiale alternative byzantine avec la création par le pape d'un patriarcat latin de Constantinople.

Innocent III est le pape en qui culmine le projet de la réforme grégorienne, initiée par le pape Grégoire VII qui en 1077 soumettait l’empereur germanique Henry IV à Canossa. Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae de Grégoire VII :

Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)


Le projet grégorien — faut-il dire l'utopie grégorienne — vise à soustraire l’Église à tout pouvoir « temporel ». Pour cela, il s'agit de tout soumettre au pape de Rome, y compris toute hiérarchie ecclésiale alternative — qui est comme telle ipso facto obstacle au projet grégorien. C’est au point que la notion même d’hérésie est bouleversée. Dans l’Église antécédente, l'hérésie consistait à ne pas recevoir les dogmes proclamés par les conciles œcuméniques. Dans l’Église grégorienne, l’hérésie finit par désigner simplement ce qui ne se soumet pas à la hiérarchie romaine, l'élément dogmatique devenant second, voué tôt ou tard, via la soumission à Rome, à rentrer dans le rang doctrinal.

Ainsi Valdès est excommunié, mais quelques années plus tard, sous Innocent III, François d'Assise dont les revendications sont similaires à celles de Valdès une génération avant est intégré dans le système par sa soumission au pape de Rome. Parmi les successeurs de Valdès, ceux des vaudois qui se soumettent à Rome deviennent un ordre catholique, tandis que les franciscains spirituels qui ruent dans les brancards de la soumission deviendront hérétiques. En Bosnie bogomile, Innocent III entame des négociations au sommet (échouées) en vue de « réconcilier » un pouvoir et un pays qui serait ipso facto dégagé de la stigmatisation hérétique — en attente de voir le règlement de la question dogmatique, éventuellement à l'appui d'un bras séculier soumis et des méthodes policières-inquisitoriales, comme cela se verra dans les terres toulousaines passées sous souveraineté française directe.

Ainsi, en terres occitanes, le comte de Toulouse subira une croisade qui, conformément aux dispositions grégoriennes réitérées au Concile de Latran IV (1215), le dépossédera de sa souveraineté sur ses terres. On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables au plan du dogme… mais suspects quand même aux yeux de Rome. Pourquoi ?

Voilà des comtes de Toulouse dont la famille est partie en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais où on les retrouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Steven Runciman, dans son livre sur Les Croisades (Cambridge 1951), Paris, Tallandier, 2006, p. 333 : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise — pour bien peu de résultats, car l'empereur eut tôt fait de mesurer son incompétence. Ses vassaux respectaient sa piété, mais il n'avait aucune autorité sur eux. Ils lui avaient forcé la main pour marcher sur Jérusalem, au temps de la Première Croisade, et les désastres de 1101 révélèrent à quel point il était incapable de conduire une expédition. L'humiliation la plus terrible fut pour lui d'être fait prisonnier par son jeune compagnon, Tancrède. Bien que l'action de ce dernier bafouât les lois de l'honneur et de l’hospitalité et défiât l'opinion publique, Raymond n'obtint sa liberté qu’en renonçant par écrit à toute prétention sur la Syrie du Nord, ce qui ruinait au passage les bases de sa convention avec l'empereur. Mais il avait la vertu de ténacité: il avait fait vœu de rester en Orient et il allait l'observer, en se taillant quand même une principauté. »

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (Ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la première croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur ses terres que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun déjà en amont de la réforme grégorienne, depuis la Donation de Constantin. Cela est entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII. Dans la logique grégorienne, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là ; c’est ce qui (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) a valu à la dynastie normande de Sicile son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire qui est derrière.

*

Si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, ainsi que l'avait compris le comte de Toulouse lors de la Première Croisade, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En restituant des terres au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est bien ce que l’on retrouve lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la IVe croisade, Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des Raymond, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

Sachant par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade ! Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Mais cela suffit-il en soi à déclencher une croisade, que Rome ne déclenche pas en Bosnie, par exemple, pourtant bien « infestée », s'il ne s'agit concernant les hérétiques en question sur les terres de Toulouse, que de groupes épars de dissidents — voire très minoritaires ?…

C'est invariable. On n'a de croisades internes que contre des terres dotées d'une hiérarchie ecclésiale alternative. Or on a suffisamment de traces de cette hiérarchie alternative cathare, dotée d'un pôle référentiel situé aux alentours de la Bulgarie, dont les hérétiques reçoivent le nom — « Bougres ». Les polémistes catholiques médiévaux s'y accordent tous, y insistant à l'envi. Plus simple que d'y voir une paranoïa généralisée, il y a tout lieu de penser que leur accord confirme l’existence d'une telle hiérarchie. Le Père Dondaine, o.p., qui a étudié et exhumé pour l'Italie plusieurs de ces textes, n'hésitait pas à intituler son étude « La hiérarchie cathare en Italie », puisque pour autant les polémistes médiévaux utilisaient régulièrement ce vocable, « cathares », pour désigner les hérétiques qu'ils confrontaient — et qui eux, ne se désignaient pas sous ce terme.

Seule une telle réalité, l'existence d'un hiérarchie alternative qui intéresse si fort les polémistes d'alors permet d'expliquer un acte tel que le déclenchement d'une croisade — le règlement de la question doctrinale intervenant dans un second temps, mais n'occasionnant pas l’organisation d'une croisade !…

Comme pour Byzance le « détournement » de la IVe croisade, pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat du légat du pape Pierre de Castelnau devient pour Rome le signe de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal, en contravention ecclésiale avec le projet grégorien. Cathares, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui sera finalement humiliée à St-Gilles en 1229 après sa reddition au traité de Meaux-Paris.


R. Poupin
(Texte reprenant et développant des extraits de À propos des tuniques d'oubli)


mardi 25 octobre 2016

Une archéologie mémorielle et symbolique





Sur une résolution de l'Unesco concernant Jérusalem...
Réflexion personnelle


Le 18 octobre 2016 l'Unesco a approuvé une résolution sur les problèmes Israël-Palestine et notamment sur la question du Mont du Temple / Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif. Après son adoption jeudi 13 octobre en commission (avec 24 votes pour, 6 contre et 26 absentions), le texte a été validé par les 58 États membres du Conseil exécutif de l’Unesco réunis en assemblée plénière au siège de l’organisation à Paris.

On ne relève dans ce texte qu'une seule évocation – implicite – du fait qu'il y eut un Temple à Jérusalem, doté donc de murs, dont un « mur occidental » : la « Place du mur occidental » prend des guillemets après avoir été désignée, sans guillemets, sous son nom de Place Al-Buraq. Le Mont du Temple n'est jamais nommé, mais le lieu est évoqué dix-huit fois dans les termes – légitimes aussi – de Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif. On est donc censé ignorer l'archéologie symbolique et spirituelle d'où ressort que ce lieu appelé communément « saint » l'est précisément parce qu'il est chargé d'une portée symbolique du fait même de cette archéologie mémorielle – passée sous silence ! La directrice générale de l'Unesco a mis en garde quant aux tensions que pouvait attiser un tel texte.

Voilà qui est troublant en effet dans une résolution de l'Unesco, dont le sigle porte les mots science, culture, éducation. Qu'est-ce en effet qu'une science historique qui ignore les faits historiques ? Qu'est-ce qu'une culture, censée être histoire et mémoire, qui porte l'amnésie mémorielle et culturelle ? Qu'est-ce enfin qu'une éducation qui établit un silence qui ne concède que des guillemets à une mémoire ignorée ?

À ce point, un chrétien du XXIe siècle s'interroge sur la mémoire de l'Unesco concernant le tournant marquant de la deuxième moitié du XXe siècle initiant la cessation de « l'enseignement du mépris » (en l'occurrence mépris du fait juif) réclamée par l'historien Jules Isaac, originant l'Amitié Judéo-chrétienne de France. Espérance d'une éducation où se substituerait enfin à un séculaire enseignement du mépris un enseignement de l'estime. Estime et respect en l’occurrence du judaïsme, de sa mémoire, et des juifs que le christianisme avait pris l'habitude d'enfouir dans le sépulcre d’un silence mémoriel où le mur occidental du Temple de Jérusalem n'était plus que lieu de lamentations d'un judaïsme s'obstinant à refuser de se voir substituer un christianisme détenteur unique d'une vérité amnésique. Une ignorance de l'histoire qui, face l'innommable qui se préparait dans la première moitié du XXe siècle européen, a émoussé l'efficacité de la résistance du christianisme. Efficacité nécessairement fondée en culture ; mais tout un pan de culture historique du fait juif faisait défaut au christianisme depuis des siècles…

*

Le texte de l'Unesco, texte politique, est entièrement bâti sur l'a priori théologique dont le refus est au cœur du dialogue judéo-chrétien en particulier, interreligieux en général ! À savoir la théologie de la substitution (en l'occurrence de l’Église à Israël). Une théologie qui avait débouché à terme en Europe du XXe siècle sur l'incapacité de résister efficacement au projet politique dont on sait le débouché. Quelques moments isolés comme le synode de Barmen par lequel l’Église confessante en Allemagne du XXe siècle répondait dès 1934, ou en France la Déclaration de Pomeyrol de 1941, par des textes strictement et exclusivement théologiques à des positions et des actes politiques qui heurtaient ceux qui s'y opposaient – dans leurs convictions théologiques. Sans comparer les situations, l'exemple ne laisse d'interroger : projet politique qui réfère à un soubassement théologique et symbolique. Le christianisme commence à peine de sortir, avec des reculs, de la théologie de la substitution. Il me semble opportun de mettre en garde contre ces retours d'une attitude, substitutionniste, qui grève encore souvent les relations judéo-chrétiennes, attitude qui reste hélas prégnante en islam. Attitude que cautionne largement la résolution de l'Unesco.

C'est aussi pourquoi aussi j'estime délibérément n'avoir pas à pas entrer dans la question proprement politique de ce texte – outre le fait que je ne parle pas en politique ! Quel que soit le point de vue que l'on adopte à ce plan, le texte de l'Unesco dessert par son présupposé théologique substitutionniste la cause qu'il entend défendre. Le problème du Mont du Temple / Al Haram – Al Sharif ne pourra se régler que si on commence par ne pas nier l'investissement religieux de tous. Tout commence par ne pas nier la foi des autres, i.e. ne pas prétendre substituer son sacré à celui de l'autre. Or c'est ce que fait le texte de l'Unesco du début à la fin : cautionner le substitutionnisme, probablement en son cœur symbolique qui plus est. On a là presque une explication de l'insolubilité du conflit, que donc l'Unesco contribue ici à rendre insoluble !

