1) Luther face à l’Empereur
« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes […], je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. »
C’est la réponse célèbre de Luther à l’empereur Charles Quint, lors de sa comparution en 1521 devant la diète de Worms, alors qu’il lui est demandé de se rétracter pour le contenu de livres où il soutient la justification par la foi seule ; où se dessine sa notion des « deux règnes », temporel et spirituel clairement distincts ; et où se trouve aussi son appel aux princes en faveur de la Réforme. Entre appel aux princes et séparation du temporel et du spirituel, quel chemin s’ouvre alors vers la laïcité ? C’est ce chemin dont on retracera quelques moments…
Réputée fondatrice de la liberté de conscience, la réponse de Luther devant la diète de Worms relève du principe sola Scriptura — l’Écriture seule. À commencer par la mise en question du commerce des indulgences, et à déboucher sur cette déclaration devant les hommes, Luther a posé la Parole divine qu’il reçoit dans la Bible comme fondement libérateur de la conscience humaine — ce que le pouvoir temporel est appelé à préserver.
2) Luther, contexte politique – appel aux princes et antécédents
En amont lointain, un empereur unifiant la chrétienté, celui de Byzance, puis en 800 deux empereurs, dont un, Charlemagne, est créé par un évêque de Rome devenant de facto pape unique et unifiant la chrétienté d’Occident. La famille carolingienne a été élevée à la royauté en Pépin le Bref, puis carrément à l’Empire en 800 avec le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III. Coup d’État dénoncé par Byzance qui déplore que l’on ignore qu’il existe déjà un Empire !
La différence est que le second Empire, carolingien, dépend par sa création de l’évêque de Rome. C’est la nouveauté qui est à l’origine du conflit médiéval de la papauté et de l’Empire, qui pense pouvoir ne pas l’entendre de cette oreille.
Bref, vient le jour où Rome triomphe — symbolique de ce triomphe : l’humiliation de l’empereur Henri IV à Canossa en 1077 devant le pape Grégoire VII. Le nom de ce pape désignera l’avènement d’une papauté au règne sans partage : la réforme grégorienne. Désormais Rome a entre les mains l’essentiel et le fondement du pouvoir. Depuis le plan militaire et policier jusqu’au plan matrimonial (avec l’imposition du célibat des clercs ou la sacramentalisation du mariage des laïcs).
Au plan militaire, mentionnons : le déclenchement de croisades — en Terre sainte dès 1095 à l’appel du pape grégorien Urbain II — ; ou « internes » comme en 1204 le… « dérapage » qu’est le sac et la conquête de Constantinople ; ou, proclamée en 1208 par Innocent III, la croisade qui s’ébranle en 1209 contre le Languedoc accusé de protéger les cathares, ou plus tard, au XVe siècle, la croisade contre les Tchèques hussites. Ce pouvoir inclut aussi le plan policier, avec la création pour lutter contre les cathares, de l’Inquisition en 1233 par le pape Grégoire IX ; le plan « psychologique » avec le contrôle des âmes à l’occasion de tout le système de canalisation de la grâce, censé valoir jusqu’après la mort, d’où le commerce des indulgences — canalisation que fera sauter Luther.
Où l’on voit que parallèlement à la mise en place de l’Église grégorienne, des mouvements de contestation se sont élevés, des hérésies aux dissidences et jusqu’à des mouvements de pré-réforme, précurseurs de la Réforme protestante.
En premier, l’hérésie cathare, occasion de la Croisade contre le futur midi de la France. Puis, dans les années 1170, quand un riche marchant de Lyon, Vaudès, entendant la parole de Jésus au jeune homme riche : « si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et suis moi », abandonne ses biens et se consacre à l’annonce de l’Évangile, le mouvement vaudois — qui subsiste jusqu’à aujourd’hui, rallié à la réforme calviniste en 1532.
La contestation, qui ne cesse de s’amplifier contre une Église qui veut gérer jusqu’aux replis les plus intimes des âmes, gagne aussi les théologiens, comme l’Anglais John Wyclif, qui au XIVe siècle (il meurt en 1384), remet déjà en question les prétentions romaines à dire le sens des Écritures — pour lire la Bible par soi-même afin de libérer la conscience humaine.
Le Tchèque Jan Huss se veut disciple de Wyclif. Son mouvement atteint une importance considérable : il rallie aussi les vaudois — on a parlé d’ « internationale valdo-hussite » — et débouche sur une révolution en Moravie, contre laquelle la croisade romaine et impériale échouera. Jan Huss est condamné au bûcher en 1415 au concile de Constance.
La révolution morave débouche sur un compromis, politique, où l’on voit apparaître l’importance pour la réussite d’un mouvement réformateur d’un appui politique que n’avaient eu ni les cathares, ni les premiers vaudois : l’appui politique morave aux hussites préfigure Luther en appelant aux princes. Le compromis trouvé avec les hussites fait que la rupture avec Rome n’a pas lieu. Elle aura lieu à l’occasion de la découverte intérieure de Luther : en 1521, Luther est excommunié. La moitié de l’Europe le suivra. Le protestantisme est né, qui va se développer en plusieurs courants, et gagner plusieurs pays et leurs dirigeants : la première confession de foi protestante, la confession d’Augsbourg marque un lien avec les princes qui la signent face à l’Empereur — à l’origine même du mot « protestant » : ces princes qui « protestent » de leur foi.
