<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2023

samedi 4 novembre 2023

Le consolament, l’Évangile de Jean et l’Ancien Testament





Le prologue de Jean et la Genèse

La lecture « des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du consolament », rappelle Anne Brenon (Les cathares, Ampelos 2022, p. 127), qui précise que cette lecture débute « en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” » (ibid.). In principio, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares. Comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, ce qui est rejeté de la Genèse, qui fait partie du corpus de la Vulgate, est la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (selon une ‭« sagesse [qui] n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique » — Jacques 3, 14-15). Le sens historique, charnel, est rejeté au profit du sens spirituel des Écritures (sens spirituel, précisément anagogique — cf. infra — selon la sagesse qui vient d’en-haut). Cela pour l'Ancien comme pour le Nouveau Testament : ainsi le rite central du consolament, est une reprise spirituelle du baptême “matériel” d'eau (cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). De même le Rituel latin, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, « la Loi et les Prophètes [pain] et le Nouveau Testament [coupe] » (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression la Loi et les Prophètes désigne un corpus composé des cinq livres de la Torah (« Loi / nomos », dans le grec) et des livres des Prophètes (Nebiim en hébreu). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la Torah ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean (trad. fr. ci-dessous : Segond).

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […]
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […]
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.


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Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » (Gn 1, 3 — trad. Segond)… En écho et relecture — même premier mot en grec, Ἐν ἀρχῇ / En archè (au commencement), pour la version grecque des LXX (Au commencement Dieu créa…) et pour le prologue de Jean. « Au commencement (en archè / latin : in Principio) était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »

Aux origines, avant l’humain : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 » (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : « Que la lumière soit ! »… le v. 2, le tohu et bohu étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui « pèche dès le commencement » (1 Jean 3, 8), gérant d’un « néant » (latin nihil) produit sans la parole divine. Il peut sembler surprenant de constater que l’exégèse contemporaine va au moins aussi loin que les cathares dans la compréhension dualiste du tohu-bohu ! Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 2023 : “Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le tehom [l’abîme] est déjà là, préexiste à la création du monde […]. Les ténèbres sont là également. Avec le tohu wabohu, le désordre, le chaos qui précède la création” (p. 29-30). “Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits” (p. 25). “La grande question posée dans ce second récit [Gn 2 et 3] est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter […]. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.” (p. 20 et 22.)

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Le consolament, l’Évangile de Jean, la Genèse

Au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : « maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors » (Jean 12, 3 ; cf. Jean 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : « recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, « au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu », mentionnant Dieu et le Logos, nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit, étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit « qui procède du Père » (Jn 15, 26). Si les cathares ne font peut-être pas leur la mise en objet conceptuel de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle expérience trinitaire.

Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.

« Recevez l’Esprit saint » (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil qu’est ce monde… (La Babylone biblique comme figure de l'exil de l’âme.) Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le consolament.

Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du consolament — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : « moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »

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Jean 20, 19-23
19 Le soir de ce même jour [dimanche de Pâques] qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint ;
23 ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."


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Dans ce texte s'accomplit ce qu'annonçait Jean le Baptiste : je vous baptise d'eau, celui qui vient après moi et qui était avant moi est celui qui baptise d'Esprit saint. Ce que dit le Baptiste vaut aussi pour le baptême d'eau de l’Eglise catholique. Le Christ seul peut donner l'Esprit que l'eau des baptêmes symbolise, comme pour les Samaritains d'Actes 8, 15-17 qui baptisés d'eau, vont recevoir l'Esprit saint, le souffle de Dieu que communique à ses disciples le Ressuscité soufflant sur eux.

Jean 20 nous ramène au soir du dimanche de Pâques, cinquante jours avant la fête de Shavouoth, Pentecôte. Les disciples sont enfermés : « Par crainte des chefs judéens, les portes de la maison où ils se trouvaient étaient verrouillées ». Puis ils vont passer de la crainte (des Judéens, de leurs chefs, de la part de ces Galiléens : contrairement à la plupart des traductions, il s’agit de ne pas lire “crainte des juifs” ! — que les disciples sont eux-mêmes !) à la libération : « Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous" » — libération ; c’est-à-dire à l'envoi : « Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie." » — Recevez l’Esprit Saint : et déliez ceux qui sont liés — cf. aussi Mt 16, 19. Jésus souffla sur eux pour un envoi à toutes les nations, pour communiquer le don de l’Esprit saint insufflé par Jésus ressuscité, par imposition des mains… Ce qui deviendra le rite du consolament chez les cathares.

« La paix soit avec vous » — avec cette parole, le texte donne le comment du don de cette paix : par l’Esprit saint. Cet Esprit qui vient du Père, le Père l’envoie par Jésus ressuscité. Ici s’ouvre la porte de la liberté à laquelle nous sommes invités à notre tour. Et cette liberté est une question de pardon. Une traduction très courante veut que Jésus dise aux Apôtres : « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés ! Les Apôtres sont envoyés pour communiquer la libération que Jésus vient de leur octroyer dans le don de l’Esprit saint. La communiquer abondamment. Pas la mégoter.

Il se trouve qu’une tout autre traduction de cette parole est possible : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». Ce qui correspond à l’équivalent chez Matthieu, « délier » (délier les personnes et lier le péché). Voilà donc qui donne tout autre chose : remettre les péchés et les soumettre. Deux faces de la libération. Remettre les péchés, c’est pardonner, soumettre les péchés, c’est permettre de les dominer.

Être libéré, donc, du fruit du péché. Et cela est en rapport étroit avec le pardon. Avec en regard, l’épisode de Caïn, à nouveau la Genèse, ch. 4, v. 6-8 : « Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le." Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua. »

Le péché est tapi à ta porte… Mais toi, domine-le. Caïn ne l’a pas dominé. Caïn n’a pas reçu le pardon, la rémission de ses péchés. Il jalousait son frère. Il n’a pas reçu le pardon, à savoir l’élargissement de son cœur et la capacité de pardonner. Il n’a pas reçu la capacité de soumettre le péché : le péché l’a vaincu, Caïn ne l’a pas dominé… N’ayant pas reconnu cette part sombre de lui-même.

Et voici le fruit de l’Esprit saint dans la promesse de Jésus aux Apôtres : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». Cela inclut pour les consolés, selon le vocabulaire cathare, la reconnaissance de la part sombre qui est en eux. Cette part de ténèbres, lieu de l’oubli, dans les tuniques d’oubli de nos corps, substitués au corps de lumière — du fait du péché originel provoquant la chute dans lesdites tuniques d’oubli.

Où l’on retrouve les exégèses anciennes, juives et patristiques, de la Genèse, et précisément au ch. 3, et au v. 21 : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »

La lecture classique de ce texte en judaïsme est reprise par la patristique ancienne, notamment en ses courants les moins anti-gnostiques, à savoir les Alexandrins.

Selon le Midrash, un rabbin, Rabbi Meir, écrivit « tuniques de peau » de façon différente : il écrivit « que l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) ». En hébreu, la peau (‘Or) s'écrit avec les trois lettres ayin vav resh, alors que la lumière (Or) s'écrit avec les trois lettres alef vav resh. Rabbi Meir remplace le mot « peau » par le mot « lumière » en changeant le ayin en un alef. (Cf. R. Poupin, “A propos des tuniques d’oubli”, 1209-2009, cathares : une histoire à pacifier, Loubatières, 2010.)

Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont donc bien précisément des tuniques d’oubli.

Par le don de l’Esprit saint, s’ouvre comme possible l’impossible commandement donné à Caïn : « domine sur le péché ». Impossible, Caïn n’ayant fait que projeter sur son frère la frustration qui l’habitait. Face à cela, le don de l'Esprit saint est aussi pénétration de tout ce qui faisait l’oubli, cette zone d'ombre — pénétration jusqu'aux profondeurs de Dieu, l'Esprit sonde tout en nous en dit Paul (1 Co 2, 10). Une pénétration empreinte de miséricorde, qui dit et promet ce que sa présence révèle entièrement et ainsi libère. La liberté étant que les fautes sont pardonnées, par le don de l’Esprit saint, que “Jésus souffla sur eux”. Les Apôtres libérés par l’Esprit deviennent, par leur liberté, libérateurs à leur tour.

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Jésus accomplit sa promesse (« il est préférable pour vous que je m’en aille, car alors vous recevrez l’Esprit saint qui m’anime ») à travers ce geste : il souffle sur ses disciples en signe de ce qu’il leur donne l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu son Père. Son geste est un signe, qui utilise le double sens du mot : souffle et esprit. L’Esprit qui est comme le vent, que l’on ne « voit », que l’on ne « sent » qu’à ses effets — ou plutôt dont ne voit, ne sent, que les effets.

Comme pour une nouvelle création — écho à Genèse 2, 7 où Dieu donne la vie à l’être humain en « insufflant dans ses narines le souffle de vie », c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste de la Genèse à son compte, mettant en place une nouvelle création.

Cela commence par un envoi — Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. »

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De quelques concepts

Être toujours attentifs aux mots… Par exemple, être attentifs aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Quelques définitions des termes les inscrivant dans leur histoire…

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Le terme “dualisme” a été introduit en français par Pierre Bayle en 1697, dans son Dictionnaire historique et critique, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa Psychologia rationalis, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la res extensa (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou l'âme). Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore ! Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.

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Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.

Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (Nihil). René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. (Cf. Cf. René Nelli, La philosophie du catharisme, Payot, 1975 ; Goulven Madec, « "Nihil" cathare et "nihil" augustinien », Revue des études augustiniennes, XXIII, 1-2, 1977.) Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le Traité anonyme (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le Livre des deux Principes (italien, mi XIIIe s.) et le Traité anonyme (Occitanie) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le Livre des deux Principes est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.).

Pour les cathares, le Néant (Nihil) en question est une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…

Une hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare”, i.e. dualiste. Pour revenir au Moyen ge, une hérésie face à laquelle on peut comprendre pourquoi ce théologien du XIIIe s., Thomas d’Aquin, héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à l’égard des hérétiques d’entrée de sa Somme contre les Gentils… Cf R. Poupin, La Papauté les cathares et Thomas d'Aquin : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare Liber contra manicheos) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.

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Questions sur le chaos dans l’histoire du christianisme :

C'est dans un temps intellectuellement héritier de l'hellénisme que naît le christianisme ; dans une perspective où l'univers se « bipolarise » : entre un monde intelligible, parfait, et l'imparfaite image sensible de ce monde idéal.

Ce dualisme n'excluant pas une multiplication d'intermédiaires, il s'agit là de deux pôles, représentant le rationnel et l'irrationnel. Inintelligible, la lourde opacité du pôle inférieur reçoit tant bien que mal la transparence sublime des Idées divines. On attribue à l'impossibilité, pour le démiurge, de reproduire parfaitement les Idées qu'il contemple, la débilité de cette impression sensible. Cette imperfection est d'ailleurs nécessaire pour qu'il y ait Création, qui sans cela serait tout simplement le monde des Idées lui-même. Cet univers de mouvance platonicienne, hiérarchisé du lumineux à l'opaque, dévoile ce en quoi il autorise le monde ultérieur notamment des gnoses judéo-chrétiennes, qui y ajoutent tout un pessimisme par lequel elles « maléfient » cette opacité. Cette « maléfication » de la Création est due à l'atténuation de l'optimisme des anciens par leurs héritiers, fort conscients du problème du mal, du problème de la chute, de la dégradation, qui se superpose à la hiérarchie de l'intelligible vers le sensible !

Les milieux judéo-chrétiens modérés participent de la tradition de la hiérarchie bi-polaire. Dans le judaïsme alexandrin, pour expliquer la présence dans la Création d'un mal qui ne peut être attribué à Dieu, Philon aura recours à une hiérarchie d'intermédiaires intervenant dans la Création. L'Univers est présenté comme manifestant une hiérarchie démiurgique où l'Être suprême crée le monde intelligible, la puissance « poétique » la « quintessence », et la « puissance royale » le monde sublunaire. Dans le monde antique, le christianisme se caractérise par une simplification de cette hiérarchie dans le sens de la bi-polarité : si l'opposition de ce monde et de celui à venir est vécue comme relevant de l'ontologie par les dualismes gnostiques, elle se situe plutôt au plan éthique pour l'orthodoxie.

La distinction entre éthique et ontologique n'a d'ailleurs sans doute pas toujours été nettement perçue par tous. Une réception d'abord ontologique de la coupure entre l'ancienne et la nouvelle Création se vit chez les plus radicaux comme séparation entre la Création sensible du démiurge, donateur d'une loi imparfaite, et un monde divin inaccessible.

Les chrétiens alexandrins, postérieurs à Philon, proposeront d'autres solutions, du même type, opposant le bien, intelligible, simple, au mal, plus proche de la matière, à tendance irrationnelle.

Via média entre l'approche éthique et l'approche ontologique, la solution alexandrine consiste à développer une théologie de la chute des Idées pré-existantes dans la matière.

Il est dans ce cadre théologique, plusieurs possibilités d'imaginer la façon dont s'opère la rupture duelle, depuis un mode quasi-littéralement platonicien, jusqu'à la façon d'un Grégoire de Nysse, avec sa fameuse idée de la double Création, celle que nous connaissons, sensible, opaque et sexuée, devant son origine à la prévision divine de la chute.

Augustin, héritier et témoin en Occident des développements des Pères grecs, développe dans sa polémique contre les dualistes manichéens, l'idée de néant, de néant résistant, sorte de chaos « dé-réifié ». Pour lui le mal est non-être. Ce en quoi il retrouverait l'ancien optimisme des philosophes grecs s'il n'avait pas une conscience aiguë du problème du mal. C'est pourquoi ce néant résiste. Le mal devient tendance, tendance irrésistible, irrationnelle, à faire l'opposé du bien.

C'est de cette résistance du mal que s'autoriseront les mouvements dualistes du Moyen Age pour « re-réifier » ce néant, en faire un réel chaos opposé à l'esprit, au Bien. On a là une des racines essentielles des développements occidentaux du catharisme, racine sensible dans le traité cathare italien intitulé le Livre des deux Principes où l'on trouve une réelle « maléfication » de la matière.

À côté de son dualisme, l'héritage hellénistique véhicule aussi, paradoxalement, un optimisme certain si on le compare à la vision biblique.

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Cet optimisme est plus particulièrement prononcé chez Aristote, suite à son approche finaliste du monde. Le mal y est avant tout manquement du but à atteindre. C'est par rapport à cet aspect que les dualistes pouvaient se réclamer de la tradition biblique pour avancer l'idée de la résistance du « Néant », et aller plus loin que l'augustinisme, le dépasser à nouveau pour rejoindre à travers lui l'ancien manichéisme.

Alors la déficience augustinienne n'est qu'apparente : la matière est maligne, la nature n'est que simiesque imitation de la réalité céleste.

Face à cette approche, qui se développera dans le catharisme, on trouve ce qui a été nommé l'augustinisme politique. On sait que pour Augustin, la Création n'était « ni pleinement être, ni pleinement, non-être » ; d'où sa mutabilité, relative à son manque originel. Ce semi-chaos trouve son expression dans la Cité terrestre, au moins à ses pires moments. (Cf. Confessions, VII, 11, 17. Cf. Étienne Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Vrin, 1929,p. 178.)

C'est en vis-à-vis de ce mal, perçu comme manque d'être, que se situe l'idée de grâce infuse, avec son instrument ecclésial.

Car l'Église est le lieu de cette réception d'être. Elle en est la médiatrice, par la Parole et les sacrements. Le plus d'être s'y superpose à la hiérarchie ecclésiale, augmente avec la « montée » hiérarchique. L'Église hiérarchique est l'organe par lequel Dieu rend l'être à un monde qui est en déperdition d'être depuis la chute. L'Église est l'expression de la Cité céleste.

Au moins d'être, au péché, à la Cité terrestre, répond le plus d'être, grâce, dont l'Église hiérarchique est le canal d'infusion. Elle est inamovible, y compris sur le plan temporel, et plus particulièrement vers le sommet de la hiérarchie, représentant imaginativement la plus forte concentration d'être.

Des « deux races spirituelles, celle qui vit du corps et celle qui vit de la grâce » (Augustin), celle-là a moins d'être et dépend de celle-ci, et de l'infusion d'être opérée par l'Église.

Face à un État dont on ne peut toutefois nier qu'il ait quelques « vertus véritables », cette ambiguïté est le cadre des conflits médiévaux : selon que l'on atténue ou que l'on appuie l'affirmation augustinienne qui veut que « la république romaine ait été une république véritable, l'antithèse des deux cités s'évanouit, puisqu'il n'en reste qu'une »

« Mais si les deux cités » subsistent « côte à côte… quelles seront leurs relations ? » (Gilson).

Le magistère romain appuie son comportement politique sur son interprétation de l'évêque d'Hippone : sachant que « les biens légitimement possédés dans l'ordre temporel ne le sont qu'illégitimement dans l'ordre spirituel… les propriétaires des biens terrestres ne sont pas toujours ceux qui les possèdent… ».

Ainsi du pouvoir : son véritable responsable est le représentant terrestre du Souverain céleste. Dans un Occident appuyé sur un tel schéma, le règne du sacerdoce est inéluctable.

La seule alternative face à ce qui était inévitablement un vécu totalitaire était l'alternative cathare, celle d'une « maléfication » radicale de ce monde, y compris de son pôle ecclésial ; et, concrètement, d'un abandon de ce monde.

Sa malignité est telle, qu'il ne saurait être question d'espérer structurer sa matière ; telle, que la tentative même de la structurer est nécessairement un intolérable acte de violence.

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Cette vision hiérarchique à tendance dualiste traverse tout le Moyen Age. Cependant le XIIIe siècle, sous l'influence de l'aristotélisme arabe — l'Occident accédant alors aux traductions latines de nombreuses œuvres — voit s'esquisser une nouvelle vision du monde.

C'est Thomas d'Aquin qui sera un de ses principaux hérauts en chrétienté latine. Il soutient que l'universel intelligible existe réellement, mais non indépendamment de la matière qu'il structure. Les deux pôles de la dualité du sensible et de l'intelligible sont considérablement rapprochés.

Cela signifie que la connaissance est le résultat d'un processus d'abstraction. Les Idées universelles sont inscrites à même la nature ; connaître, c'est les en abstraire, non les y imprimer.

Concrètement, cela charge le monde d'une bonté naturelle, en fonction de sa Création. De chaos, comme il était perçu, il devient œuvre de Dieu. Il n'est plus le lieu d’un inexorable malheur, comme il l'était selon la philosophie cathare, en fonction de sa nature-même. Il n'est donc pas non plus à quelque magistère « expert en humanité » à lui procurer une structure dont il serait déficient.