*

Troublant de trouver une telle amnésie silencieuse dans un texte de l'Unesco ! La réalité est pourtant bien simple : la mémoire du Temple de Jérusalem est le lieu symbolique où s'enracine la vie religieuse et liturgique du judaïsme vivant aujourd'hui : « l'an prochain à Jérusalem ».

Cette mémoire juive concernant le Mont du Temple est le référent symbolique qui fonde les mémoires chrétiennes et musulmanes concernant Jérusalem. Pour ne donner qu'un exemple, concernant le christianisme : au cœur de la foi chrétienne est l’affirmation de l'accès ouvert à la grâce de Dieu, accès désigné symboliquement comme accès au lieu très saint céleste, symbolisé par le lieu très saint du Temple de Jérusalem ! La symbolique mémorielle juive fonde bien la symbolique centrale de la foi chrétienne !

Mais n'en est-il pas de même pour la symbolique mémorielle musulmane ? Le texte de l'Unesco rappelle, à juste titre, la sainteté du lieu pour les musulmans, évoquant le Miraj/Ascension du Prophète sur Al-Buraq (dont le parvis du mur occidental porte à présent aussi le nom) depuis ce lieu. Mais pourquoi depuis ce lieu sinon du fait de sa sainteté, précisément ? Quelle sainteté sinon celle qui lui est, à l'époque du Prophète de l'islam, conférée par la mémoire juive ?

Froissant mémoire et culture, le texte de l'Unesco court le risque de desservir la cause de la paix que l'Unesco se veut pourtant pour vocation de favoriser. Sur la mémoire ignorée, on ne bâtit pas la paix. Sur la mémoire symbolique ignorée, on paralyse la fonction réconciliatrice du religieux, porteur de la symbolique mémorielle en toutes les profondeurs de son archéologie spirituelle. Il en va même de la possibilité de la confiance et de son enracinement spirituel. Précurseur lointain de la cessation de l'enfouissement chrétien de la mémoire juive, Calvin rappelait au XVIe siècle que l'Alliance avec Israël ne peut être abrogée, sous peine de rendre vaine la confiance chrétienne en Dieu : que serait la fiabilité d'un Dieu qui ne tiendrait pas inconditionnellement ses engagements, ceux qu'il a pris en scellant l'Alliance avec Abraham puis avec le peuple du Sinaï ? Près de cinq siècles après le propos de Calvin, l’Église catholique avec Nostra Aetate affirme à son tour que l'Alliance avec Israël n'a pas été abrogée (l'année 2016, où l'Unesco émet sa résolution, marque aussi le cinquantenaire de Nostra Aetate). Ce qui vaut pour le christianisme vaut bien sûr aussi pour l'islam. Le Dieu d'Abraham est inconditionnellement fidèle à sa promesse – affirmation qui fonde la confiance inaltérable en Dieu qui permet l’établissement de la confiance entre les humains.

L'épaisseur de la mémoire que le texte de l'Unesco semble ignorer, fondée pour musulmans et chrétiens dans l'antécédence mémorielle juive, n'est pas une réalité facultative : il en va de la possibilité de l'enracinement en profondeur de la paix. Il en va du sens des traditions religieuses et culturelles respectives des uns et des autres.

*

Concernant la mémoire chrétienne, le référent symbolique qui la fonde renvoie à propos de Jérusalem à des textes comme l’Évangile de Jean, ch. 4 – parlant de culte non pas attaché à tel lieu, pour les chrétiens, mais n'en transposant pas moins un culte « en Esprit et en vérité » de ce lieu-là ! Tout comme l’Épître au Hébreux, parlant de rideau du temple déchiré (de ce Temple-là). C'est une approche en déplacement symbolique que nous donne l’Épître aux Hébreux comme Jean 4, Jésus annonçant dans une discussion sur quel temple prime, le judéen ou le samaritain, que « le salut vient des Judéens / des juifs », pour ipso facto transposer de ce fondement symbolique la grâce ouverte « en Esprit et en vérité ». Car c'est bien de symbolique qu'il s'agit ici et évidemment pas de simples pierres ! Une archéologie mémorielle et symbolique, qui, l'histoire nous l'a montré cent et mille fois, si elle est négligée, débouche invariablement sur des effusions de sang.

Là est bien le cœur du problème : des mots, de la symbolique, problème redoutable. Pour ne donner qu'un exemple (il y en aurait mille), y avait-il autre chose que des mots dans les querelles sur le mode de présence du Christ à la sainte Cène entre catholiques et protestants aux XVIe et XVIIe siècles. Or ces mots, cette rhétorique, et surtout la négation de la valeur et du sens de la rhétorique des camps adverses, a débouché sur la violence inouïe et les milliers de morts des guerres de religion.

Quand la résolution adoptée aujourd'hui par l'Unesco, référant constamment à une rhétorique proprement théologique sur l’investissement symbolique d'un lieu, ignore l’investissement symbolique qui en fait le substrat ; l'Unesco et les pays qui ont proposé ce texte ainsi que ceux qui l'ont signé – et je postule leur ignorance de cela, refusant tout procès d'intention – élèvent des obstacles redoutables sur le chemin de la paix, qui passera nécessairement par la réconciliation mémorielle, comme dans tout conflit.

C'est d’autant plus… ahurissant (et c'est une des raisons pour lesquelles je préfère postuler la bonne foi et éviter tout procès d’intention) que l'histoire de l’islam connaît quantité d'exemples d'une attitude qui va à l'inverse de la lecture de l'islam qui est en arrière-plan de la rhétorique théologique du texte de l'Unesco – influencé en cela (je postule : sans le savoir) par le pire des visages de l'islam, qui a actuellement le vent en poupe et que ce texte cautionne ainsi. Les exemples historiques où l'islam allait en sens inverse sont foison ! Depuis la considération de ce lieu du Miraj du Prophète comme étant en lien avait la sainteté antécédente et toujours actuelle du lieu pour les juifs ; jusqu'à la demande du sultan Al Kamil du silence des muezzin pour toute la journée de l’intronisation de Frédéric II au trône de Jérusalem suite à leur pacte politique ; en passant par le refus du calife 'Omar de prier au Saint-sépulcre de peur de le voir transformer en mosquée. Et on pourrait multiplier les exemples. Attitudes qui s'inscrivent au fond dans celle de Paul invitant à plusieurs reprises au respect de la signification symbolique des rites, tout en croyant comme Jean 4 la grâce ouverte pour un culte en Esprit et en vérité. C'est pourquoi c'est évidemment à tort qu'il est accusé d'avoir fait entrer un non-juif dans le Temple, symbole de respect pour lequel on doit comprendre le refus de certains de monter sur l'esplanade du Temple / Al-Haram – Al-Sharif. On est toujours dans la symbolique, avec tout ce qu'elle a de décisif. Il n'y a qu'à voir la levée de boucliers chez les juifs et dans les milieux de l'amitié judéo-chrétienne face au texte de l'Unesco pour n'en pas douter.

J'ai voulu personnellement, et je m'y tiens, ne pas entrer ici dans la question politique. Que l'on tienne tel positionnement sur le conflit israélo-palestinien ou tel autre, que l'on tienne celui de l'Unesco ou un autre n'y change rien. L’investissement symbolique est incontournable. Il est à la racine de possibles nouvelles effusions de sang. C'est pourquoi quelle que soit sur ce plan la position de l'Unesco au plan politique, par son texte, elle hypothèque (je postule : sans le savoir) la résolution du conflit du fait même de son investissement symbolique (le texte de l'Unesco en est en soi une preuve !).

C'est pourquoi il me semble falloir mettre en garde, indépendamment de quelque positionnement politique que ce soit, devant la dimension explosive d'un investissement symbolique nié ou au moins ignoré… Alors qu'il est possible pour tous de reconnaître la légitimité de tous les investissements symboliques, de toutes les couches mémorielles investies en ce lieu central au plan symbolique.


R. Poupin
(Texte résumé ici)


mercredi 28 septembre 2016

Un excès de lumière impossible à étaler dans un quotidien





« La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire, mars 1999).

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Le politique, l’organisation de la République, relèvent du quotidien, et à ce titre doivent être distingués de ce qui relève de la passion, et donc aussi de la passion de l'ultime, de l'amour de Dieu pour les spirituels dont je vais essayer de montrer à quel point ils ont été importants dans l'histoire de l'islam, à l'instar des autres traditions se réclamant de la figure d'Abraham.

Avant cela, parmi ceux qui distinguent la passion intérieure, la foi, et le politique, commençons par une figure sans doute essentielle, celle du très connu (de nom) Averroès.

Né à Cordoue en 1126, mort à Marrakech en 1198, médecin, cadi, juriste, philosophe et commentateur, Averroès (Ibn Rushd) a laissé une œuvre capitale dans tous les domaines du savoir, qui est perçue comme posant la distinction, sans rupture, entre le philosophique, où se source le politique, et le religieux, qui relève de la foi.
Le Discours décisif (aussi intitulé Accord de la religion et de la philosophie) est sous cet angle un texte… décisif de l'œuvre d'Averroès. 4e de couv. de l’édition GF, extrait : « Son sujet : la connexion existant entre la Révélation et la philosophie. Pour autant, le Discours décisif n'est ni un livre de philosophie ni un livre de théologie. […] Son propos n'est pas de réconcilier la foi et la raison, mais de […] montrer que l'activité philosophique est légalement obligatoire pour ceux qui sont aptes à s'y adonner. »
On comprend dès lors que le Discours décisif reste d'actualité. « Le monde moderne, écrit l'universitaire Alain de Libera, a besoin du Discours décisif non pas seulement pour affirmer abstraitement le droit à philosopher, mais pour argumenter juridiquement une idée toute différente : l'exercice de la raison est une obligation que la Loi révélée fait aux gens de raison ; nul ne saurait interdire l'un sans enfreindre l'autre » (ça vaut pour le Coran comme pour les Livres bibliques).
Averroès le dit ainsi : « Il est apparu de tout cela que l'étude des écrits des Anciens est obligatoire de par la Loi, puisque l'intention, le dessein [qu'ils poursuivent] dans leurs écrits est ce dessein même que la Révélation appelle [à se fixer]. Dés lors, quiconque interdit cette étude à quelqu'un qui y est apte - c'est-à-dire quelqu'un qui réunit deux qualités : intelligence innée [d'une part] ; honorabilité légale et vertu morale [d'autre part] - barre aux hommes l’accès à la porte à partir de laquelle la Révélation adresse aux hommes son appel à connaître Dieu, celle de l'examen rationnel qui conduit à connaître vraiment Dieu. C'est là le comble de l'ignorance et de l'éloignement de Dieu - exalté soit-Il » (Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 115). On peut dire de cela qu'en son temps Averroès marche sur des œufs. Et il mourra en disgrâce aux yeux des pouvoirs en Islam, exilé.

