Sommaire
Lorsque la Chrétienté (comme christianisme politique) s’est effondrée suite à ses divisions (en 1648), une relecture protestante de la Bible hébraïque a initié un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.
Quid pour nous aujourd'hui des événements inouïs et terribles advenus depuis le XXe siècle ? Quelle lecture du 11 septembre et du 7 octobre comme signes des temps — et de quels temps ?
“Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; et le matin : Il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps” (Mt 16, 2-3). Cf. Mt 24, deux signes : le figuier : “Dès que ses branches deviennent tendres, et que les feuilles poussent, vous connaissez que l’été est proche” (Mt 24, 32) et l’aigle : “où sera le cadavre, là s'assembleront les aigles” (Mt 24, 28).
Voir le texte en entier (1ère et 2e parties) ICI — >
Voir Introduction & Première partie (précédant la civilisation moderne) ICI :
"L’État, le judaïsme et la Chrétienté" — >
Lorsque la Chrétienté (comme christianisme politique) s’est effondrée suite à ses divisions (en 1648), une relecture protestante de la Bible hébraïque a initié un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.
Quid pour nous aujourd'hui des événements inouïs et terribles advenus depuis le XXe siècle ? Quelle lecture du 11 septembre et du 7 octobre comme signes des temps — et de quels temps ?
“Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; et le matin : Il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps” (Mt 16, 2-3). Cf. Mt 24, deux signes : le figuier : “Dès que ses branches deviennent tendres, et que les feuilles poussent, vous connaissez que l’été est proche” (Mt 24, 32) et l’aigle : “où sera le cadavre, là s'assembleront les aigles” (Mt 24, 28).
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Voir le texte en entier (1ère et 2e parties) ICI — >
Voir Introduction & Première partie (précédant la civilisation moderne) ICI :
"L’État, le judaïsme et la Chrétienté" — >
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Deuxième partie : Civilisation moderne d'hier à aujourd'hui
La vision optimiste partagée par tous les courants de la civilisation moderne est rationnellement très convaincante : cf. Francis Fukuyama, qui en offre en 1989 une relecture en regard de l'effondrement du mur de Berlin, où il fait apparaître que nous aspirons tous à la liberté et à la reconnaissance (thymos) ; mais qu’au bout du compte cela débouche sur le dernier homme, repris de Nietzsche (Zarathoustra, Prologue § 5) — qui n’est pas sans ressembler au citoyen américain décrit par Tocqueville ! (Et désormais universalisé.)
Vision eurocentrée, occidentalo-centrée dès l’origine, comme le laisse apparaître la conférence de Berlin de 1885 où les nations occidentales (Empire ottoman inclus) se partagent le monde pour le coloniser. Les grandes nations s'auto-octroient leurs fonctions impériales…
On est alors à la veille d'un nouvel effondrement : 1914. Les nations censément libératrices s'avèrent terriblement meurtrières, et… nationalistes, excluant ce qui ne correspond pas à leur auto-définition d’elles-mêmes. Cela a déjà été révélé par l’affaire Dreyfus. Voilà un Français extrêmement patriote, mais qui a le tort d’être suspecté du fait de sa religion, qu’il ne pratique même pas. En naîtra l’idée de l’Autrichien Herzl : le sionisme (qui se concrétisera par une double décolonisation, des juifs et des Arabes à l'égard des Ottomans puis des Anglais — cf. G. Bensoussan, Que sais-je ?). L'événement 1918 ne fera que exacerber un nationalisme devenu idolâtrie extrême dans les velléités des perdants, allant jusqu’aux volontés exterminatrices. L’Empire ottoman vaincu, fomentant le génocide des Arméniens, parmi d’autres chrétiens, l’Allemagne vaincue, succombant au nazisme, décidant l’extermination des juifs, 1942 la “solution finale” — cf. le film La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee.
Or, de quoi s'agit-il ? D’un déploiement extrême du phénomène du bouc émissaire. Les vaincus cherchent et trouvent des bouc émissaires à leur défaite, sur qui faire reposer leur culpabilité et leurs ressentiments.
Les vainqueurs, eux, n’ont perdu ni leurs colonies, ni leur racisme (apartheid, ségrégation, etc.). Symbole évident pour la France, le 8 mai 1945…
Écoutons Aimé Césaire :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ;
que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
« Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi : “Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 12-15).
