<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Eschatologie — histoire, actualité et éternité

samedi 11 janvier 2020

Eschatologie — histoire, actualité et éternité





« Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus homme et femme » (Galates 3, 28)

Ce verset de l’Épître de Paul aux Galates est à mon sens le propos central de l’eschatologie chrétienne quant au rapport du temps et de l’éternité. Texte de l’ordre du siècle (aiôn) à venir, ensemençant ce temps-ci.

Quant à l’histoire et à l’actualité, pour introduire la question eschatologique, je proposerai la citation suivante, qui date de 1979 :

« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, éd. Gallimard, 1979, p. 60-61)

*

Je vous proposerai en premier lieu d’envisager trois temps dans le parcours de l’eschatologie chrétienne dans l’histoire : le tournant constantinien et ses suites ; la chrétienté latine grégorienne et post-grégorienne ; la civilisation libérale qui est la nôtre, qui me semble vivre, peut-être, un important tournant eschatologique.

Les trois temps se chevauchent dans leur succession. Ainsi, le troisième temps, le nôtre, que je fais débuter en 1648, plonge ses racines jusqu’au XIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Je ne fais pas miens ses développements, mais ils ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa vision, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, que l’on peut dater de 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, où une idée similaire à celle de Joachim se fait jour, sous un vocabulaire différent, vocabulaire connu mais très mal compris, me semble-t-il, en dehors du monde anglo-saxon : « millénarisme ». Ce que l’on retient sous ce nom ailleurs que dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, c’est ce que ceux-là appellent « post-millénarisme ». Pourquoi « millénarisme » ? Parce qu’ici, on identifie le règne de Dieu au chapitre 20 de l’Apocalypse, le fameux « ils régnèrent pendant mille ans ». Pourquoi post-millénarisme ? Parce que dans cette perspective la Parousie du Christ advient après l’instauration du règne terrestre de Dieu, contrairement à un autre courant, intitulé pré-millénariste, pour lequel la Parousie du Christ advient avant le règne millénaire terrestre, qu’il instaure lui-même. En commun à ces deux courants, l’idée d’un futur règne messianique terrestre, avant la Parousie pour les post-millénaristes, après la Parousie pour les pré-millénaristes, règne terrestre dont l’idée n’est pas retenue par ceux que ces deux courants nomment a-millénaristes, avec un a privatif, à savoir ceux qui n’attendent pas de règne messianique terrestre, sans doute de nos jours la majorité des chrétiens.

Après cette brève explication (sur laquelle je reviendrai pour en considérer d’autres aspects), et avant de revenir à nos puritains, pour partie post-millénaristes, chez qui apparaît une idée qui (remontant, je le rappelle, jusqu’au XIe siècle) fera son chemin dans tous les mouvements révolutionnaires ultérieurs, jusques et y compris dans le marxisme (sans le vocabulaire « biblique » « classique ») ; avant d’y revenir, de revenir donc à notre époque, je propose, un retour sur l’histoire plus ancienne.


Le tournant constantinien

L’Église pré-constantinienne, celle d’avant la conversion de l’Empire romain, est probablement majoritairement « pré-millénariste » : on trouve cette idée chez Justin Martyr, Irénée de Lyon, etc. : ils espèrent une prochaine Parousie du Christ, qui délivrera son peuple et instaurera un règne de Dieu sur cette terre où se réaliseront les prophéties, comme celles d’Ésaïe annonçant le jour où il ne se fera plus de mal, où la justice régnera, etc. On trouve aussi dans l’Église primitive un courant, notamment chez des Alexandrins comme Origène, qui préfigure ce qui deviendra l’a-millénarisme : pas de règne millénaire du Christ dans ce siècle-ci, idée jugée trop matérialiste, le règne promis concerne le siècle qui vient : ce courant tient une autre lecture d’Apocalypse 20 que celle des millénaristes.

Les choses vont changer avec la conversion de l’Empire romain. Le pré-millénarisme va disparaître très rapidement, en regard de lectures de la conversion de l’Empire que l’on trouve chez Eusèbe de Césarée ou de Lactance : Constantin apparaît ici comme porteur d’un tournant messianique. L’Église est passée du statut de minorité persécutée à une reconnaissance publique, voire à une participation au pouvoir… Le poids de cela ne doit pas être négligé. Pensons qu’Eusèbe est origénien. Sachant qu’Origène s’opposait à l’idée de règne terrestre parce que l’idée lui semblait trop matérialiste, on mesure à quel point la conversion de l’Empire a pu être bouleversante, a pu interroger.

