Ceux qui ne se sont jamais donné ce nom à eux-mêmes, les cathares, n’existent plus ! Je parle du catharisme historique, disparu comme tel des terres d'Oc au XIVe siècle, quoiqu'il en soit des divers néo-catharismes contemporains. Je rejoins en ce sens René Nelli écrivant en 1968, à l'article "Réincarnation" de son Dictionnaire des hérésies méridionales, à propos de son ami Déodat Roché : "L'opinion de M. Déodat Roché, que la matière elle-même se purifie progressivement, est très séduisante, elle est peut-être vraie, mais ne figure à notre connaissance, dans aucun texte cathare […]". Sur ce point, R. Nelli ne suit donc pas D. Roché, ce qui ne l'empêche pas de lui garder son respect, son amitié, et même, peut-être, d'en être influencé… comme lorsqu'il développe à son tour une philosophie riche, revendiquée dualiste (cf. l'analyse de Michel Roquebert : “‘Introduction à une dialectique du bien et du mal’ ou comment René Nelli entra en catharisme”), philosophie profonde, mais débordant peut-être ce qu'auraient dit les cathares historiques, parlant desquels je reste en retrait de ce que R. Nelli me semble développer, et que l'on retrouve dans la présentation de cette rencontre par l'AEC / René Nelli — que je remercie vivement de m'avoir invité. Ne faisant toutefois pas mienne la réflexion proposée, par ex. sur la limitation de Dieu et la mission de l'humain, j’y vois un des témoignages (avec celui de Roché) d’une pluralité de lectures possibles. Admettre la disparition du catharisme historique induit une nécessaire humilité quant à cette diversité de lectures sur lesquelles peuvent ouvrir les sources.
Par ailleurs, les cathares historiques n'existant plus, il n'y a, en principe, plus d'enjeu actuel… Sinon le respect de leur mémoire. Leur disparition, une sortie de l’histoire en forme d’ironie tragique, scelle définitivement l’écho d’une nostalgie d’éternité… Au-delà de l’actualité de la recherche historique sur l’hérésie médiévale, recherche toujours en cours, cet écho, répercuté de siècle en siècle jusqu’à nos jours comme porte de poésie, a couru en arrière-plan des compréhensions historiennes de l’hérésie. De l’humanisme du XVIe siècle au romantisme puis au surréalisme (où l’on ne peut pas ne pas penser à René Nelli), l’intuition poétique paraît souvent rejoindre ce que l’on sait de l’ancienne hérésie… C’est ainsi qu’on pourrait presque inscrire, mutatis mutandis, Lamartine parmi les héritiers du catharisme.
Voilà qui est presque cathare ! Si ce n’est que, pour les cathares, ce souvenir des cieux n’est pas spontané. Nous avons oublié le paradis céleste duquel, suite à une faute indicible, nous sommes déchus, désormais exilés dans nos « tuniques d’oubli » — c’est le nom que les cathares donnent à nos corps temporels. La mission de l’Église cathare, qui, selon sa foi, lui a été confiée par le Christ venu dans le monde sans y être déchu, fut de réactiver la mémoire perdue en communiquant le don de l’Esprit saint, par le « consolament », via l’imposition des mains des « bons-hommes », appelés aussi « parfaits », notamment par les Inquisiteurs, mais peut-être pas uniquement par eux (cf. Jean Chassanion, Histoire des Albigeois, 1595, rééd. 2019, Brenon, Jas, Poupin, éd. Ampelos, qui renvoie à Paul, par ex. 1 Co 2, 6 : « c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits »)… lesquels Inquisiteurs sont parvenus à leurs fins : les « parfaits » cathares ont été exterminés jusqu’au dernier : reste-t-il alors un salut, une consolation, une voie de retour au paradis céleste ?…
Remarquons que chez Lamartine, le souvenir perdu est imprécis. Il hésite : mémoire d’un destin perdu ? Désir en forme de présage d’une future grandeur ? Contraste en tout cas que cette nostalgie en regard de l’épreuve d’une prison des sens enchaînant l’humain sur la terre…
On a là une porte d’entrée remarquable pour parler des cathares. Cette dualité qui est entre l’intuition confuse de notre éternité et le malheur de notre esclavage corporel, sensoriel, qui accentue notre aspiration à la félicité, est l’essentiel du fameux dualisme cathare.
Que de caricatures n’en a-t-on pas fait — notamment via le non moins caricatural qualificatif : « manichéens », synonyme pour les médiévaux, et parfois les modernes, de cathares ; ou pour les deux termes, synonyme d’hérétiques, tout simplement, au Moyen Âge (et « hérétiques » est le terme le plus employé alors).
Cela sans compter que le catharisme ignore tout de la religion manichéenne, l’usage qui est fait du nom de cette religion dont les cathares ne se réclament pas est de toute façon déjà lui-même une caricature où ne se seraient pas reconnus les manichéens…
À savoir : « manichéisme » — c’est-à-dire simplisme outrancier, qui ne sait voir qu’en contraste. Doublement caricatural donc que de considérer que c’est là le dualisme cathare — puisque, sans compter que ce simplisme n’est pas la religion manichéenne, les cathares, par dessus le marché ne se réclament pas de cette religion.
Le dualisme dit « cathare » est, en ce sens seul de l'intuition d'un au-delà de nos limites (sachant que par ailleurs pour les cathares, contrairement aux romantiques, la nature relève du Mauvais), celui qui est au cœur du poème de Lamartine, entre autres romantiques — car on pourrait en citer d’autres, qui rejoindraient même plus précisément encore le fameux dualisme cathare.
Je pense à Baudelaire :
Il m’a semblé falloir partir des romantiques (on va y revenir, et dire leur intérêt) ; commencer par là pour déjouer la tentation consécutive à une approche récente, très à la mode (en tout cas jusqu’à il y a peu), réputée incontournablement universitaire — qui nous rendrait presque impossible, ne serait-ce que faute du temps pris à s’y appesantir, de parler de théologie cathare —, approche, dont il faut pourtant parler, au moins brièvement.
Cette approche est basée sur de légitimes considérations de critique historique, initiées au départ par des René Nelli, Jean Duvernoy, ou encore Anne Brenon, Michel Roquebert, etc. (au bénéfice notamment de la découverte de sources provenant des cathares eux-mêmes), tous admettant la réalité de l'hérésie médiévale. Puis, depuis la toute fin des années 1990 et le début des années 2000, la critique a fini par aller parfois jusqu’à mettre en question la réalité de ladite hérésie, à commencer par son nom « cathare », en tout cas pour les terres d’Oc, célèbres pour avoir été victimes de la Croisade albigeoise. Cette récente « nouvelle critique » (qui en cela rejoint sans le savoir la conviction des anciens réformés languedociens) s'appuie sur le fait indubitable qu'on doit recevoir avec prudence ce que les ennemis d'un mouvement, religion ou secte, en ont dit. Cela vaut pour les cathares, les bogomiles, ou d'autres, quant à ce que leurs ennemis ont dit d'eux ou de leurs supposées ascendances et généalogies.
