Existe-t-il, comme l’expriment au XVIe siècle les synodes de Nîmes (1572) et de Montauban (1594), ou le pasteur Jean Chassanion, dans son Histoire des Albigeois (1595, rééd. Ampelos 2019), un lien de filiation, ou non, entre cathares et protestants français ? Avant de répondre à cette question, je dirai, au risque de surprendre, qu’au plan strictement théologique, les protestants du XVIe siècle sont héritiers plus des adversaires des cathares que des cathares eux-mêmes !
Les Réformateurs, en tant qu’hommes de la Renaissance, sont héritiers du travail théologique et philosophique de plusieurs figures médiévales de la piété et de la scolastique. Prenons par exemple Luther : sa découverte dans la Bible de la justification par la foi est incompréhensible si l’on fait l’impasse sur le fait que son abbé, Staupitz, face à ses angoisses, l’a orienté vers les mystiques rhénans, dont la figure tutélaire est le dominicain du XIVe siècle Maître Eckhart.
C’est un autre dominicain, du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, qui a plus particulièrement retenu ma recherche théologique à ce sujet (cf. ma thèse de théologie, publiée sous le titre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières, 2000 — cf. ici, un article reprenant l'essentiel du ch. VII), comme incontournable pour comprendre les Réformateurs, plus particulièrement du courant calvinien, sous l’angle notamment où les Réformateurs ont bel et bien une théologie de la Création, dont les premiers linéaments remontent justement à Thomas d’Aquin ! C’est via ce travail de réflexion sur Thomas d’Aquin que j’ai été conduit à m’intéresser aux cathares, à travers une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, Thomas d’Aquin a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ?
La théologie de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.
Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.
Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques. Et les hérétiques argumentent assidûment. On a deux traités de théologie du début XIIIe (écrits en latin) : l’un provenant d’Italie du Nord, l’autre du Languedoc, qui tous deux soutiennent fermement que la Création visible ne peut pas être attribuée à Dieu. Le Traité languedocien anonyme se trouve inséré dans un texte intitulé Contra Manicheos (i.e. Contre les Manichéens), traité dans lequel lesdits hérétiques sont aussi nommés cathares. Les deux termes (manichéens et cathares) apparaissent comme synonymes pour les polémistes (signifiant pour eux que selon les hérétiques le Créateur de ce monde et le Dieu bon ne sont pas le même).
Je viens d’utiliser le mot « cathare ». C’est le moment de préciser que les principaux intéressés ne se sont jamais voulu autre que chrétiens, et que le mot le plus courant chez les adversaires des cathares est « hérétiques ». Et il y en a pas mal d’autres, comme « bougres », c’est-à-dire « bulgares ». La Chanson de la Croisade, texte en occitan utilisé par Chassanion, par ex., les nomme « ceux de Bulgarie », à côté d’ « hérétiques » (pour le clergé : « Bons-hommes » et « Bonnes-dames », i.e. les « Parfaits » / 1 Co 2, 6) ou « croyants des hérétiques » pour les autres. Cela dit chez les théologiens et les clercs, on précise les choses, et le mot « hérétiques » est vague : chez les théologiens seuls, qui précisent, on trouve le mot « cathares ». Ainsi en un concile (Latran III, 1179), comme dans des traités théologiques, on trouve ce mot, synonyme donc de « manichéens ». Avec cet usage là, il apparaît pour la première fois en Rhénanie, en 1163, sous la plume de l’abbé Eckbert de Schönau, qui remarque que chez Augustin c’est un des mots qui désignent les manichéens. À Latran III, on le trouve, parmi d’autres termes péjoratifs, dans un canon (c. 27) visant les terres d’Oc, leurs hérétiques d’un côté, leurs bandes de pillards de l’autre. Les hérétiques en question sévissent notamment, selon le concile, en Albigeois ; un autre des noms par lesquels ils seront désignés.
Jean Duvernoy, qui a le premier mis tout cela en lumière (dès les années 1970), faisait remarquer que le terme est très péjoratif, renvoyant aussi au chat (catus), animal diabolique. On trouve cela chez le théologien de Montpellier Alain de Lille, utilisant le mot cathare dans sa polémique languedocienne. Il est un de ceux qui se sont ralliés à la signification théologique du mot.