Y compris ceux qui vivent mal les conséquences de cette conversion, et se retirent au désert : les moines — voyant dans l’alliance avec le pouvoir un piège pour un christianisme succombant aux tentations que Jésus, au désert avant eux, a refusées…

Tensions entre le post-millénarisme historique (à distinguer d’un post-millénarisme d’espérance, qui n’entre pas – ou pas encore – dans l’histoire), qu’est devenu la chrétienté constantinienne… qui échoue à mettre en place un monde juste, celui promis par les Écritures, et un a-millénarisme (de mouvance monastique quant à ses exigences) qui se développera en Occident chez Augustin, espérant une cité de Dieu fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, contre une cité terrestre bâtie sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.


Le tournant grégorien via l’espérance de la cité de Dieu

C’est ainsi que l’Église en Occident va s’attacher à se libérer du poids de l’État, quitte à prendre le pouvoir sur l’État !… marchant dès le Moyen Âge vers un second post-millénarisme historique, le post-millénarisme grégorien, après le post-millénarisme constantinien. Ces termes, issus d’une théologie ultérieure certes, me paraissent utiles pour bien percevoir que dans un cas, constantinien, comme dans l’autre, grégorien, les chrétiens lisent une esquisse, ou au moins une préfiguration, d’un monde soumis au Christ.

Si la chrétienté grégorienne, qui doit son nom au pape Grégoire VII, réussissant à imposer son pouvoir à l’empereur Henri IV, à Canossa, en janvier 1077, a après ce moment les mains libres pour façonner l’Occident chrétien en une sorte de cité idéale, d’un idéal essentiellement monastique, ses racines plongent plus haut, dès les VIIIe-IXe siècles, concrètement avec le coup d’État carolingien. Entre 751, avec le renversement des mérovingiens et l’élévation au trône franc de Pépin le Bref, et 800, élévation de son fils Charlemagne à l’Empire, les fondements de la prochaine réforme grégorienne se sont mis en place.

Rappelons que la dynastie mérovingienne, première dynastie du monde germanique à avoir adhéré à la foi nicéenne, est vassale de l’Empereur de Constantinople, qui est donc la clef de voûte de la chrétienté romaine, avec ses cinq patriarcats — dont le siège romain, pour être à la première place honorifique, n’en est pas moins que l’un des cinq. Le coup d’État carolingien voit l’avènement d’une dynastie qui doit son statut au patriarche d’Occident, l’évêque de Rome, qui de ce fait deviendra en 800, de façon incontestée en Occident, le patriarche unique, Le Pape, qui fait les Empereurs et convoque les Conciles, là où jusqu’alors, c’est une fonction impériale. Charlemagne lui-même revendiquera les fonctions impériales, celle-là incluse. On a là les origines du conflit occidental de la Papauté et de l’Empire qui débouchera sur la victoire papale à Canossa, en 1077. Dès lors le pape, devenu le pape unique (qui se souvient en Occident de la pentarchie ?), a les mains libres pour réformer la chrétienté, à commencer par la chrétienté d’Occident, la chrétienté latine, dans un sens mieux chrétien. Espérance en forme de préfiguration eschatologique (ce pourquoi le vocable, ici aussi, de post-millénarisme historique me semble à propos). Pour ce faire, le pape est doté d’un pouvoir temporel, avec tout ce qui l’accompagne et le fonde : territoire, armée, police, état civil (mariage), etc.

Le projet relève d’un idéal utopique (millénariste), et, comme toute utopie devenue histoire, comme auparavant l’idéal constantinien pour ceux qui (comme Eusèbe de Césarée) y ont cru, l’utopie se fracassera sur le réel. Là aussi un idéal monastique plus vrai, basculant en hérésie (puisque le mot hérésie a changé de contenu : dorénavant, ce n’est plus tant non-adhésion à la foi des Conciles comme dans l’Empire constantinien, que rupture avec le siège romain). La contestation la plus dure du pouvoir temporel de la papauté, qui naît comme exigence de pureté chrétienne, séparée du siècle, touchera tous les domaines qui fondent ce pouvoir temporel. Du document apocryphe Donation de Constantin, qui léguait les terres romaines et le pouvoir impérial qui allait avec à l’évêque de Rome, contesté dès le XIIe siècle, par Arnaud de Brescia, puis au XIVe siècle, quand Marsile de Padoue souhaite en inverser la signification, puis au XVIe siècle qui conclut à un faux (ce qu’avait pressenti dès le XIVe siècle Guillaume d'Ockham et que la papauté mettra encore trois siècles à admettre) ; à la dénonciation de la police, l’inquisition, du pouvoir militaire de papes qui lancent des croisades, et jusqu’au mariage que plusieurs contestent comme institution d’Église.

