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samedi 15 janvier 2022

Providence et/ou prédestination, du côté obscur de la grâce





“La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante,
gardait pour [Luther et Calvin] sa double face.
Pour nous, il n'y a plus d'élus.”

(Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952, folio p. 64)


Si la notion de providence précède dans l’Antiquité les développements chrétiens, elle prendra en christianisme l'aspect d’une réparation divine miséricordieuse, par grâce, d’un monde corrompu et d’individus abîmés par une chute originelle ; apparaît en contrepartie une face sombre, terrible. C’est cette face sombre — déployée en des faces sombres, au pluriel, on va le voir (de façon non-exhaustive) — que je vous propose de considérer (sans trop nous y appesantir quand même, le Dieu à prêcher, rappelait Luther, étant celui de la grâce) ; puis nous verrons quelle sortie a pu être envisagée. Il y a du mal dans le monde, qui n’échappe toutefois pas au Dieu que la foi reçoit comme n’en étant pas la source, comme le condamnant au contraire ! Alors dans la prédestination, rien n’échappant à Dieu, la providence trouve son visage miséricordieux face à une dimension des plus sombres. Une citation pour rappeler cela :

« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)

*

La notion de prédestination est un classique, notamment en Occident où elle sera le plus développée. Elle y a été traitée aussi, c’est connu, par Calvin (au point que l’on imagine parfois faussement qu’il l’a inventée !). Calvin (1509-1564) étudie la question dans ses traités de La Congrégation sur l’élection éternelle (1551) et De la prédestination éternelle (1552) ; elle n’occupe que quatre chapitres en fin du livre III de son Institution de la religion chrétienne (IC — éd. de 1559, le thème était absent de sa 1ère édition). Place congrue, donc. Ce qui n’en fait toutefois pas une notion peu importante pour lui : elle est capitale dans les théologies de la grâce comme remède au péché, et donc dans les théologies de la Réforme. Reçue dans plusieurs textes de la Bible, elle est tenue par les Réformateurs comme le pendant inévitable de la gratuité du salut.


Un classique en Occident (chrétien et philosophique)

« Tout l’ensemble du genre humain a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer, par le nombre plus grand de ceux qui ne l’ont pas été mais qui furent abandonnés dans la plus juste des damnations, ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. » (Augustin, Enchiridion, ch. 99. PL 40, 278)

Lorsque l’Apôtre dit « "Ceux qui ont été appelés selon son dessein" (Ro 8, 28), il s’ensuit manifestement que les autres n’ont pas été appelés selon son dessein. En effet, le mot "dessein" signifie ici la prédestination de Dieu ou encore sa libre élection et délibération, ou son conseil ». (Luther, Commentaire de l’Épître aux Romains, L & F, T. XII, p. 144)

Luther a développé cela au plus précis dans son livre fruit de sa polémique avec Érasme, Du serf arbitre.

Érasme contournait Augustin, que reprenait Luther, en entendant retourner à Origène pour y trouver le libre arbitre mis en question par Augustin… Mais Érasme oublie que si Origène parle de libre-arbitre c’est dans le cadre de sa conception de la préexistence : ce à quoi il l'oppose, c'est au déterminisme (des gnostiques valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés). Le libre arbitre d'Origène ne concerne pas l’humain déchu, mais son âme préexistante. Dans le monde de la chute, on n’en est plus là ! “Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas”, écrivait Paul aux Romains (7, 19).

On est désormais en proie à la captivité du monde sensible. Est-on si loin de Spinoza écrivant que “les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés” ? Est-on si loin, avec le fameux déterminisme de Spinoza, de la notion de serf arbitre ? Pas de ce déterminisme astral des valentiniens que refuse Origène, mais déterminisme psychologique. Cela dit, à la différence d’Augustin ou de Luther et Calvin, ce n’est pas la grâce souveraine qui en libère, mais, pour Spinoza, la prise conscience et la réforme morale, selon que Dieu n’est pas tant transcendant que nature et immanence : Deus sive natura. Tandis que la prédestination parle plutôt d'une libération transcendante par rapport au déterminisme.

Près de deux siècles après Spinoza (1632-1677), Schopenhauer (1788-1860) le cite, entre autres, dans son Essai sur le libre arbitre. Au chapitre 4, intitulé “Tous les grands penseurs se sont rangés à l’idée déterministe”, Schopenhauer énumère : le prophète Jérémie. — Luther. — Aristote. — Cicéron. — Clément d’Alexandrie. — Augustin. — Hume. — Kant. — Hobbes. — Spinoza, etc. (il y en a d’autres encore), qu’il appelle, c’est le titre de son chapitre 4, “Mes prédécesseurs”. Dans cette liste non exhaustive, la spécificité de la doctrine chrétienne, qui dès les premiers siècles, se sépare de l’idée de déterminisme astral, est résumée par le titre de l’ouvrage de Luther Du serf arbitre, titre qu’il emprunte à saint Augustin (dans son traité Contre Julien d’Eclane, un de ses adversaires pélagiens). Le terme d’Augustin repris par Luther, serf arbitre, signifie que notre libre arbitre étant captif du péché, il est au fond illusoire, le péché dont il est esclave fait que le mal-nommé libre arbitre n’est en réalité pas libre, mais serf, esclave.

Encore une fois : un classique, ô combien, on va le voir de plus près. Mais tout d’abord, pour discerner les conséquences de cela :

Un résumé de Karl Barth disant : « La réprobation éternelle de l’homme est, une fois pour toutes, la réprobation subie et par conséquent "rejetée" par Jésus-Christ, en qui Dieu s’est sacrifié lui-même. S’il en est bien ainsi, il est clair que le réprouvé existe par définition d’une manière absolument différente de l’élu. Il est l’homme que le Dieu tout-puissant, saint et miséricordieux, n’a pas voulu. Parce que Dieu est sage et patient jusque dans ce qu’il réprouve, cet homme peut encore exister tel quel, il n’est pas simplement éliminé. » (Karl Barth, Dogmatique, Vol.II, T.2, L&F 1958 liv. 8 p. 446)

Façon de relecture de Calvin (IC III, xxi, 5) : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l'homme, nous disons qu'il est prédestiné à mort ou à vie. » Ce qui veut dire que le mal même n’échappe pas au Dieu éternel. Augustin n’a rien dit d’autre.

La froideur apparente du vocabulaire des auteurs que je viens de citer correspond à une mise en ordre systématique de ce qui a déjà été dit par la plupart des théologiens occidentaux, parfois d’une façon moins littérairement précise — mais pourtant déjà clairement défini par le IIe Concile d'Orange.


Le IIe Concile d’Orange (529)

Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui, et contre l’enseignement d’Augustin, que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins le début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame que le commencement de la foi-même — l’initium fidei — ne dépend que de la grâce.

Car (Canon 1) « Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra" Ez 18, 20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?" Rm 6, 16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre" 2 P 2, 19. »

Conclusion du Concile, donnée par Césaire d’Arles : « Ainsi, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication He 11, 1 (et sq.), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. »

Luther et Calvin, comme les Pères, les théologiens médiévaux et les autres Réformateurs et après eux nombre de philosophes et théologiens modernes, s’inscrivent tout simplement dans cet enseignement classique de l’orthodoxie chrétienne occidentale. Les précisions de l’enseignement de Calvin, et de ses successeurs, restent dans cette perspective : dans tous les cas, le mal est un scandale inexcusable, qui encourt la justice de Dieu auquel il n’échappe pas, et donc sa réprobation.

Dieu terrible ? Une alternative rationnelle serait celle d’un autre tenant de l’idée de prédestination, le théologien cathare du XIIIe siècle Jean de Lugio, faisant procéder le mal d’un mauvais principe éternel et étranger à Dieu — prédestination radicale ici : avec deux principes opposés, pour un triomphe final inéluctable du Dieu bon.

Mutatis mutandis, mais toujours dans la volonté d’atténuer le problème, au XVIIIe siècle, un John Wesley, dans le protestantisme, mettra en œuvre l’idée classique de « grâce commune », mais en un sens de préparation universelle à recevoir le salut (de façon assez proche, on trouve en catholicisme des idées similaires chez les adversaires de Pascal et des augustiniens). Cette « grâce prévenante » du méthodisme wesleyen, est différente de la grâce générale ou conservante du calvinisme — qui, elle, est équivalente à la providence qui empêche le monde de sombrer dans le chaos, mais qui n’offre pas le salut.

Toujours dans la perspective d’une alternative, on a aussi envisagé, déjà très tôt dans l’histoire, l’universalisme du salut (remis en honneur aux temps modernes et contemporains) : tout le monde sera sauvé, par grâce, sachant que nul ne peut se prévaloir d’une supériorité spirituelle ou morale sur autrui. Une option qui ne résout pas pour autant le problème de la permanence de la pratique du mal (le mal au paradis ?… Pour que ça recommence !?) — à moins que l’on n’envisage une purification finale, via par exemple des notions comme métempsycose ou purgatoire, ou une élimination finale miraculeuse du mal.


Effets pervers

L’élection qui sauve est foncièrement particulière, concernant les individus, retirés par grâce de la massa perditionis de l’humanité déchue (l'expression est de saint Augustin). Mais la notion connaît aussi, et déjà dans la Bible, une dimension générale ou collective (les bienfaits d’un peuple fidèle, élu en vue de cela, profitent à toute la nation : cf. la prière de Jérémie pour le bien de Babylone). Calvin (IC III xxi, 5-6) mentionne et développe l’idée de l’élection d’Israël, qui peut valoir par analogie pour chaque peuple. Une élection collective qui est avant tout élection à une tâche, élection qui correspond à une vocation dans l’Histoire du salut, laquelle ne dispense pas, au contraire, les individus de leur responsabilité morale. Concernant dans la Bible en premier lieu Israël, elle peut valoir par extension et par analogie pour d’autres nations — parlant alors bientôt de mission.

La question va se poser de façon nouvelle fin XVe début XVIe siècles, avec l’élargissement géographique du monde connu de l’Europe. Et bientôt la notion d’élection collective va dévoiler des effets pervers.