Bref, on est aux prises avec une hérésie qui a un problème avec la bonté de la Création. Et voilà qu’un des membres d’un ordre voué à les combattre intellectuellement, Thomas d’Aquin, remarque que la philosophie arabe peut lui en fournir les moyens. Et il prend le risque. Cet enseignement, celui d’Aristote sera interdit à Paris… au moment où il sera utilisé à Toulouse, sans doute pas par hasard !…
Ce faisant, la théologie de Thomas d’Aquin marque un tournant qui entrera dans l’héritage de tous, y compris, plus tard, des Réformateurs. Calvin est, sous cet angle, parfaitement dans sa ligne, et écrit, à propos des cathares, la même chose que leurs adversaires médiévaux : hérésie manichéenne.
C’est là qu’on en vient à Chassanion et à nos synodes méridionaux du XVIe siècle : pourquoi revendiquent-ils une filiation si évidemment rejetée par le Réformateur ? N’oublions pas que les pasteurs de l’époque ont été formés par Calvin et/ou Théodore de Bèze, lequel est, comme Thomas d’Aquin, féru d’Aristote, et comme Calvin avec eux, tenant d’une forte théologie de la Création.
C’est précisément cela qui est intriguant, et qui pourrait expliquer le choix systématique du terme « albigeois », qui permet à Chassanion et à nos synodaux d’en faire un mouvement assez proche des vaudois, sinon similaire aux vaudois ! Façon de s’en réclamer sans se réclamer d’un manichéisme, i.e. catharisme, condamné par les Réformateurs, à commencer par Calvin, dont Chassanion est un disciple orthodoxe.
Reste que c’est sous ce nom que cette revendication d’une filiation va se répandre, jusqu’au refuge britannique, où ce terme, « albigeois », sera préféré jusqu’au milieu du XXe siècle, où l’historien Steven Runciman va les appeler simplement « manichéens médiévaux ». Que s’est-il passé entre temps ? Bossuet, fin XVIIe siècle, dans sa polémique contre les protestants, reprend la revendication des protestants français, principalement de ceux du midi, mais pour condamner le protestantisme comme autant d’hérésies variées, parmi lesquelles le manichéisme, qu’il a beau jeu de détecter chez les albigeois à partir des textes inquisitoriaux dont il dispose. Et il réintroduit la synonymie des deux termes qu’il utilise, manichéens ou cathares. On est au cœur d’une controverse catholiques-protestants (manichéisme pour ceux-là, pré-réforme proche des vaudois pour ceux-ci). Cela jusqu’au théologien et historien strasbourgeois Charles Schmidt qui, au milieu du XIXe siècle, concède que les albigeois des protestants étaient bien cathares (c’est-à-dire dualistes, selon le vocabulaire de l’époque). Titre de son ouvrage : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois.
Très vite les historiens universitaires se rangent unanimement à cet avis, qui est celui de Bossuet, et les cathares deviennent de façon simplifiée des manichéens venus d’Orient, selon une généalogie qu’ils s’attachent à décrire (cela jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle ; j’ai mentionné Runciman). (En parallèle, un courant néo-romantique adopte le même point de vue… pour se réclamer d’un néo-catharisme manichéen.)
Reste que quiconque ne se range pas à l’avis officiel académique s’expose à la déconsidération. Ainsi lorsqu’à la lumière des textes, Jean Duvernoy remet cela en question (bien humblement), il se fait régulièrement qualifier d’ « historien amateur régionaliste », bref, pas sérieux… Jusqu’à ce que devant l’évidence du sérieux de son travail (auquel on peut ajouter celui de René Nelli, Anne Brenon, Michel Roquebert, etc.), l’histoire officielle (dans le milieu des années 1990) reprenne à leurs travaux (sans les citer) que les cathares ne se sont jamais appelés eux-mêmes ainsi, et ne se sont jamais voulu que « chrétiens ». Après qu’ils eurent été compris comme manichéens, découvrir qu’ils étaient chrétiens amène la vulgate historienne à considérer que, chrétiens, ils n’étaient donc pas hérétiques, et que leur hérésie « cathare » n’est due qu’à l’invention de leurs ennemis, prétexte à un conflit purement politique.