Son œuvre connaîtra les mêmes difficultés en Occident chrétien, où elle finira pourtant par être reconnue. Malgré le fait qu' « une des singularités du "destin" d'Ibn Rushd est que, des deux œuvres où il s'est exprimé, dans un cas, sur le statut légal de la philosophie en Terre d'Islam, dans l'autre, sur le contenu d'une véritable théologie musulmane, aucune n'est parvenue à l'Occident médiéval chrétien : ni le "Discours décisif" (Fasl al-maqâl) ni "Le Dévoilement des méthodes de démonstrations (al-Kashf 'an manâhij al-adilla) n'ont été traduits en latin » (Introduction de Alain de Libera à : Averroès, L'Islam et la Raison).

Et pourtant sa pensée fructifiera dans le monde latin en « averroïsme politique », une doctrine politique perceptible donc à travers le reste de ses œuvres, et notamment ses commentaires d'Aristote, connus eux en chrétienté latine.

Sa pensée, qui affleure donc dans toute son œuvre, vaut de fait indépendamment de la religion de ceux qui la reçoivent.

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Si l'on comprend Averroès comme inscrit dans son temps, si on le comprend en regard de ce qui est advenu dans la perspective de la longue histoire, la citation de Tahar Ben Jelloun par laquelle j'ai commencé m'a semblé donner un éclairage utile, que je propose de mettre en parallèle avec une autre citation, d'un grand spirituel de l'islam, qui vivait un siècle avant Averroès, Farid al-din Attar, dans La Conférence des oiseaux : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison. »

Et il y a nombre de citations de spirituels d'avant et d'après Averroès qui vont dans ce sens. Si pour Averroès le philosophique est la clef de la gestion de la cité, ce que pour lui, on l'a dit, le Coran non seulement n'interdit pas, mais recommande, de quoi relève le religieux, qui n'a dès lors, lui et ses livres, rien à faire dans l’organisation de la cité ? Le religieux relève de l'amour, et de son genre littéraire – on va en dire un mot : le poétique.

Une figure essentielle de l'islam spirituel, sinon la figure essentielle, a connu Averroès. Il s'agit du très célèbre Ibn 'Arabi (1165-1240). Il est influencé par Averroès, mais s'en sépare en ce que lui-même opte pour une démarche faite de passion d'amour pour Dieu – et voici ce qu'il dit parlant à Averroès : « Entre le oui et le non les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps. » Ibn ‘Arabi (parlant à Averroès) – cité par Henry Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabi, Aubier, 1958.

Eh bien, on a peut-être là une clef pour comprendre la distinction dont il est question, et la raison pour laquelle Averroès s'en prend à Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111), réfutant un siècle après Ghazali son Incohérence des philosophes, en écrivant son Incohérence de l'incohérence. Dans un contexte politique confus, ébranlement du califat abbasside par les Turcs seldjoukides, Ghazali avait tenté par cette œuvre une unification du politique et du religieux, du spirituel et du théologique, dont il doute lui-même de la possibilité ; mais il aura un énorme succès. Il sera la principale cible d'Averroès, qui veut, lui, on l'a compris, distinguer.

L'interprétation qu’il me semble falloir considérer est que la distinction en question revient bien à une distinction du religieux, au sens le plus fort, spirituel, du terme : le passionnel, et du politique. Cette approche a la caractéristique de réconcilier les différentes approches d'Averroès : celle d'Alain de Libera, qui y voit un novateur ; celle de certains marxistes qui y ont vu un révolutionnaire, voire athée ; celle d'un Rémi Brague, qui y voit un conservateur en termes politiques ; ou de dépasser des approches qui reviendraient presque, puisque Averroès distingue mais n'oppose pas foi et raison (et effectivement il n'oppose pas foi/révélation et raison), à l'attribution d'un rôle politique aux textes religieux…

Mais c'est tout de même, lui aristotélicien, aux textes politiques de Platon (puisqu'il n'a pas accès aux textes politiques d’Aristote) qu'il donne la parole pour la gestion de la cité, de l'aspect social jusqu'à l'aspect militaire en passant par l'économique, etc., et pas aux textes religieux !

Si l'on considère aussi qu'il est nettement moins sévère, même s'il ne les épargne pas, avec les spirituels (n'oublions pas que Ghazali qui est son principal adversaire souhaitait conjoindre le spirituel, le théologique et le politique), si l'on considère que le plus remarquable d'entre les spirituels, Ibn 'Arabi, se sépare d'Averroès mais n'en est pas moins très respectueux, on peut penser qu'on a dans la formule de rupture radicale de l'amour et de la gestion du temps le nœud de compréhension de ce qui s'opère alors… et que c'est très actuel ! Ce pourquoi j'ai cité un homme d'aujourd'hui en introduction, Tahar ben Jelloun, lequel rejoint sur ce point les mystiques dont il se réclame – cf. son très beau livre Que la blessure se ferme, en hommage à Hallâj (858-922)… « Et ma raison en Toi est folie », écrit Hallâj parlant de Dieu dans un ses Poèmes mystiques, le n° 24 (trad. Sami-Ali, éd. Sindbad).

Voilà qui nous place au cœur du religieux et qui exclut de voir dans la révélation un discours politique : Hallâj – je cite à nouveau : « Ta place dans mon cœur est tout mon cœur », Poèmes mystiques, n° 29 ; ou : « Tu demeures dans mon cœur et il contient les mystères de Toi » Poèmes mystiques, n° 21.

Dans cette perspective, Averroès aussi bien que les grands mystiques, je vais en citer d'autres, retirent toute fonction politique au religieux : il n'y a, dans cette perspective, pas de place pour un islam politique. Le politique relève de la raison humaine, référant à une philosophie élaborée mille ans avant l’islam ; et en même temps, ils donnent toute sa place au religieux, à la révélation comme ouverture des cœurs à l'ultime : « Ta place dans mon cœur est tout mon cœur » en écrit Hallâj.

Voilà qui donne raison à ceux qui, comme Alain de Libera, voient en Averroès un des moments tournants vers ce qui deviendra la laïcité : c'est aux philosophes latins qui se réclament de lui que l'on doit, aux XIVe siècle, les premiers de moments de la séparation du spirituel et du temporel (on a nommé les averroïstes politiques du XIVe siècle, principalement italien : par exemple Marsile de Padoue, ou Dante Aligheri).

Voilà qui libère le politique de la religion et la religion du politique. Rendez-vous compte que c'est là un point important de l’argumentation du théologien protestant Alexandre Vinet, au XIXe siècle, en faveur de la séparation des cultes et de l’État.

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Libérer le politique du religieux et le religieux du politique. C'est pourquoi il faut, après avoir considéré Averroès, se pencher aussi sur cette lignée essentielle de la spiritualité universelle, qui va des origines de l'islam à l'époque contemporaine.

De Rabi'a al-Adawiyya (713-801) à Tierno Bokar (1875-1939) en passant par toute une lignée de penseurs et maîtres spirituels remarquables… Avec tout d'abord cet aspect essentiel d'une vraie spiritualité : la considération portée à la partie féminine de l'humanité ; en notant tout d'abord que la première figure de cette riche lignée spirituelle dont on ait des écrits est une femme, Rabi'a, vénérée par tous ses successeurs, dont celui par qui je vais commencer, puisqu'il a connu Averroès, et parce qu'il est considéré comme une figure essentielle de la spiritualité (influent au-delà du seul islam), connu comme le maître spirituel de l'émir Abd el-Kader. Il est celui qui a reçu le titre de sheikh al-Akbar, ce qui se traduit en latin par Doctor maximus, j'ai nommé Ibn 'Arabi, né en 1165 à Cordoue, mort en 1240 à Damas, où il est enterré.

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Un passionné de Dieu, qui parle de cet excès de lumière et de vie qui exige de nous la verticalité. Je cite un extrait d'un de ses poèmes, “Absence” – trad. René Khawam :

« Lorsqu’en mon cœur
s'est manifesté ton mystère,
mon existence s'est anéantie
et mon étoile a disparu. »

C'est que pour lui, « la nostalgie du “Trésor caché” aspirant à être connu […] est le secret de la Création », nous dit Henry Corbin, dans L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabî, éd. Aubier [1958] 1993, p. 121.

Or ce trésor caché, qui est la beauté de Dieu, ce secret de la Création, Ibn 'Arabi en a la révélation dans le visage où il se dévoile, celui d'un être humain, une femme en l’occurrence. Ibn 'Arabi a eu deux initiatrices spirituelles, une sage qui l'a initié aux mystères de la religion, et une autre, fille d'un sheikh de La Mecque, nommée Nezam, dont le visage lui a révélé le mystère de la Création, sourcée dans la beauté divine dont Nezam est devenue pour lui l’expression. Je précise que leur relation a toujours été purement spirituelle. Et Ibn 'Arabi n'est pas le seul a avoir vécu cette expérience, dont nombre de spécialistes affirment qu'elle est à la racine de l'amour courtois en Occident – tant l'expérience d'un Dante par exemple, cet averroïste de l'Italie du XIVe siècle, conduit au paradis par Béatrice, dont l'amour chaste pour elle le fait remonter jusqu'au sommet des cieux, se rapproche de l'expérience vécue par Ibn 'Arabi deux siècles avant lui. C'est l'expérience d'une remontée à la source de l'être, une exégèse de nos êtres et de leur sens, induite en parallèle avec une toute autre lecture des livres prophétiques que celle qui consiste à en faire des recettes de quotidien ! Cette exégèse à laquelle correspond l'exégèse de nos vies comme remontée à leur source s'appelle le tawil, qui répond au tanzil, la descente de la parole prophétique, dont on ne trouve le sens que comme remontée à la source qu'elle signifie, selon le double sens de hayet : signe et verset. La beauté de Nezam est pour lui celle d'un guide qui lui donne d'accéder au cœur de la beauté divine.

