Introduction – Le problème
On pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, des années 1540 en l'occurrence, principalement dans son écrit Des juifs et de leurs mensonges (1543). Je ne citerai pas ce qui est insupportable. Ces textes sont indécents. Je préfère les résumer avec la formule du théologien luthérien allemand Heinz Kremers : « À part les chambres à gaz, tout y est ». Le résumé est glaçant, mais incontestable.
À se demander : Comment peut-on commémorer Luther ? Voire : comment peut-on être protestant ? Un pas de plus ? — : comment peut-on exalter la figure de Voltaire défendant le protestant Calas ? — mais qui écrit dans l'article « Tolérance » de l'Encyclopédie : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre », à part sans doute pour Voltaire, mais est-ce pour lui une nation ? « la race des nègres [qui] est une espèce différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers » (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations).
On pourrait multiplier les citations, celles de Luther (des plus violentes, indécentes) et les autres, de la Réforme, ou des Lumières. On pourrait ajouter celles des socialistes du XIXe siècle : Marx, Proudhon, une gauche proche sur ce plan de la droite maurassienne, des Alphonse Daudet et consorts de la moitié du XXe siècle antérieure à la Shoah. Il y a eu (et il y a encore souvent) un atroce aveuglement dans toutes les traditions de pensée, aveuglement dont Luther est une des figures les plus terribles.
Ce petit détour introductif pour dire que personne, pas même les meilleurs d'entre nos contemporains ne peut se réclamer d'une tradition exempte qui le mettrait à l'abri. On dénonce à juste titre l'antisémitisme de la droite des XIXe et XXe siècle, et si on n'en est pas issu, on se sent exempt. Sentiment sans doute assez dangereux qui laisse la porte ouverte à de nouveaux prétextes à l'antisémitisme (puisqu'on est si vigoureusement contre !).
On verra qu'il y a des ouvertures potentielles en faveur des juifs, dès la Réforme, et consécutives à la redécouverte luthérienne de l’Évangile, chez quelques luthériens, dont le plus connu, il n'est pas le seul, est Calvin, même s'il tire peu les conséquences de sa théologie. Quelques noms moins connus sont très lucides quant au problème et très amicaux envers les juifs. Si les conséquences sont insuffisamment tirées, reste que la tradition calvinienne ouvre incontestablement à partir de l'héritage de Luther vers une tout autre attitude, opposée même à celle de Luther, mais cela trop lentement (cf. Myriam Yardeni, Huguenots et juifs). Quelque chose de précurseur, dans cette lignée, mais qui n'a pas toujours produit ce qui s'y dessinait. Ici aussi, donc, personne n'est habilité à se penser héritier d'une attitude spirituelle pure…
À tout prendre mieux vaut le repentir, évidemment, et le travail sur soi et son histoire pour chercher à comprendre… À commencer, concernant Luther : comment en est-il arrivé là ? Parce qu'apparemment, il semblerait avoir très bien commencé…
Le problème chez Luther
« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif toutefois, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » M. Luther, Commentaire du Magnificat (1521)
« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif (1523), traduction Walter I. Brandt.
Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple ! le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l'Eglise Thomas Kaufmann (in Les juifs de Luther, L & F), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »
En lien précis avec cela, qui est commun au christianisme d’alors et renforcé chez Luther, la théologie luthérienne a défini ses relations avec le judaïsme comme celles avec l’Église catholique — et la plupart des autres traditions, chrétiennes ou non — en soulignant la polarité entre la Loi et l’Évangile, ce qui a conduit à parler d'autant de « religions légalistes », catholiques comme juifs et tous les autres. Cela dans le cadre de la compréhension de ce que signifie la médiation du Christ et sa centralité (solus Christus).
L’humanité du Christ dans son rapport avec la Parole éternelle
Christianisme venant au cœur de lui-même, dans une concentration de la relation à Dieu donnée dans sa présence en Christ, la pensée de Luther rend difficilement concevable l'idée d'une possibilité de rencontre de Dieu, et donc de salut, en dehors du Christ. Toute une conception classique, mais recentrée, de l’Incarnation de Dieu en Christ.
Dans les traditions protestantes, il est témoin de la plus christocentrique des approches. Petite explication : deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) — et dans l'histoire du salut, se sont mises en place dans le protestantisme : luthérienne et calvinienne/réformée. Deux compréhensions qui correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles de l’Église ancienne : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence « corporelle » de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.
Ce qui a pour conséquence dans la première approche — luthérienne —, la nécessité, du moins apparente, d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche — réformée —, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.
« Car puisque sa nature divine ne peut être enfermée et qu’elle est actuellement partout présente, il s’ensuit nécessairement qu’elle déborde l’humanité qu’elle a assumée sans cesser pour autant d’être aussi dans celle-ci et de lui demeurer personnellement unie. » (Catéchisme de Heidelberg, question 48)
Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne entre autres donc, et principalement, son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.
La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein avec les juifs — pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.
Alliance
En contrepartie, la conviction que quoiqu'il en soit, « Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse » — ce sur quoi insiste Calvin, par ex. Institution de la religion chrétienne (IRC), III, xxiv : « Il nous a signifié sa garde en scellant alliance avec nous ». Et cette Alliance nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham.
Car c’est de cette Alliance-là qu’il s’agit : il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » — IRC II, X, 2.