Frantz Fanon :
« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait :
“Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])
Ou James Baldwin :
« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)
Citation de Grégory Solari, théologien et philosophe, publié sur La Croix le 07/05/2024. Extraits :
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom “Israël” précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les campus, Israël se réduit aujourd’hui à un oxymore cumulant en un seul mot ce qui permet de passer presque sans transition de la compassion à la condamnation (“génocide”), sans scrupule, ou très peu, pour l’insulte que constitue ce glissement. Avec la bonne conscience d’un imaginaire […] qui constitue le geste caractéristique du néo-antisémitisme depuis 1948, à savoir : jouer Israël contre le peuple juif.
Dissociation factice, mais commode, puisqu’elle permet depuis six mois de temporiser face à la montée croissante de la violence à l’endroit de tout ce qui se rattache fantasmatiquement au sionisme […] rejoué sur la scène académique, […] occupation relayée […] par un appel au boycott des institutions universitaires israéliennes […] coïncid[ant] symboliquement avec le jour commémoratif de la Shoah (5 mai). C’est-à-dire avec l’événement qui a poussé les survivants des camps devenus apatrides et malvenus partout, ou presque, à la constitution de l’État hébreu. »
Le sempiternel phénomène du bouc émissaire est à présent partagé par un Occident qui se lave de sa culpabilité coloniale, et génocidaire réelle — sur Israël, et d’un monde arabo-musulman qui se décharge de son ressentiment dû à ses échecs constant et jamais regardés en face (et dont les débouchés monstreux conduisent au 11/09 et au 7/23).
Un parallèle historique : la séculaire violence contre les femmes dont veulent se purger les héritiers du patriarcat occidental, mis en lumière pour les Etats-Unis dès les années 1970 par Kate Millett et Andrea Dworkin (cf. son livre Les femmes de droite qui pourrait sérieusement être pris en compte concernant les dernières élections aux USA) ; un système patriarcal qui est évidemment bien plus prégnant dans le monde arabo-musulman.
Quid du silence assourdissant sur les atrocités contre les femmes et viols de masse du 7 octobre, et protestations du bout des lèvres contre ce que subissent les Afghanes, et les Iraniennes victimes des principaux ennemis actuels d’Israël ?
Caractéristique du phénomène du bouc émissaire, selon René Girard : la victime n’a aucun rapport avec le problème des bourreaux…
Et comme tout peut toujours se retourner, René Girard note dans ses dernières œuvres (cf. Achever Clausewitz, 2007) que quand la civilisation a fini par découvrir qu’être la victime pourrait signifier avoir le beau rôle — selon ce que Nietzsche dénonçait dans sa première dissertation de la Généalogie de la morale, où la morale juive résumée dans le Décalogue a été, hélas selon lui, partout véhiculée par le christianisme puis par les Droits de l’Homme et le socialisme —, on assiste, avertit Girard, à un redoutable retournement stratégique :
faire passer l'agresseur pour la victime et donner à l’agresseur le beau rôle. Où l’on retrouve l’application à Israël des termes de colonialisme, apartheid, génocide… qui servent à assurer la légitimité de sa mise en bouc émissaire. Jankélévitch le pressentait, écrivant en 1965 : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible)
La vision optimiste partagée par tous les courants de la civilisation moderne est rationnellement très convaincante : cf. Francis Fukuyama, qui en offre en 1989 une relecture en regard de l'effondrement du mur de Berlin, où il fait apparaître que nous aspirons tous à la liberté et à la reconnaissance (thymos) ; mais qu’au bout du compte cela débouche sur le dernier homme, repris de Nietzsche (Zarathoustra, Prologue § 5) — qui n’est pas sans ressembler au citoyen américain décrit par Tocqueville ! (Et désormais universalisé.)
Vision eurocentrée, occidentalo-centrée dès l’origine, comme le laisse apparaître la conférence de Berlin de 1885 où les nations occidentales (Empire ottoman inclus) se partagent le monde pour le coloniser. Les grandes nations s'auto-octroient leurs fonctions impériales…
On est alors à la veille d'un nouvel effondrement : 1914. Les nations censément libératrices s'avèrent terriblement meurtrières, et… nationalistes, excluant ce qui ne correspond pas à leur auto-définition d’elles-mêmes. Cela a déjà été révélé par l’affaire Dreyfus. Voilà un Français extrêmement patriote, mais qui a le tort d’être suspecté du fait de sa religion, qu’il ne pratique même pas. En naîtra l’idée de l’Autrichien Herzl : le sionisme (qui se concrétisera par une double décolonisation, des juifs et des Arabes à l'égard des Ottomans puis des Anglais — cf. G. Bensoussan, Que sais-je ?). L'événement 1918 ne fera que exacerber un nationalisme devenu idolâtrie extrême dans les velléités des perdants, allant jusqu’aux volontés exterminatrices. L’Empire ottoman vaincu, fomentant le génocide des Arméniens, parmi d’autres chrétiens, l’Allemagne vaincue, succombant au nazisme, décidant l’extermination des juifs, 1942 la “solution finale” — cf. le film La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee.
