<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: janvier 2020

mercredi 22 janvier 2020

De l'éternité au temps, horizon d'unité





Qu’est ce qui nous unit, qu’est qui nous divise, chrétiens d’Églises différentes ? C’est la question qu’il m’est proposé de commenter pour « Horizons ». Je commencerai par ce qui nous a séparés, pour en venir à ce qui peut nous unir.

Ce qui a séparé les Églises, c’est l’histoire ! Pour l’Europe occidentale, on peut dater la division de 1378 : deux papes, Avignon et Rome, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés pour ne plus parvenir à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ! Au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier un christianisme divisé par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire (le Concile de Constance, 1414-1418, à la suite duquel n’avait été réunifiée que la papauté, mais pas les Églises restées divisées). La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait.

Pour la France la division a failli se résorber en 1561 lors du Colloque de Poissy, convoqué par Catherine de Médicis pour accorder catholiques et partisans de la Réforme. L’union a failli se faire sur la base de la confession luthérienne d’Augsbourg, pressentie comme pouvant trouver l’adhésion des deux camps. L’échec de la tentative débouche sur le massacre de Wassy, en 1562, début des guerres de religions en France.

Au niveau européen, la dernière tentative de réunification, celle, impériale, des Habsbourg, débouche sur la guerre de Trente ans, qui se termine par le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

L’histoire qui a scellé la division relève du temps. L’unité relève de l’éternité : ce qui unit les Églises, c’est leur Seigneur commun, le Christ, quelles que soient les compréhensions de la façon dont, par lui, Parole éternelle devenue chair (Jean 1), l’éternité nous rejoint dans le temps, quelles que soient nos lectures de la Bible qui nous révèle le Dieu qui nous promet toujours à nouveau « Tu es précieux à mes yeux. N’aie pas peur, car je suis avec toi » (Ésaïe 43, 4-5). Si nous mesurons que cette parole du Dieu d’Israël est renouvelée aujourd’hui-même par le Christ pour chacune de nos Églises, la clef éternelle de la façon dont l’unité peut nous rejoindre dans le temps nous est donnée : pour chacune et chacun de nous, le frère, la sœur de l’autre Église est précieux aux yeux de Dieu : par son Esprit qui nous est commun, la sœur, le frère, de l’autre Église ne peut que nous être précieux, tel qu’il est, puisqu’il l’est infiniment pour Dieu, qui nous dit alors à tous : « N’aie pas peur, car je suis avec toi », je suis avec chacune et chacun, vous unissant dans l’éternité pour que vous manifestiez cette unité dans le temps…


RP, janvier 2020, Semaine de l'Unité
pour le bulletin Horizons de la paroisse catholique de Châtellerault


lundi 20 janvier 2020

"Ils nous ont témoigné une humanité peu ordinaire"




