<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: La mort, l’amour : l'intime et les lois sociétales

lundi 22 mai 2023

La mort, l’amour : l'intime et les lois sociétales





L’amour et la mort — eros et thanatos, deux lieux de l’intime s’il en est, dont une des formules de la Réforme dit précisément que l'institution n’y a pas accès ; en ces termes : Ecclesia de intimis non judicat, l'Église ne juge pas des cœurs, i.e. des choses intimes. L’Église, mais aussi l’État et donc le législateur. Or les lois sociétales, parmi lesquelles celles sur la fin de vie, portent, avec celles sur l’amour, précisément sur l'intime ! Il convient donc de considérer cette question là, sur la forme tout d'abord, puis sur le fond.

Sur la forme : Pourquoi le débat en vue d’une prochaine loi sur “la fin de vie” vient-il à la même période que pour toutes les autres “réformes” sociétales dites “permissives” — depuis la fin de la 2e moitié du XXe siècle ? (“Réformes” dont la mise en exergue face aux problèmes comme les crises sociales et l’urgence écologique les font ressembler à des soupapes populaires attirant l'attention et soulageant la tension.)

Pourquoi ces dates — récentes : 2002 pour la Belgique, première en Europe, 1997 pour l'Oregon, première mondiale ? On nous parle de progrès médical qui prolonge les vies qui auraient auparavant cessé naturellement. Question : le progrès médical a-t-il été tel en vingt ans que cela n'aurait pas été vrai depuis déjà bien plus que deux décennies ? D’autant que la question, elle, n’est pas nouvelle

Il se trouve que les réformes sociétales les plus marquantes ont eu lieu après la fin de l’URSS. 10 novembre 1989 : chute du Mur de Berlin. La civilisation capitaliste libérale se retrouve seule, sans vis-à-vis (cf. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme). Disparition de son vis-à-vis soviétique, après le coup fatal, auparavant, contre la nébuleuse raciste le 8 mai 1945. Après l’ébranlement de ces deux obstacles, se mettent en place les dernières réformes sociétales qui caractérisent la civilisation du capitalisme libéral, la nôtre — les premières de ces réformes ayant commencé après la chute du premier obstacle, l’obstacle nazi. Des trois manifestations de la civilisation moderne ne subsiste plus que la forme capitaliste libérale.

L’historien et écrivain israélien Yuval Noah Harari, dans son best-seller Sapiens, parle de civilisation “humaniste”, au sens où contrairement à la civilisation antécédente, le référentiel n’est pas les Églises ou cultes tel ou tel, mais l’homme. Cette civilisation humaniste, centrée sur l’homme, a développé, selon Y. N. Harari, ces trois formes de déploiement qu’il appelle : libéral, raciste, socialiste. Plutôt qu’humaniste, je préfère pour les trois, je vais dire pourquoi, l'expression civilisation libérale.

Le capitalisme, lui, est né avant la mise en place de la civilisation libérale — pour donner un point de départ : 1492, qui, après une gestation dès le XIVe s., marque le début de l'expansion coloniale et de l'accumulation primitive du capital, selon la formule marxienne, par l'exploitation du travail des esclaves. On est alors encore en chrétienté (à savoir christianisme politique).

C'est l'an 1648, un siècle et demi après, qui marque la fin de la chrétienté, auto-détruite par les guerres civiles, concrètement la guerre de 30 ans (qui a vu la mort de la moitié environ de la population du Saint Empire romain germanique). Les traités de Westphalie du 24 octobre 1648, qui en marquent la fin, laissent apparaître le fait que désormais le référentiel des cités et pays n’est plus leurs Églises respectives, mais que les États s'organisent comme ils veulent.

L’année d’après a lieu la première mise en place d’une cité de post-chrétienté, suite à la décapitation du roi d’Angleterre Charles Ier par la révolution anglaise dite puritaine. Si, en commun avec la chrétienté, le référentiel de la cité est transcendant — la loi, en analogie avec la loi biblique (d’où mon hésitation sur le qualificatif “humaniste” pour “centré sur l’homme”) —, à la différence de la chrétienté aucune Église et aucun roi ne font plus clef de voûte. Tous sont sous la même loi, convenue sur la base de leurs lectures respectives de la loi commune, ce qui laisse la liberté à la pluralité des cultes (d’où le vocable “libéral”).