Commençons ce point en citant un texte qui a tout à voir avec l’élargissement du monde, la Très brève relation de la destruction des Indes (1ère publication 1552 à Séville interdite par l’Inquisition en 1659) du dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566). Quelques extraits :

« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au "Nouveau monde") et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples […]. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs […]. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. […].
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance ; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons…
Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »


La raison de ce traitement des « Indiens » que dénonce Las Casas s’apparente à une idée d’élection, comme cela apparaît dans la fameuse controverse de Valladolid à laquelle il a pris part pour défendre lesdits « Indiens ». Son adversaire Sepulveda, qui a eu gain de cause, soutient que ce traitement est légitime parce que les « Indiens » ne sont pas à proprement parler des hommes ! (sic), comme le démontre leur idolâtrie (re-sic)… On est au départ d’une attitude qui légitime dès lors le racisme et les théories sur la « hiérarchie des “races” ». Après avoir exterminé les « Indiens », on déportera des Africains en esclavage à leur place, toujours à l’appui des mêmes théories sur la « hiérarchie des “races” ».

Pour en rester à l’effet pervers colonisateur et pour souligner à quel point c’est bien un effet pervers, qui n’a rien à voir avec la notion d’élection enseignée d’Augustin aux Réformateurs, je vais citer à présent un autre dominicain, le Réformateur protestant Martin Bucer (qui a les mêmes convictions que les autres Réformateurs sur la prédestination), collaborateur et maître de Calvin à Strasbourg (Calvin lui a emprunté son ecclésiologie). Bucer écrit un texte qui concerne « les Indiens » d’Amérique. Il date de 16 ans avant le récit de Las Casas. Je le cite :

« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ? »
(Martin Bucer, 1538)

Ce qui est dénoncé dans cet ordre des choses, providence et prédestination, sous l’angle de l’idée d'une élection collective, concerne donc tous les peuples… De là à considérer que si les peuples de chrétienté sont élus, que d’autres peuples sont collectivement réprouvés et que suite à cela, s’y appuie l’idée d’une « hiérarchie des “races” », il n’y a qu’un pas que certains franchiront, l’appuyant même, au XIXe et au XXe siècles, sur les théories génétiques de Darwin (Aimé Césaire verra dans le mépris colonial une racine du nazisme) ; ou aujourd’hui, l'appuyant sur la sharia pour disqualifier qui n’est pas membre des élus collectifs, concernant le dernier génocide perpétré à ce jour, contre les Yézidis ! Et vogue la galère — où « Indiens » et autres peuples, colonisés ou autres, deviennent des réprouvés, au fond voués à disparaître devant les « races supérieures » chargées de leur apporter leur lumière (cit. Jules Ferry, digne continuateur de la chrétienté en Tintin chez les « Indiens »)… cela donnant de bons prétextes pour l’exercice du lucre et des bas instincts. On aurait pu aussi parler les millions femmes assassinées comme « sorcières », au fond du fait d’un prétendue supériorité mâle, équivalent de la prétendue supériorité des Européens chrétiens donc élus.

Si on est là totalement en dehors de ce que sont la providence et la prédestination bibliques, il fallait tout de même mentionner cet effet pervers… pour toucher du doigt ce que la remarque de Cioran — « pour nous il n’y a plus d’élus » — peut avoir de pertinent ; et pour entendre pourquoi cet effet pervers de l’élection est préalablement condamné et corrigé entre autres par Calvin pour qui l’élection est toujours en vue de la sainteté ! (IC III, xxii, 3)

*

Allons un peu plus loin. Sachant ce qu’est la prédestination, le rôle qu’elle joue pour les Réformateurs et pour Calvin, la notion pourrait, sous l’aspect négatif, celui de la réprobation, être un pilier de la condamnation des bourreaux (ou des auto-justifiés pour croire n'avoir pas eu de tels ancêtres) — la notion étant loin de justifier quiconque !


Signification de la prédestination pour la Réforme

Il n’y a de réprobation que du mal et de ses auteurs (et qui s’en dirait exempt ?) : il ne faut pas oublier que la réprobation est fonction de la justice de Dieu qui condamne le mal, la grâce étant, elle, fonction de sa seule miséricorde. Pour le christianisme, elle s’opère en Christ, c’est-à-dire en celui qui a subi la violence des hommes. Elle vaut aux élus jusqu’à la persécution a averti Jésus.

Or voilà que, c’est ce qu’il faut percevoir derrière propos de Bucer que nous avons lus : pour fait de témoignage à la grâce gratuite de Dieu se sont déchaînées des persécutions, perpétrées par les mêmes qui procèdent déjà au génocide des « Indiens ». Pareillement, les persécuteurs promettent à celles et ceux qui reçoivent le message de la Réforme, taxés d’hérétiques, rien moins que l’enfer, comme aux « Indiens » déclarés idolâtres et autres « sorcières ». Eux qui, les unes comme les autres, seront persécutés aussi dans les lieux ayant reçu la Réforme !

Avant cela, les Réformateurs pensent à ceux qui sont menacés d’enfer pour cause d’hérésie protestante, et sont dès ce temps-ci privés de toute protection par l’excommunication ! Comme Luther avait été privé de protection civile après sa condamnation. (Nul n’étant parfait, ni à l’abri de ses propres travers, le même Luther deviendra, des années plus tard, peut-être après un AVC au lobe frontal, un violent accusateur des juifs !)

Pour l’heure, à l’instar des « sorcières » et des « Indiens » dénoncés et persécutés comme « idolâtres », les « hérétiques » protestants sont pourchassés. On n'est pas encore en des temps œcuméniques !

Eh bien, dans ce cadre, la prédestination calvinienne dit tout simplement : ne craignez pas ! Ne les craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par les hommes, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède a fortiori ceux qui vous taxent d’hérésie, cette seule confiance est pour vous le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde !

Mieux — et c’est la face dite négative, « l’horrible décret », selon le mot de Calvin, horrible non pas tant au sens d’affreux, qu’au sens selon lequel il est redoutable et propre à faire frémir — ceux qui vous tourmentent, et qui rejettent si manifestement la grâce de Dieu, sont réprouvés pour leur injustice, et ce de telle sorte que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré par pure grâce de voir éclater la majesté du Dieu qui, sans tenir compte du mérite, délivre « à main forte et à bras étendu ».

Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse (IC III, xxiv) ; cela contre le décret de réprobation, qui est mystérieux et juste, mais en impasse : en ce sens qu’annoncer à quiconque à voir un signe de réprobation dans son incroyance ou sa mal-croyance serait « maudire plutôt qu’enseigner » (IC III, xxiii, 14).

Aujourd’hui, en nos temps heureusement œcuméniques, la leçon garde son actualité morale et spirituelle : c’est en vue de la sainteté que l’on est au bénéfice de la grâce, pour intercéder devant Dieu même pour les pires persécuteurs comme l’a demandé Jésus, et pas pour se croire permis d’exercer violence et corruption. Et quoi qu’il en soit des épreuves de la vie, c’est à la grâce divine, mystérieuse, qu’il s’agit de recourir pour recommencer quand même contre tout désespoir (c’est la leçon du livre de Job).

En ce monde tragique qui est le nôtre, qui est toujours le nôtre, c'est donc essentiellement d’une doctrine de consolation qu’il est question, considérant qu’il n’y a rien en nous qui puisse acquérir le salut, lequel procède de la grâce seule. On est alors devant une miséricorde perçue comme mystère, contrepartie d’une perdition sans cela inéluctable des êtres humains, « serfs du péché » (péché qui saisit même notre mécompréhension de l’élection pour nous rendre captifs de notre perversion), vraie servitude, selon le titre du traité de Luther emprunté à saint Augustin : le serf arbitre, pendant de la sola gratia — sola fide.




samedi 11 janvier 2020

Eschatologie — histoire, actualité et éternité





« Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus homme et femme » (Galates 3, 28)

Ce verset de l’Épître de Paul aux Galates est à mon sens le propos central de l’eschatologie chrétienne quant au rapport du temps et de l’éternité. Texte de l’ordre du siècle (aiôn) à venir, ensemençant ce temps-ci.

Quant à l’histoire et à l’actualité, pour introduire la question eschatologique, je proposerai la citation suivante, qui date de 1979 :

« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, éd. Gallimard, 1979, p. 60-61)

*

Je vous proposerai en premier lieu d’envisager trois temps dans le parcours de l’eschatologie chrétienne dans l’histoire : le tournant constantinien et ses suites ; la chrétienté latine grégorienne et post-grégorienne ; la civilisation libérale qui est la nôtre, qui me semble vivre, peut-être, un important tournant eschatologique.

Les trois temps se chevauchent dans leur succession. Ainsi, le troisième temps, le nôtre, que je fais débuter en 1648, plonge ses racines jusqu’au XIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Je ne fais pas miens ses développements, mais ils ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa vision, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, que l’on peut dater de 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, où une idée similaire à celle de Joachim se fait jour, sous un vocabulaire différent, vocabulaire connu mais très mal compris, me semble-t-il, en dehors du monde anglo-saxon : « millénarisme ». Ce que l’on retient sous ce nom ailleurs que dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, c’est ce que ceux-là appellent « post-millénarisme ». Pourquoi « millénarisme » ? Parce qu’ici, on identifie le règne de Dieu au chapitre 20 de l’Apocalypse, le fameux « ils régnèrent pendant mille ans ». Pourquoi post-millénarisme ? Parce que dans cette perspective la Parousie du Christ advient après l’instauration du règne terrestre de Dieu, contrairement à un autre courant, intitulé pré-millénariste, pour lequel la Parousie du Christ advient avant le règne millénaire terrestre, qu’il instaure lui-même. En commun à ces deux courants, l’idée d’un futur règne messianique terrestre, avant la Parousie pour les post-millénaristes, après la Parousie pour les pré-millénaristes, règne terrestre dont l’idée n’est pas retenue par ceux que ces deux courants nomment a-millénaristes, avec un a privatif, à savoir ceux qui n’attendent pas de règne messianique terrestre, sans doute de nos jours la majorité des chrétiens.

Après cette brève explication (sur laquelle je reviendrai pour en considérer d’autres aspects), et avant de revenir à nos puritains, pour partie post-millénaristes, chez qui apparaît une idée qui (remontant, je le rappelle, jusqu’au XIe siècle) fera son chemin dans tous les mouvements révolutionnaires ultérieurs, jusques et y compris dans le marxisme (sans le vocabulaire « biblique » « classique ») ; avant d’y revenir, de revenir donc à notre époque, je propose, un retour sur l’histoire plus ancienne.