Toujours en arrière-plan, on ne peut pas ignorer l’apport d’un philosophe musulman du XIIe siècle, Averroès, dont les idées concernant un fondement philosophique et pas coranique, du pouvoir, sont adoptées mutatis mutandis en Europe, en Italie du XIVe siècle, à l’occasion du conflit de la papauté et de l’Empire — où l’on parle d’averroïsme politique. Un début d’essai d’autonomie du pouvoir civil, sur fondement philosophique, face au pouvoir papal, pouvoir temporel et militaire jusque dans les guerres du XVIe siècle… Aussi, quand Luther en appelle au pouvoir des princes quant à l’aspect extérieur, organisationnel de l’Église, il est à la fois en rupture (avec les prérogatives papales) et en continuité (avec la protection princière) quant à ce qui se vit en son temps.
3) La tradition calvinienne et la loi
Il est connu que Calvin est plus soucieux d’inscrire l’aspect organisationnel de l’Église dans le référentiel biblique. Cela en lien avec ce qu’il inscrit plus nettement que Luther la venue du Christ dans la continuité d'une alliance scellée avec Abraham, et qui se poursuit à travers les modalités cérémonielles qui ne varient que pour des raisons qui s'apparentent à la contingence des temps et coutumes locales, de même que les dispositions politico-juridiques pourront varier dans leurs modalités sans que le fond moral essentiel en soit relativisé.
Ce fond moral, il faut le remarquer, n'est pas sans analogie avec l’idée de loi naturelle, que les calvinistes puritains, héritiers de cet héritier de Calvin pour l’Écosse qu’est John Knox, en viendront à leur façon à remettre en honneur. Il ne faut pas se leurrer toutefois sur le fait que la loi naturelle en question, lorsqu'elle est décelée, s'avère n'être pas sans lien avec le fruit d'une méditation de la Torah. En cela peut-être retrouverait-on Paul en appelant à l'enseignement de la nature (on connaît sa formule : « la nature ne vous enseigne-t-elle pas que... »), cela pour inviter à des conceptions morales proches de la Torah, là où la loi naturelle de ses contemporains stoïciens donnait des préceptes qui en étaient parfois plus éloignés. La rencontre n'en est pas moins réelle. C'est qu'au fond la loi naturelle est ce que dans un monde abîmé, la conscience perçoit encore dans la nature, comme création de la Parole de Dieu, Parole qui retentit à nouveau dans la loi libératrice du Sinaï et se dévoile dans le Christ.
On demeure, après le Christ comme avant, dans un recours analogique aux dispositions politico-juridiques de la Torah ; avec en fond substantiel commun la revendication du droit et de la justice. Mais donc pour un usage de la loi qui structure l'espace des relations humaines, reprise analogique de la Torah. Cela en calvinisme plus précisément car il ne s'agit plus d'une simple remise aux princes de la responsabilité de l'ordre, mais encore de la promotion de relations justes en vue de la restitution au prochain du respect, politique, de son intégrité physique, morale, intellectuelle, et des conditions de cette intégrité : espace suffisant, matériel et spirituel, de liberté. Or cela relève pleinement de la question de la sanctification, comme exercice concret de l'amour du prochain. Si la sanctification en effet relève du rétablissement de la relation avec Dieu, au sens où Luther rappelle que la foi seule accomplit le premier commandement, relatif à l'amour de Dieu — et si le premier commandement est indissociable du second qui lui est semblable, relatif à l'amour du prochain (ce qui n’est évidemment pas étranger à Luther non plus : cf. le 2e volet de son Traité de la liberté chrétienne) — alors la sanctification ne se cantonne pas à la vie intérieure ; l'union mystique implique aussi la vie relationnelle et donc politique.
Ainsi s'explique pourquoi Calvin considère ce qu’on appelle alors le troisième usage de la loi, à savoir l’obéissance à la loi, comme son principal usage : les relations humaines se vivent dans le cadre de structures politiques, équivalent horizontal des dispositions cultuelles quant au plan vertical, et adaptables aussi quant aux temps et aux lieux, autant d'échos à la Loi divine.
Or, il n'est pas jusqu'aux constitutions modernes où l'on ne trouve cette reprise analogique d'une loi de toute façon reçue comme sourcée au-delà des raisons par lesquelles on en expliquera telle ou telle disposition. L'analogie avec la loi divine éclate dans les limites de ces raisons. Prenons un exemple simple dans le code de la route : si l'on prétend discuter des raisons pour lesquelles on s'arrête au feu rouge et on passe au feu vert, on désagrège les possibilités de la vie de la Cité. Au-delà de la symbolique des couleurs que l'on pourra tenter d'avancer, on buttera sur un accord, un Covenant, pour employer le vocabulaire puritain, sans raison autre que cet accord, cette alliance.
Ce faisant, jusque dans les temps modernes, la méditation de la loi biblique est à même de devenir un élément de critique, de contrôle, contre l'établissement de lois scélérates. Le droit de résistance à l’oppression est ainsi posé dès Théodore de Bèze, le successeur de Calvin, dans son livre Du droit des magistrats, en 1574.
Analogie donc, avec la Loi divine, et les alertes des prophètes. Ainsi en calvinisme la notion de justice tendra à ne pas se limiter, dans un domaine spirituel, à la justification par la foi, la déclaration divine prononcée sur le pécheur, et la notion de liberté tendra à dépasser la stricte liberté intérieure.
Luther, lui, entendait s'attacher essentiellement à cette promotion, intérieure, au risque de la voir se réfugier dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes, face à des princes chargés de la responsabilité de la structuration des choses extérieures et politiques — étrangères au salut de l’homme intérieur. C’est essentiel pour l’idée des deux règnes, arrière-plan lointain de la séparation des pouvoirs. La dimension politique du salut n'est donc, en ce sens, pas exclue chez Luther non plus, bien sûr, ne serait-ce que parce qu’il fait appel aux princes !