Mais s’il n’y a plus de vocation magistérielle à structurer le monde, c'est là la porte ouverte à l'idée de liberté de conscience : le vrai est inscrit à même la nature, de telle sorte que nul ne peut s'en proclamer dépositaire. C'est cette idée que les puritains anglo-saxons — à l'occasion de la multiplication de leurs ecclésiologies — feront éclore. À son débouché est l'idée de droit naturel, fondement des vertus naturelles auxquelles ont vocation les êtres humains libres.

À sa racine est la vieille idée de Création ex nihilo (déjà patristique, dès les IIe-IIIe s.), telle que le néo-aristotélisme médiéval permet de la remettre en honneur.

Les aristotéliciens croyaient à l'éternité du monde, éternel vis-à-vis de Dieu.

Leurs luttes contre leur dualisme ont amené les chrétiens, depuis les temps patristiques, à formuler l'idée de Création avec commencement absolu, et non à partir d'un chaos pré-existant. Ils y voient la substance de l'enseignement biblique, contre ce que pourrait en induire une lecture imaginative.

La même question s'est posée en islam, ce dont témoigne le plus réputé des aristotéliciens stricts, Averroès.

Mais Aristote lui-même, le champion des opposants à l'idée de commencement du monde avait déjà affirmé que la puissance pure n'existe pas (Métaphysique, VIII, VI, 1051). A combien plus forte raison la matière, cause déficiente de la forme.

Qu'est donc ce chaos censé pré-exister à la forme ? Il n'existe lui-même que comme déjà plus que pur chaos ! Un « pur chaos » n'est que produit d'imagination.

C'est ainsi que la matière éternelle d'Aristote n'est elle-même matière — fût-ce éternellement — vis-à-vis de la forme, que parce qu'elle est posée telle par la forme qui la structure !

Au fondement de toute nature est donc la Parole qui la structure comme telle, précédant tout discours qui ne saurait donc être le dépositaire exclusif de cette Parole.

La Création elle-même, parce que Création, porte comme telle l'exigence de sa sauvegarde, antérieurement à toute réponse à cette exigence, qui ne saurait donc être que réponse.

Et une telle structure à sauvegarder porte en soi l'exigence, posée ontologiquement, de la justice comme fondement d'une paix qui ne s'identifie donc à aucun pouvoir qui dicterait ce qu'elle dort être. Il n'est ultimement de pouvoir légitime que celui qui est humble service de la justice, dont la norme est à rechercher où elle demeure cachée : dans la structure même de la Création qui souffre les tourments que lui font subir l'injustice dont elle attend d'être libérée.

* * *

Ancien Testament (Genèse incluse) et cathares : gageure apparemment quand on a longtemps pensé que les cathares rejetaient l’ “Ancien Testament”. Or, on l’a compris, les cathares, contrairement à ce qu'on a longtemps pensé étaient des chrétiens, dont les textes découverts depuis le XXe siècle nous informent du fait qu'ils lisaient l'Ancien Testament — et qu'ils sont des témoins d'une des formes anciennes du christianisme, témoins d’une lecture ancienne de l’Ancien Testament, qui emboîte le pas à la lecture juive de la bible hébraïque, et pour le judaïsme hellénistique, de la Bible des LXX.


Le catharisme comme branche de l'origénisme

Les cathares sont les témoins tardifs d’une forme de christianisme ancien — des historiens ont parfois nommé leur foi un paléo-christianisme —, dont l'initiateur le plus célèbre fut le père de l’Église Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles. Les cathares sont des héritiers lointains, à leur façon, de ce christianisme d'une mouvance dont Origène est une figure significative, bien que pas la seule. Il joue un rôle décisif dans l’Église ancienne, étant un des premiers théologiens chrétiens à avoir eu une influence réellement universelle. Élément essentiel pour notre sujet, Origène enseignait que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment — ces corps que les cathares appelaient « tuniques d’oubli ». C'est cet enseignement, certes durci, qui fera l’essentiel de ce qu'on appelle le dualisme cathare, qu'on a cru antan être un manichéisme.

Cet enseignement de la préexistence des âmes et de leur chute dans des corps, très largement répandu dans l’Église ancienne — connu aussi dans le judaïsme —, a fini par être marginalisé, recouvert par d’autres explications chrétiennes du récit de la faute d'Adam, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt de lire le texte ainsi. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas cet enseignement sur les tuniques de peau de la Genèse, perçues comme tuniques d’oubli de notre éternité perdue pour les cathares. (On est bien dans l'Ancien Testament, ici la Genèse.)

C’est largement là que s’origine le catharisme — et son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement. Ce qui permet de percevoir une des façons anciennes, dans le christianisme, de lire les Écritures, et les livres qui sont désormais reçus comme Ancien Testament.

Un enseignement chargé certes de potentialités dualistes (mais pas manichéennes) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue d'un côté et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire, de notre triste condition terrestre de l'autre.

Toute la question est alors : comment se libérer de cette condition, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit, recevoir la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur docétisme : l’idée que le Christ n’a pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous). (Cf. supra.)

Pour ce qui concerne les autres êtres humains, il n'y a d'issue que de recevoir cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint signifié par l’imposition des mains d’un « bon homme », ou d’une « bonne femme » selon l’appellation que leur donnent leurs croyants.

Le rite de cette imposition des mains, signe du « baptême spirituel », le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français signifie le don de l’Esprit comme baptême spirituel faisant accéder au statut d'ordonné, de « parfait » (cf. 1 Co 2, 1), appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique.

Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là l’on demeure englué dans l’oubli, dans l’illusion, création du diable : la vie terrestre, la vie de ce monde.

Le consolament est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut, le mariage spirituel de l’âme et de l'esprit (il faudrait ici considérer le Cantique des Cantiques et la lecture spirituelle que l’on en fait alors), demeuré au ciel lors de la chute consécutive au péché originel — car l'Esprit saint est donné, réintégré, comme esprit personnel. Seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel…

En tout cela, aucun rejet de l'Ancien Testament, mais un type de lecture « spirituelle » que l'on peut percevoir, une lecture transposée de la lettre historique correspondant à l'histoire maléfique de ce monde, au plan céleste, celui de la préexistence et de la réintégration de cet état d’avant la chute des âmes (selon une relecture du texte biblique comme parlant d'événements célestes).

L'héritage origénien déjà permettait de le soupçonner, mais en outre depuis 1939 et la découverte du Livre des deux Principes n’en laisse pas de doute : les cathares lisaient l'Ancien Testament.


Bible hébraïque et Ancien Testament

Le travail effectué à travers le dialogue judéo-chrétien permet de dire aujourd'hui que Bible hébraïque et Ancien Testament sont deux choses distinctes. Certes les livres sont les mêmes (si l’on excepte les livres supplémentaires de la LXX ou ceux que le concile de Trente nommera au XVIe siècle “deutérocanoniques”), mais ces livres sont compris de façon telle qu'ils désignent au fond des réalités distinctes.

Contrairement à l'Ancien Testament, qui suppose un Nouveau !, la Bible hébraïque se suffit à elle-même. La Bible hébraïque est la Bible de Jésus aussi, qui cite La Loi et les Prophètes, ou (Luc 24) La Loi, les prophètes et les Psaumes (les Psaumes qui sont le premier livre des Écrits). Bref quand Jésus cite la Bible dans les Évangiles — il suffit de les lire — il cite ce qui se résume dans l'expression le Tanakh, soit la Bible hébraïque, qu'il reçoit comme elle est donnée avec la Torah en son cœur, puis, comme en cercles concentriques, les Prophètes et les Écrits (ou selon le nom du premier livre, les Psaumes).

Le Nouveau Testament cite aussi cette autre Bible, qui sera celle de l’Église primitive étendue à l'Empire romain de langue grecque, la Bible des LXX — celle de plusieurs livres du Nouveau Testament grec, une Bible traduite en grec au IIe siècle avant Jésus-Christ sous l'égide du roi grec d’Égypte Ptolémée, une Bible très importante alors pour le judaïsme de langue grecque, centré à Alexandrie. La Bible des LXX range les livres dans un autre ordre que la Bible hébraïque, et ce n'est pas indifférent — l'ordre en question, essai de rangement historique, débouche sur la conversion du roi Cyrus au monothéisme donnée dans une version grecque du livre de Daniel, plus longue que celle de Bible hébraïque.

La LXX contient en plus des livres de la Bible hébraïque des livres qui ont été retenus par les Églises orthodoxes qui les intitulent « autorisés à la lecture ». (L’Église éthiopienne en a quelques autres en plus de ceux de la LXX.) Certains des livres de la LXX ont été retenus par l’Église catholique qui les a canonisés au XVIe siècle au Concile de Trente et les a donc intitulés « deutérocanoniques ». Elle hérite du retour relatif à la Bible hébraïque consécutive au travail de saint Jérôme (Ve siècle) et de la traduction latine, la Vulgate(qui est aussi la Bible des cathares de l'espace latin). Les protestants ne retiendront que les livres de la Bible hébraïque.