Le tournant constantinien

L’Église pré-constantinienne, celle d’avant la conversion de l’Empire romain, est probablement majoritairement « pré-millénariste » : on trouve cette idée chez Justin Martyr, Irénée de Lyon, etc. : ils espèrent une prochaine Parousie du Christ, qui délivrera son peuple et instaurera un règne de Dieu sur cette terre où se réaliseront les prophéties, comme celles d’Ésaïe annonçant le jour où il ne se fera plus de mal, où la justice régnera, etc. On trouve aussi dans l’Église primitive un courant, notamment chez des Alexandrins comme Origène, qui préfigure ce qui deviendra l’a-millénarisme : pas de règne millénaire du Christ dans ce siècle-ci, idée jugée trop matérialiste, le règne promis concerne le siècle qui vient : ce courant tient une autre lecture d’Apocalypse 20 que celle des millénaristes.

Les choses vont changer avec la conversion de l’Empire romain. Le pré-millénarisme va disparaître très rapidement, en regard de lectures de la conversion de l’Empire que l’on trouve chez Eusèbe de Césarée ou de Lactance : Constantin apparaît ici comme porteur d’un tournant messianique. L’Église est passée du statut de minorité persécutée à une reconnaissance publique, voire à une participation au pouvoir… Le poids de cela ne doit pas être négligé. Pensons qu’Eusèbe est origénien. Sachant qu’Origène s’opposait à l’idée de règne terrestre parce que l’idée lui semblait trop matérialiste, on mesure à quel point la conversion de l’Empire a pu être bouleversante, a pu interroger.

Y compris ceux qui vivent mal les conséquences de cette conversion, et se retirent au désert : les moines — voyant dans l’alliance avec le pouvoir un piège pour un christianisme succombant aux tentations que Jésus, au désert avant eux, a refusées…

Tensions entre le post-millénarisme historique (à distinguer d’un post-millénarisme d’espérance, qui n’entre pas – ou pas encore – dans l’histoire), qu’est devenu la chrétienté constantinienne… qui échoue à mettre en place un monde juste, celui promis par les Écritures, et un a-millénarisme (de mouvance monastique quant à ses exigences) qui se développera en Occident chez Augustin, espérant une cité de Dieu fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, contre une cité terrestre bâtie sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.


Le tournant grégorien via l’espérance de la cité de Dieu

C’est ainsi que l’Église en Occident va s’attacher à se libérer du poids de l’État, quitte à prendre le pouvoir sur l’État !… marchant dès le Moyen Âge vers un second post-millénarisme historique, le post-millénarisme grégorien, après le post-millénarisme constantinien. Ces termes, issus d’une théologie ultérieure certes, me paraissent utiles pour bien percevoir que dans un cas, constantinien, comme dans l’autre, grégorien, les chrétiens lisent une esquisse, ou au moins une préfiguration, d’un monde soumis au Christ.

Si la chrétienté grégorienne, qui doit son nom au pape Grégoire VII, réussissant à imposer son pouvoir à l’empereur Henri IV, à Canossa, en janvier 1077, a après ce moment les mains libres pour façonner l’Occident chrétien en une sorte de cité idéale, d’un idéal essentiellement monastique, ses racines plongent plus haut, dès les VIIIe-IXe siècles, concrètement avec le coup d’État carolingien. Entre 751, avec le renversement des mérovingiens et l’élévation au trône franc de Pépin le Bref, et 800, élévation de son fils Charlemagne à l’Empire, les fondements de la prochaine réforme grégorienne se sont mis en place.

Rappelons que la dynastie mérovingienne, première dynastie du monde germanique à avoir adhéré à la foi nicéenne, est vassale de l’Empereur de Constantinople, qui est donc la clef de voûte de la chrétienté romaine, avec ses cinq patriarcats — dont le siège romain, pour être à la première place honorifique, n’en est pas moins que l’un des cinq. Le coup d’État carolingien voit l’avènement d’une dynastie qui doit son statut au patriarche d’Occident, l’évêque de Rome, qui de ce fait deviendra en 800, de façon incontestée en Occident, le patriarche unique, Le Pape, qui fait les Empereurs et convoque les Conciles, là où jusqu’alors, c’est une fonction impériale. Charlemagne lui-même revendiquera les fonctions impériales, celle-là incluse. On a là les origines du conflit occidental de la Papauté et de l’Empire qui débouchera sur la victoire papale à Canossa, en 1077. Dès lors le pape, devenu le pape unique (qui se souvient en Occident de la pentarchie ?), a les mains libres pour réformer la chrétienté, à commencer par la chrétienté d’Occident, la chrétienté latine, dans un sens mieux chrétien. Espérance en forme de préfiguration eschatologique (ce pourquoi le vocable, ici aussi, de post-millénarisme historique me semble à propos). Pour ce faire, le pape est doté d’un pouvoir temporel, avec tout ce qui l’accompagne et le fonde : territoire, armée, police, état civil (mariage), etc.

Le projet relève d’un idéal utopique (millénariste), et, comme toute utopie devenue histoire, comme auparavant l’idéal constantinien pour ceux qui (comme Eusèbe de Césarée) y ont cru, l’utopie se fracassera sur le réel. Là aussi un idéal monastique plus vrai, basculant en hérésie (puisque le mot hérésie a changé de contenu : dorénavant, ce n’est plus tant non-adhésion à la foi des Conciles comme dans l’Empire constantinien, que rupture avec le siège romain). La contestation la plus dure du pouvoir temporel de la papauté, qui naît comme exigence de pureté chrétienne, séparée du siècle, touchera tous les domaines qui fondent ce pouvoir temporel. Du document apocryphe Donation de Constantin, qui léguait les terres romaines et le pouvoir impérial qui allait avec à l’évêque de Rome, contesté dès le XIIe siècle, par Arnaud de Brescia, puis au XIVe siècle, quand Marsile de Padoue souhaite en inverser la signification, puis au XVIe siècle qui conclut à un faux (ce qu’avait pressenti dès le XIVe siècle Guillaume d'Ockham et que la papauté mettra encore trois siècles à admettre) ; à la dénonciation de la police, l’inquisition, du pouvoir militaire de papes qui lancent des croisades, et jusqu’au mariage que plusieurs contestent comme institution d’Église.

Face à toutes ces contestations, l’utopie grégorienne s’organise, et aussi, parfois se remet en question. Ainsi un François d’Assise, qui reprend le projet des vaudois, voit son ordre reconnu. De même un Dominique de Guzman, qui propose de lutter par la prédication contre l’hérésie languedocienne que le concile de Latran III (de même que nombre de polémistes qui suivent le Concile) a désignée, en 1179, comme cathare, voit son ordre, mendiant, reconnu. Il emprunte, quant à l’organisation de son mouvement, à ceux qu’il combat. Au sein de son ordre apparaissent deux figures qui dans un premier temps, ne sont pas en odeur de sainteté : Thomas d’Aquin et Maître Eckhart. Thomas d’Aquin développe à partir de sa lecture des philosophes arabes, et notamment Averroès, une philosophie aristotélicienne qui contribuera à la « perestroïka » de la chrétienté latine. (Je considère volontiers Dominique et Thomas comme jouant au sein de l’utopie grégorienne un rôle comparable à celui de Gorbatchev au sein de l’utopie soviétique.) Quant à Me Eckhart, j’y reviendrai, il me semble porter largement le retour à l’eschatologie comme concernant, dès ici bas, non pas le pouvoir temporel, mais l’éternité. Si Thomas a été ensuite canonisé, pour Me Eckhart ça reste plus compliqué jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années le Maître général d’alors des dominicains, Timothy Radcliffe, aurait demandé à Jean-Paul II de lever la condamnation qui pèse sur Me Eckhart ; pour obtenir une réponse de… jésuite (que n’était pas Jean-Paul II). En substance : « inutile : ce ne sont que certaines propositions de Me Echkart qui ont été condamnées, pas Me Eckhart lui-même ». La condamnation desdites propositions est le fait du pape avignonnais Jean XXII, pour faire bonne mesure parait-il, avec les condamnations des franciscains spirituels qui avaient le mauvais goût de contester la légitimité évangélique du pouvoir temporel et des richesses des papes. On comprend pourquoi les lecteurs de la prophétie de Joachim de Flore voyaient dans les deux ordres mendiants les témoins de l’avènement de l’ère de l’Esprit qui succéderait à celle de l’Église institutionnelle comme structure de pouvoir.

L’idée fera son chemin, d’autant plus aisément que l’échec de l’utopie grégorienne est patent. La volonté d’unification de la chrétienté autour du pape n’empêchera pas celle-ci de voler en éclats. Le déplacement du pape à Avignon sous le pouvoir des capétiens, puis son retour à Rome, entraîneront une division de la chrétienté occidentale qui s’avérera, si l’on en fait une lecture attentive, définitive. On peut la dater de 1378 : deux papes, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés et ne parviendront pas à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ; au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier la chrétienté divisée par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire et l’inopérance de la réunification de la papauté. La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait ; de même que la dernière, la tentative impériale des Habsbourg, qui débouche sur la guerre de Trente ans, et le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée qui s’en suit, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

Est née de ce constat d’échec une nouvelle espérance eschatologique temporelle, après celle de l’Empire constantinien et celle de la chrétienté grégorienne, celle de la civilisation libérale qui est la nôtre, et qui est peut-être en train de s’effondrer à son tour, sous nos yeux — ce qui réactualise la question de notre espérance eschatologique, chargée aujourd’hui de la leçon des échecs successifs des utopies post-millénaristes précédentes, y compris les plus récentes, les utopies modernes et contemporaines.


La civilisation libérale

Le philosophe Jean-Claude Michéa intitule la civilisation libérale Empire du moindre mal (c’est le titre d’un de ses livres ; il s'agit d'un moindre mal que les guerres civiles religieuses antécédentes) — un « empire » à deux ailes : l’aile sociétale et morale et l’aile économique (l’aspiration-réunion actuelle de la gauche et de la droite en un seul parti au pouvoir donne raison à Michéa !) :

« Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.). Ces deux ailles sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles […]. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.). En fait, « [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L’historien Yuval Noah Harari dans son best-seller Sapiens permet de percevoir à quel point ce troisième temps issu de la chrétienté, notre temps de post-chrétienté s’offre à une lecture eschatologique et millénariste (post-millénariste). Yuval Noah Harari repère trois pôles dans cette civilisation libérale, qu’il appelle civilisation humaniste : le pôle libéral proprement dit, capitaliste, le pôle socialiste, et le pôle évolutionniste, au sens de racialiste.