Ce que l'on trouve chez Ibn 'Arabi n'est pas unique. C'est aussi, par exemple, l'expérience de Rûzbehân Baqli Shirazi, qui vivait un peu avant lui (1128-1209). Lui aussi découvre la beauté qui transforme sa vie, qui la reconduit au-delà des signes, à la source de toute vie, dans un visage féminin.

C'est l’expérience d'un vrai désir amoureux, et chaste. Je cite Rûzbehân dans son livre Le jasmin des fidèles d'amour (traduit en français par Henry Corbin) : « […] le désir est pour les Fidèles d'amour le messager porteur de leurs secrets au monde des lumières et le lien qui unit entre eux les temples de l'amour […] » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le jasmin des fidèles d’amour, trad. H. Corbin, éd. Verdier, p. 259). Ou encore : « Le désir est la monture de l'amour, sache-le. Le cavalier Amour sur la monture du désir, va jusqu'à la mer de [l'unification], non plus loin. À aller plus loin, il ne subsisterait ni amour, ni désir. Or c'est par le désir que progresse l'amour ; […] sans ce vaisseau il ne peut atteindre aux rivages de la mer de la vision ni découvrir les perles de l'amour dans les conques : les théophanies de la beauté. » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le jasmin des fidèles d'amour, trad. H. Corbin, éd. Verdier, p. 260).

Henry Corbin – dans son œuvre remarquable sur l’islam spirituel – explique. Je le cite : « Rûzbehân […] désigne comme les “pieux ascètes” par contraste avec les fidèles d'amour […] tous les dévots pour qui la beauté humaine, la beauté sensible en général, est un piège, voire une suggestion diabolique, et l'amour humain, non pas l'accès à l'amour divin, mais l’obstacle à celui-ci. […] Pour Rûzbehân, […] “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire […]. » (Henry Corbin cit. Rûzbehân Baqlî Shîrazî (Jasmin § 160, p. 176-177) in En islam iranien, Tel, vol. III, p. 67)

Il ne faut pas se figurer cela (je cite encore Henry Corbin) « […] comme si l’on passait d’un objet humain à un objet divin. Pour […] Rûzbehân, ce pieux transfert lui-même est un piège. […] L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281).

C'est ainsi, nous dit Rûzbehân, que « l'amour […] est l’ébranlement de toute la personne, c'est l'effervescence fougueuse de l'Esprit, c'est la mise en fusion de l'intime du cœur » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le jasmin des fidèles d’amour, ch. XXX, § 267-270).

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C'est encore ce que l'on trouvera chez Djalâl ad-Dîn Rûmi (1207-1273), le fondateur de la confrérie des « derviches tourneurs », s’inscrivant dans la danse d'amour de l’univers autour de la beauté du Créateur : « Que jamais je ne te perde, bienheureuse douleur plus précieuse que l’eau, brûlure de l’âme sans laquelle nous ne serions que du bois mort. »

Cette douleur est la pointe qui aiguillonne l'âme blessée de l'amour de celui qui lui manque :
« Quand l'âme fut perdue, elle découvrit son existence véritable ;
Ensuite, l'âme revint à elle-même.
Le lacet de l'amour s'entoura alors autour d'elle.
L'amour lui fit boire un philtre fait de sa réalité,
Tous les autres attachements la quittèrent aussitôt.
Tel est le signe du commencement de l'amour :
Mais quant à sa fin, nul encore n'y a jamais atteint. »
(Rûmi, Odes mystiques 991)

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Un manque, une soif qu'ont dits tous ces spirituels et que Hallâj, né en 858 et mort crucifié en 922, persécuté tant sa soif échappait à la compréhension de ceux qui voudrait étaler la passion dans le temps qui ne peut la comprendre – une soif que Hallâj écrit en ces termes :
Ô brise ! Dis au faon
Que boire ne fait qu'accroître ma soif !
(Hallâj, Poèmes mystiques, 27)

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Avec Hallâj, on se rapproche des jours de celle qui ouvre par ses écrits (ceux qui nous restent sont rares) cette lignée qui a traversé les siècles : Rabi'a al-Adawiyya (713-801), que tous ont reconnue et dont Attar nous trace la biographie spirituelle, ce Attar qui sait la soif : « Ayant bu des mers entières, dit-il, nous restons tout étonnés que nos lèvres soient encore aussi sèches que des plages, et toujours cherchons la mer pour les y tremper sans voir que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer » (Farid Al-Din Attar, La Conférence des oiseaux).

C'est la soif de l'Unique, car tous, à commencer par Rabi'a, réalisent ainsi ce qu'Henry Corbin appelle le secret du tawhid, de l'unification du Dieu un proclamée dans la shahada : « pas de Dieu si ce n'est Dieu ». Je cite un des quatorze poèmes qui nous sont restés d'elle :
« Nul amant n'est de mon Amant l'égal
Et dans mon cœur il n'est place que pour lui
Mon amoureux se dérobe à ma vue, se cache
Mais au profond de ma conscience Il surgit ! »
(Rabi'a al-Adawiyya, Poème VI – trad. Salah Stétié, in Râbi'a de feu et de larmes, Albin Michel)

Rabi'a, nous rapporte Attar, était esclave avant d'être affranchie et de se consacrer entièrement à Dieu, renonçant aux hommes, choisissant l'abstinence. Attar nous dit qu'on veut la marier, on lui trouve le plus pieux des spirituels que l'on connaît, Hassan Al-Basri (642-728), qui a connu 'Ali, cousin et gendre du Prophète, 'Ali réputé auprès de tous les spirituels. Hassan al-Basri ! Qui de mieux ! Et Rabi'a, dit Attar, n'en veut pas ! Consacrée à Dieu seul. C'est d'une autobiographie spirituelle qu'il s'agit. Attar sait très bien que la chronologie aurait empêché un tel mariage : Hassan al-Basri a vécu avant Rabi'a… Il meurt quand elle a quinze ans. Que veut nous dire Attar ? La consécration spirituelle de Rabi'a, dévorée par le désir fou de Dieu, le désir de Dieu seul.
Attar le sait, il l'a écrit : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison. »

Le lien d'Hassan et de celle qui a vécu après lui, la plus assoiffée des assoiffés de Dieu, Rabia, est un lien spirituel. Attar nous dit qu'Hassan lui demanda : « "Te marieras-tu un jour ?" Elle répondit : "Le mariage est souhaitable à qui a la possibilité de choisir. Moi je n'ai pas le choix. J'appartiens à mon Seigneur" ». Et c'est Hassan, qui par la plume d'Attar, raconte : « Je passai avec elle une nuit et une journée entières à discuter de la Voie et des Mystères, si bien que nous avions fini par oublier qu'elle était une femme et moi un homme » (Râbi'a…, id. p. 111).

Une rencontre spirituelle d'un tout autre ordre, comme on en trouve alors dans le monachisme chrétien, sous le nom de syneisaktisme, qui consiste en la cohabitation chaste avec une personne de sexe différent. Les plus anciennes descriptions font remonter cette pratique aux pères du désert (donc IIIe-IVe siècle ap. Jésus-Christ) : certains avaient pour habitude de pratiquer le « mariage spirituel ». Ils vivaient ainsi avec une femme dans un même lieu tout en pratiquant une abstinence sexuelle totale. L'objectif est de parvenir à une vie commune par le biais d'un soutien spirituel et social.

Qui sait si cette tradition n'a pas été largement à l'ordre du jour, plus que chez la seule Rabi'a, qui a peut-être des précédents plus anciens chez des spirituels musulmans ? Qui sait, puisque tous se réclament du Prophète de l'islam, s'il n'a pas été monogame, mari réel de la seule Khadidja seule femme dont il a eu des enfants : qui sait en effet si ses autres mariages ne consistent pas en une vie commune par le biais d'un soutien spirituel et social, comme pour les spirituels chrétiens pour lesquels le Coran ne tarit pas d'éloges ?

Je vous laisse la question, sachant que tous les récits non-coraniques à ce sujet relèvent de temps ultérieurs au Prophète, sous la domination des califes et des dynasties califales dont Averroès, plus tard, contestera l'usage politique de la théologie. Qui sait si les siyar (biographies du Prophète - au singulier sira) qui relatent cela sont vraiment aussi fiables qu'on l'a cru. En tout cas leur fiabilité est remise en question par plusieurs musulmans, notamment concernant ce qui s'y dit de Aisha et de son mariage… précoce ! – ou ce qui a conduit à comprendre le v. 34 de la sourate 4 comme appelant à battre les femmes ! Il y a au moins une traduction (en anglais), celle de Ahmed Ali, éd. Princeton, qui dit exactement le contraire – je cite : « quand vos femmes vous sont hostiles, parlez-leur de façon persuasive ; puis laissez-les seules dans leur lit (sans les maltraiter) et commercez avec elles (quand elles sont consentantes) » (cité par Reza Aslan, Le miséricordieux, Les Arènes, p. 127).
Les géants spirituels que j'ai évoqués nous permettent de nous poser la question. Ils nous permettent aussi peut-être de pousser un peu plus loin. Tous ces textes traditionnels, de Ibn Hicham à Tabari, hadith et siyar, sont-ils fiables concernant aussi la question guerrière ? En d’autres termes, le Prophète a-t-il vraiment été un homme de guerre comme ces textes pourraient le laisser penser ? Ces textes traditionnels sont-ils toujours fidèles au Coran ? Si le Coran est un texte prophétique, c'est-à-dire d'un genre littéraire tout autre, ne doit-on pas lire les versets apparemment guerriers d'une tout autre manière, la manière qui a été celle de nos spirituels, reconduisant du texte à sa vérité éternelle, où il n'y a qu'une seule guerre à mener, celle qui consiste à être impitoyables face à tout ce qui fait obstacle au désir de l'âme assoiffée pour son Seigneur ?