C’est peut-être oublier un peu vite qu’au Moyen-Âge, même le politique est subordonné au théologique (cf. Thomas d’Aquin), comme aujourd’hui le politique est subordonné à l’économique. Et comme il serait de méthode peu sûre de s’intéresser à l’histoire du XXe siècle sans se préoccuper d’économie, il est peu sûr de s’intéresser à la question de l’hérésie médiévale sans se préoccuper de théologie. C’est probablement ce pourquoi plusieurs grands tournants dans l’étude de l’hérésie médiévale, que les théologiens médiévaux ont qualifiée de cathare ou manichéenne (synonymes sous leur plume, on l’a noté), ont été opérés depuis lors jusqu’aujourd’hui par des pasteurs, théologiens ou évêques : Thomas d’Aquin, Chassanion, Bossuet, Schmidt, etc. Signe de ce que pour comprendre un mouvement théologique il n’est pas inutile d’en passer par la théologie !
En regard de la théologie, si les disciples des Réformateurs sont plutôt héritiers des adversaires des cathares, la question de savoir pourquoi, via des synodes uniquement méridionaux, ils s’en sont réclamés au XVIe siècle n’en est que plus troublante. Où l’hypothèse d’une mémoire diffuse d’ancêtres spirituels persécutés vaut d’être posée, en parallèle avec la question similaire à laquelle on répond par l’affirmative concernant les vaudois. La théologie des vaudois médiévaux était si éloignée de la théologie réformée que le rattachement des vaudois à la réforme calvinienne lors du synode de Chanforan n’a pu se faire qu’au prix de modifications théologiques déchirantes. Les vaudois n’en sont pas moins devenus les réels ancêtres spirituels des réformés français du Lubéron aux Hautes-Alpes, et des protestants d’Italie, où ils portent jusqu’à aujourd’hui le nom de vaudois. Pas de trace institutionnelle aussi forte concernant les cathares, ce qui n’élimine pas la question pour autant (d’autant qu’on a retrouvé des éléments d’un rituel cathare dans une collection de textes vaudois recueillie par les protestants français, conservée à Dublin) ! En commun à la revendication d’une ascendance vaudoise et/ou cathare : une ecclésiologie alternative (voire plus large que la seule Occitanie : on peut ne pas faire l’impasse sur le contact bulgare signalé entre autres dans La chanson de la croisade utilisée comme source par Chassanion) ; ecclésiologie alternative à celle de l’Église romaine. En ce sens, considérer ladite revendication d’une filiation pourrait ne pas manquer de pertinence…
Les Réformateurs, en tant qu’hommes de la Renaissance, sont héritiers du travail théologique et philosophique de plusieurs figures médiévales de la piété et de la scolastique. Prenons par exemple Luther : sa découverte dans la Bible de la justification par la foi est incompréhensible si l’on fait l’impasse sur le fait que son abbé, Staupitz, face à ses angoisses, l’a orienté vers les mystiques rhénans, dont la figure tutélaire est le dominicain du XIVe siècle Maître Eckhart.
C’est un autre dominicain, du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, qui a plus particulièrement retenu ma recherche théologique à ce sujet (cf. ma thèse de théologie, publiée sous le titre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières, 2000 — cf. ici, un article reprenant l'essentiel du ch. VII), comme incontournable pour comprendre les Réformateurs, plus particulièrement du courant calvinien, sous l’angle notamment où les Réformateurs ont bel et bien une théologie de la Création, dont les premiers linéaments remontent justement à Thomas d’Aquin ! C’est via ce travail de réflexion sur Thomas d’Aquin que j’ai été conduit à m’intéresser aux cathares, à travers une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, Thomas d’Aquin a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ?
La théologie de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.
Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.
Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques. Et les hérétiques argumentent assidûment. On a deux traités de théologie du début XIIIe (écrits en latin) : l’un provenant d’Italie du Nord, l’autre du Languedoc, qui tous deux soutiennent fermement que la Création visible ne peut pas être attribuée à Dieu. Le Traité languedocien anonyme se trouve inséré dans un texte intitulé Contra Manicheos (i.e. Contre les Manichéens), traité dans lequel lesdits hérétiques sont aussi nommés cathares. Les deux termes (manichéens et cathares) apparaissent comme synonymes pour les polémistes (signifiant pour eux que selon les hérétiques le Créateur de ce monde et le Dieu bon ne sont pas le même).