Car Calvin établit la théologie sur la Bible entière, pas seulement sur le Nouveau Testament. Voilà qui porte des conséquences importantes — et notamment sur la considération de l’Alliance avec Israël, et de sa pérennité, sans laquelle l’Alliance ne vaut pas non plus pour les chrétiens. Cela noté, il faut constater que Calvin ne tire pas toutes les conséquences de cette logique. C'est pourquoi il faut entendre ce que je signale plus pour la logique, une logique calvinienne, que pour Calvin lui-même.
Cette Alliance, scellée déjà par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ».
Dieu s’est engagé de façon irrévocable. Une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la « nouvelle » Alliance — « nouvelle » non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’Alliance unique renouvelée — ; la « nouvelle » Alliance-même, donc, repose sur cette même fidélité de Dieu ! À nouveau, « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » — IRC II, X, 2.
Dès lors la promesse rappelée par la seconde épître de Paul à Timothée ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs : « si nous sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même » (2 Timothée 2:13).
Une nouvelle Alliance ne saurait donc qu’être une Alliance renouvelée, l’Alliance déployant ses effets. Nous voilà donc au cœur de l’enseignement de Calvin reconnaissant une seule Alliance, scellée avec Abraham, et « déployée en Jésus-Christ ». C’est pourquoi les formes que prend cette unique Alliance sont secondes par rapport au lien qui se scelle en la promesse de Dieu, en sa parole-même, qui transcende les signes où elle nous est annoncée, que ce soit les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme. La réalité essentielle nous transcende. Elle est fondée dans l’éternité de Dieu, signifiée dans le temps à Abraham et aux patriarches, et « déployée en Jésus-Christ ».
Ici se noue le lien entre la conviction chrétienne — concernant Jésus en qui se déploie l’Alliance — et le fait que l’Alliance avec Israël ne soit en aucun cas rompue. C’est la même Alliance que celle qui se déploie en Jésus-Christ en qui se signifie, se dévoile comme dimension intérieure, spéciale (concernant l’Église invisible), l’élection générale scellée avec Abraham. Tandis que c’est dans l’ordre de cette élection générale que se constitue l’Église visible comme peuple élargi aux nations pour une vocation qui rejoint celle adressée à Abraham et à Israël.
S’il y a un privilège, certes, c’est celui d’être appelés à être comme coopérateurs de Dieu pour faire advenir le jour où selon la promesse d’Ésaïe (2, 3-4) — conformément à ce que « de Sion sortira la loi, de Jérusalem la parole du Seigneur » — « il sera juge entre les nations, l’arbitre d’une multitude de peuples. De leurs épées ils forgeront des socs, de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre. »
Troisième usage de la Loi
Cela nous amène à la question des trois usages de la Loi biblique : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif, troisième usage que ne retient pas prioritairement Luther, mais qui est essentiel pour Calvin. Quelques explications…
— Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les « Dix commandements »). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Cf. Galates 3:24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi ». C’est là le fondement de l’enseignement luthérien de la justification par la foi seule, reçu sans réserve par Calvin.
— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
— Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.
La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. Ce qui rapproche d'une certaine façon, pour ne pas dire d'une façon certaine, du judaïsme.
Mais cependant, on ne sache pas que les chrétiens calvinistes pratiquent les 613 mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique ?! Où il faut parler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.
L’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) et l’aspect judiciaire (dans la gestion de la vie le la Cité), sont perçus, quant à leur lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Mais ils peuvent varier dans leur pratique selon les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des préceptes cérémoniels). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des civilisations. Cela vaut aussi pour l’aspect judiciaire : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.
En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au « double commandement » : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même » — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi.
Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.
Où l’on retrouve les préceptes comme «lève-toi et marche» commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, le fameux « va pour toi » (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que donne le Deutéronome.
Sola scriptura
Cela nous conduit au principe sola scriptura. À savoir, ce qui fait autorité suite à la protestation de Luther, ce n'est pas plus Luther ou Calvin que l’Église romaine, d'où le déploiement de cette diversité de compréhensions de cette bibliothèque qu'est la Bible. Luther parle de « canon dans la canon », le Christ comme clef de lecture, Calvin et la tradition calvinienne insistent sur l'analogie de la foi, avec le principe scriptura sui ipsius interpres — l’Écriture est sa propre interprète.
Ce qui deviendra le principe formel de la Réforme, Sola scriptura, remonte de façon informelle aux années 1480 — cf. Jacques Lefèvre d'Étaples, traducteur du Nouveau Testament en français, qui dit que : « La pasture de l'âme, c'est la seule parole de Dieu, C'est elle seule qui nous peut donner salut et vie éternelle. » Parole qui retentit dans la Bible.
Je cite le pasteur luthérien Pierre Lovy dans son Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église.
Lorsqu'on lit l’Évangile, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi.
Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin, chez Froben, à Bâle.
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522. […]. » (Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.
Or il fallait l'événement luthérien pour libérer l’Écriture, toute l’Écriture, et en voir déployer les effets. L'événement comme refondation de l’Église, fondée sur le principe sola scriptura, libéré par le principe sola fide.