Où l'on retrouve peut-être la Réforme protestante en chrétienté du XVIe siècle. La Réforme protestante inversait la problématique Bible-tradition. On lisait la Bible à la lumière de la tradition, la Réforme propose l'inverse. Regarder la tradition à l’aune des Écritures bibliques.

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Je citerai avant de conclure un des grands témoins récents d'une lecture spirituelle du Coran, le Malien Tierno Bokar, qui a vécu de 1875 à 1939. C'est son disciple Amadou Hampaté Bâ, dans son livre Vie et enseignement de Tierno Bokar (éd. du Seuil), qui relate ce propos de Tierno Bokar :

« - La bonne action la plus profitable est celle qui consiste à prier pour ses ennemis.
- Comment ! m'étonnai-je. Généralement, les gens ont tendance à maudire leurs ennemis plutôt qu'à les bénir. Est-ce que cela ne nous ferait pas paraître un peu stupides que de prier pour nos ennemis ?
- Peut-être, répondit Tierno, mais seulement aux yeux de ceux qui n'ont pas compris. Les hommes ont, certes, le droit de maudire leurs ennemis, mais ils se font beaucoup plus de tort à eux-mêmes en les maudissant qu'en les bénissant.
- Je ne comprends pas, repris-je. Si un homme maudit son ennemi et si sa malédiction porte, elle peut détruire son ennemi. Cela ne devrait-il pas plutôt le mettre à l'aise ?
- En apparence, peut-être, répondit Tierno, mais ce n'est alors qu'une satisfaction de l'âme égoïste, donc une satisfaction d'un niveau inférieur, matériel.
Du point de vue caché, c'est le fait de bénir son ennemi qui est le plus profitable. Même si l'on passe pour un imbécile aux yeux des ignorants, on montre par là, en réalité, sa maturité spirituelle et le degré de sa sagesse. »

Nous voilà devant une spiritualité profonde mue par le désir de reconduire nos vies vers leur unification en l'Unique, comme la lecture des prophéties est reconduite vers la parole de l'Unique, ce qui s'illustre par un épisode rapporté par le même Amadou Hampaté Bâ :

« Une rafale […] violente ébranla la charpente (de la pièce où Tierno Bokar était en train d'enseigner).
Sous le choc, un nid d’hirondelle, qui était situé en équilibre du haut du mur, sous l’avancée du toit, s’entrouvrit. Un poussin tombe en piaillant.
Nous lui jetâmes un regard indifférent, l’attention de l’auditoire n’avait pas faibli un instant.
Tierno termina sa phrase puis se tut. Il se dressa, promena un regard attristé sur ses élèves et tendit les doigts, qu’il avait longs et fins, vers le petit oiseau.
- "Donnez-moi ce fils d’autrui."
Il le prit dans ses mains réunies en forme de coupe. Son regard s’éclaira.
- Louange à Dieu dont la grâce prévenante embrasse tous les êtres ! dit il.
Puis déposant l’oisillon, il se leva, prit une chaise et la posa au dessous du nid.
Il sortit et revint peu après.
Entre ses doigts, nous vîmes une grosse aiguille et un fil de coton.
Il monta sur la caisse, déposa le petit d’hirondelle au fond du nid qui s’était déchiré et répara celui ci avec le même soin qu’il mettait autrefois à broder les boubous.
Puis il redescendit et reprit sa place sur la natte. »

*

Pour conclure, Tierno Bokar encore, toujours selon Amadou Hampaté Bâ :

« Notre planète n’est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que Notre Seigneur a créées… Nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres.
Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s’élèvent dans l’amour, la charité et l’estime du prochain. Celles-là seront lumineuses comme un soleil montant tout droit dans le ciel. L’humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes mais qu’inlassablement répétera Tierno Bokar. »


R. Poupin, rencontre « Islam et République », Poitiers/Biard 28/09/16





jeudi 30 juin 2016

Sur le pardon et la demande de pardon aujourd'hui





Le thème de notre table ronde, « Religions et pardon », induit une question : sous quel angle ? On peut se demander : de quelle leçon sommes-nous détenteurs en matière de pardon ? On peut aussi se demander : qu'avons-nous comme religions à nous faire pardonner ? Avec ce lien entre les deux questions : et si ce que nous avons à nous faire pardonner était précisément de nous être posés en donneurs de leçons, d'avoir prétendu chacun être au bénéfice de cette supériorité qui consiste à être au bénéfice d'une révélation voulue meilleure ou supérieure ? En la matière nous avons sans doute tous à faire amende honorable.

Une citation concernant le christianisme protestant puisque c'est à son titre qu'il m'est demandé d'intervenir. C'est à propos du judaïsme : « Les Églises, en tant qu'institutions, et les chrétiens, en tant qu'individus, ont un lourd passif vis-à-vis du judaïsme. Mais les déclarations récentes montrent que l'antijudaïsme théologique, séculaire, n'a plus droit de cité dans les grandes Églises protestantes [l'article cité parlant donc des relations judéo-protestantes]. Ces déclarations [… montrent] aussi [… qu'il est possible de] se repentir, [de] reconnaître ses torts devant Dieu et devant ses frères et sœurs en humanité, et [de] demander pardon » (Professeur Matthieu Arnold, de la Faculté de Théologie protestante de l'Université Marc Bloch / Strasbourg II, Revue Sens 2007/1, p. 39). Du chemin a été fait, du chemin à faire, et pas que des seuls chrétiens, protestants ou autres… L'article rappelle ainsi que « les chrétiens arméniens ou les millions de victimes de régimes athées, communistes, attendent, aujourd'hui encore, en vain, une parole de justice et de vérité – sans même parler d'une parole de repentance et de demande de pardon… » (Ibid.)

Du chemin reste en aval, et en amont, on revient de loin… Puisque le christianisme est allé jusqu'à soutenir que l’Église aurait été substituée à Israël, avec tout ce que suppose une telle affirmation : depuis l'idée que l'Alliance scellée par Dieu aurait été abrogée ensuite par lui, jusqu'à l'affirmation que les Écritures où est dite l'alliance avec Israël, la Bible hébraïque, devaient être reléguées dans un passé révolu. Avec comme conséquence concrète que les témoins de cette Alliance, les juifs, devaient être certes tolérés au titre de ce témoignage de ce qui aurait été un état antérieur de la révélation, tolérés donc, mais pas égaux ! Tolérés jusqu'à ce que, mieux encore, ils deviennent chrétiens, donc disparaissent à terme en tant que juifs !

On a donc beaucoup à se faire pardonner, et on sait hélas qu'il a fallu les conséquences ultimes de cette faute morale historique, de ce péché, pour qu'on reconnaisse que ce fut effectivement un péché majeur du christianisme, puisqu'il a mené l’Église, les Églises, à manquer aux heures les plus sombres à la vigilance à laquelle Jésus appelait ses disciples – à manquer en tout cas d'une vigilance suffisante.

Le nazisme, puisqu'il s'agit de cela, n'a rien à voir avec le christianisme, il était même anti-chrétien quoiqu’en veuillent certains polémistes (*). Il n'en était pas moins convaincu, à l'instar de beaucoup dans les temps modernes, de dépasser et d'abroger ce qui l'avait précédé. Si le christianisme n'avait pas eu les mains liées par sa théologie de la substitution, de l'abrogation des paroles de Dieu pour Israël, tout permet de penser qu'il aurait été plus efficace contre cela.

On en a la preuve par les faits : quelques-uns refusaient la théologie de la substitution, comme dans des villages cévenols connus, ou ailleurs – cela leur a juste permis d’être humains ! Ce qu'ailleurs la théologie de la substitution empêchait ! Leur foi à eux était radicalement opposée à l'idée que Dieu put abroger une parole par laquelle il s'était engagé. Après la catastrophe, tous ont compris l'immensité de la faute, et ont rejoint ces minoritaires : l’Alliance ne peut pas être abrogée diront, plus tard, les déclarations protestantes évoquées en introduction – et Vatican II pour l’Église catholique.

On est allé très loin dans la faute, avant cela : c'est de justesse, peut-être, que l'on a conservé dans l'Antiquité la Bible hébraïque. On a la trace de la tentation de l'abandonner par le fait que les Pères de l’Église ont ferraillé longtemps contre cette idée, qui avait conduit des groupes (comme celui de Marcion à titre d'ex. connu) à abandonner la lecture de l'Ancien Testament, jugé soit incompatible avec le Nouveau, soit peu fiable (voire falsifié). Les Pères de l’Église ne sont pas tombés dans ce piège, mais ils n'en sont pas sortis indemnes pour autant puisqu'ils ont établi les bases de ce qui, gauchi, deviendra (selon la formule de Jules Isaac, fondateur de l'AJC) l'enseignement du mépris, repris entre autres par Luther. Tolérés, les juifs ont été maintenus dans un état de minorité, la chrétienté influençant d’ailleurs l'islam… pour en être influencée en retour comme lorsque le IVe concile de Latran prône pour les juifs la reprise de ce que faisaient les califats – des Omeyyades aux Ottomans en passant par les Abbassides et les Fatimides – pour les juifs et les chrétiens, imposant le port d'un signe distinctif, mesure que, pour la France, fera appliquer le roi Louis IX.

C'est un moment redoutable quand on sait la difficulté ultérieure des chrétiens face au nazisme, qui à son tour utilisera des signes distinctifs – pour l’intolérance, là où au Moyen Âge, c'était un signe de tolérance, avec tout ce que la tolérance a d'ambigu – je rappelle la parole du pasteur Rabaut Saint-Étienne, député à l'Assemblée constituante de 1789, réclamant, contre la tolérance octroyée aux protestants par Louis XVI en 1787, la liberté de culte, pour les juifs et les protestants : « nous voulons la liberté et pas la tolérance » !