Actes 27, 18 - 28, 10 ; Psaume 107, 8-9.19-22.28-32 ; Marc 16, 14-20

Actes 27, 18 - 28, 10
(Ch. 27) 18 Le lendemain, comme nous étions toujours violemment secoués par la tempête, on jetait du fret
19 et, le troisième jour, de leurs propres mains les matelots ont affalé le gréement.
20 Ni le soleil ni les étoiles ne se montraient depuis plusieurs jours ; la tempête, d’une violence peu commune, demeurait dangereuse : tout espoir d’être sauvés nous échappait désormais.
21 On n’avait plus rien mangé depuis longtemps quand Paul, debout au milieu d’eux, leur a dit : « Vous voyez, mes amis, il aurait fallu suivre mon conseil, ne pas quitter la Crète et faire ainsi l’économie de ces dommages et de ces pertes.
22 Mais, à présent, je vous invite à garder courage : car aucun d’entre vous n’y laissera la vie ; seul le bateau sera perdu.
23 Cette nuit même, en effet, un ange du Dieu auquel j’appartiens et que je sers s’est présenté à moi
24 et m’a dit : “Sois sans crainte, Paul ; il faut que tu comparaisses devant l’empereur et Dieu t’accorde aussi la vie de tous tes compagnons de traversée !”
25 Courage donc, mes amis ! Je fais confiance à Dieu : il en sera comme il m’a dit.
26 Nous devons échouer sur une île. »
27 C’était la quatorzième nuit que nous dérivions sur l’Adriatique ; vers minuit, les marins ont pressenti l’approche d’une terre.
28 Jetant alors la sonde, ils ont trouvé vingt brasses [une brasse = 1,85 mètre ; soit 37 mètres de profondeur] ; à quelque distance, ils l’ont jetée encore une fois et en ont trouvé quinze [soit env. dix mètres de moins].
29 Dans la crainte que nous ne soyons peut-être drossés [entraînés] sur des récifs, ils ont alors mouillé quatre ancres à l’arrière et souhaité vivement l’arrivée du jour.
30 Mais, comme les marins, sous prétexte de s’embosser [s’attacher] sur les ancres de l’avant, cherchaient à s’enfuir du bateau et mettaient le canot à la mer,
31 Paul a dit au centurion et aux soldats : « Si ces hommes ne restent pas à bord, vous, vous ne pourrez pas être sauvés. »
32 Les soldats ont alors coupé les filins du canot et l’ont laissé partir.
33 En attendant le jour, Paul a engagé tout le monde à prendre de la nourriture : « C’est aujourd’hui le quatorzième jour que vous passez dans l’expectative sans manger, et vous ne prenez toujours rien.
34 Je vous engage donc à reprendre de la nourriture, car il y va de votre salut. Encore une fois, aucun d’entre vous ne perdra un cheveu de sa tête. »
35 Sur ces mots, il a pris du pain, a rendu grâce à Dieu en présence de tous, l’a rompu et s’est mis à manger.
36 Tous alors, reprenant courage, se sont alimentés à leur tour.
37 Au total, nous étions deux cent soixante-seize personnes à bord.
38 Une fois rassasiés, on a allégé le bateau en jetant le blé à la mer.
39 Une fois le jour venu, les marins ne reconnaissaient pas la terre, mais ils distinguaient une baie avec une plage et ils avaient l’intention, si c’était possible, d’y échouer le bateau.
40 Ils ont alors filé les ancres par le bout, les abandonnant à la mer, tandis qu’ils larguaient les avirons de queue ; puis, hissant au vent la civadière [voile carrée à l’avant du navire], ils ont mis le cap sur la plage.
41 Mais ils ont touché un banc de sable et y ont échoué le vaisseau ; la proue, enfoncée, est restée prise, tandis que la poupe se disloquait sous les coups de mer.
42 Les soldats ont eu alors l’idée de tuer les prisonniers, de peur qu’il ne s’en échappe à la nage.
43 Mais le centurion, décidé à sauver Paul, les a empêchés d’exécuter leur projet ; il a ordonné à ceux qui savaient nager de sauter à l’eau les premiers et de gagner la terre.
44 Les autres le feraient soit sur des planches soit sur des épaves du bateau. Et c’est ainsi que tous se sont retrouvés à terre, sains et saufs.

(Ch. 28) 1 Une fois hors de danger, nous avons appris que l’île s’appelait Malte.
2 Les autochtones nous ont témoigné une humanité peu ordinaire. Allumant en effet un grand feu, ils nous en ont tous fait approcher, car la pluie s’était mise à tomber, et il faisait froid.
3 Paul avait ramassé une brassée de bois mort et la jetait dans le feu, lorsque la chaleur en a fait sortir une vipère qui s’accrocha à sa main.
4 A la vue de cet animal qui pendait à sa main, les autochtones se disaient les uns aux autres : « Cet homme est certainement un assassin ; il a bien échappé à la mer, mais la justice divine ne lui permet pas de vivre. »
5 Paul, en réalité, a secoué la bête dans le feu sans ressentir le moindre mal.
6 Eux s’attendaient à le voir enfler, ou tomber raide mort ; mais, après une longue attente, ils ont constaté qu’il ne lui arrivait rien d’anormal. Changeant alors d’avis, ils répétaient : « C’est un dieu ! »
7 Il y avait, dans les environs, des terres qui appartenaient au premier magistrat de l’île, nommé Publius. Il nous a accueillis et hébergés amicalement pendant trois jours.
8 Son père se trouvait alors alité, en proie aux fièvres et à la dysenterie. Paul s’est rendu à son chevet et, par la prière et l’imposition des mains, il l’a guéri.
9 Par la suite, tous les autres habitants de l’île qui étaient malades venaient le trouver, et ils étaient guéris à leur tour.
10 Ils nous ont donné de multiples marques d’honneur et, quand nous avons pris la mer, ils avaient pourvu à nos besoins.