Je viens d’utiliser le mot « cathare ». C’est le moment de préciser que les principaux intéressés ne se sont jamais voulu autre que chrétiens, et que le mot le plus courant chez les adversaires des cathares est « hérétiques ». Et il y en a pas mal d’autres, comme « bougres », c’est-à-dire « bulgares ». La Chanson de la Croisade, texte en occitan utilisé par Chassanion, par ex., les nomme « ceux de Bulgarie », à côté d’ « hérétiques » (pour le clergé : « Bons-hommes » et « Bonnes-dames », i.e. les « Parfaits » / 1 Co 2, 6) ou « croyants des hérétiques » pour les autres. Cela dit chez les théologiens et les clercs, on précise les choses, et le mot « hérétiques » est vague : chez les théologiens seuls, qui précisent, on trouve le mot « cathares ». Ainsi en un concile (Latran III, 1179), comme dans des traités théologiques, on trouve ce mot, synonyme donc de « manichéens ». Avec cet usage là, il apparaît pour la première fois en Rhénanie, en 1163, sous la plume de l’abbé Eckbert de Schönau, qui remarque que chez Augustin c’est un des mots qui désignent les manichéens. À Latran III, on le trouve, parmi d’autres termes péjoratifs, dans un canon (c. 27) visant les terres d’Oc, leurs hérétiques d’un côté, leurs bandes de pillards de l’autre. Les hérétiques en question sévissent notamment, selon le concile, en Albigeois ; un autre des noms par lesquels ils seront désignés.
Jean Duvernoy, qui a le premier mis tout cela en lumière (dès les années 1970), faisait remarquer que le terme est très péjoratif, renvoyant aussi au chat (catus), animal diabolique. On trouve cela chez le théologien de Montpellier Alain de Lille, utilisant le mot cathare dans sa polémique languedocienne. Il est un de ceux qui se sont ralliés à la signification théologique du mot.
Bref, on est aux prises avec une hérésie qui a un problème avec la bonté de la Création. Et voilà qu’un des membres d’un ordre voué à les combattre intellectuellement, Thomas d’Aquin, remarque que la philosophie arabe peut lui en fournir les moyens. Et il prend le risque. Cet enseignement, celui d’Aristote sera interdit à Paris… au moment où il sera utilisé à Toulouse, sans doute pas par hasard !…
Ce faisant, la théologie de Thomas d’Aquin marque un tournant qui entrera dans l’héritage de tous, y compris, plus tard, des Réformateurs. Calvin est, sous cet angle, parfaitement dans sa ligne, et écrit, à propos des cathares, la même chose que leurs adversaires médiévaux : hérésie manichéenne.
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C’est là qu’on en vient à Chassanion et à nos synodes méridionaux du XVIe siècle : pourquoi revendiquent-ils une filiation si évidemment rejetée par le Réformateur ? N’oublions pas que les pasteurs de l’époque ont été formés par Calvin et/ou Théodore de Bèze, lequel est, comme Thomas d’Aquin, féru d’Aristote, et comme Calvin avec eux, tenant d’une forte théologie de la Création.
C’est précisément cela qui est intriguant, et qui pourrait expliquer le choix systématique du terme « albigeois », qui permet à Chassanion et à nos synodaux d’en faire un mouvement assez proche des vaudois, sinon similaire aux vaudois ! Façon de s’en réclamer sans se réclamer d’un manichéisme, i.e. catharisme, condamné par les Réformateurs, à commencer par Calvin, dont Chassanion est un disciple orthodoxe.
Reste que c’est sous ce nom que cette revendication d’une filiation va se répandre, jusqu’au refuge britannique, où ce terme, « albigeois », sera préféré jusqu’au milieu du XXe siècle, où l’historien Steven Runciman va les appeler simplement « manichéens médiévaux ». Que s’est-il passé entre temps ? Bossuet, fin XVIIe siècle, dans sa polémique contre les protestants, reprend la revendication des protestants français, principalement de ceux du midi, mais pour condamner le protestantisme comme autant d’hérésies variées, parmi lesquelles le manichéisme, qu’il a beau jeu de détecter chez les albigeois à partir des textes inquisitoriaux dont il dispose. Et il réintroduit la synonymie des deux termes qu’il utilise, manichéens ou cathares. On est au cœur d’une controverse catholiques-protestants (manichéisme pour ceux-là, pré-réforme proche des vaudois pour ceux-ci). Cela jusqu’au théologien et historien strasbourgeois Charles Schmidt qui, au milieu du XIXe siècle, concède que les albigeois des protestants étaient bien cathares (c’est-à-dire dualistes, selon le vocabulaire de l’époque). Titre de son ouvrage : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois.