Eschatologie : quant au pôle libéral/capitaliste, cf. Hegel et l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via la matière qui lui permet de se réaliser comme esprit — un parallèle avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore est perceptible. Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi joachimite, chargé d’une espérance de type post-millénariste. Quant au pôle racialiste, il hérite de l’universalisme colonialiste trouvant un aboutissement dans le Reich de 1000 ans (le chiffre n’est pas hasardeux).

Une citation d’Aimé Césaire pour éclairer cela :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15).

« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne »
(Aimé Césaire, ibid. p. 12-13).

L’effondrement de ce pôle qu’Harari nomme « évolutionniste », le pôle racialiste, débouchant logiquement en racisme, son effondrement a eu lieu le 27 janvier 1945 — ce qui ne veut pas dire que ses effets se sont terminés là (cf. le prolongement de ses effets chez les vainqueurs du nazisme : Afrique du Sud de l’apartheid, mais aussi USA des années 1960, ou colonialisme et néocolonialisme européens, prolongements qui ne sont pas totalement terminés). L’effondrement n’en a pas moins eu lieu, avec la découverte par le monde de l’horreur d’Auschwitz, le 27 janvier 1945.

L’effondrement du pôle socialiste a eu lieu le 9 novembre 1989, avec la chute du Mur de Berlin. Un tournant qui a permis au philosophe américain Francis Fukuyama de réactualiser la pensée de Hegel et de parler de fin de l’Histoire. Un processus historique, analysé par Fukuyama dans son article devenu un livre : La fin de l’Histoire et le dernier homme. Processus de type post-millénariste. Fukuyama est plus nuancé qu’on l’a voulu, puisqu’il note que le débouché n’est pas si optimiste qu’il semble — le dernier homme étant cette figure tragique annoncée par Nietzsche.

Je cite Nietzsche : « “[…] Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
[…] Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur !
“Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. […] »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

*

Le pôle racialiste heureusement effondré, le pôle socialiste effondré à son tour, reste seul le pôle capitaliste (où s’épanouit le dernier homme) — pôle en train de s’effondrer à son tour sous le poids de ses propres contradictions, de ses propres abus : écologiques (effondrement climatique) ; sociaux (écarts de richesses insoutenables et qui ne cessent de se creuser, creusant l’abîme entre les continents et jusqu’au cœur d’un même pays) ; et structurels — scellant l’échec historique de l’espérance eschatologique annonçant « Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » :

« Il n'y a plus ni Juif ni Grec » ? À la place, un nivelage identitaire, qui n’a fait que se renforcer dans le passage de relai entre les trois empires (symptôme criant : l’antisémitisme) jusqu’au nôtre où il s’est racialisé, historicisé et laïcisé comme uniformisation requise, de Voltaire et son temps aux successeurs de Hegel, puis racialisé ; débouchant sur la catastrophe ; puis en contrepartie sur ce signe eschatologique majeur et positif, pour le coup : la réconciliation avec Israël, sachant que le Royaume promis est aussi le Royaume d’Israël restauré (cf. Actes 1 ; cf. Ro 11 ; cf. Ésaïe, Ézéchiel, Daniel, etc.).

« Il n'y a plus ni esclave ni libre » ? La structure esclavagiste n’a pas disparu, mais s’est estompée et transformée sans disparaître comme fondement civilisationnel (en 1848, pour la France, l’esclavage est formellement aboli, mais ce sont les propriétaires d’esclaves qui sont indemnisés !… histoire de prévenir : le capitalisme nouveau avec son prolétariat n’en sera pas si éloigné).

« Il n'y a plus homme et femme » ? La structure de domination masculine subsiste alors même qu’on la voit éclater sous le poids de sa réalité : « mariage pour tous » ou « manif pour tous », deux faces de la même pièce, où il s’agit de se dépêtrer pour perpétuer la même structure — telle quelle (manif pour tous), ou rafistolée et élargie, mais au fond intacte (mariage pour tous). L’empire libéral appuyant sa structure de domination masculine (avec divers effets, comme par ex. une endémique inégalité de salaires hommes-femmes) sur un système patrilinéaire (éclatant au rythme de médiatiques scandales sexuels) inapte à imaginer un autre système, matrilinéaire, qui existe pourtant dans d’autres héritages civilisationnels — i.e. où la filiation se fait naturellement par les mères.

*

Bref, l’Empire du moindre mal, consacrant à son tour son échec, est peut-être en train d’imploser sous nos yeux. Où le millénarisme s’avère n’être pas celui d’un Royaume à instaurer nous-mêmes, prenant un pouvoir que le Christ a refusé (« Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui les dominent sont appelés bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » – Luc 22, 25-26), ni à attendre ce Royaume les yeux au ciel, ni à penser qu’il n’y en a pas à attendre (limitant le Royaume à l’outre-mort, en forme d’opium du peuple). Le Royaume messianique est de l’ordre de l’espérance — préparer les chemins du Seigneur, du Décalogue aux Droits de l’Homme — et du refus d’y identifier quelque pseudo-réalisation historique que ce soit, qui pourrait s’avérer plutôt être avènement de catastrophes. (Le pré-millénarisme, où le Royaume est précédé par la Parousie, semblerait donner à éviter cette tentation, mais, courant peut-être majoritaire aujourd’hui dans le protestantisme américain, principalement évangélique, il y semble toutefois sans grande incidence concrète sur un comportement politique prenant les allures redoutables d’une sorte de chrétienté, i.e. d’un post-millénarisme historique !)

Où Cioran (cit. supra) et 2 Pierre 3 (écrivant, v. 10-12, que « les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. […] Nous attendons, console-t-il, selon sa promesse des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite » (cf. Ésaïe 65, 17-25) prennent une étrange dimension d’actualité contre une alternative historique optimiste (un Ésaïe aux promesses de nouveaux cieux et nouvelle terre isolées par rapport à la menace prégnante chez les même Ésaïe) ; la dimension de la rupture, éventuellement tragique, existe aussi dès les temps bibliques (d’Ésaïe à 2 Pierre), et chez leurs lecteurs, jusqu’à Luther, et tant d’autres avant et après lui, voyant dans la détresse de son temps l’annonce d’un tournant important, voire d’une fin prochaine.

Calvin, pour sa part, qui est extrêmement sobre en matière d’eschatologie, n’en considère pas moins déjà que tout est en place pour qu’on puisse considérer les temps comme redoutables — tout étant en place depuis les jours du Nouveau Testament. La seconde Épître aux Thessaloniciens parle de ce qui retient le déchaînement final, aux allures totalitaires, avec pourvoir abusif de ce que l’Épître appelle l’Impie, référant au livre de Daniel, que Calvin cite aussi, parlant de profanation du Temple, comme événement final (d’où la nature antichristique de toute Église compromise avec le pouvoir, qui accepte par là ce que le Christ a refusé — ce qui explique la sévérité des Réformateurs pour la papauté, puissance temporelle). La seconde Épître aux Thessaloniciens parle aussi de ce qui retient le temps sombre de la fin, en grec le katechon. Pour Calvin ce qui retient le temps final d’advenir, le katechon, c’est la prédication de l’Évangile à toutes les nations (selon ce que dit aussi, entre autres, Matthieu 24). Or il considère que cela a eu lieu aux temps apostoliques, hypothèse qui sera encore, au XXe siècle, celle du théologien Oscar Cullmann, pour qui l’acteur de cette annonce (le katechon) est Paul lui-même, puisque le mot katechon est employé par l’Épître une fois au neutre, « ce qui retient », une fois au masculin, « celui qui retient ». En d’autres termes, tout était déjà prêt dès la fin du temps apostolique pour le temps final, qui a commencé en 70, avec la profanation et la destruction du Temple de Jérusalem. Si tout est prêt depuis lors, que dire aujourd’hui, sinon avec Cioran, « notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers ».

L’eschatologie chrétienne nous indique alors qu’il s’agit de vivre en anticipation le jour d’éternité, le Royaume qui est au milieu de nous. Ici Calvin retrouve Me Eckhart (héritier en cela d’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, Me Eckhart dont la mystique a été décisive pour fonder la foi de Luther). Une eschatologie de l’éternité (dans un exil intérieur) comme préparation à traverser des temps qui risquent d’être difficiles.

Vivre en espérance des « nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 12 / Ésaïe 65) — et où « il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Gal 3, 28).


RP, 20e Colloque hilarien,
« Avenir du monde, devenir de l'homme »,
L'eschatologie chrétienne, d'Hilaire à nos jours,
Poitiers, 11/12/2020


samedi 12 janvier 2019

Héritage calvinien, une théologie de l’exil





Calvin, son histoire en exil

En 1533 Calvin, alors âgé de 24 ans, avait participé, pense-t-on en général, mais sans certitude, à la rédaction d’un discours empreint de théologie réformatrice : celui du médecin Nicolas Cop, recteur de l’université de Paris à laquelle Calvin est inscrit – discours de début de semestre, prononcé le 1er novembre 1533. C’est une interprétation du Sermon sur la montagne, portant éloge de l’Évangile. Cop affirme ainsi son appartenance à la Réforme. Cop est alors accusé d’hérésie et doit quitter Paris pour vivre dans sa ville natale, Bâle. Et Calvin de se réfugier près d'Angoulême, puis à Nérac auprès de Marguerite de Navarre.

En octobre 1534 a lieu à Paris l’affaire dite « des placards » : des écrits contre la messe affichés en divers lieux. Les « luthériens », comme on appelle les partisans de la Réforme, sont accusés. Calvin, confessant déjà publiquement sa foi, doit donc s’éloigner. Il cherche un séjour calme pour poursuivre ses études. Il se retire à Ferrare, Strasbourg et Bâle.