Marc 16, 14-20
14 Ensuite, il se manifesta aux Onze, alors qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité.
15 Et il leur dit : « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création.
16 Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné.
17 Signes, en revanche, [des envoyés] pour ceux qui auront cru, ces [signes des envoyés les] accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles,
18 ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »
19 Donc le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu.
20 Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

*

« Ils nous ont témoigné une humanité peu ordinaire » (Ac 28, 2). Ce sont les mots qu’ont retenus nos frères et sœurs maltais préparant cette célébration œcuménique 2020. « Ils », à savoir, dans le texte, « les autochtones », maltais du 1er siècle donc, accueillant avec une humanité rare des naufragés échoués sur leur terre. Comment ne pas penser, avec nos frères et sœurs maltais, à notre actualité méditerranéenne, avec ses réfugiés, naufragés s’échouant sur les côtes européennes ? Or, ce que nous enseignent les textes que nous avons entendus c’est que nous, humanité, serons sauvés tous ensemble, ou condamnés tous ensemble…

Le texte des Actes des Apôtres nous fait toucher du doigt que l’accueil, avec cette humanité peu ordinaire qu’ont montrée les Maltais, est un bénéfice… pour ceux qui accueillent ! Cela a été un bénéfice pour les Maltais du premier siècle ! Chose que l’on ne sait pas à l’avance, comme les Maltais des Actes des Apôtres ne l’ont d’abord pas su. On ne sait pas par où Dieu nous fait advenir ses dons… L’Épître aux Hébreux le dit ainsi : « certains ont logé des anges sans le savoir » (Hé 13, 2). En écho, le constat des Maltais à propos de Paul en Ac 28, 6 : « c’est un dieu », selon leur vocabulaire propre, c’est-à-dire ; en termes bibliques, un ange, messager de Dieu ! Cela après qu’ils eussent pensé — Ac 28, 4-6 : « Cet homme est certainement un assassin… » Accueille-t-on, avec humanité, une menace, comme le disent certains, comme la menace d’une vipère que l’on réchauffe en son sein, ou accueille-t-on sans le savoir notre salut ? — porté alors par Paul, considéré d’abord comme « un assassin », suite à ce signe néfaste : une vipère.

*

« La chaleur [du feu préparé par les Maltais] en a fait sortir une vipère qui s’accrocha à [la] main [de Paul]. À la vue de cet animal qui pendait à sa main, les autochtones se disaient les uns aux autres : "Cet homme est certainement un assassin ; il a bien échappé à la mer, mais la justice divine ne lui permet pas de vivre." » (Ac 28, 3-4). Mais non ! La vipère ne lui fait aucun mal. C’est donc plutôt « un dieu », un ange. Ce qui se confirme par les guérisons qu’il opère (Ac 28, 3-9) — où, nous, lecteurs de la Bible, retrouvons les signes accompagnant les Apôtres selon Marc (16, 20) : « le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient » — selon la promesse de Jésus (Mc 16, 17-18), dont il convient de la lire comme faisant suite à l’annonce (au verset qui précède, v. 16) de la menace d’une condamnation, pour la renverser : « en revanche, signes pour ceux qui auront cru, ces [signes des envoyés les] accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »

Ce sont bien les envoyés, ici Paul, qui opèrent les signes, pas les Maltais, qui eux, en sont bénéficiaires (« signes pour ceux qui auront cru », rapporte Marc 16, 17-18).

En parallèle, comme après coup, l’Épître aux Hébreux rappelle, au passé (ch. 2, 3b-4) : « […] un pareil salut, qui commença à être annoncé par le Seigneur, puis fut confirmé pour nous par ceux qui l’avaient entendu, et fut appuyé aussi du témoignage de Dieu par des signes et des prodiges, des miracles de toute sorte, et par des dons de l’Esprit Saint répartis selon sa volonté » — où l’on retrouve notre « finale longue » de Marc, ch. 16, 19-20 : « le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. »

Bref, on a affaire à des signes de la fin (i.e. eschatologiques). Des signes de ce que le Royaume qui s’est approché en Jésus s’est approché de nous par la Parole de ses envoyés : des signes miraculeux accompagnent dans la Bible les temps où le Royaume s’approche. Ils n’adviennent qu’en ces temps-là, depuis Moïse et les Prophètes : lors du don de la Loi (signes opérés par Moïse et ses successeurs), au temps des Prophètes bibliques (Élie, puis Élisée), lors de la venue du Règne de Dieu en Jésus (par Jésus, puis les Apôtres).