La capitalisme entrera rapidement dans le cadre du libéralisme, d’où la façon commune de les confondre, du moins en Europe (pas aux USA). Or — né avant la civilisation libérale —, le capitalisme, qui a une grande capacité d'adaptation, s'est aussi très bien accommodé du racisme, colonial (qui l’a vu naître), fasciste et nazi, et des diverses adaptations historiques du socialisme ; c’est-à-dire de toutes les branches issues, aux origines, de la fin de la chrétienté.

Ayant parlé de la Révolution puritaine, précisons que la caractéristique essentielle de ce qui a été appelé puritanisme (qui a promu en premier la cité libérale, mais n’est pas en soi capitaliste) est précisément la centralité de la loi, loi qui ultimement n’a pas d’auteur, les rédacteurs portant des principes qui débordent nettement leur propre compréhension de ces principes — cf. l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, posant théoriquement l’abolition de l’esclavage, que dans un permier temps les rédacteurs de la Déclaration n’abolissent pas ! Une loi fondée au-delà, ou en deçà, de ses propres rédacteurs : la Révolution française fait partie, en cela, des révolutions puritaines, faisant suite, et le revendiquant, aux deux révolutions puritaines précédentes, anglaise et américaine. C’est là le système libéral, qui les relie : souveraineté de la loi, avec référentiel en arrière-plan, le Décalogue, dont la symbolique des tables pour la Déclaration est reprise de celles du Sinaï. Sinaï, 1789, 1948 (Déclaration universelle) — en commun : libération de l’esclavage, 1ère parole du Décalogue.

Face à la loi commune et sans auteur qui puisse en revendiquer la paternité, sont les individus libérés par la loi, en tant que pour cela, elle doit s'inscrire dans les cœurs… Ce que les révolutionnaires français appellent, de façon très biblique, ”régénération”.

Cela avec un risque permanent : l'affaiblissement du pôle de la loi sans auteur. C'est ce qui se produit très rapidement avec l’investissement de ce libéralisme par le capitalisme, dont la méthode passe par l'affranchissement à l’égard de la morale voulue par la loi.

L'affranchissement du capitalisme à l'égard de la morale est très sensible dans le nationalisme colonialiste, qui fait perdurer le système esclavagiste, et en importe les effets au sein des nations européennes dont il est issu. Il vaut de lire le passage du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire qui décrit le processus qui va de l’esclavage colonial au nazisme.

Lorsque le système raciste nazi sera abattu, le 8 mai 1945 (avec l'ambiguïté de la date — le 8 mais 1945 est aussi la date du massacre colonial français de Sétif), le capitalisme se déploiera par la séduction (cf. les travaux du sociologue et philosophe Michel Clouscard). Pour l'Europe, via le plan Marshall. Les premières réformes sociétales se mettent en place dès les années 1960-1970, le tout du sociétal demeurant freiné par le vis-à-vis subsistant, l’URSS…

Pourquoi années 1960-1970 ? Parce que peu avant a lieu une des découvertes scientifiques les plus importantes, peut-être, de l’histoire de l'humanité : La Pilule — qui va occasionner diverses lois sociétales.

À commencer, pour la France, par la loi Neuwirth — adoptée en France par l'Assemblée nationale le 19 décembre 1967 —, qui autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale, ladite “pilule”. Cette loi, nommée d'après Lucien Neuwirth, le député gaulliste qui la proposa, abroge celle du 31 juillet 1920 qui interdisait non seulement toute contraception, mais jusqu'à l'information sur les moyens contraceptifs. Promulguée le 28 décembre 1967, l’application de la loi Neuwirth sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.

D’autres pays ont précédé la France, en premier lieu les USA, où la Food and Drugs Administration, délivre une définitive “autorisation de mise sur le marché” le 23 juin 1960. L'Australie est le premier pays à commercialiser “la pilule” après les États-Unis, le 1er janvier 1961. L'Allemagne fédérale est le premier pays d’Europe à la commercialiser, le 1er juin 1961.