Mais les uns comme les autres offrent un autre ordre de classement des livres, ordre inspiré en partie de la LXX, mais qui débouche sur l'idée que les livres de la Bible hébraïque ouvrent sur l’attente du Nouveau Testament : c'est cela l’Ancien Testament : la reprise des livres de la Bible hébraïque (plus quelques autres pour les non-protestants) avec le Prophète Malachie en dernier, perçu comme annonçant Jean le Baptiste qui ouvre le Nouveau Testament. (L'ordre hébraïque a été repris seulement dans la deuxième moitié du XXe siècle dans des traductions comme la moderne Traduction Oecuménique de la Bible — TOB.)

Ces quelques éléments d’histoire des livres permettent de comprendre que la Bible hébraïque et l'Ancien Testament sont deux réalités distinctes, à savoir deux types de perception des mêmes livres (à quelques livres près si l'on considère la version des LXX).

Le Nouveau Testament ne connaît pas encore d'Ancien Testament proprement dit. On n'y trouve que la Bible hébraïque sous les mots de Jésus, et la Bible des LXX, citée dans la plupart des livres du NT grec. Et on y trouve les racines exégétiques qui verront la Bible hébraïque et la LXX devenir l’Ancien Testament des chrétiens, ce qui suppose nécessairement un Nouveau par rapport auquel il est Ancien. La notion d'Ancien Testament relève d'un type chrétien d’exégèse, de lecture de la Bible, dont les cathares sont des témoins, spécifiques certes, mais fort utiles pour comprendre la façon chrétienne traditionnelle en général de recevoir les textes bibliques. C'est dans cette mouvance que se situent les cathares qui lisent l'Ancien Testament dans la version latine d'alors.


L’œuvre d'Origène et les cathares

Il s'agit d'une exégèse dite spirituelle spécifique, distincte, quoique parfois proche, des lectures spirituelles du judaïsme. Une exégèse sous plusieurs angles classique en christianisme. L'exégèse spirituelle en question dans le christianisme réfère à Jésus-Christ bien sûr, Jésus-Christ perçu comme clé de Bible, inaugurant un monde nouveau, et de ce fait, cette lecture entre dans les composantes du dualisme entre les deux mondes, celui d'ici bas et celui d'en haut que Jésus inaugure ici-bas. On perçoit ici deux niveaux de sens des Écritures, au-delà du sens naturel un sens spirituel spécifique. Il faudrait dire en fait trois (naturel, psychique et spirituel), puis, plus tard, quatre (cf. infra). Cela dit, ce type de lecture rejoint un classique dès le judaïsme hellénistique, depuis Philon d'Alexandrie notamment — figure clé de ce judaïsme du monde grec d'alors, vivant au premier siècle de notre ère, contemporain de Jésus —, jusque dans la future orthodoxie chrétienne ancienne, héritière d'Origène d’Alexandrie, en passant par les diverses gnoses.

Philon déjà, outre le sens naturel ou historique, discerne deux autres sens de l’Écriture, un sens moral et un sens spirituel. Les trois sens correspondent à la tripartition de l'homme comme corps, âme, esprit, fondant respectivement les sens naturel, psychique, spirituel.

Chez Philon, le sens psychique et le sens spirituel que l'intellect discerne sous le sens naturel et sous son expression rituelle, ne les nient pas. C'est le cas aussi de l'Épître aux Hébreux, d'une pensée de la mouvance de Philon, qui elle, y prend cependant l'occasion de relativiser par anticipation l'importance du rite juif, vu sa foi en l’imminence de l'avènement du Royaume, ceci en commun avec le courant majoritaire du christianisme primitif. Cette attitude qui permet l'intégration des païens, est encore celle d’Origène bien qu'alors, la relativisation du rite et de la lettre qui le portait se soit accentuée.

Déjà la distance s'était creusée entre d'une part le spiritualisme de Philon et du Nouveau Testament, et d'autre part son débouché en une relativisation de la valeur de la lettre. C'est là un point de contact avec les gnoses pour lesquelles la relativisation du sens naturel devient attribution de la création de ce monde à un démiurge inférieur. Puisque les trois sens recoupent aussi trois puissances à l’œuvre dans la création, ce que l'on trouve chez Philon : le logos, la puissance poétique et la puissance royale, cette dernière recoupant le démiurge des gnostiques, ce créateur de notre monde inférieur.

La réaction anti-gnostique que l'on trouve dans une lignée des Pères de l'Église qui va de Justin Martyr à Irénée tient à souligner la continuité historique entre l'Ancien et le Nouveau Testaments : apparemment positive, cette lignée est assez ambiguë puisqu'elle est liée à la théologie de la substitution de l'Eglise à Israël : la continuité historique devenant aisément en soi substitution !

À côté de cela, reste toutefois la dualité entre le sens historique et les autres sens : c'est là la certitude de toute exégèse chrétienne ancienne dont Origène reste le grand Maître.

Origène est un grand bibliste. On connaît ses Hexaples, une vaste synopse où il met en parallèle les six grandes versions de la Bible alors connues, de la Bible hébraïque à la LXX. On connaît son œuvre immense d'exégèse et de commentaires.

Si Origène lui-même ne nie pas la valeur historique du texte, il n'en reste pas moins que son legs de la pratique systématique du dualisme exégétique au très grand profit du sens spirituel, porte la question de la valeur — nécessairement moindre — du sens naturel et du monde physique et historique qui lui correspondent.

Cette pratique de la Bible se généralise dans le christianisme ancien, pratique d'héritage origénien en grande partie donc, qui lorsque l'origénisme est condamné en 553, n'a pas pour autant spontanément disparu. Une forte influence qui marque aussi l'Occident.

Cette influence de la tradition du maître alexandrin ne doit pas être perçue comme une fidélité scrupuleuse à une synthèse dogmatique, mais comme libre spéculation sur un mode théologique dont il est une figure marquante — et cela en héritier lui-même (on a parlé de Philon, on pourrait aussi parler de Paul). Origène représente éminemment une tradition qui n'a rien d'isolée.

Une tradition qui est ancrée dans relativisation progressive du rite juif par le christianisme primitif — mais qui n'est pas substitution. Relativisation lente et progressive. Ainsi l'Épître aux Hébreux, relativisant la nécessité de l'expression littérale du cérémonial mosaïque — le Royaume de Dieu s'étant approché — n'entend probablement pas remplacer ce rituel — qui est sien, les éléments particulier du culte chrétien primitif n'ayant de sens que par rapport au rite hébraïque — par un autre cérémonial similaire. Et toutefois le christianisme y viendra, parallèlement à sa perte du sens l'imminence de la Parousie et de l'avènement déjà quasi-actuel de la fin du vieux monde.

Bientôt l'attente accentue sa verticalité : l'attente de l'instauration du Royaume s'estompe pour être après le IVe siècle, généralement abandonnée. À cette époque la dimension horizontale de l'attente est d'une certaine façon réalisée dans la Pax christiana romana de l’Empire converti, qui déçoit forcément ! Place alors à la dimension verticale de l'espérance.

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Le système théologique d'Origène fournit des éléments importants à cette espérance verticale. Son système est développé dans un ouvrage dont nous est restée la version latine : De Principiis, d'un écrit grec — Peri Archon (i.e. Des Principes). Un ouvrage important basé sur une exégèse spirituelle de la Bible, où l'on voit l'héritage d'Origène chez les cathares. Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. On peut reconnaître dans cet enseignement d'Origène plusieurs éléments présents aussi parfois dans le judaïsme. Origène ne crée pas son système de toute pièce...

Origène enseigne que Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans les « tuniques de peau » que sont nos corps, pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : « Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau ». Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eut égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible. Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par « Lucifer » en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen ge, mais développé et accentué chez les cathares. Par exemple, pour les catholiques, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

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Cathares : exégèse chrétienne, classique et spécifique à la fois. Les quatre sens de l’Écriture

Revenons à la question des Écritures. Le Moyen ge propose plusieurs options de subdivision des sens des Écritures. Le P. Henri de Lubac, dans son livre Exégèse médiévale, les quatre sens de l’Écriture, décrit le processus historique de cette approche : « Les uns à la suite d'Origène et de Jérôme, retiennent la trichotomie : histoire, morale ou tropologie, mystique ou allégorie ; les autres exploitent la quadruple distinction de Cassien et Augustin, reprise par Bède et Raban Maur : histoire, allégorie, tropologie, anagogie. » Il s’agit d'un dédoublement du troisième sens, pour en faire un quatrième. C'est, précise De Lubac, Bède le Vénérable (672-735) qui « en a frappé la formule définitive ». Notons qu'en perspective chrétienne, trois ou quatre sens reviennent fondamentalement à deux : la lettre d'un côté, le sens historique ; l'esprit de l'autre, les deux ou trois autres sens... correspondant finalement grosso modo aux deux Testaments. La différence entre allégorie et anagogie est que si celle-là concerne l’Église, cette dernière concerne le monde à venir, la Jérusalem céleste.

« Tout vient du hiatus qu'il a bien fallu constater dès le premier jour entre les deux avènements du Christ. Étant donné ce hiatus, le sens spirituel de la Bible, qui était un sens eschatologique, devait nécessaire se subdiviser en trois » — ce qui, avec le sens naturel fait quatre : sens naturel ou historique, sens moral, sens allégorique, sens anagogique. C'est ce quatrième sens qui sera retenu et privilégié par les cathares, les trois autres concernant d'une façon ou d'une autre la création diabolique, l'enfer de ce bas monde où nous sommes déchus, monde façonné d'une manière ou d'une autre par le diable — la violence persécutrice en apporte, si besoin était, une preuve supplémentaire.