Cela admis, on doit constater que ladite nouvelle critique, revendiquée « déconstructiviste », tient peu compte du fait que l'on connaît depuis déjà plusieurs décennies des sources (publiées de 1885 à 1960) émanant des hérétiques eux-mêmes (des travaux récents, comme ceux du colloque de Carcassonne-Mazamet de 2018 l'ont reconfirmé) : un Nouveau Testament occitan (dit de Lyon), trois rituels (deux rituels occitans, un accompagnant le NT de Lyon et un le recueil de Dublin — lequel est accompagné de développements théologiques, notamment sur le Notre Père — ; et un rituel latin dit de Florence), deux traités de théologie (un de Florence, le Livre de deux Principes (LDP) — accompagné du rituel de Florence — (cf. les récents travaux critiques de David Zbiral) ; et un Traité anonyme — cf. infra). On pourrait mentionner aussi le texte bogomile Interrogatio Iohannis, (cf. les travaux d'Edina Bozoky) que René Nelli a justement placé aussi (avec ses deux versions — latines) dans ses Écritures cathares, en 1959, rééd. Anne Brenon 1995. On reviendra à ce que les textes proprement cathares permettent de percevoir de l'hérésie. La théologie similaire des deux traités, un italien, le LDP, un référant à l'Occitanie, le Traité anonyme, et la présence de trois rituels similaires accompagnant des textes de nature différente (NT, LDP, glose du Pater), permet de dégager des éléments de théologie et de pratique religieuse partagés, et donc une unité trans-régionale.
Avant d’en venir à la théologie des cathares, telle que leurs textes nous permettent de la discerner au-delà de toutes les nuances internes qui lui confèrent une pluralité, en-deçà d’une réelle, quoique plurielle, unité rituelle (dont le cœur symbolique est le consolament/um — cf. infra), nous ferons d'abord un petit détour, de quelques mots, pour signaler l’usage du terme « cathare » (par les théologiens catholiques médiévaux, cherchant plus de précision que n'en donne le seul terme hérétiques) et la référence à la chose, concernant les terres d’Oc, dès le XIIe siècle.
Cinq citations, par ordre de « préséance » : concile / pape / consultant conciliaire / deux hérésiologues médiévaux :
1) Le Concile de Latran III (1179). Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare », appliquant à l'Occitanie un terme apparu une décennie et demi avant en Rhénanie sous la plume du bénédictin Eckbert de Schönau (cf. infra).
Canon 27 : « Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »
J’ai donné la version retenue par les plus récents critiques : Norman P. Tanner (1990), Giuseppe Alberigo (1994), etc.
Une autre recension de ce canon 27, donnée par le déjà ancien Dictionnaire des Conciles de l’abbé Migne (1847), plus brève, lit : « […] nous anathématisons les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, les Albigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite, défendant, en cas qu'ils viennent à mourir dans leur péché, de faire des oblations pour eux, et de leur donner la sépulture entre les chrétiens. […] ».
Ici « les Albigeois et autres » résument la géographie plus détaillée des régions infestées dans le Midi occitan par l’hérésie des « cathares, patarins ou publicains » : plus tard, « albigeois » est devenu un qualificatif d’hérésie. La recension plus détaillée, qui mentionne donc « la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et […] d’autres endroits » infestés par l’hérésie, est attestée par Alain (de Lille) de Montpellier, présent au concile (cf. infra). Dans tous les cas, et toutes les recensions, le mot « cathare » vise notamment l’Albigeois.
2) Le pape Innocent III. Il confirme cet usage du mot cathare pour les hérétiques du Midi. Le 21 avril 1198, il écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants évoquant, je cite, « ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138 (cit. Roquebert).
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)
3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano). Né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, il est un théologien français, aussi connu comme poète.
Il a assisté au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habite ensuite Montpellier, où il vit hors de la clôture monacale, et d’où il dédicace son œuvre à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier ; il prend finalement sa retraite à Cîteaux, où il meurt en 1202.
Cf. son De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et son Liber Pœnitentialis (1184-1200).
« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais. Gascons et Brabançons. formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Cit. Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Cf. sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [« quadripartite » i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares sont distingués des vaudois] – in Patrologie latine t. 195. Cathares = « chatistes » (Duvernoy, cf. infra) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (P. L., t. 210, c. 366).
4) Le Liber contra Manicheos (XIIIe s.). Michel Roquebert : « le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca […] est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du Liber prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la responsio de Durand. […] le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin nichil (nihil en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : Sine ipso factum est nichil, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. […] "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… […]" » — texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare: le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p. 217. » (L’attribution à Durand est contestée par la chercheuse A. Cazenave.)
5) « On a confirmation, précise aussi M. Roquebert, à la fois de l’emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et "de France", dans la Summa (1250) de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Église des Cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : "Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Église toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes" » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … », Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974.)
Époque moderne : des albigeois aux cathares ; de la Réforme aux romantiques. Une évolution terminologique : en réflexion et revendication mémorielles (cf. les travaux de Michel Jas), les protestants, à partir du XVIe siècle, préfèrent le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » (cf. Chassanion, Histoire des albigeois, cit. supra). On pourrait noter que l'approche récente à laquelle je faisais allusion, après s’être modérée, se rapproche assez de cette première apologétique protestante qui assimilait volontiers cathares et vaudois. Jusqu’à ce que, contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (cf. Bossuet, 1688) reprenne le médiéval « cathares » en synonyme de l’équivalent « manichéens » ; puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) — le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement germanique. (Ici aussi on retrouve nos critiques contemporains ne retenant que l'ancienne apologétique protestante, attribuant à Schmidt l'origine de l'usage du mot cathares pour désigner les albigeois.)
Au XXe siècle, la norme universitaire (héritée de Bossuet et Schmidt) incontestée jusqu'à sa mise en question (dans les années 1960-1970) par Nelli et Duvernoy et dans leur lignée, est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant (via des généalogies précises tracées par les ennemis des hérétiques, et donc à recevoir avec prudence), aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme passant par les pauliciens d'Arménie, etc. S’imposent alors à nouveau les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares) ; cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares d’Oc au Moyen Âge : « hérésie » (cf. la revue Heresis), terme qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot cathares, fût-ce, mettant en cause leur existence, en usant de guillemets. Auparavant, le pasteur Napoléon Peyrat (proche des romantiques pour sa part) avait repris le terme « albigeois » (1870), tout en ouvrant à la revendication romantique de cathares « johanniques », voire « manichéens ».