Signes du Royaume. Ce qui se confirme par le texte des Actes des Apôtres que nous avons entendu — où nous est montré un Paul devenu quasi « capitaine » du navire dans la tempête pour le conduire à bon port ! Dans l’espérance du Royaume promis.

*

Vous êtes-vous posé la question ? Actes ch. 27 à 28 : Où est passé le capitaine ? C’est Paul, prisonnier, captif de l’armée romaine, qui prend les commandes ! Cf. ch. 27, 9-12 : « […] il devenait désormais dangereux de naviguer, puisque le Jeûne [Yom Kippour — septembre : Paul est juif et Actes un texte juif] était déjà passé. Paul a voulu donner son avis : "Mes amis, leur a-t-il dit, j’estime que la navigation va entraîner des dommages et des pertes notables non seulement pour la cargaison et le bateau, mais aussi pour nos personnes." Le centurion néanmoins se fiait davantage au capitaine et au subrécargue [i.e. l’agent de l’affréteur du navire] qu’aux avertissements de Paul [et on peut le comprendre ! Paul, un prisonnier : de quoi se mêle-t-il ?!]. Comme le port, en outre, se prêtait mal à l’hivernage, la majorité a été d’avis de reprendre la mer ».

Et voilà que plus loin, dans le texte que nous avons entendu, c’est carrément le prisonnier qui prend les commandes. Annonce d’un monde nouveau et pas prise de pouvoir — Paul reste un prisonnier !

Ac 27 v. 20 : « la tempête, d’une violence peu commune, demeurait dangereuse : tout espoir d’être sauvés nous échappait désormais ». (Et on peut penser à d’autres tempêtes, comme la menace écologique actuelle, en lien avec la crise entraînant des guerres et des réfugiés.)

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Cf. Mc 16, 16 : « qui croira […] sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné ». Croire ce que l’on n’a pas vu, mais que d’autres ont vu (Mc 16, 14). Aujourd’hui croire aussi par la Parole qui nous vient par l’autre Église, par les autres Églises. Au-delà de chacun, cela concerne toute la création (v. 15) — pour les deux aspects : être sauvé ou être condamné ! Cela se confirme par la précision du texte mentionnant le baptême : « qui croira et sera baptisé sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné ». La précision concernant le baptême, « et sera baptisé », indique une participation : être baptisé signifie participer à un corps, et en l’occurrence, pour une mission, si ce corps est l’Église, puisque le mot traduit dans la Bible grecque l’hébreu Qahal, signifiant « appelée », appelée pour une mission concernant toute la création (v. 15) — menacée d’être condamnée, mais appelée à être sauvée. Dans Actes 27 : « aucun d’entre vous n’y laissera la vie ; seul le bateau sera perdu » (ch. 27 v. 22). Condamnés ou sauvés tous ensemble, pour traverser la même tempête, dans le même bateau provisoire. Rassasiés par un même pain rompu, comme au jour de la Pâque, pour la traversée de la mer au jour de l’Exode, la traversée de la mort au jour de la croix : Paul « prit du pain, rendit grâce à Dieu en présence de tous, le rompit et se mit à manger. Tous alors, reprenant courage, s’alimentèrent à leur tour » (ch. 27 v. 35-36).

Tous dans le même bateau, Actes 27, 30-32 : « comme les marins, sous prétexte de s’embosser [s’attacher] sur les ancres de l’avant, cherchaient à s’enfuir du bateau et mettaient le canot à la mer [i.e. pour se sauver seuls !], Paul a dit au centurion et aux soldats : "Si ces hommes ne restent pas à bord, vous, vous ne pourrez pas être sauvés. Les soldats ont alors coupé les filins du canot et l’ont laissé partir." » Écho à nouveau dans l’Épître aux Hébreux (ch. 12 v. 14) : « sans la sanctification, nul ne verra le Seigneur » — la sanctification des uns vaut ici pour tous : sans elle, personne ne verra le Seigneur…