Comme tout ce qui touche au monde de la chair est frappé de la griffe diabolique, tout ce qui y réfère dans les Écritures en est touché aussi. Cela ne concerne pas seulement l'Ancien Testament, mais aussi le Nouveau. Cela concerne les trois premiers sens, le sens naturel ou historique, qui concerne ce monde déchu, le sens moral qui enseigne comment y vivre, le sens allégorique, qui revient à l'histoire du monde déchu puisque Jérusalem y devient l’Église historique, substituée à Israël — on voit qu'une théologie de la substitution n'est pas tant le fait des cathares que de leurs ennemis. Seule la dimension radicalement spirituelle portée par le sens anagogique relève du Dieu bon. Les cathares sont plutôt dans une théologie et une exégèse de la transposition : l'héritage historique ne les intéresse pas. C'est ainsi qu'on peut voir qu'il y a une autre lignée de lecture chrétienne de l'Ancien Testament, remontant aux origines chrétiennes, et qui n'est pas en soi de l'ordre de la substitution, mais d'un choix de lecture spirituelle parmi celles que pratiquait à l'époque le judaïsme.

Un type de lecture de l'Ancien Testament très éloignée de celle des polémistes médiévaux. L’usage de l’Ancien Testament dans la controverse anti-cathare est donc inopérant, d’où l’idée — contredite par les textes cathares et la description que donnent leur adversaires informés de leur enseignement — selon laquelle ils rejetteraient l’Ancien Testament. Pas de rejet, mais une lecture qui fait que son usage ne peut prendre place dans la controverse. Thomas d’Aquin en témoigne lorsqu’il explique d’entrée de sa Somme contre les Gentils que, contre les hérétiques, il s'agira d'utiliser le Nouveau Testament.

La Bible est donc lue par les cathares en regard de la chute initiale dans ce monde infernal. Et tout y est référable. Lire la Bible comme processus historique en ce temps avec ses violences relève de l’inspiration diabolique, une lecture qui ne délivre pas de ce monde, mais y laisse captif celui qui ne perçoit pas la dimension spirituelle. Mais une autre lecture est faite par les cathares, une lecture strictement spirituelle, selon le sens anagogique : les appels à la délivrance dans les Psaumes sont appels à la délivrance de la captivité dans la chair, Babylone est ce bas monde, que ce soit chez les Prophètes ou dans le livre de l'Apocalypse. L'Exode est lue comme délivrance de ce monde de péché, toujours compris comme expression de la chute en ce monde. Une lecture de la Bible en vue de libérer les âmes de ce monde, telle est la lecture cathare, qui concerne l'Ancien Testament, de la Genèse aux Prophètes et aux Psaumes, comme le Nouveau Testament.


Roland Poupin


mercredi 20 septembre 2023

Au-delà du mépris. L’appui protestant à Jules Isaac





« Afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. » (Calvin)


Puisque je vais parler de l’appui protestant à Jules Isaac, il convient de préciser qu’il n’est évidemment pas question pour le protestantisme de s’exempter du séculaire antijudaïsme chrétien. Pour être clair sur ce point, je partirai d’une citation de Calvin, précisément une citation de Jules Isaac citant Calvin sur le verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. » Jules Isaac ne s'arrête pas à ces tous derniers mots qu’il cite, mots pourtant décisifs pour mettre en question l’antijudaïsme chrétien. On y reviendra.

Cela dit, le Réformateur est tenu par le texte évangélique, ici celui de Matthieu, mais lu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean, lieu commun souvent jusqu’à nos jours. Une illustration, concernant la Passion selon saint Jean d’un autre protestant, J.-S. Bach. Quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et que le texte de l’Évangile qui l’a inspirée, qui a pu être intitulé Évangile de l’amour, tant ce thème y est souligné ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers (Gallimard, 1977, p. 269) une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965 en l'église protestante parisienne des Billettes. Je cite Cioran : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. »

Qui de plus pertinent que Cioran pour soulever le problème ?, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre à partir des années 1940, fait un témoin particulièrement pertinent de ce passé collectif européen plein d’un antisémitisme qui, c’est le propos de Jules Isaac, s’est nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (catholique ou protestant). Pas plus que Cioran (d’origine roumaine orthodoxe), nul n’a à pavoiser ! Cioran fait cette remarque en 1965, vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public, dans des traductions bien douteuses. Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, dans nos traductions françaises les plus classiques (si la question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours, elle n’a pas été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps, moins encore par ceux du XVIe s. parmi lesquels Calvin) ! Voilà quoiqu’il en soit qui ouvre, comme une entrée redoutable, sur la question de notre lecture du Nouveau Testament, de notre prédication et de notre enseignement de protestants, catholiques, chrétiens en général, concernant la parole néotestamentaire et sa traduction. Où nous ne sommes, souvent, pas beaucoup plus avancés que nos prédécesseurs.

La question des mots que l’on emploie, fût-ce en citant les Évangiles, est au cœur de la question que nous a posée Jules Isaac, mettant en lumière en considérant concrètement le racisme antisémite, ce qui concerne toute l’humanité, à savoir cette racine principale du racisme, « l’enseignement du mépris ». (« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas », dira Romain Gary). Jusqu’au milieu du XXe siècle (mais cela, même atténué, n’a pas toujours disparu de nos jours, loin s’en faut), le mépris dont parle Jules Isaac affleure encore hélas très souvent dans l’enseignement chrétien — sans doute, heureusement, moins aujourd'hui qu'à l'époque. L’œuvre de Jules Isaac est passée par là mais elle a encore du chemin à faire, elle est à prolonger (selon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose).


Illustration anecdotique : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation des chrétiens et des juifs, je m'attachais à expliquer, dans la ligne de Jules Isaac, que contrairement à ce que l’on entend encore trop souvent, Jésus (comme ses disciples juifs du Nouveau Testament) n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris les rites alimentaires, et d'enseigner de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement troublé par ce qu’il avait entendu, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les rites autour des repas en Marc 7, lui faisant dire (v. 19), dans des mots par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un glissement initial, oubliant la fidélité juive de Jésus — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments !

Ce faisant ce que j’avais tenté d’expliquer se trouvait balayé d’un revers de main final par une traduction fort douteuse d’un texte où, à y regarder de près, et si on le retient malgré son inexistence dans les plus anciens manuscrits, Jésus donne dans l’humour en expliquant que la controverse entre ses disciples et quelques pharisiens se clôt, après le repas, aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”… Jésus, qu’il s'agit de ne pas confondre avec les latrines, expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille. On trouvera les réflexions de Jules Isaac sur ce texte Marc 7 aux pages 113-116 de Jésus et Israël.

Il se trouve par ailleurs, que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger) — Maïmonide donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : « La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. […] Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13). » (Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît, mais on le savait déjà, que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame de ladite famille ! Les quelques mots du v. 19 de Marc nous situent bien autour d'un repas agrémenté d’une vive discussion de famille, dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » (v. 2) ne se lavent pas les mains.

*

Ce malentendu anecdotique vient illustrer ce qui a valu au Jésus et Israël de Jules Isaac de risquer de n’être pas publié : la difficulté à le recevoir. Où j’en viens à l’appui protestant. Les choses ont pris un tour concret suite à la parution chez Fayard en 1945 du livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, ayant reçu nihil obstat du célèbre exégète jésuite Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe…

Jules Isaac (cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.) entreprend de répondre à ce livre par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin. Moment catalyseur d’un travail déjà commencé auparavant par Jules Isaac sur les liens entre la tradition chrétienne et l’antisémitisme. Le succès public du livre de Daniel-Rops a rendu urgente, aux yeux de l’historien, cette démarche qu’il a déjà entreprise : son travail de recherche aboutit à la rédaction de son œuvre maîtresse, Jésus et Israël, donc, livre commencé en 1943 alors qu’il est réfugié en milieu protestant au village du Chambon-sur-Lignon. Le livre sera achevé en 1946. Refusé par Hachette, son éditeur, il ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel.

Toujours dans la Revue du christianisme social, le pasteur Jean-Jacques Bovet s’adresse à Jules Isaac, disant de son livre : « l'essentiel s’y trouve de ce qui doit être répondu aux innombrables Daniel-Rops qui sommeillent (ou qui veillent !), – avec souvent une merveilleuse bonne conscience, – dans chacune de nos Églises… Ce n’est pas pour en dire plus que vous, que j’écris cet article : c’est pour qu’une voix chrétienne vienne s’unir à la vôtre, dans le même cri de douleur et d’authentique piété… Dans une confession ou l’autre, nous appartenons, chrétiens, à une Église dont il est malheureusement légitime de dire qu’elle a fourni jadis à l’antisémitisme des excitants hideux et efficaces. »

Ces aléas sont en lien, en cette année 1948, avec ce que Jules Isaac y fonde aussi l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, avec — parmi d'autres fondateurs, juifs et chrétiens — Edmond Fleg et les mêmes Jacques Martin et Fadiey Lovsky, lequel initie ce qui est aujourd’hui la commission protestante des relations avec le judaïsme.