Or, de quoi s'agit-il ? D’un déploiement extrême du phénomène du bouc émissaire. Les vaincus cherchent et trouvent des bouc émissaires à leur défaite, sur qui faire reposer leur culpabilité et leurs ressentiments.
Les vainqueurs, eux, n’ont perdu ni leurs colonies, ni leur racisme (apartheid, ségrégation, etc.). Symbole évident pour la France, le 8 mai 1945…
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Écoutons Aimé Césaire :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ;
que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
« Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi : “Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 12-15).
Frantz Fanon :
« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait :
“Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])
Ou James Baldwin :
« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)
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Citation de Grégory Solari, théologien et philosophe, publié sur La Croix le 07/05/2024. Extraits :
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom “Israël” précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les campus, Israël se réduit aujourd’hui à un oxymore cumulant en un seul mot ce qui permet de passer presque sans transition de la compassion à la condamnation (“génocide”), sans scrupule, ou très peu, pour l’insulte que constitue ce glissement. Avec la bonne conscience d’un imaginaire […] qui constitue le geste caractéristique du néo-antisémitisme depuis 1948, à savoir : jouer Israël contre le peuple juif.
Dissociation factice, mais commode, puisqu’elle permet depuis six mois de temporiser face à la montée croissante de la violence à l’endroit de tout ce qui se rattache fantasmatiquement au sionisme […] rejoué sur la scène académique, […] occupation relayée […] par un appel au boycott des institutions universitaires israéliennes […] coïncid[ant] symboliquement avec le jour commémoratif de la Shoah (5 mai). C’est-à-dire avec l’événement qui a poussé les survivants des camps devenus apatrides et malvenus partout, ou presque, à la constitution de l’État hébreu. »
*
Le sempiternel phénomène du bouc émissaire est à présent partagé par un Occident qui se lave de sa culpabilité coloniale, et génocidaire réelle — sur Israël, et d’un monde arabo-musulman qui se décharge de son ressentiment dû à ses échecs constant et jamais regardés en face (et dont les débouchés monstreux conduisent au 11/09 et au 7/23).
Un parallèle historique : la séculaire violence contre les femmes dont veulent se purger les héritiers du patriarcat occidental, mis en lumière pour les Etats-Unis dès les années 1970 par Kate Millett et Andrea Dworkin (cf. son livre Les femmes de droite qui pourrait sérieusement être pris en compte concernant les dernières élections aux USA) ; un système patriarcal qui est évidemment bien plus prégnant dans le monde arabo-musulman.
Quid du silence assourdissant sur les atrocités contre les femmes et viols de masse du 7 octobre, et protestations du bout des lèvres contre ce que subissent les Afghanes, et les Iraniennes victimes des principaux ennemis actuels d’Israël ?
Caractéristique du phénomène du bouc émissaire, selon René Girard : la victime n’a aucun rapport avec le problème des bourreaux…
Et comme tout peut toujours se retourner, René Girard note dans ses dernières œuvres (cf. Achever Clausewitz, 2007) que quand la civilisation a fini par découvrir qu’être la victime pourrait signifier avoir le beau rôle — selon ce que Nietzsche dénonçait dans sa première dissertation de la Généalogie de la morale, où la morale juive résumée dans le Décalogue a été, hélas selon lui, partout véhiculée par le christianisme puis par les Droits de l’Homme et le socialisme —, on assiste, avertit Girard, à un redoutable retournement stratégique :
faire passer l'agresseur pour la victime et donner à l’agresseur le beau rôle. Où l’on retrouve l’application à Israël des termes de colonialisme, apartheid, génocide… qui servent à assurer la légitimité de sa mise en bouc émissaire. Jankélévitch le pressentait, écrivant en 1965 : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible)
R. Poupin, La Rochelle, AJC 7 & 8 déc. 24
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