En France, la loi Neuwirth sera suivie quelques années après par la promulgation de la loi Veil, le 17 janvier 1975, loi qui prévoit une dépénalisation de l'avortement sous conditions. En tout cela, une nouveauté, signifiée par le passage de l’interdiction de l’information sur la contraception à la pleine autorisation de “la pilule” : la sexualité est désormais séparable de la procréation — une séparation radicalement nouvelle, avec des conséquences inédites sur les mœurs.

Première marque de ces conséquences, une forte et rapide désaffection du mariage — liée à ce que la potentialité procréatrice de la sexualité est désormais atténuée —, au profit du concubinage, bientôt légalement reconnu par la mise en place du PaCS, via la loi qui sera promulguée le 15 novembre 1999.

Auparavant, l'adultère a été dépénalisé, le 11 juillet 1975, en regard de l’évolution des mœurs, liée à la séparation théorique, ici aussi, de la sexualité et de la procréation — je cite : à la mi-décembre 2015, dans la lignée de la loi de 1975, la Cour de cassation a estimé que « l'évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permettent plus de considérer que l’imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ».

Évolution des mœurs qui induit donc un nouveau regard sur l’institution matrimoniale et la sexualité, la sexualité étant désormais théoriquement séparée de la procréation ; nouveau regard sur la sexualité en général et donc sur l’homosexualité, selon cette même séparation théorique sexualité-procréation — avec à terme la récente “PMA pour toutes”.

Auparavant, la loi instaurant le PaCS a été votée, en 1999, dans le but — je cite l’ « Étude d'impact du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », étude datée de 2012 — de « prendre en compte une partie des revendications des couples de même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation refusait de regarder leur union comme un concubinage ». Puis le mariage des couples de personnes de même sexe est rendu possible en France par la loi du 17 mai 2013.

Jusque là, selon la formule du doyen Carbonnier, ce qui faisait le mariage, c'était “non pas le couple, mais la présomption de paternité”. Loi objective, touchant le domaine public : un enfant, ça se voit. Désormais, c’est l’intime qui est concerné, l’amour — l’intime, auquel pourtant, non plus qu’au vécu de la mort, aucune institution — Église, État ou législateur n’a accès.

Or, que s’est-il passé peu avant ? À nouveau : la chute du mur de Berlin, fin 1989. Six mois après, le 17 mai 1990, l’OMS, qui jusque là place l’homosexualité dans la liste des maladies mentales, la retire de ladite liste. Coïncidence ? Après 1989 apparaît ce que l’on peut appeler un second libéralisme, qui se distingue du premier en ce que le pôle loi-individu du premier se déplace en faveur de la subjectivité, de l’individu subjectif (pouvant par ex. auto-déterminer son genre indépendamment de son sexe biologique), jusqu'à l’intime, dont la loi devient l’instrument, là où elle était pôle référentiel intangible (Décalogue, 1789, 1948).

Illustration, une citation du romancier Milan Kundera : « Je ne connais pas un homme politique qui n’invoque dix fois par jour les “droits de l’homme” ou les droits de l’homme qu’on a bafoués. Mais comme en Occident, on ne vit pas sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n’importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout en contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant tous les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l’homme et tout s’est mué en droit : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues. Les chômeurs ont le droit d’occuper l’épicerie de luxe, les dames en fourrure on le droit d’acheter du caviar, Brigitte a le droit de garer sa voiture sur le trottoir et tous, chômeurs, dames en fourrure, Brigitte, appartiennent à la même armée de combattants des droits de l’homme. » (Milan Kundera, L’Immortalité, Folio / Gallimard, 1993, p. 206-207)

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Désormais, donc, dans le nouveau libéralisme du néo-capitalisme (i.e., selon l’expression de Michel Clouscard : “le capitalisme de la séduction”), on légifère sur l’exception et l’intime : l’amour, la mort. Or, légiférer (dans un sens ou dans l'autre) sur l'intime (comme quant aux lois sur la fin de vie), est entrer dans des zones où de toute façon la sanction légale n'a pas accès (prenons le suicide : comment punir quelqu'un qui s'est suicidé ? En mettant son cadavre en prison ?). Institutionnaliser l’exception ne change donc pas grand-chose à ce qui se faisait auparavant. Quand bien même ces réformes se font, sans doute inéluctablement, pour la fin de vie suite à la Belgique et à la Suisse.