Revendication romantique. Revenons donc à nos romantiques. Nous rapprochant un peu plus que Lamartine des cathares, Baudelaire ajoute à celui-là cette conviction concernant notre sens de notre déchéance, de notre exil dans le temps : cette « fortune irrémédiable, qui donne à penser que le Diable fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » C’est que donc, pour Baudelaire, comme pour les cathares, la main du diable y est pour quelque chose. Le diable est pour quelque chose dans notre engloutissement dans l’oubli de notre éternité. Avec un Néant qui n’est autre que Mal, comme le disaient déjà les cathares.
La mémoire de notre éternité est alors devenue tourment — « la conscience dans le Mal », dit Baudelaire en fin de son poème. Le tourment comme dernier signe d’un souvenir perdu, comme englouti dans le fleuve « bourbeux et plombé où nul œil du Ciel ne pénètre » (Baudelaire, ibid.)… Où les témoins de cette mémoire perdue furent voués, sont voués, à leur engloutissement dans l’oubli, devenu l’oubli même de la mémoire de leur existence, allant aujourd’hui parfois jusqu’à la négation de leur existence, phénomène qui a pris récemment cette ampleur nouvelle, écho à une tentation récurrente qui faisait déjà dire à E. Delaruelle dans les années 1960 : « il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur » ! Effet de la volonté de leurs bourreaux d’éradiquer jusqu’à la mémoire des cathares, ne laissant que leur propre lecture de la foi de leurs victimes, anticipant un doute portant jusqu’à leur existence ! Or l’ironie veut que cette tentation reprenne l’affirmation tragique qui est au cœur de la pensée cathare ! La mémoire perdue, au point de n’être plus conçue. Où la conviction cathare nous apparaît comme moins étrangère que prévu. On en retrouve l’équivalent, en des aspects significatifs, au cœur du romantisme.
Mais laissons encore un instant les romantiques, ou plutôt constatons qu’ils sont les témoins modernes d’une autre mémoire perdue — celle, ignorée plus que jamais dans la mise en doute en cours, de tout un aspect du christianisme antique, dont les cathares sont comme une dernière trace… Pour des traits durcis, certes, mais qui n’en correspondent pas moins à quelque chose d'un christianisme universel des origines, sous l’angle d’une autre compréhension de la chute, d’un sens de la chute que nous avons perdu.
L’hérésie n’est pas dénoncée en Occident avant l’an mil — et même avant le milieu du XIIe siècle pour le catharisme proprement dit (sous ce nom repris depuis le Concile de Latran III).
Aux alentours de l’an mil, on a les premiers bûchers d’hérétiques, que les textes appellent volontiers manichéens. Puis les traces de l’hérésie disparaissent pour un siècle — tout au long de la réforme dite grégorienne durant laquelle la papauté et notamment le pape Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme, reprend les revendications, les exigences de plus de pureté de l’Église, qui sont celles des hérétiques. Plusieurs historiens y ont vu un rapport avec la disparition momentanée de l’hérésie.
Au XIIe siècle, les cathares apparaissent dans les textes, selon ce nom jamais revendiqué par les hérétiques, mais que leur donne en 1163 un clerc allemand, l’abbé Eckbert de Schönau. Selon Duvernoy, ce nom de « cathare », donné en Rhénanie aux hérétiques vers 1150 (selon la précision chronologique donnée par Ch. Thouzellier) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat (un article ultérieur, de Laurence Moulinier — « Le chat des cathares de Mayence », in Retour aux sources, Picard, 2004 —, donne, à nouveau, raison à Duvernoy). Étymologie germanique que connaît Alain de Lille (P.L. 210, 366), et qu’il traduit pour le Midi languedocien. On l’a cité : « on les dit “cathares”, de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». Pour Duvernoy, ces hérétiques « ne sont autres que les gens du Chat, les “chatistes”, dirions-nous » (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; La religion…, p. 303). Où il apparaît que le terme le plus fréquent pour le Midi occitan, « hérétiques », est bien un équivalent du stigmatisant « cathares », parallèle à l’équivalent germanique « ketzer » (hérétique) qu’Eckbert s’efforce de rattacher à un courant manichéen dénoncé par saint Augustin comme « cathariste », en référence au grec « catharos » / purs (on pourrait aussi parler de l’assonance avec l’italien « gazzari », ou avec « patarins » et « pataria », laquelle à Milan fut un temps alliée de Grégoire VII !).
Les hérétiques en question sont combattus alors principalement par les cisterciens, avec Bernard de Clairvaux : on les trouve sous sa plume dès 1145.
Plusieurs textes indiquent que les hérétiques en question en Occident connaissent au moins dès la seconde moitié du XIIe siècle un lien ecclésial avec l’hérésie bogomile qui va de la Bulgarie à Constantinople et jusqu’à la côte adriatique, notamment la Bosnie. Un de ces textes évoque un « concile » cathare réuni en 1167 à St-Félix dans le Lauragais près de Toulouse en présence d’un évêque bogomile, Nicétas — il s’agit de la Charte de Niquinta, à l’authenticité régulièrement contestée depuis 1967 puis tout aussi régulièrement réhabilitée (dernier cas : colloque de Nice, 1996, Inventer l’hérésie ?, actes en 1998, et réhabilitation par J. Dalarun et D. Muzerelle, L'histoire du catharisme en discussion, 2001). Selon ce document, en présence de Nicétas et avec son aval sont délimités des évêchés cathares occidentaux. D’autres traces du lien bogomilo-cathare existent, notamment en Italie, lieu refuge des persécutés occitans (cf. supra, Rainier Sacconi).
L’hérésie bogomile était signalée, elle, en Orient chrétien depuis le milieu du Xe siècle, soit un siècle avant les premiers bûchers en Occident et plus de deux siècles avant la rencontre de St-Félix.
L’importance — et l’irréconciliabilité avec Rome — de l’hérésie cathare, en Occident, est devenue telle que Rome juge bientôt nécessaire de déclencher une Croisade, en 1209, contre les terres de Toulouse et Carcassonne où l’hérésie est devenue la plus prospère, y étant, de fait, tolérée. Croisade déclenchée au motif officiel de l’assassinat sur les terres d’Oc, du légat pontifical, Pierre de Castelnau.
Auparavant la prédication anti-cathare s’est développée, d’abord de la part des cisterciens, mais elle n’a pas eu le succès escompté. Puis un ordre a été créé à ce propos : les dominicains, que rejoindra Thomas d'Aquin, préoccupé par l'hérésie au point de fonder, via des emprunts aux philosophes arabes, une nouvelle philosophie chrétienne de la création. Parmi les mouvements prédicateurs anti-cathares ou concurrents, mentionnons aussi les vaudois et les franciscains.
De ce côté (parfois côté franciscains spirituels), surtout côté vaudois, qui seront interdits et connaîtront la persécution à leur tour, on assiste par la suite à un rapprochement d’avec les cathares (dans ce qu’on a appelé solidarité hérétique).