Cela rappelé sans négliger toutefois que côté protestant aussi, on trouve — le pasteur Bovet l’a rappelé — des traces prégnantes du mépris qui sommeille, ou qui veille, voilà quand même un nombre significatif, et non-exhaustif, de protestants qui ont contribué à la publication difficile de Jésus et Israël. Or, on peut avoir des raisons de penser que ce n’est pas un hasard théologique…

*

Remontons quelques siècles… « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée », écrit Calvin (Institution de la religion chrétienne, II, X, 2), qui place l'Ancien Testament au même niveau que le Nouveau. En clair, au XVIe siècle, le Réformateur soutient que l’Alliance du Sinaï, l’Alliance juive donc, pour lui, est, au fond, la même que celle des chrétiens. Les rites diffèrent, l'Alliance est commune : elle n’est donc pas abrogée. Si Calvin lui-même n’en tire pas dès son époque toutes les conséquences, et longtemps ses successeurs non plus, voilà une conviction propre à être opposée à l’enseignement du mépris (ce que Jules Isaac, qui s’en tient au portrait courant d'un Calvin “intransigeant”, n’a pas perçu. Il en cite pourtant, p. 471, l’affirmation que nous avons lue (cf. supra), selon laquelle l’ “alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation” — due à la condamnation du Christ).

C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » J’ai cité l’Abbé Alain-René Arbez. Alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse, il écrit cela le 8 février 2009 (« Calvin, théologien de l’Alliance », Un écho d’Israël).

Or l’idée inverse, à savoir que l’Alliance avec Israël ait pu être révoquée, est précisément le nœud de l'enseignement du mépris. Cette idée se traduit de diverses façons, depuis l’affirmation que l'Église aurait été substituée à Israël, jusqu’à celle, qui se veut plus nuancée (mais ça revient au même), qui voudrait que l'alliance chrétienne accomplisse celle du Sinaï, ou la dépasse. L'idée de fond, des plus redoutables, est que Dieu abrogerait ce qu’il a pu dire auparavant !

C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13 : « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même »). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Quelle serait sa fiabilité ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger ce que les chrétiens tiennent pour nouvelle alliance éternelle ? Une telle idée, qui est derrière la théologie du changement d’alliance, implique de ne tolérer que de façon au fond méprisante ce qui est réputé caduc ; et en outre de ne pas tolérer ce qui, ultérieur, est perçu comme hérésie ou schisme — voué donc à la persécution, car cela remet en question l’affirmation que la foi remplaçante est, elle seule, inabrogeable.

Cette tolérance méprisante de ce qui est réputé caduc est le fruit de la conviction, longtemps partagée par les chrétiens de toutes confessions, que Calvin a commencé à mettre en question en affirmant que l’Alliance est inabrogeable. C’est cette idée de dépassement qui est au cœur de ce que Jules Isaac a appelé l'enseignement du mépris : idée reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, ayant mis en place une théorie de l’abrogation des textes antérieurs et de la tolérance de ceux dont l’Alliance est ainsi censée avoir été dépassée, les juifs et les chrétiens — ces derniers organisant pour leur part en chrétienté la tolérance des juifs.

Parfaitement ambiguë (puisqu’on tolère ce qui n’est au mieux qu'imparfait — au pire exécrable, dans toute son acuité en chrétienté plus qu’ailleurs avec le mythe chrétien commun du déicide), c’est cette façon de tolérance, pouvant certes inclure protection, mais protection toujours à la merci des protecteurs, qui a été remise en question dès les révolutions modernes, dites puritaines, d’inspiration en bonne part calvinienne, dans les pays anglo-saxons, puis par la Révolution française, quand, contre la tolérance, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, réclamait en France, pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.

Les faits montrent que partout où il n’y a que tolérance, avec théorie du dépassement (ou corrélativement théorie de l’indépassable de ce qui règne, ce qui viendrait après étant suspect comme ce qui est venu avant), il ne peut y avoir de liberté entière et de dignité pleine. Il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, à leur propre abrogation, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé. Idée de dépassement ou taxation d’hérésie sont les prétextes constants des persécutions et des génocides, ce jusqu'à aujourd'hui !

Persécutions, sang versé, mot biblique pour mise à mort, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »


Roland Poupin,
Journée d’études Jules Isaac et Jésus et Israël,
Collège des Bernardins, 20.09.23


vendredi 16 juin 2023

Superstitions modernes





« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commen­tateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

Henry Corbin par ailleurs, cite pour sa part le théologien Rudolf Bultmann, qui, dit-il (cf. H. Corbin, En Islam iranien, Tel Gallimard, 1991, t. I, p. 163 sq.), sort la résurrection du Christ de l’histoire — pour y laisser la crucifixion. Bultmann s’inscrit bien, selon Corbin, dans l’idée de l'histoire comme processus rationnel scientifique : une crucifixion étant… reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, la crucifixion peut être dite historique au sens dit scientifique, assumée rationnellement et fonder la foi, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne le peut pas… C’est là un second exemple, avec celui de Renan, faisant écho à ce que Cioran appelle être “inféodé aux superstitions modernes”.

Voilà un propos de Cioran qui est quand même déroutant ! Tout héritier de ce qui afflige Cioran, et soucieux de n’être pas dupe, entend se soumettre au discours rationnel de son temps tout en proclamant se méfier lui aussi des superstitions modernes… auxquelles il adhère pleinement quoiqu'il en veuille et en dise : admettre et ne croire que ce que le discours rationnel d’un temps donné a décrété possible ! Autre vocable pour cette attitude : “concordisme” : il faut que la foi soit en parfait accord avec la science contemporaine et qu'elle refuse ce que ladite science décrète impossible — oubliant que la foi porte sur un objet doublement inaccessible : si la science, sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition, parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est non reproductible, mais il est hors de portée du discours rationnel.

Renan et Bultmann peuvent représenter les deux temps les plus connus de cette attitude théologique courante que Cioran considère comme inféodation aux superstitions modernes.

Le premier, Renan, juge que tout ce qui est impossible selon la science de son temps ne peut être retenu en matière de foi. Ce premier temps garde ses tenants jusqu’à nos jours. C’est ce qui consiste, concernant le christianisme, que visait Renan, à le dépouiller d’à peu près tous les contenus de ses credos. Les “illuminés du premier siècle”, avec leur eschatologie moquée par Renan, croyaient à la résurrection. Mais, rationnellement et modernement parlant, la résurrection est impossible, donc on n’y croit pas. La naissance virginale est impossible, donc on n'y croit pas. Idem pour les miracles néo-testamentaires, qui deviennent des images, etc. Ne demeure des textes que l’idée d’un Jésus correspondant aux canons moraux du temps moderne concerné, à la fois doux et un soupçon rebelle, juif par naissance, mais en opposition à tout ce qui fait l’observance juive, selon une Loi jugée dogmatique, même si manifestement Jésus y référait. Bref, reste des textes un Jésus largement imaginaire et exempt de tout ce qui n'est pas acceptable selon les canons rationnels du temps présent : il faut “contextualiser”, c’est-à-dire évacuer tout ce qui, selon les superstitions modernes, nous est devenu inacceptable. Cela depuis l’ancienne façon de s’y prendre — mode Renan —, toujours active, jusque dans ses nouvelles formes — mode Bultmann.

Ici, on est revenu de la radicalité dans l'expression du premier discours, on a corrigé la forme… mais gardé le fond. On a tenu compte, à l'instar de “la haute antiquité”, de la dimension de l’intuition, ainsi “l'intuition de l’expiration du devenir”. On parle bien de résurrection, mais dans un sens purement métaphorique, on admet des “miracles” de Jésus, mais relevant d’un thaumaturgisme traditionnel embelli par les textes. L’impossible naissance virginale devient un simple procédé littéraire (où rejoignant l'ancienne mode, on cherche de diverses façons un père biologique putatif à Jésus). La philosophie post-heideggerienne est passée par là — Heidegger dont Cioran disait à sa lecture qu’il lui semblait qu' “on voulait me duper avec des mots” (Entretiens avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990, p. 10-11). Des mots habilement vidés de leur sens. Il n'est pas jusqu’à Kierkegaard — puisqu’on ramène la foi à une attitude existentielle —, lui qui s'opposait à la croyance rationaliste de son temps, qui ne soit embrigadé dans la troupe des évacuateurs de sens, qui commencent par l’évacuer lui de son sens, pour servir leur cause !

Les deux courants se rejoignent et se recoupent dans l’adhésion parfaite, et volontiers niée dans les mots, aux “superstitions modernes” — ce qui permet de faire un Jésus parfaitement moderne, dont la caractéristique essentielle est de nos jours devenue une façon de prôner un “accueil inconditionnel de quiconque”, sous réserve que le quiconque en question soit lui aussi inféodé aux superstitions modernes…

Concordisme, donc : le discours éthique moderne, comme le discours scientifique, de la paléontologie à l’astrophysique, prouveraient merveilleusement les croyances que tient à conserver ledit concordisme, au point que quiconque y fait référence (par exemple, pour l'astrophysique, comme connotation de notre petitesse — cf. Psaume 8) passe pour un concordiste à son tour, sommé de réviser sa foi à l’aune des toutes dernières théories : plus personne ne croit en la matière la même chose que Renan, mais on adhère de la même façon aux nouvelles superstitions modernes que lui adhérait aux anciennes !

Bref, on ne croit que ce qui est possible et démontrable rationnellement et scientifiquement, et éthiquement au goût du jour, parlant en un temps donné, où les superstitions éclairées jugent que l'homme est bon — “je fais peu de cas de quiconque se passe du péché originel”, répondait Cioran (Aveux et anathèmes, Arcades Gallimard, 1987, p. 15).