Plus loin, au livre des Actes, ch. 27 v. 41-44 : « tandis que la poupe se disloquait sous les coups de mer, les soldats ont eu alors l’idée de tuer les prisonniers, de peur qu’il ne s’en échappe à la nage. Mais le centurion, décidé à sauver Paul, les a empêchés d’exécuter leur projet ; il a ordonné à ceux qui savaient nager de sauter à l’eau les premiers et de gagner la terre. Les autres le feraient soit sur des planches soit sur des épaves du bateau. Et c’est ainsi que tous se sont retrouvés à terre, sains et saufs. » — Saufs ! Sauvés ! Tous… Telle est la promesse qui nous est renouvelée dans les textes que nous avons lus, et les signes qui nous y sont relatés : nous n’échapperons à la menace qui pèse sur nous tous ; nous ne traverserons l’épreuve qui nous concerne tous que par la confiance en la Parole qui peut nous sauver, et cela concrètement, via les signes que nous en ont donnée les premiers témoins du Christ, et nous ne recevrons ce salut que tous ensemble, comme témoins ensemble et œcuméniques, pour le bénéfice de tous.


RP, Châtellerault, Semaine de l’Unité, 20 janvier 2020



Samuel Barber - Adagio For Strings | William Orbit


vendredi 17 janvier 2020

Les cathares ? — état de la question





« L’emploi du terme "cathares" relève de la convention, pour désigner un mouvement médiéval qui ne se voulait d’autre titre que celui de "chrétien". Mais "chrétiens" ne peut évidemment pas être appliqué qu’à ces seuls chrétiens-là ; de même que "dissidents", ou "bons hommes", qui en outre ne prend pas en compte les non-consolés [cf. infra le sens de ce mot]. "Albigeois" risque de cantonner au seul midi de la France des mouvements qui, pour être divers, avaient une extension bien plus large… L’on pourrait ainsi relever les inconvénients de plusieurs autres titres » (RP, Colloque de Foix, 2003). Leurs ennemis médiévaux privilégient le terme « hérétiques », même si à plusieurs reprises les polémistes usent, entre autres, de la Rhénanie à l’Occitanie, du terme « cathares », moins vague qu'« hérétiques », voulant par là en faire des « manichéens », ou les renvoyer au « chat » comme animal diabolique ! Ou, voulant signaler leur lien avec l’hérésie orientale bogomile, du terme désignant les Bulgares, à savoir « bougres », voué à un grand succès ultérieur…


Des albigeois aux cathares ; de la Réforme aux romantiques

On assiste au cours de l’histoire à une longue évolution terminologique : en réflexion et revendication mémorielles (cf. les travaux de Michel Jas), les protestants, à partir du XVIe siècle, préfèrent le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » (cf. Chassanion, Histoire des albigeois, 1595, rééd. 2019, Brenon, Jas, Poupin, éd. Ampelos).

Puis contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (cf. Bossuet, 1688) reprend le médiéval « cathares » en synonyme précisément de l’équivalent « manichéens ».

Puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) — le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement germanique.

Au XXe siècle, la norme universitaire incontestée jusqu'à Nelli et Duvernoy (années 1960-1970) étant que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme, via une généalogie précise, passant par les pauliciens d'Arménie, etc., s’imposent les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares).

Cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares d’Oc au Moyen Âge : « hérésie », qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot cathares, fût-ce, allant parfois jusqu’à mettre en cause la réalité de leur existence, en usant de guillemets.

*


Caricatures

Que de caricatures n’en a-t-on pas fait — notamment donc via le non moins caricatural qualificatif : « manichéens », synonyme, on l’a dit, pour les médiévaux, et parfois les modernes, de cathares ; ou pour les deux termes, synonymes, au Moyen Âge, d’hérétiques, tout simplement.

Sans compter que le catharisme ignore tout de la religion manichéenne, l’usage qui est fait du nom de cette religion dont les cathares ne se réclament pas est de toute façon déjà lui-même une caricature où ne se seraient pas reconnus les manichéens… À savoir : « manichéisme » — c’est-à-dire simplisme outrancier, qui ne sait voir qu’en contraste. Doublement caricatural donc que de considérer que c’est là le dualisme cathare — puisque, sans compter que ce simplisme n’est pas la religion manichéenne, les cathares, par dessus le marché ne se réclament pas de cette religion.