J'ai parlé du principe sola scriptura comme principe formel de la Réforme. La formule est de l'adversaire de Luther, le cardinal Cajétan, qui parle du sola fide comme principe matériel. Il utilise le vocabulaire aristotélicien, de cet Aristote par delà lequel la Réforme, et la réforme qu'est l'humanisme, entendent revenir à l’Écriture — comme principe formel, car, c'est non négligeable, c'est bien dans les Écritures que Luther trouve le sola fide. Car quand on se réclame de Luther, c'est essentiellement en tant qu'il a promu un retour aux Écritures, propres seules à fonder la foi (pas parce que c'est Luther qui le dit !) — et pas au seul Nouveau Testament, mais aussi à la Bible hébraïque. Où est en marche potentiellement une correction de l’attitude séculaire qui sera encore celle de Luther contre les juifs, et que le retour aux Écritures ne permettra plus, à terme, de tenir…
Attitude vis-à-vis des juifs : un problème récurrent
Le christianisme dès les premiers siècles, celui du Moyen Âge, humanisme, Réforme, Contre-réforme, puis Lumières, mouvements révolutionnaires et socialistes, etc., aucun n'échappe à une attitude qui s'ancre dans un anti-judaïsme séculaire, qui se nourrit dès les origines du christianisme, ou au moins très rapidement, d'une théologie chrétienne qui a eu rapidement tendance à se bâtir dans une opposition au judaïsme : en prétendant avoir remplacé le judaïsme suite à la venue du Christ, un judaïsme rapidement perçu comme coupable de la mort du Christ et se voyant au mieux toléré en l'attente de sa conversion au christianisme. À l'époque moderne cet anti-judaïsme se muera en antisémitisme, en regard de l'idée de « race ».
On peut ainsi distinguer plusieurs temps principaux de l’antisémitisme, se superposant les uns aux autres en couches, sans s’annuler :
— l’antisémitisme remontant à l’Antiquité, à la racine de tous les autres, dénoncé dès le livre biblique de l’Exode, exécrant les juifs — inassimilables comme signes de l’Autre, le Tout Autre qui dérange ;
— l’anti-judaïsme de la chrétienté, qui ajoute à l’antisémitisme de l’Antiquité d'abord l’idée de substitution de l’Église à Israël, et plus tard l’accusation de « déicide » ; cet anti-judaïsme de la chrétienté est renforcé au Moyen-Âge par le vis-à-vis de l’islam, faisant fonctionner l’idée de substitution sur le mode de la « dhimmitude » — valant d’ailleurs aussi contre les chrétiens qui eux non plus ne s’assimilent pas —, avec ses glissements (comme l’invention de signes distinctifs que reprendra la chrétienté puis le IIIe Reich) ;
— l’antisémitisme de la modernité qui développe dès l’Espagne de l’Inquisition et qui justifie depuis l’ère des Lumières les thèses racialistes qui déboucheront sur l’antisémitisme raciste proprement dit — envisageant une inassimilabilité biologique des juifs.
Luther partage le point de vue commun, hélas, avec vers la fin de sa vie, une virulence dont la mise par écrit contribuera par la suite à nourrir l'antisémitisme — notamment quand ses écrits seront instrumentalisés… hélas jusque par le nazisme.
Exceptions parmi les Réformateurs
« Viret, Farel, Calvin à notre allié et confédéré le peuple de l'alliance de Sinai salut. » lit-on en exergue de la Préface à la première édition de la traduction de la Bible par Olivétan, adresse qui n’apparaît cependant plus dans la seconde édition.
Sur Strasbourg, Marc Lienhard écrit :
« … Luther discernait chez certains de ses contemporains chrétiens une valorisation du peuple juif et de l'autorité de l'Ancien Testament qui lui paraissait hautement critiquable. En effet, influencés par l'exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les juifs avaient, en tant que juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. Ainsi, dans son Commentaire sur Osée (1527), le Strasbourgeois Capiton affirmait que les juifs allaient, au cours des derniers jours, être à nouveau rassemblés en Palestine et qu'ils restaient le peuple élu. »
« […] Wolfgang Capiton, formé comme théologien catholique de haut niveau, devenu prédicateur évangélique à Saint-Pierre-le-Jeune dès 1524, étudie et enseigne l'hébreu. Il fait partie de ceux que Gérard E. Weil appelle "les hébraïsants chrétiens du 16ème siècle".
Aux côtés de Martin Bucer, et Matthieu Zell et d'autres, il est le spécialiste de l'enseignement de l'hébreu. La réputation de Capiton dépasse cette rive du Rhin. Elle atteint Heidelberg où un tout jeune étudiant du nom de Paul Büchlein se passionne pour les études hébraïques. Il décide d'approfondir ses connaissances en suivant les cours de Capiton. À l'âge de 18 ans, en 1522, il arrive à Strasbourg où il reste cinq ans se consacrant à la grammaire, lexique et textes sous la direction de Capiton et se fait remarquer par Bucer. On écrira que le dénuement matériel l'a arraché à cette conquête intellectuelle dans une ville dont il apprécie les avantages culturels. II trouve un emploi d'éducateur-recteur de l'école latine à Isny, en Souabe, au-delà du lac de Constance, qui lui assure une sécurité matérielle tout en lui permettant de continuer à étudier. » (Bernard Keller)
Ce travail se fait en dialogue notamment avec des exégètes juifs — on connaît à ce sujet l'important travail de Reuchlin —, via leurs écrits le plus souvent, parfois, plus rarement sans doute, directement. À Strasbourg, la figure réformatrice centrale est Bucer. Or « l'insistance sur la proximité des deux peuples n'est pas éloignée des préoccupations de Martin Bucer dont Jean Calvin a connu et lu les commentaires bibliques lors de son séjour strasbourgeois (il le reconnaît lui-même dans son propre commentaire du Psautier). La proximité de pensée entre le Strasbourgeois et Jean Calvin est assez nette lorsqu'on lit en parallèle ce chapitre VII de l'Institution de la Religion chrétienne et les commentaires bucériens dont s'est nourri le Genevois, à tel point qu'on peut se risquer à évoquer une réelle influence de la pensée bucérienne sur celle de Jean Calvin, sur ce point. » (Annie Noblesse-Rocher, in Une fraternité exigeante, p. 304). Cela n'empêche pas Bucer d'être resté — au bas mot — très réservé concernant les juifs. Mentionnons un Osiander qui, lui, refuse nettement de suivre Luther sur ce point, ou, à Zurich, un Bullinger qui s'y oppose fermement.