Or la foi, jusqu’à mieux informé, consiste précisément à croire ce qui n'est pas possible, en tout temps. Sinon, quel besoin de foi, il suffit de démontrer. Thomas, en Jean 20, n’a pas cru ce qu’il a vu (pas la peine il l'avait vu !), mais, via ce qu’il a vu, il a cru que le Christ est vraiment ressuscité, lui qu’il avait côtoyé auparavant, et qui affirme aux disciples, selon Luc 24, que c’est lui “en chair et en os” !

Certes c’est impossible, selon le discours qui veut fonder la foi sur ce qui est reproductible en laboratoire, et c’est précisément pour cela que ça appelle la foi. Et c’est de ce fait qu’elle nous réduit à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre raison, qui reste tâtonnante, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le nom nous échappe.

RP


lundi 22 mai 2023

La mort, l’amour : l'intime et les lois sociétales





L’amour et la mort — eros et thanatos, deux lieux de l’intime s’il en est, dont une des formules de la Réforme dit précisément que l'institution n’y a pas accès ; en ces termes : Ecclesia de intimis non judicat, l'Église ne juge pas des cœurs, i.e. des choses intimes. L’Église, mais aussi l’État et donc le législateur. Or les lois sociétales, parmi lesquelles celles sur la fin de vie, portent, avec celles sur l’amour, précisément sur l'intime ! Il convient donc de considérer cette question là, sur la forme tout d'abord, puis sur le fond.

Sur la forme : Pourquoi le débat en vue d’une prochaine loi sur “la fin de vie” vient-il à la même période que pour toutes les autres “réformes” sociétales dites “permissives” — depuis la fin de la 2e moitié du XXe siècle ? (“Réformes” dont la mise en exergue face aux problèmes comme les crises sociales et l’urgence écologique les font ressembler à des soupapes populaires attirant l'attention et soulageant la tension.)

Pourquoi ces dates — récentes : 2002 pour la Belgique, première en Europe, 1997 pour l'Oregon, première mondiale ? On nous parle de progrès médical qui prolonge les vies qui auraient auparavant cessé naturellement. Question : le progrès médical a-t-il été tel en vingt ans que cela n'aurait pas été vrai depuis déjà bien plus que deux décennies ? D’autant que la question, elle, n’est pas nouvelle

Il se trouve que les réformes sociétales les plus marquantes ont eu lieu après la fin de l’URSS. 10 novembre 1989 : chute du Mur de Berlin. La civilisation capitaliste libérale se retrouve seule, sans vis-à-vis (cf. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme). Disparition de son vis-à-vis soviétique, après le coup fatal, auparavant, contre la nébuleuse raciste le 8 mai 1945. Après l’ébranlement de ces deux obstacles, se mettent en place les dernières réformes sociétales qui caractérisent la civilisation du capitalisme libéral, la nôtre — les premières de ces réformes ayant commencé après la chute du premier obstacle, l’obstacle nazi. Des trois manifestations de la civilisation moderne ne subsiste plus que la forme capitaliste libérale.

L’historien et écrivain israélien Yuval Noah Harari, dans son best-seller Sapiens, parle de civilisation “humaniste”, au sens où contrairement à la civilisation antécédente, le référentiel n’est pas les Églises ou cultes tel ou tel, mais l’homme. Cette civilisation humaniste, centrée sur l’homme, a développé, selon Y. N. Harari, ces trois formes de déploiement qu’il appelle : libéral, raciste, socialiste. Plutôt qu’humaniste, je préfère pour les trois, je vais dire pourquoi, l'expression civilisation libérale.

Le capitalisme, lui, est né avant la mise en place de la civilisation libérale — pour donner un point de départ : 1492, qui, après une gestation dès le XIVe s., marque le début de l'expansion coloniale et de l'accumulation primitive du capital, selon la formule marxienne, par l'exploitation du travail des esclaves. On est alors encore en chrétienté (à savoir christianisme politique).

C'est l'an 1648, un siècle et demi après, qui marque la fin de la chrétienté, auto-détruite par les guerres civiles, concrètement la guerre de 30 ans (qui a vu la mort de la moitié environ de la population du Saint Empire romain germanique). Les traités de Westphalie du 24 octobre 1648, qui en marquent la fin, laissent apparaître le fait que désormais le référentiel des cités et pays n’est plus leurs Églises respectives, mais que les États s'organisent comme ils veulent.

L’année d’après a lieu la première mise en place d’une cité de post-chrétienté, suite à la décapitation du roi d’Angleterre Charles Ier par la révolution anglaise dite puritaine. Si, en commun avec la chrétienté, le référentiel de la cité est transcendant — la loi, en analogie avec la loi biblique (d’où mon hésitation sur le qualificatif “humaniste” pour “centré sur l’homme”) —, à la différence de la chrétienté aucune Église et aucun roi ne font plus clef de voûte. Tous sont sous la même loi, convenue sur la base de leurs lectures respectives de la loi commune, ce qui laisse la liberté à la pluralité des cultes (d’où le vocable “libéral”).

La capitalisme entrera rapidement dans le cadre du libéralisme, d’où la façon commune de les confondre, du moins en Europe (pas aux USA). Or — né avant la civilisation libérale —, le capitalisme, qui a une grande capacité d'adaptation, s'est aussi très bien accommodé du racisme, colonial (qui l’a vu naître), fasciste et nazi, et des diverses adaptations historiques du socialisme ; c’est-à-dire de toutes les branches issues, aux origines, de la fin de la chrétienté.

Ayant parlé de la Révolution puritaine, précisons que la caractéristique essentielle de ce qui a été appelé puritanisme (qui a promu en premier la cité libérale, mais n’est pas en soi capitaliste) est précisément la centralité de la loi, loi qui ultimement n’a pas d’auteur, les rédacteurs portant des principes qui débordent nettement leur propre compréhension de ces principes — cf. l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, posant théoriquement l’abolition de l’esclavage, que dans un permier temps les rédacteurs de la Déclaration n’abolissent pas ! Une loi fondée au-delà, ou en deçà, de ses propres rédacteurs : la Révolution française fait partie, en cela, des révolutions puritaines, faisant suite, et le revendiquant, aux deux révolutions puritaines précédentes, anglaise et américaine. C’est là le système libéral, qui les relie : souveraineté de la loi, avec référentiel en arrière-plan, le Décalogue, dont la symbolique des tables pour la Déclaration est reprise de celles du Sinaï. Sinaï, 1789, 1948 (Déclaration universelle) — en commun : libération de l’esclavage, 1ère parole du Décalogue.

Face à la loi commune et sans auteur qui puisse en revendiquer la paternité, sont les individus libérés par la loi, en tant que pour cela, elle doit s'inscrire dans les cœurs… Ce que les révolutionnaires français appellent, de façon très biblique, ”régénération”.

Cela avec un risque permanent : l'affaiblissement du pôle de la loi sans auteur. C'est ce qui se produit très rapidement avec l’investissement de ce libéralisme par le capitalisme, dont la méthode passe par l'affranchissement à l’égard de la morale voulue par la loi.

L'affranchissement du capitalisme à l'égard de la morale est très sensible dans le nationalisme colonialiste, qui fait perdurer le système esclavagiste, et en importe les effets au sein des nations européennes dont il est issu. Il vaut de lire le passage du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire qui décrit le processus qui va de l’esclavage colonial au nazisme.

Lorsque le système raciste nazi sera abattu, le 8 mai 1945 (avec l'ambiguïté de la date — le 8 mais 1945 est aussi la date du massacre colonial français de Sétif), le capitalisme se déploiera par la séduction (cf. les travaux du sociologue et philosophe Michel Clouscard). Pour l'Europe, via le plan Marshall. Les premières réformes sociétales se mettent en place dès les années 1960-1970, le tout du sociétal demeurant freiné par le vis-à-vis subsistant, l’URSS…

Pourquoi années 1960-1970 ? Parce que peu avant a lieu une des découvertes scientifiques les plus importantes, peut-être, de l’histoire de l'humanité : La Pilule — qui va occasionner diverses lois sociétales.

À commencer, pour la France, par la loi Neuwirth — adoptée en France par l'Assemblée nationale le 19 décembre 1967 —, qui autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale, ladite “pilule”. Cette loi, nommée d'après Lucien Neuwirth, le député gaulliste qui la proposa, abroge celle du 31 juillet 1920 qui interdisait non seulement toute contraception, mais jusqu'à l'information sur les moyens contraceptifs. Promulguée le 28 décembre 1967, l’application de la loi Neuwirth sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.

D’autres pays ont précédé la France, en premier lieu les USA, où la Food and Drugs Administration, délivre une définitive “autorisation de mise sur le marché” le 23 juin 1960. L'Australie est le premier pays à commercialiser “la pilule” après les États-Unis, le 1er janvier 1961. L'Allemagne fédérale est le premier pays d’Europe à la commercialiser, le 1er juin 1961.

En France, la loi Neuwirth sera suivie quelques années après par la promulgation de la loi Veil, le 17 janvier 1975, loi qui prévoit une dépénalisation de l'avortement sous conditions. En tout cela, une nouveauté, signifiée par le passage de l’interdiction de l’information sur la contraception à la pleine autorisation de “la pilule” : la sexualité est désormais séparable de la procréation — une séparation radicalement nouvelle, avec des conséquences inédites sur les mœurs.