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Avec les deux tournants, 1945 et 1989 — sans négliger l'événement objectif incontournable : “la pilule” —, s’est pleinement déployée, dans la subversion de l’ancien système de civilisation, la nouvelle civilisation libérale régie par un nouveau capitalisme, le “capitalisme de la séduction”, qui exalte la marginalité comme exception devenue masse (et légifère sur l'exception) ; fonctionnant comme “subversion subventionnée”, selon les termes de Michel Clouscard, et étant donc, je cite Clouscard, « condamné à l'escalade subversive. De par la concurrence et l'usure des signes. Ce qui commence comme sélection, marginalité d'un petit groupe tombe très vite dans la consommation de masse. […]
La subversion se radicalise, accède à la plus grande transgression possible dans le mondain : la drogue et le sexe. […]
Alors la contestation mondaine atteint le moment dialectique de sa plus grande contradiction interne : contradiction entre l'institutionnel et la subversion. Car ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde. Le grand combat contre l’institutionnel n’est que la substitution de l'institutionnel de demain à celui d’hier. »
(Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, éd. Delga 2015, p. 120-121)

Selon que, dixit le philosophe Jean-Claude Michéa, « le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.).

Ces deux ailes sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait “à gauche” – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait “à droite”. En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)

Une civilisation nouvelle est en place, désormais sans freins, valorisant la “marginalité” devenue masse en faisant d'exceptions la règle, avec le risque de la possibilité de légitimations, pas toujours très charitables, de la logique néo-capitaliste : maintenir les vieux en vie “coûte cher”, ce qui selon la logique financière, prime sur les sentiments pour les proches, d’où les potentiels énormes cas de conscience et crises de culpabilité, face à des propositions en risque de déshumanisation qui tombent pile pour rendre acceptable avec le démantèlement des acquis sociaux, la rentabilisation des hôpitaux ; pendant que la logique inhumaine fuit en avant vers plus d’inhumanité…

***

Sur le fond : dans les domaines les plus intimes (plus encore que dans les autres), la raison ne maîtrise pas l’inconscient. Nous ne sommes donc vraiment maîtres ni de nos décisions, ni de nos “consentements”. Qui sait si demain on aurait pris la même décision qu'aujourd'hui ?

Analogie avec la question du consentement sexuel. La philosophe Manon Garcia écrit : « Le consentement, comme le principe d'autonomie de la volonté sur lequel il se fonde, implique un sujet rationnel, volontaire et non vulnérable, un sujet conscient à chaque instant de sa volonté et de ce qui la fonde. Or la psychanalyse, par exemple (mais plus largement les sciences sociales dans leur ensemble), met en doute la validité d'une telle représentation de la personne en agent libre, rationnel et volontaire » (Manon Garcia, La conversation des sexes, Philosophie du consentement, Climats / Flammarion, 2021, p. 106-107).

“Mourir dans la dignité” : et si c’était un euphémisme ? Façon de noyer le poisson de la mort. De Gaulle avait une belle formule (qui dévoile l'euphémisme) — de mémoire : “Mourir les armes à la main, ça a une autre gueule que de mourir d'un ulcère au fond de son lit”. Quelle est en effet la dignité — ou l’indignité ! — de mourir malade, affaibli de toute façon, quelle que soit l' “aide à mourir” (autre euphémisme...) ? Ou, en termes chrétiens, si la dignité c'est ne pas souffrir (et certes, on le souhaite tous), la mort du Christ était-elle indigne ?

Cioran : “Les temps nouveaux ont à ce point perdu le sens des grandes fins que Jésus, aujourd'hui, mourrait sur un canapé. […]” (Le crépuscule des Pensées, Œuvres, p. 430).

Nietzsche : « Voici ! Je vous montre le dernier homme. “Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?” — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
“Nous avons inventé le bonheur” — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement. »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

Bref, évitant l'euphémisme, euthanasie, suicide… appeler un chat un chat. Subversion subventionnée, la drogue et le sexe. La mort a toujours quelque chose d'indécent, même si on y est “aidé” ! Et la dignité d’un être humain est inaliénable, quelle que soit sa vie ou sa mort !