*

Une approche récente, très à la mode (réputée incontournablement universitaire — apparemment la nouvelle norme, après celle qui voulait des cathares comme importation manichéenne), partant de légitimes considérations de critique historique, initiées au départ par des René Nelli, Jean Duvernoy, Anne Brenon, Michel Roquebert, etc. (au bénéfice désormais notamment de sources émanant des cathares eux-mêmes), a fini par déborder leur sobriété : c’est sur la base de leurs travaux que parfois aujourd’hui les plus excessifs peuvent aller jusqu’à nier la réalité de l’hérésie médiévale, à commencer par son nom « cathare », en tout cas pour les terres d’Oc, célèbres pour avoir été victimes de la Croisade albigeoise. Petit détour, bref donc, avant d’en venir à la théologie des cathares, telle que leurs textes nous permettent de la discerner au-delà de toutes les nuances internes qui lui confèrent une pluralité, en-deçà d’une réelle, quoique plurielle, unité rituelle (dont le cœur symbolique est le consolament/um — cf. infra). Quelques mots donc, pour signaler l’usage du mot « cathare » et la référence à la chose, concernant les terres d’Oc, dès le XIIe siècle.

Cinq citations, par ordre de « préséance » : concile / pape / consultant conciliaire / deux hérésiologues médiévaux :

1) Concile de Latran III (1179). Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare ».
Canon 27 : « Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] . » J’ai donné la version retenue par les plus récents critiques : Norman P. Tanner (1990), Alberigo (1994), etc.
Une autre recension de ce canon 27, donnée par le déjà ancien Dictionnaire des Conciles de l’abbé Migne (1847), plus brève, lit : « […] nous anathématisons les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, les Albigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite, défendant, en cas qu'ils viennent à mourir dans leur péché, de faire des oblations pour eux, et de leur donner la sépulture entre les chrétiens. […] ». Ici « les Albigeois et autres » résument la géographie plus détaillée des régions infestées dans le Midi occitan par l’hérésie des « cathares, patarins ou publicains » : plus tard, « albigeois » est devenu un qualificatif d’hérésie. La recension plus détaillée, qui mentionne donc « la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et […] d’autres endroits » infestés par l’hérésie, est attestée par Alain (de Lille) de Montpellier, présent au concile (cf. infra). Dans tous les cas, et toutes les recensions, le mot « cathare » vise notamment l’Albigeois.

2) Le pape Innocent III. Il confirme cet usage du mot cathare pour les hérétiques du Midi. Le 21 avril 1198, il écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : « Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138 (cit. Roquebert).
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)

3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano). Né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, il est un théologien français, aussi connu comme poète.
Il a assisté au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habite ensuite Montpellier, où il vit hors de la clôture monacale, et d’où il dédicace son œuvre à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier ; il prend finalement sa retraite à Cîteaux, où il meurt en 1202.
Cf. son De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et son Liber Pœnitentialis (1184-1200).
« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais. Gascons et Brabançons. formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Cf. Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Cf. sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, [« quadripartite » i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares, distingués des vaudois], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – in Patrologie latine t. 195. Cathares = « chatistes » (Duvernoy) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (P. L., t. 210, c. 366).

4) Le Liber contra Manicheos (XIIIe s.). Michel Roquebert : « le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca […] est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du Liber prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la responsio de Durand. […] le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin nichil (nihil en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : Sine ipso factum est nichil, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. […] "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… […]" » — texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare: le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p. 217. » (L’attribution à Durand est contestée par la chercheuse A. Cazenave.)

5) « On a confirmation, précise aussi Roquebert, à la fois de l’emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et "de France", dans la Summa (1250) de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Église des Cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : "Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Eglise toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes" » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … » Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974.)

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Éléments de théologie cathare (pour en rester au terme conventionnel pas plus gênant que gothique pour nos cathédrales !)