Bâle, où il termine, en août 1535 la rédaction d’un catéchisme pour les croyants réformés francophones, qui sera édité en mars 1536. Outre la rédaction de ce catéchisme, dédié à François Ier, intitulé « Institutio christianae religionis » (Institution de la religion chrétienne — qui retravaillé et amplifié au long de sa vie, sera son ouvrage majeur), il continue à étudier la Bible, apprend l’hébreu, lit les œuvres de Luther, de Melanchthon et de Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg…

En avril 1536, immédiatement après la parution de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin revient brièvement à Paris y rencontrer ses frères et sœurs. Ensuite, il souhaite aller à Strasbourg. Mais il ne peut pas emprunter le chemin direct parce qu’une nouvelle guerre a éclaté entre François Ier et l’empereur Charles Quint. Ainsi, il est contraint de faire le voyage par Lyon et Genève, ce qui aura des conséquences considérables.

Je le cite : « Le chemin le plus court pour aller à Strasbourg, ville dans laquelle je voulais me retirer à l’époque, était fermé par la guerre. C’est pourquoi je pensais être seulement de passage ici à Genève et n’y rester qu’une nuit. À Genève, la papauté avait été abolie peu avant par l’honnête homme que j’ai mentionné auparavant [Farel] et par le maître des arts Pierre Viret. Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu et il existait des querelles et des clivages dangereux entre les habitants de la ville. À l’époque, un homme m’a reconnu... [du Tillet] et a appris ma présence aux autres. Par la suite, Farel (enthousiaste à l’idée de faire la promotion de l’Évangile) a fait tous ses efforts pour me retenir. Ayant entendu que je voulais demeurer libre pour mes études privées et compris qu’il ne pouvait rien obtenir par les supplications, il est allé jusqu’à me maudire : Dieu devait condamner mon calme et mes études si je me retirais dans une telle situation critique au lieu de proposer mon aide et mon soutien. Ces mots m’ont fait peur et m’ont bouleversé au point que j’ai renoncé au voyage prévu. Mais, conscient de mes peurs et de ma crainte, je ne voulais à aucun prix être obligé d’occuper un ministère déterminé. » (J. Calvin, Préface au commentaire des Psaumes.)

Calvin reste à Genève (1536), non pas comme prêtre ou prédicateur attitré mais comme « lecteur des Saintes Écritures de l’Église de Genève. » Mais bientôt, il est invité à prêcher et à contribuer à la formation de l’Église.

Calvin et Farel seront relevés de leurs fonctions et devront quitter la ville deux ans après, l’opposition étant majoritaire depuis les élections de 1538. On va jusqu’à faire mine de soupçonner Calvin de nier la nature divine de Jésus-Christ – accusations qui n’ont pu que jouer un rôle, plus tard, en 1553, dans l’acceptation par Calvin (qui pèse encore contre lui) de la condamnation de Servet (anti-trinitaire réfugié à Genève après avoir fui Lyon où l’Inquisition l’a fait brûler en effigie) par le magistrat de la ville suisse, avec l’aval des autorités de plusieurs autres cantons suisses. Calvin n’est alors pas même citoyen de Genève.

Chassé auparavant de la ville par un conseil qui était allé jusqu’à interdire à Calvin et Farel de prêcher le dimanche de Pâques, il souhaite retourner à Bâle pour y poursuivre ses études… et se retrouve à Strasbourg, pressé par le réformateur de la ville, Martin Bucer, qui insiste jusqu’à ce que Calvin accepte de devenir le pasteur de la paroisse des réfugiés français, à laquelle il donne le modèle strasbourgeois, qui marquera sa conception de l’Église, et qu’il mettra en œuvre à Genève.

… Puisque Calvin a été rappelé à Genève. Durant son séjour à Strasbourg la situation avait évolué à Genève de façon négative. Après le départ de Farel et de Calvin, le désordre règne dans l’Église genevoise. La ville de Berne essaie de prendre le contrôle de Genève. Un conflit s’annonce. Les adeptes de la Réforme réussissent à convaincre une partie des opposants que le retour de Calvin à Genève est indispensable pour rétablir l’ordre. Le 20 octobre 1540, une légation de Genève arrive à Strasbourg pour demander à Calvin de revenir à Genève. Il hésite et refuse. Farel aussi tente de le convaincre, sans succès. Et Bucer aimerait le garder à Strasbourg. Les tentatives de faire venir Calvin à Genève durent plus de six mois avant que qu’il accepte enfin de s’y rendre pour quelques semaines (1541).

Le même processus que la première fois s’est répété quand il a été rappelé à Genève (cf. Alain Perrot, Le visage humain de Jean Calvin, L & F 1986, p. 64) : « Ma timidité me présentait beaucoup de raisons pour m'excuser pour ne point reprendre de nouveau sur mettre sur mes épaules un fardeau si pesant, mais à la fin le regard de mon devoir (...) me fit consentir à retourner vers le troupeau d'avec lequel j'avais été comme arraché ; ce que je fis avec tristesse, larmes, grand trouble et détresse, comme Dieu m'en est très bon témoin (...). Maintenant si je voulais raconter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé depuis ce temps-là (...) ce serait une longue histoire. »

Longue histoire dont il donne ce raccourci : « Bref, cependant que j'avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement promené et fait tournoyé par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusqu'à ce que malgré mon naturel il m'a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit. »

Le 13 septembre 1541, Calvin arrive donc de nouveau à Genève, reprenant la chaîne de ses prédications au texte où il l’avait laissée. Mais contrairement à ses plans, il n’y reste pas seulement quelques mois mais pour le restant de sa vie. Il marquera la ville de son enseignement, au point que la calomnie en fera un dictateur théocratique, alors qu’il n’y a jamais eu le pouvoir. Il n’en devient citoyen que peu avant sa mort. Calvin n’a pas voulu la tâche qui lui a été comme imposée à Genève. Il est resté, puis revenu, à contre-cœur, comme en exil…


L’Église protestante en France, une histoire en exil

34 ans après la mort de Calvin, en avril 1598 – soit près de 40 ans après l’échec du colloque de Poissy de 1561 (tenu du vivant de Calvin) qui aurait pu voir naître une Église gallicane unie, à la fois catholique et protestante, et épargner à la France de terribles guerres civiles –, en avril 1598 donc, Henri IV signait à Nantes un Édit de tolérance donnant pour un siècle une paix religieuse globale à la France. Depuis François Ier, au début du XVIe siècle, la France hésite entre l’Église catholique romaine et la foi de la Réforme. Le phénomène est alors international. Mais ailleurs des solutions ont été tranchées. L'Espagne s'est durcie dans un catholicisme intransigeant. L'Angleterre a rompu avec Rome.

Entre ces deux grandes puissances, les diverses principautés et autres États chrétiens européens en sont venus à cohabiter sur le principe scellé à la fin de la guerre de 30 ans dans la paix d'Augsbourg (en 1555) : cujus regio, ejus religio – ce qui signifie que chaque roi détermine la religion de son peuple.

La France, elle, hésite alors encore, le colloque de Poissy en est le dernier signe. Se trouvent en France trois partis principaux.

Premier parti, celui du roi, issu de la tradition humaniste ; le roi est chrétien, certes, – « roi très chrétien » même, tel est son titre – chrétien et catholique, mais il n'hésite pas à traiter, depuis François Ier, avec les États protestants et même avec la Turquie musulmane contre l'Espagne catholique. Attitude très moderne à l'époque dont on ne trouve l'équivalent qu'en Angleterre, traitant avec la Perse.

Second parti en France, le parti ultra catholique, qui formera la Ligue, s'alliant avec l'ennemi espagnol pour garantir un catholicisme intransigeant.

Troisième parti, les protestants, avec une aile stricte et une aile modérée proche du parti du roi. Calvin, insistant pour que soit organisée en France une Église réformée en exil, a probablement pressenti que, malgré son souhait exprimé dans sa dédicace de son Institution de la religion chrétienne à François Ier, la chose advenue en Angleterre (et qu’il a soutenue – on le sait par ses lettres au roi Édouard VI) ne se ferait pas dans sa patrie.

Reste que dans l'esprit du roi de France, doit pouvoir s'esquisser entre un catholicisme modéré et un protestantisme modéré un compromis gallican sur un mode pas si éloigné que ça de l’Église anglicane en Angleterre – malgré qu'en France la rupture avec Rome n'ait pas eu lieu. Mais !… Pour Henri III, cette volonté de compromis lui vaudra d'être assassiné par un tenant du parti ultra catholique. Pour Henri IV, le compromis passera par sa conversion au catholicisme – on connaît la fameuse formule « Paris vaut bien une messe », puis, pour lui aussi, débouchera sur son assassinat.

L’Édit de Nantes évoque quelque chose de connu : ce document royal signé par Henri IV en 1598, entre le 13 et le 30 avril selon les hypothèses, et qui permet pour près d'un siècle la cohabitation des – désormais séparés – catholiques et des protestants en France. Tant bien que mal. L’Édit est signé à Nantes où Henri IV vient de remporter la victoire sur ses ennemis ligueurs, alliés à l'Espagne, en obtenant le ralliement de Mercœur qui tenait la Bretagne, dernier bastion de la Ligue, c'est-à-dire des ultra catholiques. Bientôt principal port esclavagiste français, le lieu est symbolique en 1598 parce qu'il est le dernier bastion catholique ligueur à résister à Henri IV ; le lieu est donc symbolique aussi pour sa portée pédagogique : même si à l'époque l’Édit de Nantes représentait sans doute peu de choses. Précédé par toute une série d'édits similaires, donnant autant de paix provisoires, il n'a dans l’immédiat sans doute pas la portée quasi mythique qu'il a acquise.

L’Édit de Nantes s'inscrit donc dans la lignée royaliste, dite « politique » – c’est-à-dire du parti modéré. Parmi les édits similaires qui l’ont précédé, l’Édit de Nantes se spécifie par ce qu'il est la première version presque réussie du projet royal gallican, qui échouera finalement aussi, échec scellé par sa Révocation par Louis XIV en 1685 (la même année que la signature du Code noir). L’exil (intérieur), « le désert », de la minorité qu’est devenue le protestantisme est désormais définitif.

Dès lors, suite à la persécution des non catholiques (minorité pas si insignifiante que cela tout de même), la religion à la Française prendra le chemin de la laïcité – qui scellera plus tard, on y vient, une autre symbolique de l’exil.

