1. Christocentrisme et Sola Scriptura
Il y a en Afrique de l’Ouest un petit lézard à tête rouge qu’on appelle margouillat. Il remue continuellement la tête de bas en haut. Les Ivoiriens expliquent qu’il était antan très riche. Voulant savoir ce qu’est la pauvreté, il s’adressa à un animal avisé, le lièvre selon une version, l’homme selon une autre, qui lui expliqua qu’il lui suffisait de charger toute sa richesse sur une pirogue, d’aller au milieu du fleuve et de l’y faire basculer. Ce que fit le margouillat qui, depuis, connaît la pauvreté et remue constamment la tête en disant : « si j’avais su ». Ce margouillat pourrait être Luther ignorant l’usage qui pourra être fait des écrits affreux qu’il a publiés vers la fin de sa vie contre les juifs, principalement
Des juifs et de leurs mensonges (1543) ou encore, la même année,
Du nom inconnaissable (Vom Schem Hamphoras) et de la lignée du Christ.
« À part les chambres à gaz, tout y est », résume le théologien luthérien allemand Heinz Kremers. Le raccourci, terrible, n’est hélas pas exagéré, même s’il n’autorise pas l’anachronisme pour autant.
Le margouillat pourrait être aussi nous tous. On pourrait multiplier les citations faites contre les juifs, celles de Luther (des plus violentes, indécentes – ça a son côté pornographique ! – ce pourquoi je préfère m’abstenir de citer : ses livres sont accessibles, des historiens les ont largement cités) ; et d’autres, pas piquées des vers non plus, de la Réforme, des contemporains catholiques de Luther, de la Renaissance (à commencer par Érasme) ou plus tard… des Lumières (à commencer par Voltaire). On pourrait ajouter celles des socialistes du XIXe siècle : Proudhon, Marx, proches sur ce plan de l’extrême-droite maurassienne, des Alphonse Daudet et consorts de la moitié du XXe siècle antérieure à la Shoah. Il y a eu (et il y a encore souvent) un atroce aveuglement dans toutes les traditions de pensée, aveuglement dont Luther est une des figures les plus terribles, ne nous leurrons pas. Cela pour dire que personne, pas même les meilleurs d'entre nos contemporains ne peut se réclamer d'une tradition exempte d’
ambiguïtés.
Cependant il y a, dès la Réforme, et consécutives à la redécouverte luthérienne de l’Évangile, des ouvertures en faveur des juifs chez quelques luthériens, dont le plus connu est Calvin, même s'il tire peu les conséquences de sa théologie. Quelques noms moins connus comme Osiander, proche de Luther, ou Bullinger, successeur de Zwingli, sont aussi précurseurs dans l’ouverture vis-à-vis des juifs, tout comme, à Strasbourg, Capiton et Paul Fagius. Par la suite, la tradition réformée ouvrira vers une tout autre attitude que celle de Luther, mais cela bien trop lentement (cf. Myriam Yardeni,
Huguenots et juifs, éd. Honoré Champion, 2008). Quelque chose de précurseur, dans cette lignée, mais qui n'a pas toujours produit ce qui s'y dessinait. Ici aussi, on n'est pas habilité à se penser héritier d'une attitude spirituelle pure…
À tout prendre mieux vaut le repentir, évidemment, et le travail sur soi et son histoire pour chercher à comprendre… À commencer, concernant Luther : comment en est-il arrivé là ? Parce qu'apparemment, il semblerait avoir très bien commencé…
Le Luther des années 1520 écrivait en effet :
« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif toutefois, évidemment ! Je poursuis :]
Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » M. Luther,
Commentaire du Magnificat (1521)
« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » Martin Luther,
Que Jésus-Christ est né juif (1523), traduction Walter I. Brandt.
Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple ! le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l’Église Thomas Kaufmann (
Les juifs de Luther, Labor & Fides, 2017), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. » Tout est imbriqué ici, ce pourquoi il n’est pas inutile de partir de 1517…
*
Quand en octobre 1517, le moine augustin Luther propose de lancer un débat théologique, une
disputatio universitaire, autour de 95 thèses sur les indulgences qu’il envoie à son archevêque, Albert de Mayence, il ne sait pas sur quoi cela débouchera en matière de controverses. Jusqu’à celle (pas grave comme celle qui nous occupe maintenant) qui est de savoir si ce que dira Philipp Melanchthon est avéré, à savoir si Luther a bien affiché ces thèses sur la porte de l’église du château de Wittemberg, l’église de Tous-les-Saints, le 31 octobre 1517… puisque l’historicité de cet affichage est mise en question par des historiens pour qui on manque de traces précises ; elle est soutenue par d’autres arguant qu’il est alors de coutume d’afficher publiquement l’annonce d’une
disputatio.