Mais la prise en compte de la dimension politique de l’enseignement biblique est, quoiqu'il en soit, plus explicite chez Calvin. C'est là pourquoi on a pu dire que la tradition calvinienne a plus largement contribué à la promotion de la démocratie : l'alternative calvinienne donne la loi comme relevant de la responsabilité de chacun — pour une sorte de « christianisme citoyen ».
Et ne le perdons pas de vue, ce développement de la Loi sous son angle politique, concerne donc l'usage normatif, se développant en vertus, selon ce terme qui revient à la mode. Il s’agit, via la loi, de promouvoir l'espace de liberté que requiert la vie en société d'êtres limités et rencontrant leurs limites dans les relations à l'autre que marque la loi.
4) Divisions et guerres de religion – vers la guerre de 30 ans et les Traités de Westphalie
Reprenons le déroulement de l’histoire pour rappeler qu’au XVIe siècle, les Églises protestantes, pas plus que Luther, n’ont l’intention de diviser, mais qu’au contraire leur intention est d’unir ce dont la division est alors connue par catholiques comme protestants (si cette distinction n’est pas alors anachronique) comme un fait avéré bien avant Luther, et dont la réparation n’est pas encore vraiment advenue.
On peut remonter à 1378, où jusqu’en 1418, la chrétienté d’Occident connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes de promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. La division de la chrétienté en nations devenue apparente quand chaque nation choisissait un des deux papes ne s’est pas effacée pour autant. En témoigne la guerre de cent ans, qui outre un conflit dynastique, est celui qui oppose les tenants antécédents d’un pape contre ceux d’un autre. Le pouvoir royal français avait choisi celui d’Avignon, l’Angleterre celui de Rome.
En arrière plan, 1308, année où Philippe IV le Bel, roi de France, déplaçait la papauté à Avignon, marquant de façon définitive la souveraineté gallicane capétienne, qui ensuite, de conflit et conflit ne fera que s’accentuer, avec ses spécificités théologiques. Le retour du pape à Rome n’y a rien changé. La France capétienne restera suspecte pour Rome en regard d’une Angleterre alors bien plus soumise. Au point qu’une Jeanne d’Arc, sans compter sa piété de la relation directe avec les voix divines, aurait fait en un autre temps… figure de protestante !
Une France qui marque sa souveraineté religieuse, tandis qu’est apparue une nouvelle puissance, bientôt La grande puissance, l’Espagne, qui veut elle aussi marquer sa souveraineté et qui l’obtient aussi, face à Rome ; mais, elle, avec l’aval de Rome qui autorise ainsi le pouvoir qui le lui demande à créer par exemple sa propre inquisition, en 1478, alors qu’auparavant c’est une institution qui ne dépend pas d’un pouvoir temporel.
Quelques années après, découverte du Nouveau Monde, le pape partage entre Espagnols et Portugais les nouveaux territoires, par le Traité de Tordesillas, en 1494, excluant de fait la France trop peu fiable pour Rome. Il donne par là l’occasion, ensuite, à François Ier, qui renforce son autonomie vis-à-vis de Rome suite à sa victoire de Marignan, en 1515, de remarquer qu’il ignore la clause du Testament d’Adam qui l’exclut du partage du monde…
Bref, à l’entrée du XVIe siècle, les nations ouest-européennes sont, pour plusieurs, autonomes vis-à-vis de Rome, qui doit son salut et son unité à un Concile. Les christianismes respectifs sont très divers, entre l’Espagne (très) catholique de la Reconquista, la France dont l’entourage royal promeut l’humanisme évangélique, et l’Angleterre dont bientôt le roi veut faire comme son homologue français et son premier beau-père espagnol : obtenir de la latitude vis-à-vis de Rome. Cela se fera à l’occasion de l’anecdotique affaire matrimoniale du catholique Henry VIII, ennemi théologique de la réforme luthérienne, grand soutien pour cela de Rome dont il obtient le titre de « Défenseur de la Foi ». La rupture anglicane d’avec Rome n’est d’abord rien d’autre qu’un phénomène dans le mouvement des nations. Ensuite, le fils et la deuxième fille d’Henry VIII seront protestants. La rupture d’avec Rome, elle, est catholique.
Les deux, Concile de Constance et papauté, s’accordent pour condamner, en 1415, Jan Huss en qui est apparue une troisième option unificatrice : la Bible. Si c’était là, a-t-on commencé à se demander, plutôt qu’en un Concile ou en la papauté qu’était le fondement unifiant ? Une idée qui fait son chemin, commençant, au bas mot, on l'a vu, avec Wyclif...
Et bientôt, Luther (emprisonné à la Wartburg par Frédéric de Saxe, pour y être protégé) traduit la Bible, le Nouveau Testament — puis, plus tard, la Bible entière. Mettre la Bible à la portée de tous, tel est le propos.
Or, laisser parler la Bible ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée. Plusieurs conceptions de la notion d’alliance, donc… Mais aussi, plusieurs compréhensions de la présence du Christ à la Sainte Cène, du baptême, etc., ce qui fonde plusieurs Églises protestantes, à une époque où il y a plusieurs traditions catholiques, on l’a vu…
Lorsque l’ancienne rupture en nations divisées par référent religieux, remontant au bas mot à 1378, est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio » — « tel roi, telle religion », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes par lesquelles la dynastie des Habsbourg tente de réunifier religieusement son Empire. Car le principe adopté lors de la paix d'Augsbourg n'empêche pas la guerre.