Très vite les historiens universitaires se rangent unanimement à cet avis, qui est celui de Bossuet, et les cathares deviennent de façon simplifiée des manichéens venus d’Orient, selon une généalogie qu’ils s’attachent à décrire (cela jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle ; j’ai mentionné Runciman). (En parallèle, un courant néo-romantique adopte le même point de vue… pour se réclamer d’un néo-catharisme manichéen.)
Reste que quiconque ne se range pas à l’avis officiel académique s’expose à la déconsidération. Ainsi lorsqu’à la lumière des textes, Jean Duvernoy remet cela en question (bien humblement), il se fait régulièrement qualifier d’ « historien amateur régionaliste », bref, pas sérieux… Jusqu’à ce que devant l’évidence du sérieux de son travail (auquel on peut ajouter celui de René Nelli, Anne Brenon, Michel Roquebert, etc.), l’histoire officielle (dans le milieu des années 1990) reprenne à leurs travaux (sans les citer) que les cathares ne se sont jamais appelés eux-mêmes ainsi, et ne se sont jamais voulu que « chrétiens ». Après qu’ils eurent été compris comme manichéens, découvrir qu’ils étaient chrétiens amène la vulgate historienne à considérer que, chrétiens, ils n’étaient donc pas hérétiques, et que leur hérésie « cathare » n’est due qu’à l’invention de leurs ennemis, prétexte à un conflit purement politique.
C’est peut-être oublier un peu vite qu’au Moyen-Âge, même le politique est subordonné au théologique (cf. Thomas d’Aquin), comme aujourd’hui le politique est subordonné à l’économique. Et comme il serait de méthode peu sûre de s’intéresser à l’histoire du XXe siècle sans se préoccuper d’économie, il est peu sûr de s’intéresser à la question de l’hérésie médiévale sans se préoccuper de théologie. C’est probablement ce pourquoi plusieurs grands tournants dans l’étude de l’hérésie médiévale, que les théologiens médiévaux ont qualifiée de cathare ou manichéenne (synonymes sous leur plume, on l’a noté), ont été opérés depuis lors jusqu’aujourd’hui par des pasteurs, théologiens ou évêques : Thomas d’Aquin, Chassanion, Bossuet, Schmidt, etc. Signe de ce que pour comprendre un mouvement théologique il n’est pas inutile d’en passer par la théologie !
En regard de la théologie, si les disciples des Réformateurs sont plutôt héritiers des adversaires des cathares, la question de savoir pourquoi, via des synodes uniquement méridionaux, ils s’en sont réclamés au XVIe siècle n’en est que plus troublante. Où l’hypothèse d’une mémoire diffuse d’ancêtres spirituels persécutés vaut d’être posée, en parallèle avec la question similaire à laquelle on répond par l’affirmative concernant les vaudois. La théologie des vaudois médiévaux était si éloignée de la théologie réformée que le rattachement des vaudois à la réforme calvinienne lors du synode de Chanforan n’a pu se faire qu’au prix de modifications théologiques déchirantes. Les vaudois n’en sont pas moins devenus les réels ancêtres spirituels des réformés français du Lubéron aux Hautes-Alpes, et des protestants d’Italie, où ils portent jusqu’à aujourd’hui le nom de vaudois. Pas de trace institutionnelle aussi forte concernant les cathares, ce qui n’élimine pas la question pour autant (d’autant qu’on a retrouvé des éléments d’un rituel cathare dans une collection de textes vaudois recueillie par les protestants français, conservée à Dublin) ! En commun à la revendication d’une ascendance vaudoise et/ou cathare : une ecclésiologie alternative (voire plus large que la seule Occitanie : on peut ne pas faire l’impasse sur le contact bulgare signalé entre autres dans La chanson de la croisade utilisée comme source par Chassanion) ; ecclésiologie alternative à celle de l’Église romaine. En ce sens, considérer ladite revendication d’une filiation pourrait ne pas manquer de pertinence…
RP
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