La croisade, à laquelle dans un premier temps la royauté française ne se joint pas — avec un Philippe Auguste qui, c’est le moins qu’on puisse dire, traîne les pieds ; seuls des vassaux s’engagent —, déclenchée par le pape Innocent III, signe le fait que l’hérésie trouve une obédience non-papale, alternative, témoin supplémentaire de la référence bogomilo-orientale : l’hérésie, dans une perspective héritée de la réforme grégorienne, consistant à s’écarter de la soumission à Rome (cf. a contrario les tentatives diplomatiques d’Innocent III vers les dirigeants de la Bosnie bogomile !).
La croisade prospère dans un bain de sang. Le massacre de Béziers est resté célèbre avec son fameux « tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens » prononcé par le nouveau légat du pape, le cistercien Arnaud Amaury. On a glosé sur l’authenticité de la déclaration, pour l’admettre finalement, au moins en substance : c’est bien dans les textes cisterciens qui en font la louange qu’on la trouve (cf. Jacques Berlioz, Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, Toulouse, Loubatières, 1994).
Raimond VI, comte de Toulouse (dont la dynastie est suspecte pour Rome depuis la 1ère Croisade) finira par être destitué au profit du croisé Simon de Montfort. Le transfert d’autorité est entériné par le IVe concile de Latran, en 1215. Mais le comte jusque là légitime, de la dynastie des Raimond, ne l’entend pas de cette oreille. Le fils de Raimond VI, Raimond VII réintégrera son titre au traité de Paris après la croisade royale lancée en 1226 par Louis VIII. Le traité de Paris, ou de Meaux, ou Meaux-Paris, passé sous Louis IX (saint Louis), scellera les conditions de la défaite et de la réintégration de Raimond VII de Toulouse.
Cela débouchera sur le rattachement, ou faut-il dire l’annexion, l’intégration en tout cas, du comté de Toulouse au Royaume de France, via mariage : il est prévu par le traité qu’Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France Louis IX, épouse la fille et seule héritière du comte de Toulouse Raimond VII, Jeanne de Toulouse. À la mort d’Alphonse, en 1271, Toulouse entre définitivement dans le domaine royal.
Les cathares, eux, n’ont pas disparu pour autant, et se sont réorganisés, dès la capitulation de Raimond VII en 1229, en Église clandestine ayant son siège sur la butte de Montségur, qui sera défaite en 1244 au prix du bûcher, devenu célèbre, des 225 « parfaits » qui y sont réfugiés.
Auparavant, puisque la croisade, qui a abattu Toulouse, n’est pas pour autant venue à bout de l’hérésie, on a organisé la répression. Moment significatif : la création de l’Inquisition pontificale, en 1233, par le pape Grégoire IX. Sa gestion est confiée principalement (mais pas uniquement) aux dominicains (Dominique n’en est évidemment pas le créateur : il est alors déjà mort ! — depuis 1221).
L’Inquisition, au prix d’un « travail » redoutable, véritable prodrome des totalitarismes modernes, instaurant la suspicion et la délation, viendra à bout du catharisme, malgré la persévérance d’une hérésie qui parvient même à se revivifier sous l’impulsion notamment et avec la prédication des frères Authié. Mais en 1321, avec le bûcher du dernier parfait, c’en est fini de l’hérésie, même s’il reste encore des croyants — même si une Église se survit encore en Bosnie jusqu’au XVe siècle, où elle sera engloutie dans les conquêtes turco-musulmanes.
Le symbole de la mort du dernier parfait vaut qu’on s’y arrête.
En citant les poètes romantiques, j’ai signalé cet aspect important de l’hérésie qui est dans cette notion de mémoire perdue — quand leurs ennemis ont voué les cathares à une disparition telle qu’elle atteint jusqu’à la mémoire de leur existence ! (La créativité poétique qui permet de pressentir, chez un Peyrat par ex., des fulgurances insoupçonnées de l’hérésie, est aussi celle de René Nelli, qui lui, était proche des surréalistes, proximité qui a contribué à faire sortir les études cathares « officielles » de l’impasse universitaire d’alors, qui figeait l’hérésie médiévale dans une stricte filiation de type manichéen).
Distordus par des caricatures floutant la réalité, les cathares furent pour une bonne part témoins d’un christianisme ancien, disparu. La figure la plus célèbre en est Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles, premier théologien chrétien à avoir eu une influence universelle. Origène enseignait, comme plus tard les cathares, que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché, commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment.
Cet enseignement, très largement répandu dans l’Église ancienne, a fini par être marginalisé, et même condamné (officiellement en 553, 5e Concile œcuménique — Constantinople II) puis recouvert par d’autres explications du récit de la chute, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt d’y voir nos corps temporels. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas l’enseignement sur les tuniques de peau, ces tuniques d’oubli de notre éternité perdue (selon une lignée de lecture de la Genèse que l'on trouve déjà dans l’enseignement rabbinique et midrashique). — Voir sur la filiation « typologique » (Duvernoy) origénienne, les travaux de Dando et Duvernoy.
C’est probablement là qu’il faut chercher l’origine du catharisme — et de son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement.
Un enseignement chargé de potentialités dualistes (mais pas manichéennes proprement dites pour autant) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire de notre ici-bas, de notre triste condition terrestre.
Toute la question est alors : comment s’en libérer, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit qui nous fait partager la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur « docétisme » : l’idée que le Christ n’ait pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous — qu’on peut aussi entendre simplement comme christologie haute, de fait privilégiée en Orient chrétien).
Pour ce qui nous concerne, nous recevons donc cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint. Ce don est signifié par l’imposition des mains d’un « parfait » — d’un « bon-homme », ou d’une « bonne-dame », comme les appellent leurs croyants (parler d’ « hérésie des bons-hommes » pourrait donc sembler pertinent, mais reste insuffisant, puisque tous les hérétiques ne sont pas « parfaits »).
Le rite de cette imposition des mains, signe du baptême spirituel, on l'a évoqué, est appelé le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français (c’est le centre symbolique qui identifie le catharisme dans son unité rituelle). Interprétation de la promesse de Jésus : je vous enverrai le consolateur, à savoir l’Esprit saint, de la part du Père.
Le don de l’Esprit comme baptême spirituel, fait accéder au statut de « parfait », appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique. Jusque là les croyants cathares vivent comme tout un chacun.
Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là nous demeurons englués dans l’oubli de notre véritable nature, jusque là nous prenons pour réalité ce qui n’est qu’illusion, création du diable menteur : la vie terrestre, la vie de ce monde.
Le consolament est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut. Si seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel… on mesure les conséquences tragiques de la mort du dernier parfait d’Occitanie connu, Bélibaste, brûlé en 1321. Plus de catharisme possible dès lors… et si les cathares avaient raison, plus de salut possible non plus !…
Ne serait-ce pas ce qu’ont dit nos poètes ?