Cioran à nouveau : “Ne se suicident que les optimistes. Les autres n'ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?” (Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 783-784). Bref commentaire, assumant qu’il n’y a plus de chrétienté, et que la relation avec l’ultime, de quelque façon qu’on le perçoive, relève de l’intime (contrairement à, jusque là, la loi). Dans le propos de Cioran transparaît une notion : la déception. Fût-ce la déception de Dieu, ce qui suppose avoir espéré où il ne fallait pas. Le passage est fréquent d’un Dieu dont on devrait obtenir ce qu’on voudrait, à son opposé déçu : “rien à attendre”. Illustration : la chanson de Janis Joplin, “O Lord won’t you buy me a Mercedes Benz” : c’est la conception assez normale, vouée à être déçue (Dieu n’est pas un concessionnaire automobile), débouchant, à l'opposé du biblique “choisis la vie”, sur un “rien à attendre”. Sauf qu’il n’est pas cela et que ce qu’il y a “à attendre” est d’un autre ordre, qui précède toutes les “Mercedes Benz”. Or la foi, au cœur de l’intime, consiste précisément à discerner dans l'intime cet autre ordre…


RP, Bressuire, 22.05.23
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Cf. Commission Ethique et Société de la Fédération Protestante de France : Pour davantage d’humanité en fin de vie, Interpellations protestantes.
Et, sur “Regards protestants” : Fin de vie : les protestants prennent position.


1 commentaire :

  1. JP. Sanfourche29 mai 2023 à 23:11

    Merci pour ce bel « exposé » qui, d’un point de vue historique (on reconnaît les grands repères déjà fixés à de nombreuses reprises lors de nos études bibliques), permet de comprendre la notion de réforme sociétale en l’élevant à la compréhension de ses causes, historiques, économiques et sociales, dans cette lame de fond qu’est l’entreprise séductrice du capitalisme. En lisant ces pages, on ne peut pas ne pas penser à l’obsolescence de l’homme de Günther Anders, pour qui la date de péremption était 1945, à la méditation de Jacques Ellul, aussi, dans L’illusion politique. Car, dans cette double pensée du libéralisme, aile droite ou gauche, une seule intention les réunit : la perversion, la corruption interne de l’homme, qui contribue à sa disparition et à la perte de sa liberté : « …et la vie économique forme l’essentiel de sa vie. Or c’est là précisément que réside la vraie aliénation de l’homme. »
    Sur un plan politique et philosophique, il y eut aussi ce coup de tonnerre, ce bouleversement irréversible : Hobbes et son Léviathan (certes, il y eut Spinoza). Ce passage terrible de l’essence, d’une société où l’action morale était conforme à l’essence, à une société de la puissance, où l’état de nature s’impose comme premier. C’est lorsque le devoir devient relatif au droit que tout bascule. Tout ce que je peux devient mon droit ! Sans limites.
    Aux jalons historiques évidents, indiscutables que tu poses, que de jalons philosophiques (et théologiques) à fixer en parallèle : de Cicéron, Platon, Aristote aux stoïciens, des stoïciens à Saint Thomas qui a tenté de penser (me semble-t-il) le christianisme à la lumière du droit naturel…etc…
    D’englobantes, les religions furent englobées, au même titre que ces différents groupes ou groupuscules qui constituent aujourd’hui notre société émiettée. Ce qui rejoint ce que dit Kundera que tu cites à propos des Droits de l’homme. D’une société de classes nous sommes passés à une société d’individus, de groupes d’individus. Ce qui permet au politique de faire de notre foi une opinion. « La tendance actuelle est de réduire la foi à des opinions privées » dit Olivier Abel.
    Quant à « l’invention du bonheur » des derniers hommes de Nietzsche, elle nous fait immanquablement penser aux « Jours heureux » du CNR.
    Aujourd’hui on légifère sur les consciences sur fond de crises, alors que la guerre est à nos portes, imposant des changements profonds dans nos vies personnelles et qui touchent à l’intime.

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