Dès le XVIe siècle, l'esquisse de cette future laïcité se situe, en France, du côté des « politiques », par ex. dans l'alliance avec les princes protestants ou avec le Grand Turc – alliances que la royauté française a contractées dès François Ier – plutôt que du côté du projet gallican de l’Édit de Nantes. En Angleterre, l’Église parallèle à celle de ce projet, l’Église anglicane, n'était pas le lieu de la laïcité – la laïcité était plutôt, mutatis mutandis, du côté de son opposition puritaine (équivalent anglais de l'aile stricte du protestantisme français d'alors) – qui en venait déjà à voir d'un bon œil l'idée d'accorder la liberté de culte aux juifs et même aux musulmans.

Pour comprendre la violence qui a tout hypothéqué, peut-être jusqu’aujourd’hui, on peut emprunter cette description d'un sociologue contemporain, Peter Berger (La religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion, 1971, p.181-182) : « le protestantisme a extrêmement réduit le champ de l'extension du sacré » dit-il. Il poursuit : « L'immense réseau d'intercession [s’adressant] aux saints et aux âmes de tous les défunts disparaît […]. Ce processus a été très bien résumé dans l'expression (de Max Weber) "désenchantement (= dés-ensorcellement) du monde". Le croyant protestant ne vit plus dans un monde toujours et partout pénétré des êtres et des forces sacrés ». Exil hors de ce monde qui s’esquisse là. Et face à un monde, ce monde, que l'on perçoit donc comme s'écroulant, la guerre est donc passionnelle.

Côté Ligue – ultra catholique –, on hait le roi, et pas seulement Henri IV, mais déjà ses prédécesseurs plus ou moins humanistes. J.M. Constant, dans son livre sur La Ligue (Paris, Fayard, 1996, p. 218), montre la foule brûlant un tableau représentant Henri III fondant l'Ordre du Saint-Esprit – lieu par excellence du parti des « politiques » ; et devenu le modèle de la croix huguenote comme espérance d’une citoyenneté enfin octroyée, espérance perdurant malgré la révocation de l’Édit de Nantes consacrant l’Église réformée comme Église en exil, jusqu’à l’Édit de tolérance de 1787, et surtout l’obtention de la liberté – en 1789, selon la belle parole du pasteur Rabaut St-Etienne : « nous voulons la liberté et pas la tolérance », inspirant l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen sur la liberté de conscience –, reçue sans doute un peu vite comme fin de l’exil. Il a seulement changé de figure ! Et ici la leçon vaut plus largement que pour le seul protestantisme. Elle est biblique. Malgré le décret de Cyrus (auquel Napoléon a été comparé par des protestants enthousiastes, cédant imprudemment à un redoutable contresens), l’exil, selon la prédication du Baptiste citant Ésaïe 40 quelques siècles après Cyrus, est toujours à l’ordre du jour. Il l’est encore au jour de l’Ascension du Christ (cf. Actes 1), et l’est toujours depuis (Hilaire, avant Calvin, a pu la savoir !).


Esquisse d’une théologie de l’exil

Le fait de l'exil, d’un exil bien plus fondamental que les exils historiques, s'exprime par un sentiment plus ou moins diffus de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment accru consécutivement à un échec ; un désert littéral ou politique pour l’histoire française du protestantisme, mais pas seulement : une perte d'emploi ; un divorce ; un déplacement géographique – exil proprement dit – ; un deuil finalement.

Autant d'occasions d’accroissement d'un sentiment où se dévoile une réalité qui les précède, et un sentiment qui les ne les requiert pas forcément. Le sentiment de la perte irrémédiable, advenu pour Hilaire, Calvin, ou les protestants de l’Ancien Régime, nous atteint de toute façon tous dans le fait que perdons, que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

Il n'est d’ailleurs pas jusqu'aux réalités positives de notre vie qui ne nous le signalent. Ainsi, dans la vie, on apprend – du moins l'espère-t-on ! Et on apprend de ce que l'on mûrit. Or, mûrir, c'est pourrir un peu. Cela on ne peut s'empêcher de le ressentir. Notre avenir temporel est perte.

C'est là un sentiment qui se nourrit de réalité et devient la nostalgie, tel un champignon – qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant la révocation d’un édit de tolérance, ou avant l'échec, tout échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Et là, ce sentiment ment déjà. L'avant, l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

« Se pencher sur son passé c'est risquer de tomber dans l'oubli », dit Coluche. Car il n'est de passé que chargé d'avenir. C'est pourtant là notre situation, tragique, d'autant plus tragique que justement une bonne partie de nos soucis est l'oubli de cet exil, dans la fuite en avant, chargée de la certitude en trompe l’œil qui veut que l'avenir sera glorieux, ou pire, fut glorieux ; avec comme seule alternative la culture du mensonge de la mémoire d'un temps passé où il faudrait revenir, où tout était si doux.

La nostalgie comme sentiment de l'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. C’est ce dont Calvin, fort d’une expérience… hilarienne de l’exil, nous transmets la leçon dans son Institution de la Religion Chrétienne, au livre III, chapitre ix (intitulé « De la méditation de la vie à venir » ; les chapitres vi à x constituaient aussi un tiré à part, sorte de manuel de vie quotidienne des croyants, intitulé Petit traité de la vie chrétienne) – je cite le § 1 du ch. ix :

« nostre entendement est comme esblouy de la vaine clairté qu'ont les richesses, honneurs et puissances, en apparence extérieure, et ainsi ne peut regarder plus loing. Pareillement nostre cœur estant occupé d'avarice, d'ambition, et d'autres mauvaises concupiscences, est yci attaché tellement qu'il ne peut regarder en haut. Finalement toute l'âme estant enveloppée, et comme empestrée en délices charnelles, cherche sa félicité en terre. Le Seigneur doneques pour obvier à ce mal enseigne ses serviteurs de la vanité de la vie présente, les exerçans assiduellement en diverses misères. Afin doneques qu'ils ne se promettent en la vie présente paix et repos, il permet qu'elle soit souvent inquiétée et molestée par guerres, tumultes, brigandages, ou autres injures. Afin qu'ils n'aspirent point d'une trop grande cupidité aux richesses caduques, ou acquiescent en celles qu'ils possèdent, il les rédige en indigence, maintenant par stérilité de terre, maintenant par feu, maintenant par autre façon : ou bien il les contient en médiocrité. Afin qu'ils ne prenent point trop de plaisir en mariage, ou il leur donne des femmes rudes et de mauvaise teste, qui les tormentent : ou il leur donne de mauvais enfans, pour les humilier : ou il les afflige en leur ostant femmes et enfans. S'il les traitte doucement en toutes ces choses : toutesfois alin qu'ils ne s'enorgueillissent point en vaine gloire, ou s'eslèvent en confiance désordonnée, il les advertit par maladies et dangers, et quasi leur met devant les yeux combien sont fragiles et de nulle durée tous les biens qui sont sujets à mortalité. Pourtant nous proufitons lors très bien en la discipline de la croix, quand nous apprenons que la vie présente, si elle est estimée en soy, est plene d'inquiétude, de troubles, et du tout misérable, et n'est bien heureuse en nul endroict : que tous les biens d'icelle qu'on a en estime sont transitoires et incertains, frivoles et meslez avec misères infinies : et ainsi de cela nous concluons qu'il ne faut yci rien chercher ou espérer que bataille : quand il est question de nostre couronne, qu'il faut eslever les yeux au ciel, car c'est chose certaine, que jamais nostre cœur ne se dresse à bon escient à désirer et méditer la vie future, sans estre premièrement touché d'un contemnement de la vie terrienne. »

Mais ce n’est pas à dire qu’il faille dédaigner ce qui se vit en ce temps. Au chapitre suivant du même livre III, le chapitre X, intitulé « Comment il faut user de la vie présente, et ses aides », Calvin note :
« Par ceste mesme leçon l'Escriture nous instruit aussi bien quel est le droict usage des biens terriens : laquelle chose n'est pas à négliger, quand il est question de bien ordonner nostre vie. Car si nous avons à vivre, il nous faut aussi user des aides nécessaires à la vie. Et mesmes nous ne nous pouvons abstenir des choses qui semblent plus servir à plaisir qu'à nécessité. Il faut doncques tenir quelque mesure, à ce que nous en usions en pure et saine conscience, tant pour nostre nécessité comme pour nostre délectation. Ceste mesure nous est monstrée de Dieu, quand il enseigne que la vie présente est à ses serviteurs comme un pèlerinage par lequel ils tendent au royaume céleste. S'il nous faut seulement passer par la terre, il n'y a doute que nous devons tellement user des biens d'icelle, qu'ils advancent plustost nostre course qu'ils ne la retardent. Parquoy sainct Paul n'admoneste point sans cause qu'il nous faut user de ce monde-ci, ne plus ne moins que si nous n'en usions point, et qu'il nous faut acheter les héritages et possessions de telle affection comme on les vend (1 Cor. VII, 30, 31). Mais pource que ceste matière est scrupuleuse, et qu'il y a danger de tomber tant en une extrémité qu'en l'autre, advisons de donner certaine doctrine, en laquelle on se puisse seurement résoudre. […]
« L'Escriture ne feroit point mention ça et là, pour recommander la bénignité de Dieu, qu'il a fait tous ces biens à l'homme. Et mesmes les bonnes qualitez de toutes choses de nature, nous monstrent comment nous en devons jouir, et à quelle fin, et jusques à quel point. Pensons-nous que nostre Seigneur eust donné une telle beauté aux fleurs, laquelle se représentast à l'œil, qu'il ne fust licite d'estre touché de quelque plaisir en la voyant? Pensons-nous qu'il leur eust donné si bonne odeur, qu'il ne voulust bien que l'homme se délectast à flairer? D'avantage, n'a-il pas tellement distingué les couleurs, que les unes ont plus de grâce que les autres ? […]
« tous les biens que nous avons, nous ont esté créez afin que nous en recognoissions l'autheur et magnifiions sa bénignité par action de grâces. […] »


L’exil nous renvoie alors à l’Ecclésiaste, livre qui est lu dans le judaïsme lors des fêtes de Souccoth, qui rappellent le temps du pèlerinage au désert. La réalité de l’exil ne nous dit donc pas qu’il s’agit de ne pas vivre en ce temps, mais – dans l’espérance du Règne de Dieu, puisque ce temps, souvent douloureux, chargé de misère et de violence, puisque ce temps est en outre bref –, « tout ce que ta main trouve à faire ici-bas fais-le, car il n’y a rien de tout cela dans le séjour des morts où tu vas » (Ecc 9, 9-10).