La
disputatio autour de ses thèses sur les indulgences reste, quoiqu’il en soit, sans doute un moment décisif de la Réforme, et, on va le voir, décisif pour notre sujet. Via d’autres moments significatifs, cela conduit Luther à comparaître devant la diète de Worms (les 17 et 18 avril 1521), moment des plus décisif aussi… notamment pour notre sujet !
Cela passe par ce qui concerne les indulgences : si, dans un premier temps, Luther ne remet en cause que les injustices qui naissent de leur commerce, les questionnements posés par ses thèses, débouchant et fondées sur le principe
sola fide, débouchent aussi sur le principe, c’est cela qui est décisif pour notre sujet, on va le voir,
sola Scriptura. Argumentant contre les indulgences, Luther ouvre sur une autre perception de la médiation de l’Église, qui n’est essentiellement pour la Réforme que celle de la parole de Dieu par la prédication (
sola Scriptura) et les sacrements, mais en aucun cas celle de la relation avec Dieu comme Sauveur, de ce côté-ci du ciel et de l’autre. Citons la thèse 13, à titre d’exemple :
« La mort délie de tout ; les mourants sont déjà morts aux lois canoniques, et celles-ci ne les atteignent plus ».
La pratique des indulgences, qui consiste à l’origine en une remise des peines temporelles par l’Église (consistant au départ à atténuer les sanctions disciplinaires pesant sur les chrétiens qui avaient abjuré sous la persécution et cherchaient à réintégrer l’Église), avait fini pas prendre des proportions imprévues – surtout après la mise en place médiévale de la doctrine du purgatoire, conçu comme un lieu de peines… temporelles outre-mort…, où dès lors s’étendrait le pouvoir de l’Église. L’institution ecclésiale romaine se veut alors dépositaire des « mérites des saints », censés pouvoir compenser les fautes morales y compris des défunts, auxquels ces mérites peuvent donc être octroyés – cela, à l’époque de Luther, moyennant finance.
À terme, la relative nouveauté qu’est le purgatoire,
a fortiori un purgatoire où l’institution ecclésiale perpétue son pouvoir, perd son sens. Seule l’Écriture (
sola Scriptura) peut donner un fondement à un enseignement chrétien, et pas la tradition qui débouche éventuellement sur de tels glissements que des peines post-mortem réduites moyennant finances.
Ces mises en question du pouvoir de l’institution ecclésiale vont être suspectées et taxées d’hérésie – cela appuyant ce que de telles remises en question des pouvoirs peuvent avoir de subversif aux yeux desdits pouvoirs. Luther va donc comparaître, en l’occurrence devant la diète impériale de Worms. Il doit répondre notamment du contenu de plusieurs de ses livres, principalement ceux de 1520 :
De la liberté du chrétien, À la noblesse chrétienne et
Sur l’exil de l'Église à Babylone. On lui demande de se rétracter.
Sa réponse devant l’empereur Charles Quint est célèbre :
« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes – car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits – je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. » Réputée fondatrice de la liberté de conscience, cette réponse relève aussi du principe
sola Scriptura. Elle constitue même un tournant dans sa mise en exergue, désormais incontournable.
Et bientôt, Luther (emprisonné à la Wartburg par Frédéric de Saxe, pour y être protégé) traduit la Bible, le Nouveau Testament – puis, plus tard, la Bible entière. Mettre la Bible à la portée de tous, tel est le propos.