La demande de pardon doit aller jusqu'au fait que nous avons été tolérants, oui ! La tolérance est une faute là où l'on doit la liberté – qui seule crée la responsabilité. La tolérance réduit l'autre au bon vouloir de celui qui la lui octroie (et qui se comporte donc en supérieur). Faute envers autrui, faute envers Dieu qui a fait tout être humain à son image (cf. Galates 3,28 : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme »), et qui ne saurait abroger ce qu'il a scellé par sa parole. C'est l’argument que l'on trouve déjà chez Calvin, au XVIe siècle. Toutes les conséquences n'en ont pas été tirées, mais l’argument est là, qui appuiera encore la conviction des humbles paysans (entre autres) accueillant les juifs persécutés par le nazisme – outre que c'est simplement humain, de l'ordre de la bienveillance.

L'argument est là, dans le texte chez Calvin : Dieu ne peut pas se renier lui-même, propos appliqué à l’alliance avec Israël à l'appui de la 2e Épître de Paul à Timothée : « Dieu demeure fidèle, car il ne peut pas se renier lui-même ». Il n'abroge pas ce qu'il a dit, sous peine de n'être pas fiable : pourquoi est-ce que je croirais ce que Dieu dit dans le Nouveau Testament, s'il abroge ce qu'il a promis avant ?! Sous prétexte que le Nouveau Testament a été écrit après ? Double problème théologique : outre le fait que cela suppose un Dieu qui change d'avis, cela fait un Dieu bien humain, au sens de Nietzsche : humain trop humain ! Un Dieu temporel et soumis aux aléas du temps ! Un tel dieu n'est pas le Dieu unique, le Dieu des patriarches, qui est au-delà du temps, le Dieu manifesté en Jésus-Christ, et auquel il s'adresse comme à son Père. À nous de savoir qu'un rite mis en place ultérieurement, pour légitime qu'il soit, n’abroge en rien la permanente validité d'un rite antérieur. Dieu même en est garant.

Et c'est non seulement à autrui (ici aux juifs – mais ça vaut pour toute humanité que l'on prétendrait dépasser par je ne sais quelle supériorité civilisationnelle ou religieuse) qu'il s'agit de demander pardon d'avoir tenu l'idée de dépassement, mais à Dieu : « si apportant ton offrande, dit Jésus, tu te souviens que ton frère a un reproche contre toi, laisse ton offrande et va d'abord te réconcilier avec ton frère » (Matthieu 5, 23-24). Demande de pardon, à laquelle répond l'octroi du pardon.

*

J'ai beaucoup parlé du passé, pour lequel il est juste d'avoir demandé pardon, de le faire quand ce n'a pas été fait. Cela vaut aussi pour le présent. Comme la théologie de l'abrogation a handicapé l’Église face aux horreurs du XXe siècle, dont elle n'était pourtant pas directement coupable, la théologie de l'abrogation et de la substitution peut encore nous handicaper aujourd'hui quant à la résistance nécessaire face aux horreurs en cours. Je pense aux groupes terroristes se réclamant de l'islam et aux exactions qu'ils font subir aux minorités, au point que certains parlent de génocide en cours au proche Orient.

Un seul exemple, qui parle du pardon, et ici du pardon octroyé – je cite The Independent : « À Mossoul en Irak, […] cette famille chrétienne […] n'avait pas payé sa "taxe religieuse" – la "djizîa" – à l’État Islamique. Résultat : leur maison a été incendiée par les combattants du djihad, alors que ses occupants [une mère et sa fille] étaient encore à l'intérieur, rapporte le quotidien britannique le 20 mai 2016 : […] Les deux femmes ont réussi à s'échapper, mais la fille [12 ans], brûlée vive au quatrième degré, décédera de ses blessures quelques heures plus tard. Dans les bras de sa mère à l'hôpital, ses derniers mots furent : "pardonne-leur". »

Nous sommes tous d'accord pour dénoncer ces exactions – dont Istanbul vient d'être la dernière victime –, mais comme au XXe siècle notre dénonciation ne sera efficace que si nous dénonçons en parallèle toute idée d'abrogation, de substitution, de supersession, de dépassement – on peut appeler cela comme l'on veut – qui est évidemment au cœur de ce qui se produit actuellement au nom de l'islam (on vient de le voir avec cette histoire de « djizîa »). Le refus de toute idée d'abrogation, et donc de toute prétention à une quelconque supériorité, est un aspect décisif de ce que peut être aujourd’hui la demande concrète de pardon et la réception concrète du pardon.


RP, Colloque sur le pardon, « Religions et pardon »,
Maison Diocésaine, Poitiers, 30/06/16





(* Note du 31.01.2020 :) « Nous avons exterminé une bactérie [les juifs] parce que nous ne voulions pas en fin de compte être infectés par la bactérie et en mourir. Je ne supporterai pas qu’apparaisse et que persiste la moindre zone d’infection ici. Partout où elle apparaîtra, nous la cautériserons. Dans l’ensemble, nous pouvons dire que nous avons accompli ce devoir des plus difficiles pour l’amour de notre peuple. » (Heinrich Himmler, en 1943, cité par Jeremy Noakes et Geoffrey Pridham, dir., Documents on Nazism l9l9-1945 (New York, The Viking Press, 1975), p. 493.)
Or, pour les nazis, si la bactérie est juive, le moyen et la zone d’infection est le christianisme. La volonté revendiquée par les nazis d’éradiquer la bactérie vise à déboucher sur un assèchement de la zone d’infection, faisant du nazisme ipso facto une idéologie anti-chrétienne. Le « catholicisme » « baptismal » d’Hitler n’y change rien, quoiqu’en veuille par ex. un Onfray (et ceux qui le suivent), prélevant de Mein Kampf la célébration par Hitler de la « purification » du Temple par Jésus, dont il fait un acte antisémite ! (Sic !) Tentative pernicieuse de séduction des chrétiens qui ne percevraient pas que le christianisme ne peut qu’être étranger à cela. Cette opposition foncière est déjà là dans un certain germanisme antérieur au nazisme : cf. par ex. Nietzsche, expliquant dans la 1ère dissertation de sa Généalogie de la morale le processus par lequel le christianisme est juif, inoculant la morale juive d’esclaves à la race des seigneurs aryens (sic : ce sont les mots de Nietzsche).


samedi 30 avril 2016

Souffle de l'Esprit





Pentecôte. Don de l'Esprit, du souffle, tout à nouveau. Comme pour une nouvelle création : Genèse 2, 7 : « Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et l’être humain devint vivant. » « Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la surface du sol », dit le Psaume 104 (v. 30). Dieu donne la vie à l’être humain en « insufflant dans ses narines le souffle de vie » — c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste du récit de la Genèse à son compte : il met en place une nouvelle création, il donne tout à nouveau l’Esprit de Dieu.

De même qu’il a vécu lui-même dans la vérité de l’Esprit qui l’a animé, la nouvelle création, la création menée à son accomplissement comme monde de la résurrection, est animée de la vie de l’Esprit. Esprit de liberté. Car la création nouvelle est fondée sur la libération, et donc sur le pardon qui seul libère pleinement — le pardon reçu de Dieu, et à porter au monde : « déliez ceux qui sont liés » (Jean 20, 23).

« Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Hannah Arendt)

Nouveau commencement. Défaire ce qui avait été et ouvrir sur l'impossible. Ici s’ouvre la porte de tous les possibles. Porte de liberté. Une liberté qui est bien une question de pardon — le pardon qui libère : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis » (Jean 20, 23).

Tel est le cœur de l'envoi, la mission — Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » C’est par des êtres humains, par nous, que le projet de la création est appelé à être accompli. Jésus passe le relais en donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ».

C’est à une dépossession, un retrait de nous-mêmes que nous sommes appelés. Une dépossession qui correspond précisément à l'action mystérieuse de Dieu dans la création, jusqu’à la résurrection. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos. Dieu s'est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s'en va pour que vienne l'Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu pour la résurrection.

Pardonnés. L’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui. C’est alors, alors que nous sommes sans force, que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est-il dit à Paul (2 Co 12, 9).

Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s'est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, pour que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous concevons de nous-mêmes. C'est ainsi que se complète notre création à l'image de Dieu, que se constitue notre être de résurrection pour la création nouvelle. « Jésus souffla sur eux et leur dit : "Recevez l'Esprit Saint" » (Jean 20, 22).


samedi 19 mars 2016

"Ce que tu donnes, c'est à toi pour toujours..."





« Ce que tu donnes, c'est à toi pour toujours ; ce que tu gardes, c'est perdu à jamais ! »
(Eric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran)

Il se trouve que cette année notre rencontre a lieu au moment où les chrétiens vont entrer dans la semaine sainte, qui commence par le dimanche des Rameaux — demain.

Lors de la montée de Jésus à Jérusalem, aux Rameaux, la foule ne sait pas exactement ce qu’elle demande — un roi — ; comme Abraham (Genèse 22), quand il commence sa montée vers le mont du sacrifice, ne sait pas. Aux Rameaux, la foule ne sait pas que celui qu’elle acclame comme un roi temporel devra être sacrifié comme tel, pour rayonner de sa vérité éternelle.

Rameaux annonce le renoncement, le don total, pour la résurrection du Christ éternel au dimanche de Pâques.

Il s'agit de renoncer, comme Abraham a renoncé. Il lui a fallu laisser son fils être ce qu'il est devant Dieu. Il lui a fallu en sacrifier ce qu'il croyait en savoir. Et découvrir à travers cela que tuer au nom de Dieu est inadmissible pour Dieu.

Il a fallu de même, de Rameaux à Pâques, apprendre à sacrifier ce que l'on concevait de Jésus — « qui dites-vous que je suis ? » avait-il demandé aux disciples — pour retrouver l'être de résurrection révélé au dimanche de Pâques.

C'est ce que Paul revivra avec les Éphésiens attristés au moment où il les quitte : « vous ne reverrez plus mon visage » leur dit-il — et plus loin : « leur tristesse venait surtout de la phrase où il avait dit qu’ils ne devaient plus revoir son visage ». (Actes 20) « Me voici en route pour Jérusalem, vient-il de leur annoncer ; je ne sais pas quel y sera mon sort, mais en tout cas, l’Esprit Saint me l’atteste de ville en ville, chaînes et détresses m’y attendent. » Et : « Je n’attache aucun prix à ma propre vie ; mon but, c’est de mener à bien ma course et le service que le Seigneur Jésus m’a confié. »

Il y a là pour Paul quelque chose qui a déjà été sacrifié. La propre image qu'il se faisait de lui-même. Et c'est aussi ce à quoi devront renoncer les Éphésiens, avec larmes.