Pourquoi cette proximité de plusieurs avec une lecture de la Bible plus proche de celles qu'en font les juifs, pourquoi la prise de conscience de cette proximité ? La réponse est aisée : Sola scriptura. Or la lecture de l’Écriture, particulièrement de la Bible hébraïque, produit inévitablement cette prise de conscience. Et le sola scriptura est bel est bien posé d'abord par Luther. Sola fide étant fonction de sola scriptura.
La grâce « forensique »
Parlons à présent de ce qui spécifie le christianisme protestant émergé de ce sola fide luthérien, à partir de ce qui est perçu comme ses spécificités les plus connues.
Par exemple le refus de l'abus de la médiation ecclésiale :
Il convient de préciser qu'il n'y a pas, contrairement à ce qu'on croit trop vite, refus de l'idée de médiation ecclésiale dans la Réforme : sacrements, parole prêchée, sont des médiations. Il y a refus de l'abus de l'idée de médiations, et notamment, entre autres, sous l'angle de la multiplication des médiations — il y a, selon le Nouveau Testament, « un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Ti 2, 5). Bref, il n'y a pas refus de la médiation, mais recentrage christologique de la médiation — recrentrage christocentrique de la médiation incontournable et nécessaire pour la Réforme, mais qui a pu contribuer à renforcer l'antijudaïsme… Et qui, on l'a vu, entre en tout cas dans l’explication de la virulence insupportable de Luther.
Autre exemple de spécificité :
l'Église comme événement plutôt que comme institution. Juste aussi… À condition de nuancer ce qui n'est pas opposition, on approche en effet sans doute d'une spécificité de la Réforme. Il y a Église là où la Parole est droitement prêchée et où les sacrements sont administrés selon institution du Christ, dit Luther, repris par Calvin. Événement de la Parole donc, mais ça ne nie pas qu'il y ait aussi institution. Mais l'institution ecclésiale est seconde — seconde par rapport à la parole qui la fonde, trouvée dans l’Écriture, sola scriptura ; selon l'événement luthérien incontournable.
On peut parler à ce point de paradoxe luthérien, qui éclate concernant les juifs, — quand le sola scriptura luthérien entraîne le propos calvinien fondé sur cette même Écriture seule : « l'Alliance avec Israël n'a jamais été abrogée », comme moment précurseur de ce qui sera repris jusqu'au XXe siècle, et jusqu'en l’Église catholique de Vatican II dans Nostra Aetate ! Cf. l'abbé A.-R. Arbez : « Jean-Paul II parlant d'alliance non-résiliée de Dieu avec Israël a cité Calvin sans le savoir ».
Le soulignement de la mise en position seconde de l’institution par rapport à l'événement est en rapport avec la notion d'adiaphora, caractéristique du protestantisme, et due à Luther en premier lieu. Si l’Église est d'abord événement, l’Église institution, comme réalité seconde, relève, notamment quant à son organisation, des adiaphora, c'est-à-dire, des choses indifférentes. Choses humaines que les adiaphora. Les choses qui ne sont pas indifférentes viennent de la Révélation donnée dans l’Écriture seule, et dont le cœur, selon Luther, repris par Calvin est le principe sola fide. Venant de la Révélation et pas de nous, pas de nos œuvres notamment, cela est — la formule est de Luther — « forensique ».
Pour les Réformateurs, en vertu de l'Alliance, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.
On est sans doute au cœur de l'apport de la Réforme. Luther contre Luther. Ce qui vaut aussi pour tout réformateur, mais aussi au-delà. Le glissement insupportable de Luther au cours de sa vie contre les juifs peut être lu comme aussi comme perte de vue de son principe central, la grâce forensique — principe dont les conséquences réapparaissent chez Calvin (entre autres), jusqu'en sa christologie et en sa théologie de l'Alliance et de la fidélité de Dieu à son Alliance, et à son Alliance envers Israël.
Allons jusqu'au bout : dans cette perspective, l'abandon de la grâce forensique, de la fidélité gratuite de Dieu à son Alliance, à son Alliance avec Israël, revient pour le christianisme à se tirer une balle dans le pied : si Dieu n'est pas radicalement fidèle envers Israël du seul fait qu'il a promis, il n'y a aucune raison de lui faire confiance nous concernant. Si sa promesse forensique de fidélité aux Pères, selon les mots de Calvin, n'est pas valide du seul fait que Dieu a promis comme on le lit dans l’Écriture, sola scriptura, le sola fide devient un leurre : comment faire confiance, sola fide, à un Dieu qui ne soit pas, sola gratia, totalement fiable ?
Question de la subjectivité et du déploiement de la grâce perçue subjectivement comme « assurée » en Christ. Retour au christocentrisme luthérien, comme subjectivité, après la prise de conscience de la pérennité de l'Alliance comme promesse débordant la subjectivité.
On pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, des années 1540 en l'occurrence, principalement dans son écrit Des juifs et de leurs mensonges (1543). Je ne citerai pas ce qui est insupportable. Ces textes sont indécents. Je préfère les résumer avec la formule du théologien luthérien allemand Heinz Kremers : « À part les chambres à gaz, tout y est ». Le résumé est glaçant, mais incontestable.
À se demander : Comment peut-on commémorer Luther ? Voire : comment peut-on être protestant ? Un pas de plus ? — : comment peut-on exalter la figure de Voltaire défendant le protestant Calas ? — mais qui écrit dans l'article « Tolérance » de l'Encyclopédie : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre », à part sans doute pour Voltaire, mais est-ce pour lui une nation ? « la race des nègres [qui] est une espèce différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers » (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations).
On pourrait multiplier les citations, celles de Luther (des plus violentes, indécentes) et les autres, de la Réforme, ou des Lumières. On pourrait ajouter celles des socialistes du XIXe siècle : Marx, Proudhon, une gauche proche sur ce plan de la droite maurassienne, des Alphonse Daudet et consorts de la moitié du XXe siècle antérieure à la Shoah. Il y a eu (et il y a encore souvent) un atroce aveuglement dans toutes les traditions de pensée, aveuglement dont Luther est une des figures les plus terribles.
Ce petit détour introductif pour dire que personne, pas même les meilleurs d'entre nos contemporains ne peut se réclamer d'une tradition exempte qui le mettrait à l'abri. On dénonce à juste titre l'antisémitisme de la droite des XIXe et XXe siècle, et si on n'en est pas issu, on se sent exempt. Sentiment sans doute assez dangereux qui laisse la porte ouverte à de nouveaux prétextes à l'antisémitisme (puisqu'on est si vigoureusement contre !).
On verra qu'il y a des ouvertures potentielles en faveur des juifs, dès la Réforme, et consécutives à la redécouverte luthérienne de l’Évangile, chez quelques luthériens, dont le plus connu, il n'est pas le seul, est Calvin, même s'il tire peu les conséquences de sa théologie. Quelques noms moins connus sont très lucides quant au problème et très amicaux envers les juifs. Si les conséquences sont insuffisamment tirées, reste que la tradition calvinienne ouvre incontestablement à partir de l'héritage de Luther vers une tout autre attitude, opposée même à celle de Luther, mais cela trop lentement (cf. Myriam Yardeni, Huguenots et juifs). Quelque chose de précurseur, dans cette lignée, mais qui n'a pas toujours produit ce qui s'y dessinait. Ici aussi, donc, personne n'est habilité à se penser héritier d'une attitude spirituelle pure…
À tout prendre mieux vaut le repentir, évidemment, et le travail sur soi et son histoire pour chercher à comprendre… À commencer, concernant Luther : comment en est-il arrivé là ? Parce qu'apparemment, il semblerait avoir très bien commencé…
Le problème chez Luther
« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif toutefois, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » M. Luther, Commentaire du Magnificat (1521)
« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif (1523), traduction Walter I. Brandt.
Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple ! le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l'Eglise Thomas Kaufmann (in Les juifs de Luther, L & F), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »
En lien précis avec cela, qui est commun au christianisme d’alors et renforcé chez Luther, la théologie luthérienne a défini ses relations avec le judaïsme comme celles avec l’Église catholique — et la plupart des autres traditions, chrétiennes ou non — en soulignant la polarité entre la Loi et l’Évangile, ce qui a conduit à parler d'autant de « religions légalistes », catholiques comme juifs et tous les autres. Cela dans le cadre de la compréhension de ce que signifie la médiation du Christ et sa centralité (solus Christus).
L’humanité du Christ dans son rapport avec la Parole éternelle
Christianisme venant au cœur de lui-même, dans une concentration de la relation à Dieu donnée dans sa présence en Christ, la pensée de Luther rend difficilement concevable l'idée d'une possibilité de rencontre de Dieu, et donc de salut, en dehors du Christ. Toute une conception classique, mais recentrée, de l’Incarnation de Dieu en Christ.
Dans les traditions protestantes, il est témoin de la plus christocentrique des approches. Petite explication : deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) — et dans l'histoire du salut, se sont mises en place dans le protestantisme : luthérienne et calvinienne/réformée. Deux compréhensions qui correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles de l’Église ancienne : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence « corporelle » de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.
Ce qui a pour conséquence dans la première approche — luthérienne —, la nécessité, du moins apparente, d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche — réformée —, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.
« Car puisque sa nature divine ne peut être enfermée et qu’elle est actuellement partout présente, il s’ensuit nécessairement qu’elle déborde l’humanité qu’elle a assumée sans cesser pour autant d’être aussi dans celle-ci et de lui demeurer personnellement unie. » (Catéchisme de Heidelberg, question 48)
Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne entre autres donc, et principalement, son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.
La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein avec les juifs — pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.
*
Alliance
En contrepartie, la conviction que quoiqu'il en soit, « Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse » — ce sur quoi insiste Calvin, par ex. Institution de la religion chrétienne (IRC), III, xxiv : « Il nous a signifié sa garde en scellant alliance avec nous ». Et cette Alliance nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham.
Car c’est de cette Alliance-là qu’il s’agit : il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » — IRC II, X, 2.