Compte tenu du débouché européen et mondial de ces guerres civiles religieuses, il est imprudent — c’est jouer contre le christianisme — de glorifier de nos jours les martyrs d’un camp contre l’autre : il y en a des milliers dans chaque camp, pour rappeler, hélas, la responsabilité chrétienne des deux camps pour ce qui est advenu. À l’échelle européenne, c’est la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur espère réunifier les territoires germaniques, mais qui débouche sur la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle, notre civilisation libérale…
5) Révolutions puritaines
Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise que l’historien écossais du XIXe siècle, Thomas Carlyle, appellera Révolution puritaine. Modèle analogique : la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode.
L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas non plus source de la loi.
Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'institution de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.
C'est à cette tradition que se référeront les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendront les révolutions américaine et française. Pour la révolution américaine, voir aussi l’anticipation décrite par Jean Baubérot dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », in L’Obs, oct. 2017). Pour la France, cf. infra.
En commun, un « plus jamais ça » que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Plus jamais l'esclavage, plus jamais l’arbitraire absolutiste, plus jamais les idéologies comme le racisme…
Les rédacteurs des textes de 1789 et 1948 sont conscients de cet enracinement : la liberté est donnée après la captivité ou l'oppression quelle qu'elle soit. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage, l'oppression, l'arbitraire. La loi qui accompagne l’acquisition de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique. La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur qui puisse en réclamer la paternité, pas de pouvoir qui en serait la source, comme celui qui s’est avéré esclavagiste.
Le peuple français de l'Ancien Régime connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, un fondement, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême », contre tout arbitraire comme celui auquel on vient d’échapper, celui d’une monarchie absolue.
Au XXe siècle, l’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer des populations — principalement les juifs, et d'autres. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais comme dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle Déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle que dans les deux cas précédents : chaos — libération — loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes, etc.
6) En France
En France, la guerre civile fait suite à l'échec du Colloque de Poissy — conférence tenue du 9 au 26 septembre 1561, convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France. Constatant l’échec de la répression des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens. On a failli s'accorder sur la Confession luthérienne d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie ! Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue. Et, quelques mois après, le 1er mars 1562 est perpétré le massacre de Wassy, en plein culte, qui marque le début de la première guerre de religion en France — qui trouve son terme, un quart de siècle après le massacre de la Saint-Barthélémy (1572), avec le pis-aller qu’est l’Édit de Nantes (1598), où la clé de voûte de la cité reste la religion du roi, catholique gallicane en l’occurrence.
La société laïque actuelle pose comme clef de voûte de la cité des principes qui font qu'aucune des religions qui ont traditionnellement pu structurer la cité n'y exerce ce rôle. On pourrait noter que cela déplace le sens que nous continuons pourtant de donner au mot religion. Si au plan de la cité le terme suppose faire lien commun (selon une des étymologies — relier — du mot religion), aucune religion ne joue plus ce rôle aujourd'hui.
Le protestantisme est en France très minoritaire, mais il a joué un rôle dans la mise en place du système laïque actuel. Le protestantisme français porte l'héritage d'une minorité persécutée.
Ayant connu sous l'Ancien Régime plus d'un siècle de clandestinité (de la révocation, en 1685, de l’Édit de tolérance dit Édit de Nantes, à un nouvel Édit de tolérance en 1687). On est en un temps où une religion majoritaire fait clef de voûte de la cité. Les choses changent lors de la Révolution française, où la minorité protestante va réclamer plus que la tolérance, la liberté.
Sortant alors de la clandestinité et de la persécution, la minorité protestante, se reconnaît dans une revendication de liberté, et pas seulement de tolérance, qui vaut pour toutes les autres minorités — selon la lecture que les protestants persécutés faisaient des textes de la Bible hébraïque rappelant l'exigence de respect de la dignité de quiconque : car toi aussi tu as été étranger au pays de l'esclavage (cf. Deutéronome 10, 19).
Un pasteur, député à l'Assemblée constituante de 1789, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, sera le porte-parole de cette revendication. Rabaut Saint-Étienne a joué un rôle significatif dans l'adoption de l'article X de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (qui est en arrière-plan de l'article XVIII de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948) dans la forme qui est la sienne : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. ». L'incise « même religieuses » est due au pasteur Rabaut Saint-Étienne : nous voulons la liberté et pas seulement la tolérance. L’articulation entre tolérance et liberté, qui ne relève pas d'une majorité qui octroierait cette tolérance à des minorités, apparaît dans la fin de l'article : « pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». La question reste celle de l’articulation de cette liberté avec sa limite qu'est la tolérance : pourvu que ne soit pas troublé l'ordre public — qui décide de ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas ?
C’est là une des questions qui se pose dans la gestion de la cité dans une civilisation libérale, dont les pôles sont la loi et l’individu, celle dans laquelle nous sommes entrés le 24 octobre 1648, dont la laïcité, en place en France depuis 1905 — époque où, dixit Pierre Vidal-Naquet, « le protestantisme, qu’il soit inné ou acquis, était alors la religion de la République » (in « Jacques Maritain et les Juifs », préface à J. Maritain, L’impossible antisémitisme, DDB, 1994, p. 18) —, est une caractéristique significative, et pour laquelle la conception protestante de la cité a joué un rôle non-négligeable, devenu concret dans l’action du protestantisme en 1905.
« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes […], je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. »
C’est la réponse célèbre de Luther à l’empereur Charles Quint, lors de sa comparution en 1521 devant la diète de Worms, alors qu’il lui est demandé de se rétracter pour le contenu de livres où il soutient la justification par la foi seule ; où se dessine sa notion des « deux règnes », temporel et spirituel clairement distincts ; et où se trouve aussi son appel aux princes en faveur de la Réforme. Entre appel aux princes et séparation du temporel et du spirituel, quel chemin s’ouvre alors vers la laïcité ? C’est ce chemin dont on retracera quelques moments…
Réputée fondatrice de la liberté de conscience, la réponse de Luther devant la diète de Worms relève du principe sola Scriptura — l’Écriture seule. À commencer par la mise en question du commerce des indulgences, et à déboucher sur cette déclaration devant les hommes, Luther a posé la Parole divine qu’il reçoit dans la Bible comme fondement libérateur de la conscience humaine — ce que le pouvoir temporel est appelé à préserver.
2) Luther, contexte politique – appel aux princes et antécédents
En amont lointain, un empereur unifiant la chrétienté, celui de Byzance, puis en 800 deux empereurs, dont un, Charlemagne, est créé par un évêque de Rome devenant de facto pape unique et unifiant la chrétienté d’Occident. La famille carolingienne a été élevée à la royauté en Pépin le Bref, puis carrément à l’Empire en 800 avec le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III. Coup d’État dénoncé par Byzance qui déplore que l’on ignore qu’il existe déjà un Empire !
La différence est que le second Empire, carolingien, dépend par sa création de l’évêque de Rome. C’est la nouveauté qui est à l’origine du conflit médiéval de la papauté et de l’Empire, qui pense pouvoir ne pas l’entendre de cette oreille.
Bref, vient le jour où Rome triomphe — symbolique de ce triomphe : l’humiliation de l’empereur Henri IV à Canossa en 1077 devant le pape Grégoire VII. Le nom de ce pape désignera l’avènement d’une papauté au règne sans partage : la réforme grégorienne. Désormais Rome a entre les mains l’essentiel et le fondement du pouvoir. Depuis le plan militaire et policier jusqu’au plan matrimonial (avec l’imposition du célibat des clercs ou la sacramentalisation du mariage des laïcs).
Au plan militaire, mentionnons : le déclenchement de croisades — en Terre sainte dès 1095 à l’appel du pape grégorien Urbain II — ; ou « internes » comme en 1204 le… « dérapage » qu’est le sac et la conquête de Constantinople ; ou, proclamée en 1208 par Innocent III, la croisade qui s’ébranle en 1209 contre le Languedoc accusé de protéger les cathares, ou plus tard, au XVe siècle, la croisade contre les Tchèques hussites. Ce pouvoir inclut aussi le plan policier, avec la création pour lutter contre les cathares, de l’Inquisition en 1233 par le pape Grégoire IX ; le plan « psychologique » avec le contrôle des âmes à l’occasion de tout le système de canalisation de la grâce, censé valoir jusqu’après la mort, d’où le commerce des indulgences — canalisation que fera sauter Luther.
Où l’on voit que parallèlement à la mise en place de l’Église grégorienne, des mouvements de contestation se sont élevés, des hérésies aux dissidences et jusqu’à des mouvements de pré-réforme, précurseurs de la Réforme protestante.
En premier, l’hérésie cathare, occasion de la Croisade contre le futur midi de la France. Puis, dans les années 1170, quand un riche marchant de Lyon, Vaudès, entendant la parole de Jésus au jeune homme riche : « si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et suis moi », abandonne ses biens et se consacre à l’annonce de l’Évangile, le mouvement vaudois — qui subsiste jusqu’à aujourd’hui, rallié à la réforme calviniste en 1532.
La contestation, qui ne cesse de s’amplifier contre une Église qui veut gérer jusqu’aux replis les plus intimes des âmes, gagne aussi les théologiens, comme l’Anglais John Wyclif, qui au XIVe siècle (il meurt en 1384), remet déjà en question les prétentions romaines à dire le sens des Écritures — pour lire la Bible par soi-même afin de libérer la conscience humaine.
Le Tchèque Jan Huss se veut disciple de Wyclif. Son mouvement atteint une importance considérable : il rallie aussi les vaudois — on a parlé d’ « internationale valdo-hussite » — et débouche sur une révolution en Moravie, contre laquelle la croisade romaine et impériale échouera. Jan Huss est condamné au bûcher en 1415 au concile de Constance.
La révolution morave débouche sur un compromis, politique, où l’on voit apparaître l’importance pour la réussite d’un mouvement réformateur d’un appui politique que n’avaient eu ni les cathares, ni les premiers vaudois : l’appui politique morave aux hussites préfigure Luther en appelant aux princes. Le compromis trouvé avec les hussites fait que la rupture avec Rome n’a pas lieu. Elle aura lieu à l’occasion de la découverte intérieure de Luther : en 1521, Luther est excommunié. La moitié de l’Europe le suivra. Le protestantisme est né, qui va se développer en plusieurs courants, et gagner plusieurs pays et leurs dirigeants : la première confession de foi protestante, la confession d’Augsbourg marque un lien avec les princes qui la signent face à l’Empereur — à l’origine même du mot « protestant » : ces princes qui « protestent » de leur foi.