« Vous ne reverrez plus mon visage » leur a dit Paul. Chose étonnante quand on pourrait se dire : mais ne le verront-ils pas lors de la résurrection ? — que Paul leur enseigne. Eh bien c'est là qu'est la clef précisément. Vient un jour où on ne reverra plus le visage que l'on connaît de quelqu'un. Il faut alors le découvrir dans sa vérité éternelle. Pour cela, il faudra sacrifier — donner sans réserve, abandonner — ce que l'on croyait en savoir. Et cela coûte des larmes, celles des Éphésiens, celles d’Abraham montant avec son fils, celles des disciples perdant le Christ, celles des femmes au pied de sa croix.

Écho à ce que dit Jésus à ses disciples au moment de sa mort : « vous ne me verrez plus ». Et puis vous me verrez, ajoute-t-il. Un Jésus est sacrifié, celui que l'on croyait connaître, pour qu’apparaisse le vrai Jésus, que l'on ne peut saisir — Jésus Christ éternel.

Tout cela est donné à valoir pour nous, pour chacun de nous. Il nous faut sacrifier ce que l'on croit pouvoir posséder de ses proches, et de soi-même pour paraître en pleine lumière, nés de Dieu. « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » dira Paul aux Colossiens (Col 3, 3).

*

Colossiens 3, 1-8 : 1 Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; 2 c’est en haut qu’est votre but, non sur la terre. 3 Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. 4 Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. 5 Faites donc mourir ce qui en vous appartient à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais et cette cupidité, qui est une idolâtrie. 6 Voilà ce qui attire la colère de Dieu, 7 voilà quelle était votre conduite autrefois, ce qui faisait votre vie. 8  Maintenant donc, vous aussi, débarrassez-vous de tout cela : colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres.

Que nous dit ce texte ? Que si nous croyons à la promesse de la résurrection — et c'est un enseignement qui nous est commun, comme héritiers spirituels d'Abraham —, nous sommes déjà, dès à présent, dans la vie de résurrection, et tout ce qui détruit la vie — colère, irritation, méchanceté, ressentiment, etc. — n'a plus lieu d'être. Haïr, tuer, blesser au nom de Dieu n'a pas lieu d'être, lui est en horreur, « attire sa colère », dit le texte. C'est dès aujourd'hui qu'il faut vivre la vie de résurrection, qui est une vie de don, de bonté, emplie dès aujourd'hui de miséricorde pour tous.

Et vous savez, nous avons là la réponse à l’interpellation de Nietzsche contre les arrière-mondes, à savoir ce reproche fait aux croyants, souvent à juste titre, de ne pas vivre sous prétexte que la vraie vie ce serait après la mort ! — dans quelque arrière-monde.

Eh bien si nous comprenons les choses ainsi, si nous nous imaginons que la foi à la résurrection signifie qu'il ne faut pas vivre aujourd'hui, Nietzsche a raison contre nous. Et nous risquons fort en effet d'être déçus. Celui qui renonce à la bonté de la vie par haine, amertume, ressentiment, croyant trouver ce qui fait le bonheur après la mort, risque fort d'être déçu ! La qualité de la vie de résurrection se manifeste tout simplement dans la beauté de la vie dès aujourd'hui, c'est-à-dire dans le don, où précisément elle se trouve : « qui veut sauver sa vie, la perdra, dit Jésus ; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera » (Luc 9, 24). « Ce que tu donnes, c'est à toi pour toujours ; ce que tu gardes, c'est perdu à jamais ! »


RP, rencontre interreligieuse
« Le don, des croyants s'interrogent »,
Poitiers, 19 mars 2016


mercredi 16 mars 2016

Éléments de vocabulaire des relations judéo-protestantes





Abordant la question des rapports entre foi protestante et judaïsme, il convient de s’arrêter sur quelques expressions, régulièrement utilisées mais souvent peu clairement définies…
À commencer par le terme, central puisqu’il qualifie deux ensembles des livres de la Sola Scriptura : le terme d’alliance… (Les astérisques dans le texte renvoient aux entrées respectives.)


Alliance(s)
La façon la plus connue de comprendre ce point central en christianisme, et donc en protestantisme, est qu’il y a deux alliances :
- la nouvelle alliance, chrétienne, donnée via le Nouveau Testament* et comme Nouveau Testament* (les deux notions, alliance et testament, relevant du même mot en hébreu comme en grec) ;
- et l’ancienne alliance, juive, reçue dans les livres de l’Ancien Testament*, ou Premier Testament, selon le vocable chrétien pour désigner les livres hérités de la Bible hébraïque*.
La nouvelle alliance a rapidement été perçue comme se substituant à une ancienne l’annonçant, l’Église se substituant de la sorte à Israël. Cette compréhension des relations entre judaïsme et christianisme est pointée actuellement comme « théologie de la substitution* ». Si la Réforme du XVIe siècle, avec notamment Luther, s’est généralement inscrite dans cette perception alors commune des relations judéo-chrétiennes, ce schéma a cependant pu être nuancé, notamment, en protestantisme, suite à Calvin.

Alliance unique
Pour Calvin, précurseur en cela, il n’y a essentiellement qu’une seule alliance, qui varie dans « l’ordre d’être dispensée ». Une alliance, des dispensations* : « l’alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée. » (Institution de la religion chrétienne II, X, 2)
« Nouvelle alliance » peut s’entendre ici « alliance renouvelée » plutôt que « nouvelle » au sens de « autre ». Les rites (par ex. circoncision ou baptême) qui caractérisent les différentes façons par lesquelles l’alliance est « dispensée » sont seconds par rapport à la substance : la fidélité indéfectible de Dieu, qui vaut pour Israël comme pour l’Église, l’alliance n’ayant « pas été fondée sur les mérites des Patriarches » mais sur la « seule miséricorde de Dieu ».
Ces conséquences logiques de la notion d’alliance unique n’ont pas toujours été tirées, et n’ont pas fait ipso facto disparaître celle de substitution*, reprise alors éventuellement sous la forme d’un développement de l’unique alliance vers une complétude néo-testamentaire.

Anti-judaïsme
La théologie de la substitution* glisse très rapidement dans l’histoire à l’anti-judaïsme : les juifs sont accusés d’être opiniâtres, endurcis, en refusant de se rendre à l’évidence de chrétiens selon lesquels Dieu a mis terme à la première alliance* en l’accomplissant en Jésus-Christ.
En outre, prend place l’accusation de « déicide » : puisque Jésus est Dieu, qu’il a été mis à mort et que « les juifs » sont considérés, via une lecture des évangiles qui a fini par prendre beaucoup de poids, comme les responsables de son exécution, ils sont donc « déicides » ! Cette lecture du procès de Jésus est fort sujette à caution et l’exégèse a fini par en souligner résolument la redoutable complexité.

Antisémitisme
L’anti-judaïsme* glissera ensuite lui-même à l’antisémitisme via la « racialisation » du judaïsme. L’Inquisition espagnole joue un rôle non-négligeable vers ce glissement, en considérant que les conversions de juifs au christianisme obtenues par des pressions étant douteuses, il était opportun de distinguer les chrétiens « de souche » de ceux dont les ancêtres étaient juifs (ou Maures). On remonte ainsi jusqu’à quatre générations pour vérifier la « limpiezza de la sangre » — la « pureté du sang ». Lorsque par ailleurs on en vient à classifier les êtres humains en inventant pour cela des catégories raciales, en fonction des couleurs de la peau principalement, ou d’autres critères comme l’ascendance religieuse, la plupart des pays européens finissent par adopter l’idée d’une race juive, « sémite », racialisant donc l’anti-judaïsme en antisémitisme.

Anti-sionisme
L’anti-judaïsme* et l’antisémitisme* s’imbriquent parfois actuellement dangereusement avec l’anti-sionisme.
L’anti-sionisme désigne tout un éventail d’attitudes, allant du refus de la légitimité de l’État d’Israël à l’hostilité à tel ou tel aspect de sa politique. Tout dépend, quant à cet éventail de refus ou d’hostilités, de ce qu’on entend pas « sionisme* ».

Bible hébraïque
La Bible hébraïque est communément appelée « Tanakh », abréviation de Torah (תורה « Loi ») (connue aussi sous le nom grec de Pentateuque = 5 livres) ; Nevi'im (נביאים, « Prophètes ») ; Ketouvim (כתובים, « Écrits »).
Les livres de la Bible hébraïque se retrouvent dans le canon protestant de l’Ancien Testament* (ou Premier Testament), traditionnellement rangés dans un autre ordre — jusqu’à la TOB, qui reprend l’ordre hébraïque.
La Bible hébraïque, qui se suffit en soi, doit être distinguée de l’Ancien Testament*, qui suppose un Nouveau Testament*.

Dispensations / dispensationalisme
Le mot dispensation traduit le mot grec oikonomia / économie, que l’on trouve dans le Nouveau Testament* (Éphésiens 1, 10 ; 3, 2 et 9 ; Colossiens 1, 25) où il désigne l’administration de la grâce révélée en Christ.
Dans le cadre de la notion d’alliance unique* mise en exergue par Calvin, le mot signifie les modes divers et seconds de l’administration de cette alliance unique* (la variabilité selon le temps et les traditions des rites et sacrements) : « l’alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée. » (IC II, X, 2. Cf. supra)
Ces différents modes d’administration (« dispensations ») d’une unique alliance de grâce verront par la suite souligner les spécificités propres à chacun d’eux : des théologiens de tradition généralement calviniste (Cocceius 1603-1669, Pierre Poiret 1616-1719, John Edwards 1639-1716) ont produit depuis le XVIIe et le XVIIIe siècle des travaux de réflexion sur ces spécificités. On finira donc par distinguer nettement, dans leur mouvance, les « dispensations » particulières, autant d’alliances diverses en fin de compte. Le théologien anglo-irlandais John-Nelson Darby (1800-1882), traducteur de la Bible en plusieurs langues et initiateur d’un mouvement religieux, frappera la mouture connue du « dispensationalisme », donnant sept dispensations successives : 1° Le temps de l’innocence, 2° Depuis la chute jusqu’au déluge, 3° Depuis le déluge jusqu’à Abraham, 4° L’époque des patriarches, 5° La loi, 6° L’Église et la période chrétienne, 7° Le royaume (d’une durée de mille ans / Apoc 20). Ce schéma a été popularisé dans le protestantisme (et parfois au-delà) via la Bible dite de Scofield (Cyrus-Ingerson Scofield 1843-1921, théologien américain) dotée de commentaires adhérant à cette théologie (une Bible avec ces commentaires existe en français).
Dans cette perspective, Israël correspond à une « dispensation », celle de la Loi, distincte de celle de l’Église, dispensation non-abrogée : les deux subsistent parallèlement. La dispensation d’Israël comprend la terre, d’où la lecture de la création de l’État moderne d’Israël comme relevant de la prophétie, de son accomplissement et de sa « réactivation » après près de vingt siècles : c’est un des fondements théologiques du sionisme* chrétien.