Car Calvin établit la théologie sur la Bible entière, pas seulement sur le Nouveau Testament. Voilà qui porte des conséquences importantes — et notamment sur la considération de l’Alliance avec Israël, et de sa pérennité, sans laquelle l’Alliance ne vaut pas non plus pour les chrétiens. Cela noté, il faut constater que Calvin ne tire pas toutes les conséquences de cette logique. C'est pourquoi il faut entendre ce que je signale plus pour la logique, une logique calvinienne, que pour Calvin lui-même.
Cette Alliance, scellée déjà par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ».
Dieu s’est engagé de façon irrévocable. Une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la « nouvelle » Alliance — « nouvelle » non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’Alliance unique renouvelée — ; la « nouvelle » Alliance-même, donc, repose sur cette même fidélité de Dieu ! À nouveau, « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » — IRC II, X, 2.
Dès lors la promesse rappelée par la seconde épître de Paul à Timothée ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs : « si nous sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même » (2 Timothée 2:13).
Une nouvelle Alliance ne saurait donc qu’être une Alliance renouvelée, l’Alliance déployant ses effets. Nous voilà donc au cœur de l’enseignement de Calvin reconnaissant une seule Alliance, scellée avec Abraham, et « déployée en Jésus-Christ ». C’est pourquoi les formes que prend cette unique Alliance sont secondes par rapport au lien qui se scelle en la promesse de Dieu, en sa parole-même, qui transcende les signes où elle nous est annoncée, que ce soit les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme. La réalité essentielle nous transcende. Elle est fondée dans l’éternité de Dieu, signifiée dans le temps à Abraham et aux patriarches, et « déployée en Jésus-Christ ».
Ici se noue le lien entre la conviction chrétienne — concernant Jésus en qui se déploie l’Alliance — et le fait que l’Alliance avec Israël ne soit en aucun cas rompue. C’est la même Alliance que celle qui se déploie en Jésus-Christ en qui se signifie, se dévoile comme dimension intérieure, spéciale (concernant l’Église invisible), l’élection générale scellée avec Abraham. Tandis que c’est dans l’ordre de cette élection générale que se constitue l’Église visible comme peuple élargi aux nations pour une vocation qui rejoint celle adressée à Abraham et à Israël.
S’il y a un privilège, certes, c’est celui d’être appelés à être comme coopérateurs de Dieu pour faire advenir le jour où selon la promesse d’Ésaïe (2, 3-4) — conformément à ce que « de Sion sortira la loi, de Jérusalem la parole du Seigneur » — « il sera juge entre les nations, l’arbitre d’une multitude de peuples. De leurs épées ils forgeront des socs, de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre. »
Troisième usage de la Loi
Cela nous amène à la question des trois usages de la Loi biblique : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif, troisième usage que ne retient pas prioritairement Luther, mais qui est essentiel pour Calvin. Quelques explications…
— Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les « Dix commandements »). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Cf. Galates 3:24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi ». C’est là le fondement de l’enseignement luthérien de la justification par la foi seule, reçu sans réserve par Calvin.
— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
— Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.
La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. Ce qui rapproche d'une certaine façon, pour ne pas dire d'une façon certaine, du judaïsme.
Mais cependant, on ne sache pas que les chrétiens calvinistes pratiquent les 613 mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique ?! Où il faut parler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.
L’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) et l’aspect judiciaire (dans la gestion de la vie le la Cité), sont perçus, quant à leur lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Mais ils peuvent varier dans leur pratique selon les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des préceptes cérémoniels). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des civilisations. Cela vaut aussi pour l’aspect judiciaire : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.
En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au « double commandement » : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même » — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi.
Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.
Où l’on retrouve les préceptes comme «lève-toi et marche» commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, le fameux « va pour toi » (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que donne le Deutéronome.
Sola scriptura
Cela nous conduit au principe sola scriptura. À savoir, ce qui fait autorité suite à la protestation de Luther, ce n'est pas plus Luther ou Calvin que l’Église romaine, d'où le déploiement de cette diversité de compréhensions de cette bibliothèque qu'est la Bible. Luther parle de « canon dans la canon », le Christ comme clef de lecture, Calvin et la tradition calvinienne insistent sur l'analogie de la foi, avec le principe scriptura sui ipsius interpres — l’Écriture est sa propre interprète.
Ce qui deviendra le principe formel de la Réforme, Sola scriptura, remonte de façon informelle aux années 1480 — cf. Jacques Lefèvre d'Étaples, traducteur du Nouveau Testament en français, qui dit que : « La pasture de l'âme, c'est la seule parole de Dieu, C'est elle seule qui nous peut donner salut et vie éternelle. » Parole qui retentit dans la Bible.
Je cite le pasteur luthérien Pierre Lovy dans son Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église.
Lorsqu'on lit l’Évangile, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi.
Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin, chez Froben, à Bâle.
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522. […]. » (Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.
Or il fallait l'événement luthérien pour libérer l’Écriture, toute l’Écriture, et en voir déployer les effets. L'événement comme refondation de l’Église, fondée sur le principe sola scriptura, libéré par le principe sola fide.