Face à toutes ces contestations, l’utopie grégorienne s’organise, et aussi, parfois se remet en question. Ainsi un François d’Assise, qui reprend le projet des vaudois, voit son ordre reconnu. De même un Dominique de Guzman, qui propose de lutter par la prédication contre l’hérésie languedocienne que le concile de Latran III (de même que nombre de polémistes qui suivent le Concile) a désignée, en 1179, comme cathare, voit son ordre, mendiant, reconnu. Il emprunte, quant à l’organisation de son mouvement, à ceux qu’il combat. Au sein de son ordre apparaissent deux figures qui dans un premier temps, ne sont pas en odeur de sainteté : Thomas d’Aquin et Maître Eckhart. Thomas d’Aquin développe à partir de sa lecture des philosophes arabes, et notamment Averroès, une philosophie aristotélicienne qui contribuera à la « perestroïka » de la chrétienté latine. (Je considère volontiers Dominique et Thomas comme jouant au sein de l’utopie grégorienne un rôle comparable à celui de Gorbatchev au sein de l’utopie soviétique.) Quant à Me Eckhart, j’y reviendrai, il me semble porter largement le retour à l’eschatologie comme concernant, dès ici bas, non pas le pouvoir temporel, mais l’éternité. Si Thomas a été ensuite canonisé, pour Me Eckhart ça reste plus compliqué jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années le Maître général d’alors des dominicains, Timothy Radcliffe, aurait demandé à Jean-Paul II de lever la condamnation qui pèse sur Me Eckhart ; pour obtenir une réponse de… jésuite (que n’était pas Jean-Paul II). En substance : « inutile : ce ne sont que certaines propositions de Me Echkart qui ont été condamnées, pas Me Eckhart lui-même ». La condamnation desdites propositions est le fait du pape avignonnais Jean XXII, pour faire bonne mesure parait-il, avec les condamnations des franciscains spirituels qui avaient le mauvais goût de contester la légitimité évangélique du pouvoir temporel et des richesses des papes. On comprend pourquoi les lecteurs de la prophétie de Joachim de Flore voyaient dans les deux ordres mendiants les témoins de l’avènement de l’ère de l’Esprit qui succéderait à celle de l’Église institutionnelle comme structure de pouvoir.

L’idée fera son chemin, d’autant plus aisément que l’échec de l’utopie grégorienne est patent. La volonté d’unification de la chrétienté autour du pape n’empêchera pas celle-ci de voler en éclats. Le déplacement du pape à Avignon sous le pouvoir des capétiens, puis son retour à Rome, entraîneront une division de la chrétienté occidentale qui s’avérera, si l’on en fait une lecture attentive, définitive. On peut la dater de 1378 : deux papes, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés et ne parviendront pas à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ; au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier la chrétienté divisée par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire et l’inopérance de la réunification de la papauté. La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait ; de même que la dernière, la tentative impériale des Habsbourg, qui débouche sur la guerre de Trente ans, et le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée qui s’en suit, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

Est née de ce constat d’échec une nouvelle espérance eschatologique temporelle, après celle de l’Empire constantinien et celle de la chrétienté grégorienne, celle de la civilisation libérale qui est la nôtre, et qui est peut-être en train de s’effondrer à son tour, sous nos yeux — ce qui réactualise la question de notre espérance eschatologique, chargée aujourd’hui de la leçon des échecs successifs des utopies post-millénaristes précédentes, y compris les plus récentes, les utopies modernes et contemporaines.


La civilisation libérale

Le philosophe Jean-Claude Michéa intitule la civilisation libérale Empire du moindre mal (c’est le titre d’un de ses livres ; il s'agit d'un moindre mal que les guerres civiles religieuses antécédentes) — un « empire » à deux ailes : l’aile sociétale et morale et l’aile économique (l’aspiration-réunion actuelle de la gauche et de la droite en un seul parti au pouvoir donne raison à Michéa !) :

« Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.). Ces deux ailles sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles […]. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.). En fait, « [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L’historien Yuval Noah Harari dans son best-seller Sapiens permet de percevoir à quel point ce troisième temps issu de la chrétienté, notre temps de post-chrétienté s’offre à une lecture eschatologique et millénariste (post-millénariste). Yuval Noah Harari repère trois pôles dans cette civilisation libérale, qu’il appelle civilisation humaniste : le pôle libéral proprement dit, capitaliste, le pôle socialiste, et le pôle évolutionniste, au sens de racialiste.