Je reprendrai ici L’Irrémédiable de Baudelaire, en sa deuxième partie :
Par ailleurs, les cathares historiques n'existant plus, il n'y a, en principe, plus d'enjeu actuel… Sinon le respect de leur mémoire. Leur disparition, une sortie de l’histoire en forme d’ironie tragique, scelle définitivement l’écho d’une nostalgie d’éternité… Au-delà de l’actualité de la recherche historique sur l’hérésie médiévale, recherche toujours en cours, cet écho, répercuté de siècle en siècle jusqu’à nos jours comme porte de poésie, a couru en arrière-plan des compréhensions historiennes de l’hérésie. De l’humanisme du XVIe siècle au romantisme puis au surréalisme (où l’on ne peut pas ne pas penser à René Nelli), l’intuition poétique paraît souvent rejoindre ce que l’on sait de l’ancienne hérésie… C’est ainsi qu’on pourrait presque inscrire, mutatis mutandis, Lamartine parmi les héritiers du catharisme.
« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,(Alphonse de Lamartine — dans Méditations poétiques, « L’Homme »)
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ;
Soit que déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire ;
Soit que de ses désirs l'immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur :
Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère.
Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,
Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;
Malheureux, il aspire à la félicité ».
Voilà qui est presque cathare ! Si ce n’est que, pour les cathares, ce souvenir des cieux n’est pas spontané. Nous avons oublié le paradis céleste duquel, suite à une faute indicible, nous sommes déchus, désormais exilés dans nos « tuniques d’oubli » — c’est le nom que les cathares donnent à nos corps temporels. La mission de l’Église cathare, qui, selon sa foi, lui a été confiée par le Christ venu dans le monde sans y être déchu, fut de réactiver la mémoire perdue en communiquant le don de l’Esprit saint, par le « consolament », via l’imposition des mains des « bons-hommes », appelés aussi « parfaits », notamment par les Inquisiteurs, mais peut-être pas uniquement par eux (cf. Jean Chassanion, Histoire des Albigeois, 1595, rééd. 2019, Brenon, Jas, Poupin, éd. Ampelos, qui renvoie à Paul, par ex. 1 Co 2, 6 : « c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits »)… lesquels Inquisiteurs sont parvenus à leurs fins : les « parfaits » cathares ont été exterminés jusqu’au dernier : reste-t-il alors un salut, une consolation, une voie de retour au paradis céleste ?…
Remarquons que chez Lamartine, le souvenir perdu est imprécis. Il hésite : mémoire d’un destin perdu ? Désir en forme de présage d’une future grandeur ? Contraste en tout cas que cette nostalgie en regard de l’épreuve d’une prison des sens enchaînant l’humain sur la terre…
On a là une porte d’entrée remarquable pour parler des cathares. Cette dualité qui est entre l’intuition confuse de notre éternité et le malheur de notre esclavage corporel, sensoriel, qui accentue notre aspiration à la félicité, est l’essentiel du fameux dualisme cathare.
Que de caricatures n’en a-t-on pas fait — notamment via le non moins caricatural qualificatif : « manichéens », synonyme pour les médiévaux, et parfois les modernes, de cathares ; ou pour les deux termes, synonyme d’hérétiques, tout simplement, au Moyen Âge (et « hérétiques » est le terme le plus employé alors).
Cela sans compter que le catharisme ignore tout de la religion manichéenne, l’usage qui est fait du nom de cette religion dont les cathares ne se réclament pas est de toute façon déjà lui-même une caricature où ne se seraient pas reconnus les manichéens…
À savoir : « manichéisme » — c’est-à-dire simplisme outrancier, qui ne sait voir qu’en contraste. Doublement caricatural donc que de considérer que c’est là le dualisme cathare — puisque, sans compter que ce simplisme n’est pas la religion manichéenne, les cathares, par dessus le marché ne se réclament pas de cette religion.
Le dualisme dit « cathare » est, en ce sens seul de l'intuition d'un au-delà de nos limites (sachant que par ailleurs pour les cathares, contrairement aux romantiques, la nature relève du Mauvais), celui qui est au cœur du poème de Lamartine, entre autres romantiques — car on pourrait en citer d’autres, qui rejoindraient même plus précisément encore le fameux dualisme cathare.
Je pense à Baudelaire :
« Une Idée, une Forme, un Être Parti de l'azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre ; Un Ange, imprudent voyageur Qu'a tenté l'amour du difforme, Au fond d'un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur, Et luttant, angoisses funèbres ! Contre un gigantesque remous Qui va chantant comme les fous Et pirouettant dans les ténèbres ; Un malheureux ensorcelé Dans ses tâtonnements futiles, Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, Cherchant la lumière et la clé ; | Un damné descendant sans lampe, Au bord d'un gouffre dont l'odeur Trahit l'humide profondeur, D'éternels escaliers sans rampe, Où veillent des monstres visqueux Dont les larges yeux de phosphore Font une nuit plus noire encore Et ne rendent visibles qu'eux ; Un navire pris dans le pôle, Comme en un piège de cristal, Cherchant par quel détroit fatal Il est tombé dans cette geôle ; — Emblèmes nets, tableau parfait D'une fortune irrémédiable, Qui donne à penser que le Diable Fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » |
(Dans Les fleurs du mal, « L'irrémédiable », première partie)
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Il m’a semblé falloir partir des romantiques (on va y revenir, et dire leur intérêt) ; commencer par là pour déjouer la tentation consécutive à une approche récente, très à la mode (en tout cas jusqu’à il y a peu), réputée incontournablement universitaire — qui nous rendrait presque impossible, ne serait-ce que faute du temps pris à s’y appesantir, de parler de théologie cathare —, approche, dont il faut pourtant parler, au moins brièvement.
Cette approche est basée sur de légitimes considérations de critique historique, initiées au départ par des René Nelli, Jean Duvernoy, ou encore Anne Brenon, Michel Roquebert, etc. (au bénéfice notamment de la découverte de sources provenant des cathares eux-mêmes), tous admettant la réalité de l'hérésie médiévale. Puis, depuis la toute fin des années 1990 et le début des années 2000, la critique a fini par aller parfois jusqu’à mettre en question la réalité de ladite hérésie, à commencer par son nom « cathare », en tout cas pour les terres d’Oc, célèbres pour avoir été victimes de la Croisade albigeoise. Cette récente « nouvelle critique » (qui en cela rejoint sans le savoir la conviction des anciens réformés languedociens) s'appuie sur le fait indubitable qu'on doit recevoir avec prudence ce que les ennemis d'un mouvement, religion ou secte, en ont dit. Cela vaut pour les cathares, les bogomiles, ou d'autres, quant à ce que leurs ennemis ont dit d'eux ou de leurs supposées ascendances et généalogies.