Messianique
Le mot « messianique » est l’équivalent de l’appellation « chrétien » — ici à partir du grec, là de l’hébreu. Relativement aux mots équivalents « messie » ou « christ ». Le terme « messianique » est repris depuis quelques décennies dans des cercles d’origine juive croyant à la messianité de Jésus, s’intitulant eux-mêmes mouvements « juifs messianiques ». Les courants de cette mouvance sont divers quant à la pratique religieuse (et parfois quant à la compréhension de la relation de Jésus et de Dieu). Il existe tout un éventail depuis ceux qui ont rejoint des Églises chrétiennes existantes et leurs rites, jusqu’à ceux qui maintiennent les pratiques juives — voire de façon intégrale.
La façon dont ils sont perçus est variable : comme des chrétiens d’origine juive, mais ayant cessé d’être juifs en devenant chrétiens à un pôle, comme un nouveau courant du judaïsme recevant Jésus comme le Messie tout en restant juifs à un autre pôle, sans compter les compréhensions intermédiaires.
Cela peut être considéré en regard des deux façons de rendre en français le mot juif ou Juif — avec ou sans majuscule — correspondant à deux compréhensions : être juif (sans majuscule) comme fait religieux (parfois dit « israélite ») ; être Juif (avec majuscule) comme fait national, fût-il de diaspora. (Dans les deux cas, à ne pas confondre avec Israélien, le fait national moderne.)
C’est ainsi que la question des « juifs messianiques » se complique avec ceux d’entre eux qui estiment que les juifs, les « autres » Juifs diraient-ils, doivent eux aussi devenir disciples de Jésus, voire avec ce que cela implique traditionnellement d’abandon des rites mosaïques — et donc devenir chrétiens ! Dans cette perspective, être Juif est plutôt perçu comme un fait national, fût-il de diaspora : le mouvement « juif messianique » mènerait donc à terme à une nation juive de religion chrétienne (i.e. messianique) ?! Ou, si être juif est d’abord un fait religieux, cela tendrait-il à terme à un passage du judaïsme à telle ou telle forme de christianisme, ou à un statut de religion chrétienne (i.e. messianique) ?!

Loi de Moïse / Loi de Noé / noachides
La question du mode des relations concrètes au judaïsme — comme religion de l’observance de la loi de Moïse reçue dans l’alliance* mosaïque — a été posée de diverses façons dans l’histoire du christianisme. Dans le Nouveau Testament* cette question trouve un point d’orgue au livre des Actes des Apôtres, renvoyant à l’enseignement juif sur la « loi de Noé » ou « noachide » — relative à l’alliance de Noé.
La loi noachide consiste selon le Talmud en sept préceptes que doivent observer les non-juifs. Talmud de Babylone traité Sanhédrin 56 a :
Nos sages ont enseigné : sept lois ont été données aux fils de Noé [à l’humanité] :
établir des tribunaux (1),
l’interdiction de blasphémer (2),
l’interdiction de l’idolâtrie (3),
l’interdiction des unions illicites (4),
l’interdiction de l’assassinat (5),
l’interdiction du vol (6),
l’interdiction d’arracher un membre d’un animal vivant (7).
C’est ce que l’on retrouve repris en substance au livre des Actes des Apôtres comme proposition de Jacques quant aux non-juifs qui ont adhéré à la foi de Jésus :
« Je suis donc d'avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu. Écrivons-leur simplement de s'abstenir des souillures de l'idolâtrie, de l'immoralité, de la viande étouffée et du sang. Depuis des générations, en effet, Moïse dispose de prédicateurs dans chaque ville, puisqu'on le lit tous les sabbats dans les synagogues. » (Actes 15, 19-21).
Cette approche est reprise aujourd’hui mutatis mutandis par certains courants du christianisme, notamment protestants, repensant de la sorte le rapport au judaïsme. Pensons à des mouvements comme l’adventisme, qui élargissent la question de la relation à la loi de Moïse au-delà même de la simple loi noachide : cf. l’observance du shabbat. Le questionnement sur le shabbat s’enracine, avant l’adventisme, dans des mouvements réformés et puritains anglo-saxons.

Sionisme
Le sionisme est d’abord le mouvement dont la figure représentative est Théodore Herzl, juif d’Autriche-Hongrie, pour qui être Juif (avec majuscule en français donc) signifie d’abord une réalité nationale en diaspora — et trop souvent indésirable en diaspora (on est à l’époque de l’affaire Dreyfus). Cf. le livre de Herzl, L’État des Juifs (1896). Il fonde comme une alternative à l’antisémitisme* le mouvement sioniste, en 1897 (au congrès de Bâle).
Le sionisme n’est pas un mouvement religieux, mais il rencontre par la suite l’aval de plusieurs mouvements chrétiens, généralement dispensationalistes*, qui considèrent comme accomplissement des prophéties bibliques l’éventuelle création d’un État des Juifs en terre turque (puis britannique) de Palestine (la localisation de l’État des Juifs eût pu être autre).
Les juifs religieux de l’époque n’adhèrent pas au projet sioniste, non plus que la plupart des chrétiens, protestants y compris.
La réalisation du projet sioniste avec la reconnaissance en 1948 de l’État d’Israël suscite l’enthousiasme, notamment des chrétiens sionistes de la mouvance dispensationaliste*, mais aussi au-delà, et ne connaît que peu d’opposition protestante.
Les choses changent en 1967, après la Guerre des Six jours, quand le terme « sioniste » prend un autre sens, d’autres connotations, suite à la domination israélienne de terres palestiniennes. Le terme en vient à connoter extension territoriale, colonisation de terres palestiniennes, oppression, etc.
Si des chrétiens, souvent protestants, demeurent sionistes, d’autres prennent leurs distances.

Shoah
Le génocide perpétré par l’Allemagne nazie avec la complicité de plusieurs autres nations — dont l’État français de Vichy —, débouché de la compréhension raciale de ce qu’est être juif, débouché du racisme antisémite, bouleversera la compréhension du monde, de l’homme, de Dieu même : Hans Jonas parlera du Concept de Dieu après Auschwitz.
Le choc en retour favorisera donc le développement de vastes réflexions théologiques et le sens de l’urgence d’un dialogue, pour que cesse « l’enseignement du mépris », selon la formule de Jules Isaac, cofondateur de l’Amitié judéo-chrétienne de France, évoquant la « théologie de la substitution* ».
La certitude d’un rapport exclusif à la vérité qui habitait assez communément les systèmes théologiques chrétiens est ébranlée : une nouvelle humilité théologique, devenue nécessaire, est désormais largement partagée.

Substitution
Le terme de substitution caractérise l’idée, séculaire en christianisme, y compris protestant, selon laquelle l’alliance* avec Israël serait devenue caduque avec l’avènement du Christ et suite à quoi l’Église aurait été substituée à Israël.
Si la Shoah* est le fruit de l’idéologie raciste, la question est posée depuis de savoir si « l’enseignement du mépris » n’a pas contribué à ce débouché. Dans la mesure où le christianisme a enseigné que le judaïsme relevait du passé, d’un passé révolu, rendu caduc par l’avènement de l’Église, celle-ci était effectivement très mal armée pour exercer toute la vigilance requise face à ce que l’on pourrait assimiler à un passage à l’acte : de la caducité théorique d’Israël à sa disparition réelle…
La question actuelle est donc à nouveau celle de la vigilance, quant au vocabulaire utilisé, quant aux concepts théologiques déployés, quant à la traduction des termes du Nouveau Testament*, quant à la prédication, à la catéchèse, etc. Veiller à percevoir Israël et le judaïsme comme réalités présentes, vivantes, comme vis-à-vis actuel et nécessaire du christianisme, qui n’y a jamais été substitué…

Testaments (Ancien et Nouveau)
- Ancien Testament : Le canon protestant de l’Ancien Testament / Premier Testament reprend les mêmes livres que la Bible hébraïque* (rangés traditionnellement dans un ordre différent — en France jusqu’au temps de la TOB). Le canon protestant diffère en cela des canons catholique romain et orthodoxe qui reprennent en outre chacun un certain nombre de livres appartenant à la liste de livres de la Bible des Septante (LXX), issue du judaïsme hellénistique, alexandrin — cf. la liste des livres « deutérocanoniques » (= canonisés deuxièmement) de la TOB. Le canon éthiopien contient en outre quelques autres livres, comme# le Livre d’Hénoch. (# Erratum concernant la version papier : y manque cette partie de phrase en italique.)
- Nouveau Testament : Pour les auteurs de ce qui est devenu le Nouveau Testament, il n’y a pas d’Ancien Testament comme livre biblique en vis-à-vis du Nouveau. Dans le Nouveau Testament, la seule Bible est la Bible hébraïque* (ou parfois la LXX). L’unique apparition du terme « Ancien Testament / Ancienne alliance » (2 Corinthiens 3, 14) réfère à la lecture de la Bible hébraïque* en regard de la foi en Christ, dont cette même foi fait un livre de l’Ancien Testament / Ancienne alliance. C’est donc le Nouveau Testament comme aune de lecture de la Bible hébraïque* qui fait apparaître en celle-ci un livre de l’Ancien Testament / Ancienne alliance (qui diffère de la nouvelle « selon l’ordre d’être dispensée »), tandis que la Bible hébraïque* garde ses propres significations indépendamment du Nouveau Testament.


Roland Poupin
Juifs et protestants, une fraternité exigeante
"Éléments de vocabulaire des relations judéo-protestantes"