Toujours en arrière-plan, on ne peut pas ignorer l’apport d’un philosophe musulman du XIIe siècle, Averroès, dont les idées concernant un fondement philosophique et pas coranique, du pouvoir, sont adoptées mutatis mutandis en Europe, en Italie du XIVe siècle, à l’occasion du conflit de la papauté et de l’Empire — où l’on parle d’averroïsme politique. Un début d’essai d’autonomie du pouvoir civil, sur fondement philosophique, face au pouvoir papal, pouvoir temporel et militaire jusque dans les guerres du XVIe siècle… Aussi, quand Luther en appelle au pouvoir des princes quant à l’aspect extérieur, organisationnel de l’Église, il est à la fois en rupture (avec les prérogatives papales) et en continuité (avec la protection princière) quant à ce qui se vit en son temps.
3) La tradition calvinienne et la loi
Il est connu que Calvin est plus soucieux d’inscrire l’aspect organisationnel de l’Église dans le référentiel biblique. Cela en lien avec ce qu’il inscrit plus nettement que Luther la venue du Christ dans la continuité d'une alliance scellée avec Abraham, et qui se poursuit à travers les modalités cérémonielles qui ne varient que pour des raisons qui s'apparentent à la contingence des temps et coutumes locales, de même que les dispositions politico-juridiques pourront varier dans leurs modalités sans que le fond moral essentiel en soit relativisé.
Ce fond moral, il faut le remarquer, n'est pas sans analogie avec l’idée de loi naturelle, que les calvinistes puritains, héritiers de cet héritier de Calvin pour l’Écosse qu’est John Knox, en viendront à leur façon à remettre en honneur. Il ne faut pas se leurrer toutefois sur le fait que la loi naturelle en question, lorsqu'elle est décelée, s'avère n'être pas sans lien avec le fruit d'une méditation de la Torah. En cela peut-être retrouverait-on Paul en appelant à l'enseignement de la nature (on connaît sa formule : « la nature ne vous enseigne-t-elle pas que... »), cela pour inviter à des conceptions morales proches de la Torah, là où la loi naturelle de ses contemporains stoïciens donnait des préceptes qui en étaient parfois plus éloignés. La rencontre n'en est pas moins réelle. C'est qu'au fond la loi naturelle est ce que dans un monde abîmé, la conscience perçoit encore dans la nature, comme création de la Parole de Dieu, Parole qui retentit à nouveau dans la loi libératrice du Sinaï et se dévoile dans le Christ.
On demeure, après le Christ comme avant, dans un recours analogique aux dispositions politico-juridiques de la Torah ; avec en fond substantiel commun la revendication du droit et de la justice. Mais donc pour un usage de la loi qui structure l'espace des relations humaines, reprise analogique de la Torah. Cela en calvinisme plus précisément car il ne s'agit plus d'une simple remise aux princes de la responsabilité de l'ordre, mais encore de la promotion de relations justes en vue de la restitution au prochain du respect, politique, de son intégrité physique, morale, intellectuelle, et des conditions de cette intégrité : espace suffisant, matériel et spirituel, de liberté. Or cela relève pleinement de la question de la sanctification, comme exercice concret de l'amour du prochain. Si la sanctification en effet relève du rétablissement de la relation avec Dieu, au sens où Luther rappelle que la foi seule accomplit le premier commandement, relatif à l'amour de Dieu — et si le premier commandement est indissociable du second qui lui est semblable, relatif à l'amour du prochain (ce qui n’est évidemment pas étranger à Luther non plus : cf. le 2e volet de son Traité de la liberté chrétienne) — alors la sanctification ne se cantonne pas à la vie intérieure ; l'union mystique implique aussi la vie relationnelle et donc politique.
Ainsi s'explique pourquoi Calvin considère ce qu’on appelle alors le troisième usage de la loi, à savoir l’obéissance à la loi, comme son principal usage : les relations humaines se vivent dans le cadre de structures politiques, équivalent horizontal des dispositions cultuelles quant au plan vertical, et adaptables aussi quant aux temps et aux lieux, autant d'échos à la Loi divine.
Or, il n'est pas jusqu'aux constitutions modernes où l'on ne trouve cette reprise analogique d'une loi de toute façon reçue comme sourcée au-delà des raisons par lesquelles on en expliquera telle ou telle disposition. L'analogie avec la loi divine éclate dans les limites de ces raisons. Prenons un exemple simple dans le code de la route : si l'on prétend discuter des raisons pour lesquelles on s'arrête au feu rouge et on passe au feu vert, on désagrège les possibilités de la vie de la Cité. Au-delà de la symbolique des couleurs que l'on pourra tenter d'avancer, on buttera sur un accord, un Covenant, pour employer le vocabulaire puritain, sans raison autre que cet accord, cette alliance.
Ce faisant, jusque dans les temps modernes, la méditation de la loi biblique est à même de devenir un élément de critique, de contrôle, contre l'établissement de lois scélérates. Le droit de résistance à l’oppression est ainsi posé dès Théodore de Bèze, le successeur de Calvin, dans son livre Du droit des magistrats, en 1574.
Analogie donc, avec la Loi divine, et les alertes des prophètes. Ainsi en calvinisme la notion de justice tendra à ne pas se limiter, dans un domaine spirituel, à la justification par la foi, la déclaration divine prononcée sur le pécheur, et la notion de liberté tendra à dépasser la stricte liberté intérieure.
Luther, lui, entendait s'attacher essentiellement à cette promotion, intérieure, au risque de la voir se réfugier dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes, face à des princes chargés de la responsabilité de la structuration des choses extérieures et politiques — étrangères au salut de l’homme intérieur. C’est essentiel pour l’idée des deux règnes, arrière-plan lointain de la séparation des pouvoirs. La dimension politique du salut n'est donc, en ce sens, pas exclue chez Luther non plus, bien sûr, ne serait-ce que parce qu’il fait appel aux princes !