Première marque de ces conséquences, une forte et rapide désaffection du mariage — liée à ce que la potentialité procréatrice de la sexualité est désormais atténuée —, au profit du concubinage, bientôt légalement reconnu par la mise en place du PaCS, via la loi qui sera promulguée le 15 novembre 1999.

Auparavant, l'adultère a été dépénalisé, le 11 juillet 1975, en regard de l’évolution des mœurs, liée à la séparation théorique, ici aussi, de la sexualité et de la procréation — je cite : à la mi-décembre 2015, dans la lignée de la loi de 1975, la Cour de cassation a estimé que « l'évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permettent plus de considérer que l’imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ».

Évolution des mœurs qui induit donc un nouveau regard sur l’institution matrimoniale et la sexualité, la sexualité étant désormais théoriquement séparée de la procréation ; nouveau regard sur la sexualité en général et donc sur l’homosexualité, selon cette même séparation théorique sexualité-procréation — avec à terme la récente “PMA pour toutes”.

Auparavant, la loi instaurant le PaCS a été votée, en 1999, dans le but — je cite l’ « Étude d'impact du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », étude datée de 2012 — de « prendre en compte une partie des revendications des couples de même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation refusait de regarder leur union comme un concubinage ». Puis le mariage des couples de personnes de même sexe est rendu possible en France par la loi du 17 mai 2013.

Jusque là, selon la formule du doyen Carbonnier, ce qui faisait le mariage, c'était “non pas le couple, mais la présomption de paternité”. Loi objective, touchant le domaine public : un enfant, ça se voit. Désormais, c’est l’intime qui est concerné, l’amour — l’intime, auquel pourtant, non plus qu’au vécu de la mort, aucune institution — Église, État ou législateur n’a accès.

Or, que s’est-il passé peu avant ? À nouveau : la chute du mur de Berlin, fin 1989. Six mois après, le 17 mai 1990, l’OMS, qui jusque là place l’homosexualité dans la liste des maladies mentales, la retire de ladite liste. Coïncidence ? Après 1989 apparaît ce que l’on peut appeler un second libéralisme, qui se distingue du premier en ce que le pôle loi-individu du premier se déplace en faveur de la subjectivité, de l’individu subjectif (pouvant par ex. auto-déterminer son genre indépendamment de son sexe biologique), jusqu'à l’intime, dont la loi devient l’instrument, là où elle était pôle référentiel intangible (Décalogue, 1789, 1948).

Illustration, une citation du romancier Milan Kundera : « Je ne connais pas un homme politique qui n’invoque dix fois par jour les “droits de l’homme” ou les droits de l’homme qu’on a bafoués. Mais comme en Occident, on ne vit pas sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n’importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout en contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant tous les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l’homme et tout s’est mué en droit : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues. Les chômeurs ont le droit d’occuper l’épicerie de luxe, les dames en fourrure on le droit d’acheter du caviar, Brigitte a le droit de garer sa voiture sur le trottoir et tous, chômeurs, dames en fourrure, Brigitte, appartiennent à la même armée de combattants des droits de l’homme. » (Milan Kundera, L’Immortalité, Folio / Gallimard, 1993, p. 206-207)

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Désormais, donc, dans le nouveau libéralisme du néo-capitalisme (i.e., selon l’expression de Michel Clouscard : “le capitalisme de la séduction”), on légifère sur l’exception et l’intime : l’amour, la mort. Or, légiférer (dans un sens ou dans l'autre) sur l'intime (comme quant aux lois sur la fin de vie), est entrer dans des zones où de toute façon la sanction légale n'a pas accès (prenons le suicide : comment punir quelqu'un qui s'est suicidé ? En mettant son cadavre en prison ?). Institutionnaliser l’exception ne change donc pas grand-chose à ce qui se faisait auparavant. Quand bien même ces réformes se font, sans doute inéluctablement, pour la fin de vie suite à la Belgique et à la Suisse.

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Avec les deux tournants, 1945 et 1989 — sans négliger l'événement objectif incontournable : “la pilule” —, s’est pleinement déployée, dans la subversion de l’ancien système de civilisation, la nouvelle civilisation libérale régie par un nouveau capitalisme, le “capitalisme de la séduction”, qui exalte la marginalité comme exception devenue masse (et légifère sur l'exception) ; fonctionnant comme “subversion subventionnée”, selon les termes de Michel Clouscard, et étant donc, je cite Clouscard, « condamné à l'escalade subversive. De par la concurrence et l'usure des signes. Ce qui commence comme sélection, marginalité d'un petit groupe tombe très vite dans la consommation de masse. […]
La subversion se radicalise, accède à la plus grande transgression possible dans le mondain : la drogue et le sexe. […]
Alors la contestation mondaine atteint le moment dialectique de sa plus grande contradiction interne : contradiction entre l'institutionnel et la subversion. Car ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde. Le grand combat contre l’institutionnel n’est que la substitution de l'institutionnel de demain à celui d’hier. »
(Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, éd. Delga 2015, p. 120-121)

Selon que, dixit le philosophe Jean-Claude Michéa, « le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.).

Ces deux ailes sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait “à gauche” – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait “à droite”. En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)

Une civilisation nouvelle est en place, désormais sans freins, valorisant la “marginalité” devenue masse en faisant d'exceptions la règle, avec le risque de la possibilité de légitimations, pas toujours très charitables, de la logique néo-capitaliste : maintenir les vieux en vie “coûte cher”, ce qui selon la logique financière, prime sur les sentiments pour les proches, d’où les potentiels énormes cas de conscience et crises de culpabilité, face à des propositions en risque de déshumanisation qui tombent pile pour rendre acceptable avec le démantèlement des acquis sociaux, la rentabilisation des hôpitaux ; pendant que la logique inhumaine fuit en avant vers plus d’inhumanité…

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Sur le fond : dans les domaines les plus intimes (plus encore que dans les autres), la raison ne maîtrise pas l’inconscient. Nous ne sommes donc vraiment maîtres ni de nos décisions, ni de nos “consentements”. Qui sait si demain on aurait pris la même décision qu'aujourd'hui ?

Analogie avec la question du consentement sexuel. La philosophe Manon Garcia écrit : « Le consentement, comme le principe d'autonomie de la volonté sur lequel il se fonde, implique un sujet rationnel, volontaire et non vulnérable, un sujet conscient à chaque instant de sa volonté et de ce qui la fonde. Or la psychanalyse, par exemple (mais plus largement les sciences sociales dans leur ensemble), met en doute la validité d'une telle représentation de la personne en agent libre, rationnel et volontaire » (Manon Garcia, La conversation des sexes, Philosophie du consentement, Climats / Flammarion, 2021, p. 106-107).

“Mourir dans la dignité” : et si c’était un euphémisme ? Façon de noyer le poisson de la mort. De Gaulle avait une belle formule (qui dévoile l'euphémisme) — de mémoire : “Mourir les armes à la main, ça a une autre gueule que de mourir d'un ulcère au fond de son lit”. Quelle est en effet la dignité — ou l’indignité ! — de mourir malade, affaibli de toute façon, quelle que soit l' “aide à mourir” (autre euphémisme...) ? Ou, en termes chrétiens, si la dignité c'est ne pas souffrir (et certes, on le souhaite tous), la mort du Christ était-elle indigne ?

Cioran : “Les temps nouveaux ont à ce point perdu le sens des grandes fins que Jésus, aujourd'hui, mourrait sur un canapé. […]” (Le crépuscule des Pensées, Œuvres, p. 430).

Nietzsche : « Voici ! Je vous montre le dernier homme. “Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?” — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
“Nous avons inventé le bonheur” — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement. »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

Bref, évitant l'euphémisme, euthanasie, suicide… appeler un chat un chat. Subversion subventionnée, la drogue et le sexe. La mort a toujours quelque chose d'indécent, même si on y est “aidé” ! Et la dignité d’un être humain est inaliénable, quelle que soit sa vie ou sa mort !

Cioran à nouveau : “Ne se suicident que les optimistes. Les autres n'ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?” (Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 783-784). Bref commentaire, assumant qu’il n’y a plus de chrétienté, et que la relation avec l’ultime, de quelque façon qu’on le perçoive, relève de l’intime (contrairement à, jusque là, la loi). Dans le propos de Cioran transparaît une notion : la déception. Fût-ce la déception de Dieu, ce qui suppose avoir espéré où il ne fallait pas. Le passage est fréquent d’un Dieu dont on devrait obtenir ce qu’on voudrait, à son opposé déçu : “rien à attendre”. Illustration : la chanson de Janis Joplin, “O Lord won’t you buy me a Mercedes Benz” : c’est la conception assez normale, vouée à être déçue (Dieu n’est pas un concessionnaire automobile), débouchant, à l'opposé du biblique “choisis la vie”, sur un “rien à attendre”. Sauf qu’il n’est pas cela et que ce qu’il y a “à attendre” est d’un autre ordre, qui précède toutes les “Mercedes Benz”. Or la foi, au cœur de l’intime, consiste précisément à discerner dans l'intime cet autre ordre…


RP, Bressuire, 22.05.23
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Cf. Commission Ethique et Société de la Fédération Protestante de France : Pour davantage d’humanité en fin de vie, Interpellations protestantes.
Et, sur “Regards protestants” : Fin de vie : les protestants prennent position.