Eschatologie : quant au pôle libéral/capitaliste, cf. Hegel et l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via la matière qui lui permet de se réaliser comme esprit — un parallèle avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore est perceptible. Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi joachimite, chargé d’une espérance de type post-millénariste. Quant au pôle racialiste, il hérite de l’universalisme colonialiste trouvant un aboutissement dans le Reich de 1000 ans (le chiffre n’est pas hasardeux).

Une citation d’Aimé Césaire pour éclairer cela :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15).

« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne »
(Aimé Césaire, ibid. p. 12-13).

L’effondrement de ce pôle qu’Harari nomme « évolutionniste », le pôle racialiste, débouchant logiquement en racisme, son effondrement a eu lieu le 27 janvier 1945 — ce qui ne veut pas dire que ses effets se sont terminés là (cf. le prolongement de ses effets chez les vainqueurs du nazisme : Afrique du Sud de l’apartheid, mais aussi USA des années 1960, ou colonialisme et néocolonialisme européens, prolongements qui ne sont pas totalement terminés). L’effondrement n’en a pas moins eu lieu, avec la découverte par le monde de l’horreur d’Auschwitz, le 27 janvier 1945.

L’effondrement du pôle socialiste a eu lieu le 9 novembre 1989, avec la chute du Mur de Berlin. Un tournant qui a permis au philosophe américain Francis Fukuyama de réactualiser la pensée de Hegel et de parler de fin de l’Histoire. Un processus historique, analysé par Fukuyama dans son article devenu un livre : La fin de l’Histoire et le dernier homme. Processus de type post-millénariste. Fukuyama est plus nuancé qu’on l’a voulu, puisqu’il note que le débouché n’est pas si optimiste qu’il semble — le dernier homme étant cette figure tragique annoncée par Nietzsche.

Je cite Nietzsche : « “[…] Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
[…] Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur !
“Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. […] »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

*

Le pôle racialiste heureusement effondré, le pôle socialiste effondré à son tour, reste seul le pôle capitaliste (où s’épanouit le dernier homme) — pôle en train de s’effondrer à son tour sous le poids de ses propres contradictions, de ses propres abus : écologiques (effondrement climatique) ; sociaux (écarts de richesses insoutenables et qui ne cessent de se creuser, creusant l’abîme entre les continents et jusqu’au cœur d’un même pays) ; et structurels — scellant l’échec historique de l’espérance eschatologique annonçant « Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » :

« Il n'y a plus ni Juif ni Grec » ? À la place, un nivelage identitaire, qui n’a fait que se renforcer dans le passage de relai entre les trois empires (symptôme criant : l’antisémitisme) jusqu’au nôtre où il s’est racialisé, historicisé et laïcisé comme uniformisation requise, de Voltaire et son temps aux successeurs de Hegel, puis racialisé ; débouchant sur la catastrophe ; puis en contrepartie sur ce signe eschatologique majeur et positif, pour le coup : la réconciliation avec Israël, sachant que le Royaume promis est aussi le Royaume d’Israël restauré (cf. Actes 1 ; cf. Ro 11 ; cf. Ésaïe, Ézéchiel, Daniel, etc.).

« Il n'y a plus ni esclave ni libre » ? La structure esclavagiste n’a pas disparu, mais s’est estompée et transformée sans disparaître comme fondement civilisationnel (en 1848, pour la France, l’esclavage est formellement aboli, mais ce sont les propriétaires d’esclaves qui sont indemnisés !… histoire de prévenir : le capitalisme nouveau avec son prolétariat n’en sera pas si éloigné).

« Il n'y a plus homme et femme » ? La structure de domination masculine subsiste alors même qu’on la voit éclater sous le poids de sa réalité : « mariage pour tous » ou « manif pour tous », deux faces de la même pièce, où il s’agit de se dépêtrer pour perpétuer la même structure — telle quelle (manif pour tous), ou rafistolée et élargie, mais au fond intacte (mariage pour tous). L’empire libéral appuyant sa structure de domination masculine (avec divers effets, comme par ex. une endémique inégalité de salaires hommes-femmes) sur un système patrilinéaire (éclatant au rythme de médiatiques scandales sexuels) inapte à imaginer un autre système, matrilinéaire, qui existe pourtant dans d’autres héritages civilisationnels — i.e. où la filiation se fait naturellement par les mères.