J'ai parlé du principe sola scriptura comme principe formel de la Réforme. La formule est de l'adversaire de Luther, le cardinal Cajétan, qui parle du sola fide comme principe matériel. Il utilise le vocabulaire aristotélicien, de cet Aristote par delà lequel la Réforme, et la réforme qu'est l'humanisme, entendent revenir à l’Écriture — comme principe formel, car, c'est non négligeable, c'est bien dans les Écritures que Luther trouve le sola fide. Car quand on se réclame de Luther, c'est essentiellement en tant qu'il a promu un retour aux Écritures, propres seules à fonder la foi (pas parce que c'est Luther qui le dit !) — et pas au seul Nouveau Testament, mais aussi à la Bible hébraïque. Où est en marche potentiellement une correction de l’attitude séculaire qui sera encore celle de Luther contre les juifs, et que le retour aux Écritures ne permettra plus, à terme, de tenir…
*
Attitude vis-à-vis des juifs : un problème récurrent
Le christianisme dès les premiers siècles, celui du Moyen Âge, humanisme, Réforme, Contre-réforme, puis Lumières, mouvements révolutionnaires et socialistes, etc., aucun n'échappe à une attitude qui s'ancre dans un anti-judaïsme séculaire, qui se nourrit dès les origines du christianisme, ou au moins très rapidement, d'une théologie chrétienne qui a eu rapidement tendance à se bâtir dans une opposition au judaïsme : en prétendant avoir remplacé le judaïsme suite à la venue du Christ, un judaïsme rapidement perçu comme coupable de la mort du Christ et se voyant au mieux toléré en l'attente de sa conversion au christianisme. À l'époque moderne cet anti-judaïsme se muera en antisémitisme, en regard de l'idée de « race ».
On peut ainsi distinguer plusieurs temps principaux de l’antisémitisme, se superposant les uns aux autres en couches, sans s’annuler :
— l’antisémitisme remontant à l’Antiquité, à la racine de tous les autres, dénoncé dès le livre biblique de l’Exode, exécrant les juifs — inassimilables comme signes de l’Autre, le Tout Autre qui dérange ;
— l’anti-judaïsme de la chrétienté, qui ajoute à l’antisémitisme de l’Antiquité d'abord l’idée de substitution de l’Église à Israël, et plus tard l’accusation de « déicide » ; cet anti-judaïsme de la chrétienté est renforcé au Moyen-Âge par le vis-à-vis de l’islam, faisant fonctionner l’idée de substitution sur le mode de la « dhimmitude » — valant d’ailleurs aussi contre les chrétiens qui eux non plus ne s’assimilent pas —, avec ses glissements (comme l’invention de signes distinctifs que reprendra la chrétienté puis le IIIe Reich) ;
— l’antisémitisme de la modernité qui développe dès l’Espagne de l’Inquisition et qui justifie depuis l’ère des Lumières les thèses racialistes qui déboucheront sur l’antisémitisme raciste proprement dit — envisageant une inassimilabilité biologique des juifs.
Luther partage le point de vue commun, hélas, avec vers la fin de sa vie, une virulence dont la mise par écrit contribuera par la suite à nourrir l'antisémitisme — notamment quand ses écrits seront instrumentalisés… hélas jusque par le nazisme.
Exceptions parmi les Réformateurs
« Viret, Farel, Calvin à notre allié et confédéré le peuple de l'alliance de Sinai salut. » lit-on en exergue de la Préface à la première édition de la traduction de la Bible par Olivétan, adresse qui n’apparaît cependant plus dans la seconde édition.
Sur Strasbourg, Marc Lienhard écrit :
« … Luther discernait chez certains de ses contemporains chrétiens une valorisation du peuple juif et de l'autorité de l'Ancien Testament qui lui paraissait hautement critiquable. En effet, influencés par l'exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les juifs avaient, en tant que juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. Ainsi, dans son Commentaire sur Osée (1527), le Strasbourgeois Capiton affirmait que les juifs allaient, au cours des derniers jours, être à nouveau rassemblés en Palestine et qu'ils restaient le peuple élu. »
« […] Wolfgang Capiton, formé comme théologien catholique de haut niveau, devenu prédicateur évangélique à Saint-Pierre-le-Jeune dès 1524, étudie et enseigne l'hébreu. Il fait partie de ceux que Gérard E. Weil appelle "les hébraïsants chrétiens du 16ème siècle".
Aux côtés de Martin Bucer, et Matthieu Zell et d'autres, il est le spécialiste de l'enseignement de l'hébreu. La réputation de Capiton dépasse cette rive du Rhin. Elle atteint Heidelberg où un tout jeune étudiant du nom de Paul Büchlein se passionne pour les études hébraïques. Il décide d'approfondir ses connaissances en suivant les cours de Capiton. À l'âge de 18 ans, en 1522, il arrive à Strasbourg où il reste cinq ans se consacrant à la grammaire, lexique et textes sous la direction de Capiton et se fait remarquer par Bucer. On écrira que le dénuement matériel l'a arraché à cette conquête intellectuelle dans une ville dont il apprécie les avantages culturels. II trouve un emploi d'éducateur-recteur de l'école latine à Isny, en Souabe, au-delà du lac de Constance, qui lui assure une sécurité matérielle tout en lui permettant de continuer à étudier. » (Bernard Keller)
Ce travail se fait en dialogue notamment avec des exégètes juifs — on connaît à ce sujet l'important travail de Reuchlin —, via leurs écrits le plus souvent, parfois, plus rarement sans doute, directement. À Strasbourg, la figure réformatrice centrale est Bucer. Or « l'insistance sur la proximité des deux peuples n'est pas éloignée des préoccupations de Martin Bucer dont Jean Calvin a connu et lu les commentaires bibliques lors de son séjour strasbourgeois (il le reconnaît lui-même dans son propre commentaire du Psautier). La proximité de pensée entre le Strasbourgeois et Jean Calvin est assez nette lorsqu'on lit en parallèle ce chapitre VII de l'Institution de la Religion chrétienne et les commentaires bucériens dont s'est nourri le Genevois, à tel point qu'on peut se risquer à évoquer une réelle influence de la pensée bucérienne sur celle de Jean Calvin, sur ce point. » (Annie Noblesse-Rocher, in Une fraternité exigeante, p. 304). Cela n'empêche pas Bucer d'être resté — au bas mot — très réservé concernant les juifs. Mentionnons un Osiander qui, lui, refuse nettement de suivre Luther sur ce point, ou, à Zurich, un Bullinger qui s'y oppose fermement.