R. Poupin, Colloque hilarien,
Poitiers, espace St-Hilaire, 14 janvier 2019 (PDF ici)


samedi 13 janvier 2018

La Réforme : la prédication à la source de l’Église





« Le succès historique du christianisme, sa puissance, son endurance, sa durée historique, tout cela ne démontre heureusement rien, pour ce qui en est de la grandeur de son fondateur et serait, en somme, plutôt fait pour être invoqué contre lui. Entre lui et ce succès historique, se trouve une couche obscure et très terrestre de puissance, d’erreur, de soif de passions et d’honneurs, se trouvent les forces de l’empire romain qui continuent leur action, une couche qui a procuré au christianisme son goût de la terre, son reste terrestre. Ces forces qui rendirent possible la continuité du christianisme sur cette terre et lui donnèrent en quelque sorte sa stabilité. La grandeur ne doit pas dépendre du succès […]. »
(Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, II § 9)

La prédication est à la source de l’Église, la source en étant la Parole de Dieu, – mais elle l’est comme signe de contradiction, qui vaudra des problèmes à ceux qui la portent, pour peu qu’ils ne pactisent pas avec l’enfouissement de la Parole divine requis par la force ambiante, fût-elle, au temps des Pères depuis le IVe siècle, puis des Réformateurs, force de Chrétienté.

Luther : « Si j’avais su au début […] ce que j’ai maintenant éprouvé et vu, à savoir à quel point les gens haïssent la Parole de Dieu et s’y opposent aussi violemment, je m’en serais tenu en vérité au silence […] Mais Dieu m’a poussé de l’avant comme une mule à qui l’on aurait bandé les yeux pour qu’elle ne voie pas ceux qui accourent contre elle […] C’est ainsi que j’ai été poussé en dépit de moi au ministère d’enseignement et de prédication ; mais si j’avais su ce que je sais maintenant, c’est à peine si dix chevaux auraient pu m’y pousser. C’est ainsi que se plaignent aussi Moïse et Jérémie d’avoir été trompés. » (Luther, Propos de table – cité par Volz, Commentaire de Jérémie, p. 208, in Henry Mottu, Les "confessions" de Jérémie : une protestation contre la souffrance, Labor & Fides, 1985, p. 123)

« Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire ; Tu m’as saisi, tu m’as vaincu. Et je suis chaque jour un objet de raillerie, Tout le monde se moque de moi. » (Jérémie 20, 7)

Calvin, dans sa Préface à son Commentaire des Psaumes de 1557, où l’on trouve les quelques rares propos sur lui-même qu’il nous a laissés, dit la même chose, référant pour sa part aussi à Jonas fuyant sa vocation.

Juriste français qui avait déjà une notoriété européenne d’humaniste, confessant déjà publiquement sa foi, entendant poursuivre son travail théologique, Calvin était allé pour cela Ferrare, Strasbourg et Bâle, ayant dû quitter Paris après « l’affaire des placards ». Suite à la parution d'une première édition de ce qui est alors un catéchisme, l’Institution de la religion chrétienne, et après un retour à Paris, il entend poursuivre son travail à Strasbourg. Mais il ne peut pas emprunter le chemin direct parce qu’une nouvelle guerre a éclaté entre le roi de France François Ier et l’empereur Charles Quint. On est en avril 1536. Calvin est contraint de faire le voyage par Lyon et Genève, où il entend ne pas rester !…

Je le cite : « Le chemin le plus court pour aller à Strasbourg, ville dans laquelle je voulais me retirer à l’époque, était fermé par la guerre. C’est pourquoi je pensais être seulement de passage ici à Genève et n’y rester qu’une nuit. À Genève, la papauté avait été abolie peu avant par l’honnête homme que j’ai mentionné auparavant [Farel] et par le maître des arts Pierre Viret. Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu et il existait des querelles et des clivages dangereux entre les habitants de la ville. À l’époque, un homme m’a reconnu… et a appris ma présence aux autres. Par la suite, Farel […] a fait tous ses efforts pour me retenir. Ayant entendu que je voulais demeurer libre pour mes études privées et compris qu’il ne pouvait rien obtenir par les supplications, il est allé jusqu’à me maudire : Dieu devait condamner mon calme et mes études si je me retirais dans une telle situation critique au lieu de proposer mon aide et mon soutien. Ces mots m’ont fait peur et m’ont bouleversé au point que j’ai renoncé au voyage prévu. Mais, conscient de mes peurs et de ma crainte, je ne voulais à aucun prix être obligé d’occuper un ministère déterminé. » (Calvin, Commentaire des Psaumes, Préface)

C'est ainsi qu'à l’appel de Farel qui sait ses capacités de théologien, Calvin reste à Genève, non pas comme prêtre ou prédicateur attitré mais comme « lecteur des Saintes Écritures de l’Église de Genève. » Mais bientôt – et il y insiste : bien malgré lui ! – il est invité à prêcher et à contribuer à la formation de l’Église. Calvin et Farel, deux ans après, seront démis de leurs fonctions par le conseil de la ville, et devront la quitter (on est en 1538). Le conseil d’alors était tout de même allé jusqu’à leur interdire de prêcher le dimanche de Pâques…

Calvin souhaite retourner à Bâle pour y poursuivre ses études… et se retrouve à Strasbourg, en 1538 donc, pressé par le réformateur de la ville, Martin Bucer, qui insiste jusqu’à ce que Calvin accepte de devenir le pasteur de la paroisse des réfugiés français… Le 13 septembre 1541, rappelé pour la seconde fois à Genève, il y arrive à nouveau à contre cœur. Il reprend la chaîne de ses prédications au texte de sa lectio continua où il l’avait laissée.

Mais contrairement à ses plans, il ne reste pas à Genève seulement quelques mois mais pour le restant de sa vie. Il marquera la ville de son enseignement, au point que la calomnie en fera un dictateur théocratique, alors qu’il n’y a jamais eu le pouvoir et n’en devient citoyen que peu avant sa mort. Mais il prêche contre l’ignorance et le libertinage ; il y va mener patiemment, par la parole, œuvre de salut public, dans une société malade de la prostitution, de la pauvreté, du chômage, et de ses riches. Ça lui vaut des ennemis…

*

Quelle prédication des Réformateurs ? « L’humanisme chrétien d’un Érasme, puis […] la Réforme protestante et de la Contre-Réforme remirent en selle [la prédication homilétique, prenant la place du] sermon scolastique [qui], comme son appellation l’indique, dérive des pratiques de l’exégèse biblique et de la rhétorique universitaires du Moyen Age. Il suppose une formation théologique et rhétorique très poussée, et il repose entièrement sur l’interprétation allégorique des Écritures. Le sermon homilétique, lui, consiste à commenter librement un passage assez bref de la Bible, au fil du texte […]. Les grands modèles en avaient été donnés, aux origines du christianisme, par les Pères de l’Église, dont l’exégèse se trouve en grande partie dans leurs sermons bibliques. Les humanistes chrétiens, surtout Érasme, en publiant leurs grandes éditions des œuvres de ces Pères, avaient réveillé, dans les deux premières décennies du XVIe siècle, l’intérêt et le goût pour cette forme de prédication. Sa rareté à la fin du Moyen Age explique le fait que la Réforme, en le remettant au centre de la prédication, a suscité un immense enthousiasme. Il permettait de redécouvrir, selon le slogan du mouvement réformateur, la « pure Parole de Dieu », et de prêcher de manière simple et directement accessible sur un texte biblique, bientôt rendu lisible en langue vernaculaire par les traductions protestantes de la Bible, elles-mêmes établies d’après les textes en langue originale. La revalorisation de la prédication […] et la traduction […] de la Bible en langue vernaculaire, à partir des nouvelles connaissances humanistes sur les langues originelles de la Bible (hébreu et grec), se confondirent ainsi avec la cause doctrinale et spirituelle de la Réforme. […]
Il s’agissait donc pour
[pour Calvin sans doute plus que pour Luther, qui avait remis l’Église-institution aux princes, mais ça vaut aussi pour lui, et pour chaque réformateur] de guider et d’édifier l’ensemble du corps social […] au moyen d’une pratique que le réformateur […] considérait comme sa principale charge : expliquer quotidiennement les Écritures saintes, pour éclairer sur leur seul fondement les consciences, et apporter jour après jour à la cité humaine les exigences ainsi que les consolations de leur message. Cette pratique se confond avec une théologie. La Parole de Dieu, consignée dans la Bible, […] est d’abord, comme disent aujourd’hui les linguistes, une parole « performative », qui agit sur l’auditeur ou le lecteur. Dans la perspective réformatrice […], l’accueillir, c’est recevoir la grâce ; la rejeter, c’est être jugé par elle. Dans les deux cas, Dieu parle aux hommes, ici et maintenant. C’est le moyen qu’il a choisi pour mettre en œuvre leur salut, faire entrer les élus rachetés par Christ dans la voie de la sanctification […]. Pour Calvin, la prédication de la Parole de Dieu, c’est la Parole de Dieu, et elle en a l’autorité ; le prédicateur est le premier à s’y soumettre. C’est aussi une des deux « marques » qui permettent, depuis la Confession [luthérienne] d’Augsbourg (qui date de 1530), de savoir où se trouve la véritable Église aux yeux des protestants : là où il y a pure prédication de la Parole divine, et célébration des sacrements conforme à l’institution du Christ. Calvin précise cependant : Parole purement prêchée, et écoutée, et reçue. » (Olivier Millet, « Calvin, homme de parole, interprète de la Bible et écrivain », La Revue réformée, n° 254, 2010, T.LXI)

« Parole purement prêchée, et écoutée, et reçue ». Où il est question de ce que Calvin appelle le témoignage intérieur du Saint-Esprit, par lequel seul la Parole prêchée est effectivement reçue : on est au cœur de la fonction homilétique de la prédication. Il ne s’agit pas simplement d’un exposé théorique, fût-il savant, des données scripturaires. C’est là, un exposé théorique, ce qu’il faut entendre par la formule de Paul : « la lettre tue ».