Ce pôle de la Réforme, le principe
sola Scriptura, verra, et c’est là le point décisif, la parole ainsi semée porter des fruits imprévus par Luther. Libérer l’Écriture, comme il l’a fait, vaut libérer sa lecture. La question de l’attitude insoutenable du Luther vieux envers les juifs, est liée à ce que Luther, opposant Loi et Évangile, il met au second plan de ce fait, malgré tout, la Bible hébraïque en soi : il en a enseigné des livres – les Psaumes ont été décisifs –, mais la lecture qu’il en fait (à l’instar des chrétiens d’alors, parmi lesquels bien des réformateurs et humanistes à commencer par Érasme, lui aussi très suspicieux envers les juifs), est christocentrique, et délégitime finalement toute autre lecture. Luther accentue même le christocentrisme, en lien avec le
sola fide, qui le mène à opposer Loi et Évangile… Ce qui ne correspond évidemment pas à la lecture juive qu’il reçoit comme légaliste, et contre laquelle, à l’instar de la lecture catholique, Luther s’insurge, et de plus en plus violemment. Les juifs qui ne reçoivent pas ses arguments christocentriques et ne se convertissent pas lui apparaissent de plus en plus inconvertissables, voire imprégnés jusqu’à la chair d’un enseignement séculairement non-chrétien… Où Luther frise dangereusement la notion inquisitoriale de pureté du sang ! Et donc l’antisémistisme. Où il n’est pas suffisant, hélas, de parler seulement d’antijudaïsme…
Mais quoiqu’en veuille Luther, laisser parler la Bible, comme il l’a voulu et promu, débouche sur le principe sur lequel insistera Calvin :
« Scriptura sui ipsius interpres » – « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin, à l’instar du Strasbourgeois Capiton et de son proche Fagius, de constater la non-abrogation de l’alliance de Dieu avec Israël : elle ne peut pas être abrogée, reposant sur la fidélité de Dieu – et garde, comme Loi, sa force de réparation du monde, qui rejoint la notion calvinienne d’un 3e usage de la Loi. Même si Calvin, en maintenant la non-abrogation de l’alliance du Sinaï, n’en tire pas lui-même toutes les conséquences, cette affirmation ouvre sur une lecture qui en soi, concernant la Bible hébraïque, n’est pas immédiatement christologique. Une lecture christologique n’est pas délégitimée non plus, certes, elle fonde la foi qui a permis à Luther de trouver la liberté,
sola fide ; mais manifestement, la lecture juive de la Bible hébraïque, qui à terme s’avère n’être pas seulement un Ancien Testament préfigurant le Nouveau, peut avoir aussi toute sa place.
À côté du christocentrisme de Luther pour le salut, une autre ouverture est offerte à la réflexion… Qui débouche sur des travaux développés dans la seconde moitié du XXe siècle.
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2. Salut en Christ et « mystère d’Israël »
Si la théologie chrétienne est celle de l’Incarnation de la Parole éternelle en Jésus-Christ, qui trouve une nouvelle force terminologique dès le Concile d’Éphèse proclamant en 431 que le Christ est pleinement Dieu dès sa conception, il est légitime aussi, dans la ligne d’un concile tenu vingt ans après, en 451, le Concile de Chalcédoine, de tenir la distinction entre l’humanité du Christ et la divinité qui le déborde infiniment au moment même où elle s’incarne en lui.
« Car puisque sa nature divine ne peut être enfermée et qu’elle est actuellement partout présente, il s’ensuit nécessairement qu’elle déborde l’humanité qu’elle a assumée sans cesser pour autant d’être aussi dans celle-ci et de lui demeurer personnellement unie », dit le
Catéchisme (calviniste) de Heidelberg, question 48. Le même Dieu éternel que, chrétiens, les Réformateurs reçoivent en Christ, s’adresse aussi au peuple d’Israël, et par lui à l’humanité, dans toute la Bible hébraïque. Aussi éloigné semble-t-il de la théologie de Luther, ce constat est fondé sur son action réformatrice et son principe
sola Scriptura !…
En célébrant la fête de la Réformation, ce n’est pas Luther que le protestantisme célèbre, mais ce que son action, à commencer par la mise en question du commerce des indulgences, et à déboucher sur le principe
L’Écriture seule, a posé comme fondement libérateur, non seulement de la conscience humaine, mais de la Parole divine. L’humanité est ici appelée à « vivre devant Dieu par la foi seule » –
coram Deo sola fide vivere –, Dieu révélé à Israël selon la Bible hébraïque et en Jésus-Christ selon le message de ses témoins.
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Révélé à Israël selon la Bible hébraïque, selon le Traité d’Alliance avec Israël qu’est la Bible hébraïque. Qu’est-ce à dire ? Faisons un bref parcours d’histoire biblique — au sens d’André Néher (
Histoire biblique du peuple d’Israël, éd. Maisonneuve) : telle que rangée par la Bible…
Le mot hébreu
berith, traduit par « alliance », est employé dans la Bible pour désigner notamment un engagement de Dieu avec les hommes. Il se rapporte à une diversité de déploiements : alliance avec Noé, avec Abraham, avec le peuple hébreu via la médiation de Moïse, avec David et sa dynastie, tandis que les prophètes dessinent l’espérance d’une « nouvelle alliance », reprise par le Nouveau Testament, avec le vocable grec utilisé par la Bible des LXX,
diatheke, qui connote aussi l’idée de Testament.
L’alliance avec Noé concerne toute l’humanité, que Dieu s’engage à préserver, avec l’arc-en-ciel donné comme signe de cet engagement. La tradition juive repère une loi de Noé (loi noachide) que l’humanité doit respecter, en sept commandements, repris de façon allusive dans le livre des Actes des Apôtres (15, 19-21) concernant les croyants en Christ issus des nations.