Cela admis, on doit constater que ladite nouvelle critique, revendiquée « déconstructiviste », tient peu compte du fait que l'on connaît depuis déjà plusieurs décennies des sources (publiées de 1885 à 1960) émanant des hérétiques eux-mêmes (des travaux récents, comme ceux du colloque de Carcassonne-Mazamet de 2018 l'ont reconfirmé) : un Nouveau Testament occitan (dit de Lyon), trois rituels (deux rituels occitans, un accompagnant le NT de Lyon et un le recueil de Dublin — lequel est accompagné de développements théologiques, notamment sur le Notre Père — ; et un rituel latin dit de Florence), deux traités de théologie (un de Florence, le Livre de deux Principes (LDP) — accompagné du rituel de Florence — (cf. les récents travaux critiques de David Zbiral) ; et un Traité anonyme — cf. infra). On pourrait mentionner aussi le texte bogomile Interrogatio Iohannis, (cf. les travaux d'Edina Bozoky) que René Nelli a justement placé aussi (avec ses deux versions — latines) dans ses Écritures cathares, en 1959, rééd. Anne Brenon 1995. On reviendra à ce que les textes proprement cathares permettent de percevoir de l'hérésie. La théologie similaire des deux traités, un italien, le LDP, un référant à l'Occitanie, le Traité anonyme, et la présence de trois rituels similaires accompagnant des textes de nature différente (NT, LDP, glose du Pater), permet de dégager des éléments de théologie et de pratique religieuse partagés, et donc une unité trans-régionale.
Avant d’en venir à la théologie des cathares, telle que leurs textes nous permettent de la discerner au-delà de toutes les nuances internes qui lui confèrent une pluralité, en-deçà d’une réelle, quoique plurielle, unité rituelle (dont le cœur symbolique est le consolament/um — cf. infra), nous ferons d'abord un petit détour, de quelques mots, pour signaler l’usage du terme « cathare » (par les théologiens catholiques médiévaux, cherchant plus de précision que n'en donne le seul terme hérétiques) et la référence à la chose, concernant les terres d’Oc, dès le XIIe siècle.
Cinq citations, par ordre de « préséance » : concile / pape / consultant conciliaire / deux hérésiologues médiévaux :
1) Le Concile de Latran III (1179). Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare », appliquant à l'Occitanie un terme apparu une décennie et demi avant en Rhénanie sous la plume du bénédictin Eckbert de Schönau (cf. infra).
Canon 27 : « Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »
J’ai donné la version retenue par les plus récents critiques : Norman P. Tanner (1990), Giuseppe Alberigo (1994), etc.
Une autre recension de ce canon 27, donnée par le déjà ancien Dictionnaire des Conciles de l’abbé Migne (1847), plus brève, lit : « […] nous anathématisons les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, les Albigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite, défendant, en cas qu'ils viennent à mourir dans leur péché, de faire des oblations pour eux, et de leur donner la sépulture entre les chrétiens. […] ».
Ici « les Albigeois et autres » résument la géographie plus détaillée des régions infestées dans le Midi occitan par l’hérésie des « cathares, patarins ou publicains » : plus tard, « albigeois » est devenu un qualificatif d’hérésie. La recension plus détaillée, qui mentionne donc « la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et […] d’autres endroits » infestés par l’hérésie, est attestée par Alain (de Lille) de Montpellier, présent au concile (cf. infra). Dans tous les cas, et toutes les recensions, le mot « cathare » vise notamment l’Albigeois.
2) Le pape Innocent III. Il confirme cet usage du mot cathare pour les hérétiques du Midi. Le 21 avril 1198, il écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants évoquant, je cite, « ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138 (cit. Roquebert).
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)
3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano). Né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, il est un théologien français, aussi connu comme poète.
Il a assisté au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habite ensuite Montpellier, où il vit hors de la clôture monacale, et d’où il dédicace son œuvre à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier ; il prend finalement sa retraite à Cîteaux, où il meurt en 1202.
Cf. son De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et son Liber Pœnitentialis (1184-1200).
« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais. Gascons et Brabançons. formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Cit. Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Cf. sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [« quadripartite » i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares sont distingués des vaudois] – in Patrologie latine t. 195. Cathares = « chatistes » (Duvernoy, cf. infra) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (P. L., t. 210, c. 366).
4) Le Liber contra Manicheos (XIIIe s.). Michel Roquebert : « le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca […] est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du Liber prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la responsio de Durand. […] le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin nichil (nihil en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : Sine ipso factum est nichil, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. […] "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… […]" » — texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare: le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p. 217. » (L’attribution à Durand est contestée par la chercheuse A. Cazenave.)
5) « On a confirmation, précise aussi M. Roquebert, à la fois de l’emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et "de France", dans la Summa (1250) de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Église des Cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : "Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Église toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes" » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … », Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974.)
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Époque moderne : des albigeois aux cathares ; de la Réforme aux romantiques. Une évolution terminologique : en réflexion et revendication mémorielles (cf. les travaux de Michel Jas), les protestants, à partir du XVIe siècle, préfèrent le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » (cf. Chassanion, Histoire des albigeois, cit. supra). On pourrait noter que l'approche récente à laquelle je faisais allusion, après s’être modérée, se rapproche assez de cette première apologétique protestante qui assimilait volontiers cathares et vaudois. Jusqu’à ce que, contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (cf. Bossuet, 1688) reprenne le médiéval « cathares » en synonyme de l’équivalent « manichéens » ; puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) — le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement germanique. (Ici aussi on retrouve nos critiques contemporains ne retenant que l'ancienne apologétique protestante, attribuant à Schmidt l'origine de l'usage du mot cathares pour désigner les albigeois.)
Au XXe siècle, la norme universitaire (héritée de Bossuet et Schmidt) incontestée jusqu'à sa mise en question (dans les années 1960-1970) par Nelli et Duvernoy et dans leur lignée, est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant (via des généalogies précises tracées par les ennemis des hérétiques, et donc à recevoir avec prudence), aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme passant par les pauliciens d'Arménie, etc. S’imposent alors à nouveau les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares) ; cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares d’Oc au Moyen Âge : « hérésie » (cf. la revue Heresis), terme qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot cathares, fût-ce, mettant en cause leur existence, en usant de guillemets. Auparavant, le pasteur Napoléon Peyrat (proche des romantiques pour sa part) avait repris le terme « albigeois » (1870), tout en ouvrant à la revendication romantique de cathares « johanniques », voire « manichéens ».
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Revendication romantique. Revenons donc à nos romantiques. Nous rapprochant un peu plus que Lamartine des cathares, Baudelaire ajoute à celui-là cette conviction concernant notre sens de notre déchéance, de notre exil dans le temps : cette « fortune irrémédiable, qui donne à penser que le Diable fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » C’est que donc, pour Baudelaire, comme pour les cathares, la main du diable y est pour quelque chose. Le diable est pour quelque chose dans notre engloutissement dans l’oubli de notre éternité. Avec un Néant qui n’est autre que Mal, comme le disaient déjà les cathares.