Mais la prise en compte de la dimension politique de l’enseignement biblique est, quoiqu'il en soit, plus explicite chez Calvin. C'est là pourquoi on a pu dire que la tradition calvinienne a plus largement contribué à la promotion de la démocratie : l'alternative calvinienne donne la loi comme relevant de la responsabilité de chacun — pour une sorte de « christianisme citoyen ».
Et ne le perdons pas de vue, ce développement de la Loi sous son angle politique, concerne donc l'usage normatif, se développant en vertus, selon ce terme qui revient à la mode. Il s’agit, via la loi, de promouvoir l'espace de liberté que requiert la vie en société d'êtres limités et rencontrant leurs limites dans les relations à l'autre que marque la loi.
4) Divisions et guerres de religion – vers la guerre de 30 ans et les Traités de Westphalie
Reprenons le déroulement de l’histoire pour rappeler qu’au XVIe siècle, les Églises protestantes, pas plus que Luther, n’ont l’intention de diviser, mais qu’au contraire leur intention est d’unir ce dont la division est alors connue par catholiques comme protestants (si cette distinction n’est pas alors anachronique) comme un fait avéré bien avant Luther, et dont la réparation n’est pas encore vraiment advenue.
On peut remonter à 1378, où jusqu’en 1418, la chrétienté d’Occident connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes de promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. La division de la chrétienté en nations devenue apparente quand chaque nation choisissait un des deux papes ne s’est pas effacée pour autant. En témoigne la guerre de cent ans, qui outre un conflit dynastique, est celui qui oppose les tenants antécédents d’un pape contre ceux d’un autre. Le pouvoir royal français avait choisi celui d’Avignon, l’Angleterre celui de Rome.
En arrière plan, 1308, année où Philippe IV le Bel, roi de France, déplaçait la papauté à Avignon, marquant de façon définitive la souveraineté gallicane capétienne, qui ensuite, de conflit et conflit ne fera que s’accentuer, avec ses spécificités théologiques. Le retour du pape à Rome n’y a rien changé. La France capétienne restera suspecte pour Rome en regard d’une Angleterre alors bien plus soumise. Au point qu’une Jeanne d’Arc, sans compter sa piété de la relation directe avec les voix divines, aurait fait en un autre temps… figure de protestante !
Une France qui marque sa souveraineté religieuse, tandis qu’est apparue une nouvelle puissance, bientôt La grande puissance, l’Espagne, qui veut elle aussi marquer sa souveraineté et qui l’obtient aussi, face à Rome ; mais, elle, avec l’aval de Rome qui autorise ainsi le pouvoir qui le lui demande à créer par exemple sa propre inquisition, en 1478, alors qu’auparavant c’est une institution qui ne dépend pas d’un pouvoir temporel.
Quelques années après, découverte du Nouveau Monde, le pape partage entre Espagnols et Portugais les nouveaux territoires, par le Traité de Tordesillas, en 1494, excluant de fait la France trop peu fiable pour Rome. Il donne par là l’occasion, ensuite, à François Ier, qui renforce son autonomie vis-à-vis de Rome suite à sa victoire de Marignan, en 1515, de remarquer qu’il ignore la clause du Testament d’Adam qui l’exclut du partage du monde…
Bref, à l’entrée du XVIe siècle, les nations ouest-européennes sont, pour plusieurs, autonomes vis-à-vis de Rome, qui doit son salut et son unité à un Concile. Les christianismes respectifs sont très divers, entre l’Espagne (très) catholique de la Reconquista, la France dont l’entourage royal promeut l’humanisme évangélique, et l’Angleterre dont bientôt le roi veut faire comme son homologue français et son premier beau-père espagnol : obtenir de la latitude vis-à-vis de Rome. Cela se fera à l’occasion de l’anecdotique affaire matrimoniale du catholique Henry VIII, ennemi théologique de la réforme luthérienne, grand soutien pour cela de Rome dont il obtient le titre de « Défenseur de la Foi ». La rupture anglicane d’avec Rome n’est d’abord rien d’autre qu’un phénomène dans le mouvement des nations. Ensuite, le fils et la deuxième fille d’Henry VIII seront protestants. La rupture d’avec Rome, elle, est catholique.
Les deux, Concile de Constance et papauté, s’accordent pour condamner, en 1415, Jan Huss en qui est apparue une troisième option unificatrice : la Bible. Si c’était là, a-t-on commencé à se demander, plutôt qu’en un Concile ou en la papauté qu’était le fondement unifiant ? Une idée qui fait son chemin, commençant, au bas mot, on l'a vu, avec Wyclif...
Et bientôt, Luther (emprisonné à la Wartburg par Frédéric de Saxe, pour y être protégé) traduit la Bible, le Nouveau Testament — puis, plus tard, la Bible entière. Mettre la Bible à la portée de tous, tel est le propos.
Or, laisser parler la Bible ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée. Plusieurs conceptions de la notion d’alliance, donc… Mais aussi, plusieurs compréhensions de la présence du Christ à la Sainte Cène, du baptême, etc., ce qui fonde plusieurs Églises protestantes, à une époque où il y a plusieurs traditions catholiques, on l’a vu…
Lorsque l’ancienne rupture en nations divisées par référent religieux, remontant au bas mot à 1378, est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio » — « tel roi, telle religion », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes par lesquelles la dynastie des Habsbourg tente de réunifier religieusement son Empire. Car le principe adopté lors de la paix d'Augsbourg n'empêche pas la guerre.