Dans l’alliance avec Abraham, qui a pour signe la circoncision, Dieu s’engage à donner au patriarche une descendance nombreuse, à l’origine (entre autres) du peuple hébreu, à travers lequel Abraham est annoncé comme signe de bénédiction divine universelle.
Le peuple hébreu à son tour entre dans une alliance, accompagnée de la promesse du don de la terre de Canaan. La part d’engagement requise de la part du peuple, est d’observer la loi donnée par l’intermédiaire de Moïse, dans laquelle le judaïsme dénombrera 613 commandements (dénombrement classé par Maimonide au XIIe).
La dynastie issue du second roi d’Israël, David, est garantie par la promesse divine d’une perpétuité de son trône, en proximité du symbole du Temple et de son emplacement à Jérusalem.
La menace d’invasion qui débouche sur la destruction du Temple, la rupture de la succession dynastique de la monarchie davidique et la déportation du peuple, s’accompagnent de la promesse prophétique d’une nouvelle alliance dont les textes néo-testamentaires se réclameront pour désigner l’origine divine du tournant christique, scellant l’alliance (jouant de la connotation du mot grec signifiant aussi « testament ») dans la mort et la résurrection de Jésus, d’où naît un peuple, issu de juifs et non-juifs, élargissant ainsi l’alliance aux nations.
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Le problème qui se pose est de savoir si cette « nouvelle alliance », ou « nouveau testament » est une autre alliance que celle qui est scellée avec Israël ou si c’est la même, nouvelle alors au sens de « renouvelée », ce que semblerait pouvoir induire la promesse prophétique d’une « nouvelle alliance » dont se réclament les textes néo-testamentaires : la même alliance « inscrite dans les cœurs »…
Le christianisme ancien a très vite opté pour la lecture voulant qu’il s’agisse d’une autre alliance, qui quoique forte d’analogies avec la première, celle d’Israël, fait de celle-ci une « ancienne alliance ». Dans cette perspective, la nouvelle alliance tendra rapidement à se substituer à l’ancienne, à l’accomplir, selon une lecture particulière du propos de Jésus « Je suis venu accomplir et non abolir » – accomplissement se concrétisant en une abolition de fait !
C’est Calvin qui, à l’instar en cela de la lignée de Capiton, remet le plus nettement en question cette lecture, lui préférant l’idée d’une alliance renouvelée. Pour lui, « Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse ». L’alliance, unique, nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham. Unique, même si elle apparaît diverse : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée. »
Voilà qui potentiellement induit la pérennité de l’alliance avec Israël, pérennité qui au fond atteste celle qui vaut pour les chrétiens. L’alliance, déjà scellée par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu lui-même s’est engagé ! L’alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ». Dieu s’est engagé de façon irrévocable, de telle sorte qu’une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la « nouvelle » alliance – « nouvelle » donc non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’alliance unique renouvelée ; la « nouvelle » alliance repose sur cette même fidélité de Dieu ! On peut même dire que la promesse ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs.
Ici les formes que prend cette unique alliance sont secondes par rapport au lien scellé en la promesse de Dieu, qui transcende les signes (rites et sacrements) où elle nous est annoncée, que ce soient les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme. Notons que cela vaut actuellement aussi pour l’Église catholique, qui affirme depuis Vatican II la non-abrogation de l’alliance avec Israël, « citant Calvin sans le savoir », dixit l’abbé Alain-René Arbez.
Malgré ce chemin parcouru, une lecture du sens de cette unique alliance peut toujours reparaître, qui tend à rejoindre l’idée de substitution par l’affirmation d’une sorte d’évolution rituelle, relative à l’idée de progression de la révélation de cette unique alliance jusqu’en Jésus Christ. Les rites issus de la révélation du Christ sont alors ceux auxquels tous devraient se plier : une subtile façon de substitution peut donc se réintroduire.
Une autre approche est aussi apparue dans le protestantisme classique, qui souligne la différence des rites comme partie intégrante d’une alliance. Se développera alors, notamment dans les écoles réformées néerlandaises, un courant qui deviendra par la suite le « dispensationalisme », plus connu du monde évangélique, qui consiste à penser que Dieu a scellé avec les humains une série d’alliances signifiées par les diverses façons dont elles sont dispensées, les diverses « dispensations ». Les tenants de cette approche en dénombrent le plus souvent sept, percevant des alliances/dispensations distinctes « en amont » dès le Paradis (avant, puis après le péché d’Adam), et « en aval » le Royaume de Dieu.