Pour les cathares, nous avons oublié le paradis céleste duquel nous sommes déchus, désormais exilés dans les « tuniques d’oubli » — c’est le nom que les cathares donnent à nos corps temporels. La mission de l’Église cathare fut de réactiver la mémoire perdue en communiquant le don de l’Esprit saint, par le « consolament / consolamentum » (cf. Jean 14, 26 ; 16, 23), via l’imposition des mains des « bons-hommes », appelés aussi « parfaits », notamment par les Inquisiteurs, mais peut-être pas uniquement (cf. Chassanion, Histoire des Albigeois, op. cit. supra, renvoyant à Paul, par ex. 1 Co 2, 6 : « c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits »)… lesquels Inquisiteurs sont parvenus à leurs fins : les « parfaits » ont été exterminés jusqu’au dernier : reste-t-il alors un salut, une consolation, une voie de retour au paradis céleste ?…

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« L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » dit Lamartine. Baudelaire, lui, parle concernant notre sens de notre déchéance, de cette « fortune irrémédiable, qui donne à penser que le Diable fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » (« L’irrémédiable », in Les Fleurs du mal.) C’est que pour Baudelaire, comme pour les cathares, la main du diable est pour quelque chose dans le drame de notre engloutissement dans l’oubli de notre éternité. Avec un Néant qui n’est autre que Mal, comme le disaient déjà les cathares.

La mémoire de notre éternité est alors devenue tourment — « la conscience dans le Mal » — dit Baudelaire en fin de son poème. Le tourment comme dernier signe d’un souvenir perdu, comme englouti dans le fleuve « bourbeux et plombé où nul œil du Ciel ne pénètre » (Baudelaire, ibid.)… Où les témoins de cette mémoire perdue furent voués, sont voués, à leur engloutissement dans l’oubli, devenu l’oubli même de la mémoire de leur existence, allant aujourd’hui parfois jusqu’à la négation de leur existence, on l'a vu, phénomène qui a pris récemment cette ampleur nouvelle, écho à une tentation récurrente qui faisait déjà dire au chanoine Delaruelle dans les années 1960 : « il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur » ! Effet de la volonté de leurs bourreaux d’éradiquer jusqu’à la mémoire des cathares, ne laissant que leur propre lecture de la foi de leurs victimes, anticipant de la sorte un doute portant jusqu’à leur existence ! Or l’ironie veut que cette tentation reprenne l’affirmation tragique qui est au cœur de la pensée cathare ! La mémoire perdue, au point de n’être plus conçue. Où la conviction cathare nous apparaît comme moins étrangère que prévu. On en retrouve l’équivalent, en des aspects significatifs, au cœur du romantisme.

Mais laissons les romantiques, ou plutôt constatons qu’ils sont les témoins modernes d’une autre mémoire perdue — celle, ignorée plus que jamais dans la mise en doute en cours, de tout un aspect du christianisme antique, dont les cathares sont comme une dernière trace… Pour des traits durcis, certes, mais qui n’en correspondent pas moins à quelque chose du christianisme des origines, sous l’angle d’une autre compréhension de la chute, d’un sens de la chute que nous avons perdu.

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L’hérésie n’est pas dénoncée en Occident avant l’an mil — et même avant le milieu du XIIe siècle pour le catharisme proprement dit (sous ce nom repris depuis le Concile de Latran III).

Aux alentours de l’an mil, on a les premiers bûchers d’hérétiques, que les textes appellent volontiers manichéens. Puis les traces de l’hérésie disparaissent pour un siècle — tout au long de la réforme dite grégorienne durant laquelle la papauté et notamment le pape Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme, reprend les revendications, les exigences de plus de pureté de l’Église, qui sont celles des hérétiques. Plusieurs historiens y ont vu un rapport avec la disparition momentanée de l’hérésie.

Au XIIe siècle, les cathares apparaissent dans les textes, selon ce nom jamais revendiqué par les hérétiques, mais que leur donne en 1163 un clerc allemand, l’abbé Eckbert de Schönau. Selon Duvernoy, ce nom de « cathare », donné en Rhénanie aux hérétiques vers 1150 (selon la précision chronologique donnée par Ch. Thouzellier) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat (un article ultérieur, de Laurence Moulinier — « Le chat des cathares de Mayence », in Retour aux sources, Picard, 2004 —, donne, à nouveau, raison à Duvernoy). Étymologie germanique que connaît Alain de Lille (P.L. 210, 366), et qu’il traduit pour le Midi languedocien. On l’a cité : « on les dit “cathares”, de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». Pour Duvernoy, ces hérétiques « ne sont autres que les gens du Chat, les “chatistes”, dirions-nous » (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; La religion…, p. 303). Où il apparaît que le terme le plus fréquent pour le Midi occitan, « hérétiques », est bien un équivalent du stigmatisant « cathares », parallèle à l’équivalent germanique « ketzer » (hérétique) qu’Eckbert s’efforce de rattacher à « catharos » (on pourrait aussi parler de l’assonance avec l’italien « gazzari », ou avec la « pataria »).