« La lettre tue mais l’Esprit vivifie » (2 Co 3, 6). Précision importante, pour la Réforme cette formule paulinienne ne signifie en aucun cas une opposition de la lettre et de l’esprit. Il suffit de lire 2 Co 3 pour savoir qu’il n’est pas question d’opposition, mais de lecture de la lettre selon la grâce que donne l’Esprit. Aussi fermement que Calvin en appelle ainsi à l’Esprit saint contre une théorie sèche que fournirait une lettre exclusive de l’esprit, il s’élève contre ce qui est pour lui illuminisme, et qui consiste à rejeter la lettre au nom de l’esprit, ce qui est la source de toutes les dérives, très fréquentes, ne nous leurrons pas, et pas seulement dans des sectes, où « l’inspiré » s’autoproclame autorité par dessus le texte biblique. La vivification par l’Esprit, témoignage intérieur de l’Esprit saint, est vivification pour aujourd’hui de la parole biblique servie dans la prédication, pour être vécue par la foi au cœur de la cité.

Car la prédication, à la source de l’Église, qualifie l’Église qui la reçoit pour vivre dans la cité selon la parole de Dieu. On l’a dit, prêcher cette Parole c’est aussi prêcher contre l’ignorance et tout ce qu’elle entraîne de malheur. La parole reçue est une arme de salut dans cette société malade de la prostitution, de la pauvreté, du chômage, et de ses riches, qui a déjà voulu renvoyer Calvin et Farel, fautifs d’avoir porté la Parole qui porte la guérison douloureuse.

Prêcher la Parole de Dieu, c’est la prêcher partout où elle se donne, pas seulement dans les paroles consolantes, essentielles pourtant. Toute la Bible, reçue comme sa propre interprète, y compris les mises en garde des Prophètes de la Bible hébraïque devant les exigences de la Loi biblique – dans une urgence de prise au sérieux du texte, aussi de la Bible hébraïque, dans sa transposition à la cité d’aujourd’hui, alors celle du XVIe siècle.

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« À partir de 1549, quand un secrétaire régulier fut engagé pour prendre en sténographie le texte de ses sermons [, on a] une trace écrite de sermons [de Calvin] qui n’étaient pas rédigés, mais improvisés en chaire. On constate que, sauf circonstances extraordinaires, il prêchait deux fois par dimanche, et, une semaine sur deux, chaque jour. […] Chaque sermon – dont la durée était limitée par un sablier – durait en général plus d’une heure. Calvin prêchait, sermon après sermon, du début à la fin d’un livre biblique, en retenant pour chaque homélie quelques versets, selon le modèle patristique de la lectio continua, particulièrement adapté à la prédication homilétique. Prêcher revient donc à interpréter systématiquement la totalité des Écritures saintes, de livre en livre. L’ordre des livres retenus n’est cependant pas celui de la Bible, mais il est dicté par des circonstances diverses. Cela ne signifie pas que les sermons de Calvin traitaient indifféremment les divers livres bibliques. Il prêchait en semaine sur l’Ancien Testament, et le dimanche sur le Nouveau Testament. Les Psaumes donnèrent lieu cependant à une série de sermons les dimanches après-midi, et la Semaine sainte justifia des textes du Nouveau Testament en dehors du dimanche.
Les sermons conservés de Calvin présentent les traits suivants. Ils expliquent le texte au fil de ses versets, en s’appuyant sur des connaissances linguistiques et historiques solides pour l’époque […]. Par rapport aux principes de l’exégèse chrétienne traditionnelle, celle de Calvin privilégie, dans ses sermons comme dans ses commentaires bibliques, une explication du sens littéral, mais en appliquant ce sens à la situation des fidèles.
Cela veut dire que l’exégèse allégorique, qui déchiffre dans l’Ancien Testament des symboles annonciateurs du Nouveau Testament et du Christ, est rarement pratiquée par Calvin quand il prêche sur l’Ancien Testament. Les sermons sur le Nouveau Testament insistent, eux, sur l’œuvre rédemptrice du Christ, et sur l’union des fidèles avec leur Sauveur, en vue de la vie nouvelle des régénérés. Le fait que ces sermons étaient donnés le dimanche explique, autant que la matière même des livres du Nouveau Testament, cette insistance thématique. Mais, dans les deux cas, les idées du texte biblique sont mises sur le compte d’une volonté divine d’interpeller directement et de toucher l’auditoire. »
(Olivier Millet, ibid.)

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Avec la prédication de l’Évangile du Christ, on demeure, après le Christ comme avant, dans un recours analogique (à savoir dans un contexte différent) aux dispositions de la Loi biblique. Avec en fond substantiel commun l’affirmation du droit et de la justice (ce qui déplaît souvent aux pouvoirs, même si la prédication est sans autre pouvoir que celui de la parole).

Quant à l’Évangile de la grâce seule et de la foi seule, cela signifie que la révélation en Christ est manifestation d’une grâce qui est don de Dieu aussi dans tout l’Ancien Testament : une approche théocentrique de la Trinité, quand chez Luther elle est nettement christocentrique.

Calvin n’oppose donc pas Loi et Évangile – Évangile donné aussi dans l’AT. Toute l’Écriture, qui est sa propre interprète. Cela implique un usage analogique (en fonction des contextes) de la Loi biblique qui structure l'espace des relations humaines. Cela en calvinisme plus précisément car il ne s'agit plus d'une simple remise aux princes de la responsabilité de l'ordre (comme pour Luther), mais encore de la promotion de relations justes en vue de la restitution au prochain du respect, politique donc, de son intégrité physique, morale, intellectuelle, et des conditions de cette intégrité : espace suffisant, matériel et spirituel, de liberté. Or cela relève pleinement de la question de la sanctification, comme exercice concret de l'amour du prochain, par l’œuvre intérieure de l’Esprit saint. Si la sanctification en effet relève du rétablissement de la relation avec Dieu, au sens où Luther rappelle que la foi seule accomplit le premier commandement, relatif à l'amour de Dieu – et si le premier commandement est indissociable du second qui lui est semblable, relatif à l'amour du prochain (cf. le 2e volet du Traité de la liberté du chrétien de Luther) – alors la sanctification ne se cantonne pas à la vie intérieure ; l'union mystique implique aussi la vie relationnelle et donc politique.

Ainsi s'explique pourquoi Calvin considère ce qu’on appelle alors l’usage normatif de la Loi, à savoir l’obéissance à la Loi biblique, comme son principal usage : les relations humaines se vivent dans le cadre des structures de la cité, équivalent horizontal des dispositions cultuelles quant au plan vertical, et adaptables aussi quant aux temps et aux lieux, autant d'échos à la Loi divine.

Remarquons qu’il n'est pas jusqu'aux constitutions modernes où l'on ne trouve cette reprise analogique d'une loi de toute façon reçue comme sourcée au-delà des raisons par lesquelles on en expliquera telle ou telle disposition. L'analogie avec la Loi divine éclate dans les limites de ces raisons.

Prenons un exemple simple dans le code de la route : si l'on prétend discuter indéfiniment des raisons pour lesquelles on s'arrête au feu rouge et on passe au feu vert, on désagrège les possibilités de la vie de la Cité, pour laquelle il faut de toute façon en venir à un « parce que c’est comme ça ». Au-delà de la symbolique des couleurs, le rouge comme alerte, et de son utilisation historique d’abord ferroviaire, on bute sur un « parce que c’est comme ça », concrétisé dans un accord, avec pour raison finale cet accord, cette alliance. À la racine de la question : pourquoi un fruit interdit au Paradis originel ? Au-delà des bibliothèques de réflexions fort utiles, on bute sur le fait de base : ici se marque la limite, comme condition du vivre ensemble. Ici aussi se distinguent prédication scolastique (bibliothèques de réflexions, de nos jours théories critiques, etc.) et prédication homilétique (« Dieu, que veux-tu de moi ? »).

Ce faisant, jusqu’aux temps modernes, la prédication de la parole biblique est à même de devenir, en posant des limites, un élément de critique, de contrôle, contre l'établissement de lois injustes. Le droit de résistance à l’oppression est ainsi posé dès Théodore de Bèze, le successeur de Calvin, dans son livre Du droit des magistrats, en 1574. Dire la limite qui libère.

Analogie donc, en fonction du contexte, avec la Loi divine, et les alertes des prophètes. Ainsi en prédication calvinienne, la notion de justice tendra à ne pas se réduire à la justification par la foi, la déclaration divine prononcée sur le pécheur, et la notion de liberté tendra à dépasser la stricte liberté intérieure.

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Luther, lui, entendait s'attacher premièrement à prêcher cette promotion intérieure de la foi libératrice, anticipant le jour – c’est notre temps, de post-Chrétienté – où la foi s’actualise dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes, face à des princes chargés de la responsabilité de la structuration des choses extérieures et politiques – étrangères au salut de l’homme intérieur. C’est essentiel pour l’idée des deux règnes, arrière-plan lointain de notre séparation des pouvoirs. La dimension politique du salut n'est donc, en ce sens, pas exclue chez Luther non plus.

Mais la prise en compte de la dimension civique de l’enseignement biblique est, quoiqu'il en soit, plus explicite chez Calvin. La Loi, son observance, relève de la responsabilité de chacun – pour une sorte de « christianisme citoyen ».

Et ne le perdons pas de vue, ce développement de la Loi sous son angle politique, concerne donc l'usage normatif, se développant en vertus, selon ce terme qui revient à la mode. Il s’agit, via la loi, de promouvoir l'espace de liberté que requiert la vie en société d'êtres limités et rencontrant leurs limites dans les relations à l'autre que marque la loi, dans liberté que donne l’Évangile, qui n’est pas un prétexte pour vivre selon ses propres désirs égoïstes (comme le rappelle Galates 5, 13).

Aujourd’hui dans une civilisation libérale, qu’en est-il ? Eh bien si l’on entend être fidèle aux Pères et aux Réformateurs pour une Église qui n’est pas appelée à simplement s’auto-contempler comme merveille communautaire, mais avant tout à porter la parole de Dieu au monde, la prédication est plus que jamais une urgence, pour que l’Église s’y source et s’y forme, quand les maux déjà dénoncés par les Réformateurs ont atteint des proportions qui plongent notre temps dans un désespoir épais, où perce cependant encore la promesse de l’Évangile tel que le donne déjà le Prophète Ésaïe (54, 10) : « quand les montagnes s’effondreraient, dit Dieu, quand les collines chancelleraient, mon amour ne s’éloignera pas de toi, mon alliance de paix ne sera pas ébranlée : je t’aime d’un amour éternel, et je te garde ma miséricorde ».


RP, Colloque hilarien, Poitiers, 13/01/18