La mémoire de notre éternité est alors devenue tourment — « la conscience dans le Mal », dit Baudelaire en fin de son poème. Le tourment comme dernier signe d’un souvenir perdu, comme englouti dans le fleuve « bourbeux et plombé où nul œil du Ciel ne pénètre » (Baudelaire, ibid.)… Où les témoins de cette mémoire perdue furent voués, sont voués, à leur engloutissement dans l’oubli, devenu l’oubli même de la mémoire de leur existence, allant aujourd’hui parfois jusqu’à la négation de leur existence, phénomène qui a pris récemment cette ampleur nouvelle, écho à une tentation récurrente qui faisait déjà dire à E. Delaruelle dans les années 1960 : « il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur » ! Effet de la volonté de leurs bourreaux d’éradiquer jusqu’à la mémoire des cathares, ne laissant que leur propre lecture de la foi de leurs victimes, anticipant un doute portant jusqu’à leur existence ! Or l’ironie veut que cette tentation reprenne l’affirmation tragique qui est au cœur de la pensée cathare ! La mémoire perdue, au point de n’être plus conçue. Où la conviction cathare nous apparaît comme moins étrangère que prévu. On en retrouve l’équivalent, en des aspects significatifs, au cœur du romantisme.
Mais laissons encore un instant les romantiques, ou plutôt constatons qu’ils sont les témoins modernes d’une autre mémoire perdue — celle, ignorée plus que jamais dans la mise en doute en cours, de tout un aspect du christianisme antique, dont les cathares sont comme une dernière trace… Pour des traits durcis, certes, mais qui n’en correspondent pas moins à quelque chose d'un christianisme universel des origines, sous l’angle d’une autre compréhension de la chute, d’un sens de la chute que nous avons perdu.
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L’hérésie n’est pas dénoncée en Occident avant l’an mil — et même avant le milieu du XIIe siècle pour le catharisme proprement dit (sous ce nom repris depuis le Concile de Latran III).
Aux alentours de l’an mil, on a les premiers bûchers d’hérétiques, que les textes appellent volontiers manichéens. Puis les traces de l’hérésie disparaissent pour un siècle — tout au long de la réforme dite grégorienne durant laquelle la papauté et notamment le pape Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme, reprend les revendications, les exigences de plus de pureté de l’Église, qui sont celles des hérétiques. Plusieurs historiens y ont vu un rapport avec la disparition momentanée de l’hérésie.
Au XIIe siècle, les cathares apparaissent dans les textes, selon ce nom jamais revendiqué par les hérétiques, mais que leur donne en 1163 un clerc allemand, l’abbé Eckbert de Schönau. Selon Duvernoy, ce nom de « cathare », donné en Rhénanie aux hérétiques vers 1150 (selon la précision chronologique donnée par Ch. Thouzellier) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat (un article ultérieur, de Laurence Moulinier — « Le chat des cathares de Mayence », in Retour aux sources, Picard, 2004 —, donne, à nouveau, raison à Duvernoy). Étymologie germanique que connaît Alain de Lille (P.L. 210, 366), et qu’il traduit pour le Midi languedocien. On l’a cité : « on les dit “cathares”, de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». Pour Duvernoy, ces hérétiques « ne sont autres que les gens du Chat, les “chatistes”, dirions-nous » (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; La religion…, p. 303). Où il apparaît que le terme le plus fréquent pour le Midi occitan, « hérétiques », est bien un équivalent du stigmatisant « cathares », parallèle à l’équivalent germanique « ketzer » (hérétique) qu’Eckbert s’efforce de rattacher à un courant manichéen dénoncé par saint Augustin comme « cathariste », en référence au grec « catharos » / purs (on pourrait aussi parler de l’assonance avec l’italien « gazzari », ou avec « patarins » et « pataria », laquelle à Milan fut un temps alliée de Grégoire VII !).
Les hérétiques en question sont combattus alors principalement par les cisterciens, avec Bernard de Clairvaux : on les trouve sous sa plume dès 1145.
Plusieurs textes indiquent que les hérétiques en question en Occident connaissent au moins dès la seconde moitié du XIIe siècle un lien ecclésial avec l’hérésie bogomile qui va de la Bulgarie à Constantinople et jusqu’à la côte adriatique, notamment la Bosnie. Un de ces textes évoque un « concile » cathare réuni en 1167 à St-Félix dans le Lauragais près de Toulouse en présence d’un évêque bogomile, Nicétas — il s’agit de la Charte de Niquinta, à l’authenticité régulièrement contestée depuis 1967 puis tout aussi régulièrement réhabilitée (dernier cas : colloque de Nice, 1996, Inventer l’hérésie ?, actes en 1998, et réhabilitation par J. Dalarun et D. Muzerelle, L'histoire du catharisme en discussion, 2001). Selon ce document, en présence de Nicétas et avec son aval sont délimités des évêchés cathares occidentaux. D’autres traces du lien bogomilo-cathare existent, notamment en Italie, lieu refuge des persécutés occitans (cf. supra, Rainier Sacconi).
L’hérésie bogomile était signalée, elle, en Orient chrétien depuis le milieu du Xe siècle, soit un siècle avant les premiers bûchers en Occident et plus de deux siècles avant la rencontre de St-Félix.
L’importance — et l’irréconciliabilité avec Rome — de l’hérésie cathare, en Occident, est devenue telle que Rome juge bientôt nécessaire de déclencher une Croisade, en 1209, contre les terres de Toulouse et Carcassonne où l’hérésie est devenue la plus prospère, y étant, de fait, tolérée. Croisade déclenchée au motif officiel de l’assassinat sur les terres d’Oc, du légat pontifical, Pierre de Castelnau.
Auparavant la prédication anti-cathare s’est développée, d’abord de la part des cisterciens, mais elle n’a pas eu le succès escompté. Puis un ordre a été créé à ce propos : les dominicains, que rejoindra Thomas d'Aquin, préoccupé par l'hérésie au point de fonder, via des emprunts aux philosophes arabes, une nouvelle philosophie chrétienne de la création. Parmi les mouvements prédicateurs anti-cathares ou concurrents, mentionnons aussi les vaudois et les franciscains.
De ce côté (parfois côté franciscains spirituels), surtout côté vaudois, qui seront interdits et connaîtront la persécution à leur tour, on assiste par la suite à un rapprochement d’avec les cathares (dans ce qu’on a appelé solidarité hérétique).
La croisade, à laquelle dans un premier temps la royauté française ne se joint pas — avec un Philippe Auguste qui, c’est le moins qu’on puisse dire, traîne les pieds ; seuls des vassaux s’engagent —, déclenchée par le pape Innocent III, signe le fait que l’hérésie trouve une obédience non-papale, alternative, témoin supplémentaire de la référence bogomilo-orientale : l’hérésie, dans une perspective héritée de la réforme grégorienne, consistant à s’écarter de la soumission à Rome (cf. a contrario les tentatives diplomatiques d’Innocent III vers les dirigeants de la Bosnie bogomile !).