Sept dispensations (en grec oikonomia/oikonomies) du salut. Cela depuis Darby (fondateur du darbysme), pour le nombre de sept, popularisé en France par la Bible dite « Scofield », sept dispensations qui correspondent à des modes de relation avec Dieu dans la Bible, divisés en sept périodes : 1) innocence (l’humanité en un stade paradisiaque d’innocence) ; 2) conscience (l’humanité consciente du péché) ; 3) instauration de gouvernements (dans la Bible suite au Déluge, à mettre en parallèle avec les lois noachides du judaïsme) ; 4) alliance avec Abraham (alliance de grâce) ; 5) alliance du Sinaï, avec Israël (régie par la Torah), qui n’a jamais été abolie : elle perdure durant la 6e période et jusqu’à la 7e ; 6) alliance avec les nations (l’Église) ; 7) Royaume de Dieu à venir.
Ce courant qui est héritier de Calvin sur le point précis de la non-abrogation de l’alliance, alors qu’il s’en sépare pour le reste, estime que les diverses dispensations ne sont pas caduques, non plus que leurs caractéristiques rituelles propres. La dispensation/alliance avec Israël n’est pas abolie par celle qui se déploie en parallèle avec l’Église. La majorité des dispensationalistes n’en espèrent pas moins une rejonction finale par la conversion d’Israël à la foi du Christ, retrouvant ici peut-être l’ambiguïté du Luther jeune.
On a toutefois, avec ces deux traditions protestantes, alliance unique ou dispensations multiples, la possibilité de concevoir une autre approche que celle, plus traditionnelle, qui consiste à dire que l’alliance avec l’Église « accomplit » la première alliance avec Israël.
Ces deux approches ont sans doute joué un rôle, fut-il discret, dans les nouvelles façons de poser la question des rapports du christianisme avec le judaïsme, en ce qui concerne la notion d’alliance.
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Le courant dispensationaliste a joué un rôle important dans le monde évangélique américain, y compris concernant la politique à l’égard de l’État d’Israël. Il a joué aussi un rôle en France dans le monde réformé paysan pendant la 2e guerre mondiale et après, dans le protestantisme français concernant Israël, avant 1967.
Ce sont des choses que l’on ignore souvent, et pourtant !… Cela dit, il ne faut par non plus se bercer d’illusion. Ces théologies auraient pu jouer un rôle bien plus efficace (le conditionnel est indispensable pour être honnête). Deux exemples : le théologien évangélique (« frère large » en l’occurrence) allemand Erich Sauer, qui enseigne cette théologie avant guerre et n’est pas antisémite, n’en tire pas de conséquences en matière de résistance au nazisme (abstentionnisme politique). De même en France, le pasteur et théologien réformé (courant réformé évangélique) André Lamorte, enseigne aussi cette théologie, n’est pas antisémite, mais ne s’oppose nullement au gouvernement de Vichy (cela dit sans lui jeter la pierre : on sait que nombre de protestants résistants avaient d’abord été tentés par Vichy, jusqu’au non-possumus face notamment à la « politique raciale » et à l’antisémitisme).
On doit pourtant remarquer que dans cette voie, évangélique, est tracé un pont, qui s’ignore, avec des travaux de penseurs juifs comme ceux de Franz Rosenzweig, qui attribue à Israël et au christianisme un rôle respectif à chacun dans l’économie du salut du monde, chose qui n’est pas étrangère à ce qu’esquissera Paul Tillich, côté libéral, dans son refus de l’antisémitisme (cf. Paul Tillich,
Christianisme et judaïsme, Labor & Fides, 2017). Tout cela n’est qu’esquissé, insuffisant, mais apparaît un « je et tu » qui n’est pas sans rapport avec celui de la philosophie de Martin Buber. (On pourrait aussi mentionner les travaux du rabbin Élie Benamozegh développant ses réflexions sur l’importance des lois noachides, non-abrogées non plus, pour les non-juifs).
De façon discrète, esquissée, mais réelle, il y a là des ouvertures permettant de lire les déclarations ultérieures, depuis la seconde moitié du XXe siècle, et de dépasser, dans le dialogue avec les juifs, les tensions qui subsistent, y compris entre évangéliques et luthéro-réformés. En tout cela, il s’agit d’aller plus loin. Pour cela, des jalons importants et significatifs sont déjà posés – et scellés dans plusieurs déclarations, tant juives que chrétiennes, de part et d’autre. Trois exemples de pistes ouvertes : pérennité de l’alliance avec Israël ; et donc non-conversion d’Israël comme aspect de la fidélité à l’alliance ; éternité de la Parole de Dieu et christologie.