Pourquoi cette proximité de plusieurs avec une lecture de la Bible plus proche de celles qu'en font les juifs, pourquoi la prise de conscience de cette proximité ? La réponse est aisée : Sola scriptura. Or la lecture de l’Écriture, particulièrement de la Bible hébraïque, produit inévitablement cette prise de conscience. Et le sola scriptura est bel est bien posé d'abord par Luther. Sola fide étant fonction de sola scriptura.
*
La grâce « forensique »
Parlons à présent de ce qui spécifie le christianisme protestant émergé de ce sola fide luthérien, à partir de ce qui est perçu comme ses spécificités les plus connues.
Par exemple le refus de l'abus de la médiation ecclésiale :
Il convient de préciser qu'il n'y a pas, contrairement à ce qu'on croit trop vite, refus de l'idée de médiation ecclésiale dans la Réforme : sacrements, parole prêchée, sont des médiations. Il y a refus de l'abus de l'idée de médiations, et notamment, entre autres, sous l'angle de la multiplication des médiations — il y a, selon le Nouveau Testament, « un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Ti 2, 5). Bref, il n'y a pas refus de la médiation, mais recentrage christologique de la médiation — recrentrage christocentrique de la médiation incontournable et nécessaire pour la Réforme, mais qui a pu contribuer à renforcer l'antijudaïsme… Et qui, on l'a vu, entre en tout cas dans l’explication de la virulence insupportable de Luther.
Autre exemple de spécificité :
l'Église comme événement plutôt que comme institution. Juste aussi… À condition de nuancer ce qui n'est pas opposition, on approche en effet sans doute d'une spécificité de la Réforme. Il y a Église là où la Parole est droitement prêchée et où les sacrements sont administrés selon institution du Christ, dit Luther, repris par Calvin. Événement de la Parole donc, mais ça ne nie pas qu'il y ait aussi institution. Mais l'institution ecclésiale est seconde — seconde par rapport à la parole qui la fonde, trouvée dans l’Écriture, sola scriptura ; selon l'événement luthérien incontournable.
On peut parler à ce point de paradoxe luthérien, qui éclate concernant les juifs, — quand le sola scriptura luthérien entraîne le propos calvinien fondé sur cette même Écriture seule : « l'Alliance avec Israël n'a jamais été abrogée », comme moment précurseur de ce qui sera repris jusqu'au XXe siècle, et jusqu'en l’Église catholique de Vatican II dans Nostra Aetate ! Cf. l'abbé A.-R. Arbez : « Jean-Paul II parlant d'alliance non-résiliée de Dieu avec Israël a cité Calvin sans le savoir ».
Le soulignement de la mise en position seconde de l’institution par rapport à l'événement est en rapport avec la notion d'adiaphora, caractéristique du protestantisme, et due à Luther en premier lieu. Si l’Église est d'abord événement, l’Église institution, comme réalité seconde, relève, notamment quant à son organisation, des adiaphora, c'est-à-dire, des choses indifférentes. Choses humaines que les adiaphora. Les choses qui ne sont pas indifférentes viennent de la Révélation donnée dans l’Écriture seule, et dont le cœur, selon Luther, repris par Calvin est le principe sola fide. Venant de la Révélation et pas de nous, pas de nos œuvres notamment, cela est — la formule est de Luther — « forensique ».
Pour les Réformateurs, en vertu de l'Alliance, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.
On est sans doute au cœur de l'apport de la Réforme. Luther contre Luther. Ce qui vaut aussi pour tout réformateur, mais aussi au-delà. Le glissement insupportable de Luther au cours de sa vie contre les juifs peut être lu comme aussi comme perte de vue de son principe central, la grâce forensique — principe dont les conséquences réapparaissent chez Calvin (entre autres), jusqu'en sa christologie et en sa théologie de l'Alliance et de la fidélité de Dieu à son Alliance, et à son Alliance envers Israël.
Allons jusqu'au bout : dans cette perspective, l'abandon de la grâce forensique, de la fidélité gratuite de Dieu à son Alliance, à son Alliance avec Israël, revient pour le christianisme à se tirer une balle dans le pied : si Dieu n'est pas radicalement fidèle envers Israël du seul fait qu'il a promis, il n'y a aucune raison de lui faire confiance nous concernant. Si sa promesse forensique de fidélité aux Pères, selon les mots de Calvin, n'est pas valide du seul fait que Dieu a promis comme on le lit dans l’Écriture, sola scriptura, le sola fide devient un leurre : comment faire confiance, sola fide, à un Dieu qui ne soit pas, sola gratia, totalement fiable ?
Question de la subjectivité et du déploiement de la grâce perçue subjectivement comme « assurée » en Christ. Retour au christocentrisme luthérien, comme subjectivité, après la prise de conscience de la pérennité de l'Alliance comme promesse débordant la subjectivité.
Luther, Calvin, la Réforme et les Juifs
R. Poupin, Année Luther, 2017
R. Poupin, Année Luther, 2017
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