La croisade prospère dans un bain de sang. Le massacre de Béziers est resté célèbre avec son fameux « tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens » prononcé par le nouveau légat du pape, le cistercien Arnaud Amaury. On a glosé sur l’authenticité de la déclaration, pour l’admettre finalement, au moins en substance : c’est bien dans les textes cisterciens qui en font la louange qu’on la trouve (cf. Jacques Berlioz, Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, Toulouse, Loubatières, 1994).
Raimond VI, comte de Toulouse (dont la dynastie est suspecte pour Rome depuis la 1ère Croisade) finira par être destitué au profit du croisé Simon de Montfort. Le transfert d’autorité est entériné par le IVe concile de Latran, en 1215. Mais le comte jusque là légitime, de la dynastie des Raimond, ne l’entend pas de cette oreille. Le fils de Raimond VI, Raimond VII réintégrera son titre au traité de Paris après la croisade royale lancée en 1226 par Louis VIII. Le traité de Paris, ou de Meaux, ou Meaux-Paris, passé sous Louis IX (saint Louis), scellera les conditions de la défaite et de la réintégration de Raimond VII de Toulouse.
Cela débouchera sur le rattachement, ou faut-il dire l’annexion, l’intégration en tout cas, du comté de Toulouse au Royaume de France, via mariage : il est prévu par le traité qu’Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France Louis IX, épouse la fille et seule héritière du comte de Toulouse Raimond VII, Jeanne de Toulouse. À la mort d’Alphonse, en 1271, Toulouse entre définitivement dans le domaine royal.
Les cathares, eux, n’ont pas disparu pour autant, et se sont réorganisés, dès la capitulation de Raimond VII en 1229, en Église clandestine ayant son siège sur la butte de Montségur, qui sera défaite en 1244 au prix du bûcher, devenu célèbre, des 225 « parfaits » qui y sont réfugiés.
Auparavant, puisque la croisade, qui a abattu Toulouse, n’est pas pour autant venue à bout de l’hérésie, on a organisé la répression. Moment significatif : la création de l’Inquisition pontificale, en 1233, par le pape Grégoire IX. Sa gestion est confiée principalement (mais pas uniquement) aux dominicains (Dominique n’en est évidemment pas le créateur : il est alors déjà mort ! — depuis 1221).
L’Inquisition, au prix d’un « travail » redoutable, véritable prodrome des totalitarismes modernes, instaurant la suspicion et la délation, viendra à bout du catharisme, malgré la persévérance d’une hérésie qui parvient même à se revivifier sous l’impulsion notamment et avec la prédication des frères Authié. Mais en 1321, avec le bûcher du dernier parfait, c’en est fini de l’hérésie, même s’il reste encore des croyants — même si une Église se survit encore en Bosnie jusqu’au XVe siècle, où elle sera engloutie dans les conquêtes turco-musulmanes.
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Le symbole de la mort du dernier parfait vaut qu’on s’y arrête.
En citant les poètes romantiques, j’ai signalé cet aspect important de l’hérésie qui est dans cette notion de mémoire perdue — quand leurs ennemis ont voué les cathares à une disparition telle qu’elle atteint jusqu’à la mémoire de leur existence ! (La créativité poétique qui permet de pressentir, chez un Peyrat par ex., des fulgurances insoupçonnées de l’hérésie, est aussi celle de René Nelli, qui lui, était proche des surréalistes, proximité qui a contribué à faire sortir les études cathares « officielles » de l’impasse universitaire d’alors, qui figeait l’hérésie médiévale dans une stricte filiation de type manichéen).
Distordus par des caricatures floutant la réalité, les cathares furent pour une bonne part témoins d’un christianisme ancien, disparu. La figure la plus célèbre en est Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles, premier théologien chrétien à avoir eu une influence universelle. Origène enseignait, comme plus tard les cathares, que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché, commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment.
Cet enseignement, très largement répandu dans l’Église ancienne, a fini par être marginalisé, et même condamné (officiellement en 553, 5e Concile œcuménique — Constantinople II) puis recouvert par d’autres explications du récit de la chute, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt d’y voir nos corps temporels. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas l’enseignement sur les tuniques de peau, ces tuniques d’oubli de notre éternité perdue (selon une lignée de lecture de la Genèse que l'on trouve déjà dans l’enseignement rabbinique et midrashique). — Voir sur la filiation « typologique » (Duvernoy) origénienne, les travaux de Dando et Duvernoy.
C’est probablement là qu’il faut chercher l’origine du catharisme — et de son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement.
Un enseignement chargé de potentialités dualistes (mais pas manichéennes proprement dites pour autant) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire de notre ici-bas, de notre triste condition terrestre.
Toute la question est alors : comment s’en libérer, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit qui nous fait partager la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur « docétisme » : l’idée que le Christ n’ait pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous — qu’on peut aussi entendre simplement comme christologie haute, de fait privilégiée en Orient chrétien).
Pour ce qui nous concerne, nous recevons donc cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint. Ce don est signifié par l’imposition des mains d’un « parfait » — d’un « bon-homme », ou d’une « bonne-dame », comme les appellent leurs croyants (parler d’ « hérésie des bons-hommes » pourrait donc sembler pertinent, mais reste insuffisant, puisque tous les hérétiques ne sont pas « parfaits »).
Le rite de cette imposition des mains, signe du baptême spirituel, on l'a évoqué, est appelé le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français (c’est le centre symbolique qui identifie le catharisme dans son unité rituelle). Interprétation de la promesse de Jésus : je vous enverrai le consolateur, à savoir l’Esprit saint, de la part du Père.
Le don de l’Esprit comme baptême spirituel, fait accéder au statut de « parfait », appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique. Jusque là les croyants cathares vivent comme tout un chacun.
Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là nous demeurons englués dans l’oubli de notre véritable nature, jusque là nous prenons pour réalité ce qui n’est qu’illusion, création du diable menteur : la vie terrestre, la vie de ce monde.
Le consolament est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut. Si seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel… on mesure les conséquences tragiques de la mort du dernier parfait d’Occitanie connu, Bélibaste, brûlé en 1321. Plus de catharisme possible dès lors… et si les cathares avaient raison, plus de salut possible non plus !…
Ne serait-ce pas ce qu’ont dit nos poètes ?
Je reprendrai ici L’Irrémédiable de Baudelaire, en sa deuxième partie :
« Tête-à-tête sombre et limpide Qu’un cœur devenu son miroir ! Puits de Vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide, | Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques — La conscience dans le Mal ! » |
R.P., Niort, Association Guillaume Budé, 12 février 2020,
Carcassonne, Association d'Études du Catharisme / René Nelli,
4 décembre 2021 (version imprimable)
(Reprise et développement d'une intervention du 12.02.2020)
Carcassonne, Association d'Études du Catharisme / René Nelli,
4 décembre 2021 (version imprimable)
(Reprise et développement d'une intervention du 12.02.2020)