Compte tenu du débouché européen et mondial de ces guerres civiles religieuses, il est imprudent — c’est jouer contre le christianisme — de glorifier de nos jours les martyrs d’un camp contre l’autre : il y en a des milliers dans chaque camp, pour rappeler, hélas, la responsabilité chrétienne des deux camps pour ce qui est advenu. À l’échelle européenne, c’est la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur espère réunifier les territoires germaniques, mais qui débouche sur la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle, notre civilisation libérale…
5) Révolutions puritaines
Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise que l’historien écossais du XIXe siècle, Thomas Carlyle, appellera Révolution puritaine. Modèle analogique : la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode.
L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas non plus source de la loi.
Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'institution de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.
C'est à cette tradition que se référeront les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendront les révolutions américaine et française. Pour la révolution américaine, voir aussi l’anticipation décrite par Jean Baubérot dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », in L’Obs, oct. 2017). Pour la France, cf. infra.
En commun, un « plus jamais ça » que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Plus jamais l'esclavage, plus jamais l’arbitraire absolutiste, plus jamais les idéologies comme le racisme…
Les rédacteurs des textes de 1789 et 1948 sont conscients de cet enracinement : la liberté est donnée après la captivité ou l'oppression quelle qu'elle soit. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage, l'oppression, l'arbitraire. La loi qui accompagne l’acquisition de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique. La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur qui puisse en réclamer la paternité, pas de pouvoir qui en serait la source, comme celui qui s’est avéré esclavagiste.
Le peuple français de l'Ancien Régime connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, un fondement, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême », contre tout arbitraire comme celui auquel on vient d’échapper, celui d’une monarchie absolue.
Au XXe siècle, l’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer des populations — principalement les juifs, et d'autres. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais comme dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle Déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle que dans les deux cas précédents : chaos — libération — loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes, etc.
6) En France
En France, la guerre civile fait suite à l'échec du Colloque de Poissy — conférence tenue du 9 au 26 septembre 1561, convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France. Constatant l’échec de la répression des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens. On a failli s'accorder sur la Confession luthérienne d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie ! Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue. Et, quelques mois après, le 1er mars 1562 est perpétré le massacre de Wassy, en plein culte, qui marque le début de la première guerre de religion en France — qui trouve son terme, un quart de siècle après le massacre de la Saint-Barthélémy (1572), avec le pis-aller qu’est l’Édit de Nantes (1598), où la clé de voûte de la cité reste la religion du roi, catholique gallicane en l’occurrence.
La société laïque actuelle pose comme clef de voûte de la cité des principes qui font qu'aucune des religions qui ont traditionnellement pu structurer la cité n'y exerce ce rôle. On pourrait noter que cela déplace le sens que nous continuons pourtant de donner au mot religion. Si au plan de la cité le terme suppose faire lien commun (selon une des étymologies — relier — du mot religion), aucune religion ne joue plus ce rôle aujourd'hui.
Le protestantisme est en France très minoritaire, mais il a joué un rôle dans la mise en place du système laïque actuel. Le protestantisme français porte l'héritage d'une minorité persécutée.
Ayant connu sous l'Ancien Régime plus d'un siècle de clandestinité (de la révocation, en 1685, de l’Édit de tolérance dit Édit de Nantes, à un nouvel Édit de tolérance en 1687). On est en un temps où une religion majoritaire fait clef de voûte de la cité. Les choses changent lors de la Révolution française, où la minorité protestante va réclamer plus que la tolérance, la liberté.
Sortant alors de la clandestinité et de la persécution, la minorité protestante, se reconnaît dans une revendication de liberté, et pas seulement de tolérance, qui vaut pour toutes les autres minorités — selon la lecture que les protestants persécutés faisaient des textes de la Bible hébraïque rappelant l'exigence de respect de la dignité de quiconque : car toi aussi tu as été étranger au pays de l'esclavage (cf. Deutéronome 10, 19).
Un pasteur, député à l'Assemblée constituante de 1789, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, sera le porte-parole de cette revendication. Rabaut Saint-Étienne a joué un rôle significatif dans l'adoption de l'article X de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (qui est en arrière-plan de l'article XVIII de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948) dans la forme qui est la sienne : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. ». L'incise « même religieuses » est due au pasteur Rabaut Saint-Étienne : nous voulons la liberté et pas seulement la tolérance. L’articulation entre tolérance et liberté, qui ne relève pas d'une majorité qui octroierait cette tolérance à des minorités, apparaît dans la fin de l'article : « pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». La question reste celle de l’articulation de cette liberté avec sa limite qu'est la tolérance : pourvu que ne soit pas troublé l'ordre public — qui décide de ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas ?
C’est là une des questions qui se pose dans la gestion de la cité dans une civilisation libérale, dont les pôles sont la loi et l’individu, celle dans laquelle nous sommes entrés le 24 octobre 1648, dont la laïcité, en place en France depuis 1905 — époque où, dixit Pierre Vidal-Naquet, « le protestantisme, qu’il soit inné ou acquis, était alors la religion de la République » (in « Jacques Maritain et les Juifs », préface à J. Maritain, L’impossible antisémitisme, DDB, 1994, p. 18) —, est une caractéristique significative, et pour laquelle la conception protestante de la cité a joué un rôle non-négligeable, devenu concret dans l’action du protestantisme en 1905.
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