*

Bref, l’Empire du moindre mal, consacrant à son tour son échec, est peut-être en train d’imploser sous nos yeux. Où le millénarisme s’avère n’être pas celui d’un Royaume à instaurer nous-mêmes, prenant un pouvoir que le Christ a refusé (« Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui les dominent sont appelés bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » – Luc 22, 25-26), ni à attendre ce Royaume les yeux au ciel, ni à penser qu’il n’y en a pas à attendre (limitant le Royaume à l’outre-mort, en forme d’opium du peuple). Le Royaume messianique est de l’ordre de l’espérance — préparer les chemins du Seigneur, du Décalogue aux Droits de l’Homme — et du refus d’y identifier quelque pseudo-réalisation historique que ce soit, qui pourrait s’avérer plutôt être avènement de catastrophes. (Le pré-millénarisme, où le Royaume est précédé par la Parousie, semblerait donner à éviter cette tentation, mais, courant peut-être majoritaire aujourd’hui dans le protestantisme américain, principalement évangélique, il y semble toutefois sans grande incidence concrète sur un comportement politique prenant les allures redoutables d’une sorte de chrétienté, i.e. d’un post-millénarisme historique !)

Où Cioran (cit. supra) et 2 Pierre 3 (écrivant, v. 10-12, que « les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. […] Nous attendons, console-t-il, selon sa promesse des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite » (cf. Ésaïe 65, 17-25) prennent une étrange dimension d’actualité contre une alternative historique optimiste (un Ésaïe aux promesses de nouveaux cieux et nouvelle terre isolées par rapport à la menace prégnante chez les même Ésaïe) ; la dimension de la rupture, éventuellement tragique, existe aussi dès les temps bibliques (d’Ésaïe à 2 Pierre), et chez leurs lecteurs, jusqu’à Luther, et tant d’autres avant et après lui, voyant dans la détresse de son temps l’annonce d’un tournant important, voire d’une fin prochaine.

Calvin, pour sa part, qui est extrêmement sobre en matière d’eschatologie, n’en considère pas moins déjà que tout est en place pour qu’on puisse considérer les temps comme redoutables — tout étant en place depuis les jours du Nouveau Testament. La seconde Épître aux Thessaloniciens parle de ce qui retient le déchaînement final, aux allures totalitaires, avec pourvoir abusif de ce que l’Épître appelle l’Impie, référant au livre de Daniel, que Calvin cite aussi, parlant de profanation du Temple, comme événement final (d’où la nature antichristique de toute Église compromise avec le pouvoir, qui accepte par là ce que le Christ a refusé — ce qui explique la sévérité des Réformateurs pour la papauté, puissance temporelle). La seconde Épître aux Thessaloniciens parle aussi de ce qui retient le temps sombre de la fin, en grec le katechon. Pour Calvin ce qui retient le temps final d’advenir, le katechon, c’est la prédication de l’Évangile à toutes les nations (selon ce que dit aussi, entre autres, Matthieu 24). Or il considère que cela a eu lieu aux temps apostoliques, hypothèse qui sera encore, au XXe siècle, celle du théologien Oscar Cullmann, pour qui l’acteur de cette annonce (le katechon) est Paul lui-même, puisque le mot katechon est employé par l’Épître une fois au neutre, « ce qui retient », une fois au masculin, « celui qui retient ». En d’autres termes, tout était déjà prêt dès la fin du temps apostolique pour le temps final, qui a commencé en 70, avec la profanation et la destruction du Temple de Jérusalem. Si tout est prêt depuis lors, que dire aujourd’hui, sinon avec Cioran, « notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers ».

L’eschatologie chrétienne nous indique alors qu’il s’agit de vivre en anticipation le jour d’éternité, le Royaume qui est au milieu de nous. Ici Calvin retrouve Me Eckhart (héritier en cela d’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, Me Eckhart dont la mystique a été décisive pour fonder la foi de Luther). Une eschatologie de l’éternité (dans un exil intérieur) comme préparation à traverser des temps qui risquent d’être difficiles.

Vivre en espérance des « nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 12 / Ésaïe 65) — et où « il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Gal 3, 28).


RP, 20e Colloque hilarien,
« Avenir du monde, devenir de l'homme »,
L'eschatologie chrétienne, d'Hilaire à nos jours,
Poitiers, 11/12/2020


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