Les hérétiques en question sont combattus alors principalement par les cisterciens, avec Bernard de Clairvaux : on les trouve sous sa plume dès 1145.

Plusieurs textes indiquent que les hérétiques en question connaissent au moins dès la seconde moitié du XIIe siècle un lien ecclésial avec l’hérésie bogomile qui va de la Bulgarie à Constantinople et jusqu’à la côte adriatique, notamment la Bosnie. Un de ces textes date de 1167 un « concile » cathare réuni à St-Félix dans le Lauragais près de Toulouse en présence d’un évêque bogomile, Nicétas — il s’agit de la Charte de Niquinta, à l’authenticité régulièrement contestée depuis 1967 puis tout aussi régulièrement réhabilitée (dernier cas : colloque de Nice, 1996, Inventer l’hérésie ?, actes en 1998, et réhabilitation par J. Dalarun et D. Muzerelle, L'histoire du catharisme en discussion, 2001). Selon ce document, en présence de Nicétas et avec son aval sont délimités des évêchés cathares occidentaux. D’autres traces du lien bogomilo-cathare existent, notamment en Italie, lieu refuge des persécutés occitans (cf. supra, Rainier Sacconi).

L’hérésie bogomile était signalée, elle, en Orient chrétien depuis le milieu du Xe siècle, soit un demi siècle environ avant les premiers bûchers en Occident et plus de deux siècles avant la rencontre de St-Félix.

L’importance — et l’irréconciliabilité avec Rome — de l’hérésie cathare, en Occident, est devenue telle que Rome juge bientôt nécessaire de déclencher une croisade, en 1209, contre les terres de Toulouse et Carcassonne où l’hérésie est devenue la plus prospère, y étant, de fait, tolérée. Croisade déclenchée au motif officiel de l’assassinat sur les terres d’Oc, du légat pontifical, Pierre de Castelnau.

Auparavant la prédication anti-cathare s’est développée, d’abord de la part des cisterciens, mais elle n’a pas eu le succès escompté. Plus tard (1215) un ordre sera créé à ce propos : les dominicains (pour n'être pas anachronique, il faudrait dire : les Prêcheurs), parmi lesquels Thomas d'Aquin, qui empruntant aux philosophes arabes (principalement le musulman Averroès et le juif Maimonide), établit, à l'encontre des hérétiques, une théologie de la Création. Parmi les mouvements prédicateurs anti-cathares ou concurrents, mentionnons aussi les vaudois et les franciscains.

De ce côté (parfois côté franciscains spirituels), surtout côté vaudois, qui seront interdits et connaîtront la persécution à leur tour, on assiste par la suite à un rapprochement d’avec les cathares (dans ce qu’on a appelé solidarité hérétique).

Quant à la croisade, elle s’est mise en marche en juillet 1209. Dans un premier temps, la royauté française ne s’y joint pas — Philippe Auguste, c’est le moins qu’on puisse dire, traîne les pieds ; seuls des vassaux s’engagent (signe du fait que les causes politiques sont insuffisantes pour expliquer une guerre que le pape Innocent III réclame depuis plusieurs années contre la tolérance de l’hérésie). Déclenchée par le pape, la croisade vise en l’hérésie une obédience non-papale, alternative, témoin supplémentaire de la référence bogomilo-orientale : car l’hérésie, dans une perspective héritée de la réforme grégorienne, consiste à s’écarter de la soumission à Rome (cf. a contrario les tentatives diplomatiques d’Innocent III vers les dirigeants de la Bosnie bogomile !).

La croisade prospère dans un bain de sang. Le massacre de Béziers est resté célèbre avec son fameux « tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens » prononcé par le nouveau légat du pape, le cistercien Arnaud Amaury. On a glosé sur l’authenticité de la déclaration, pour l’admettre finalement, au moins en substance : c’est bien dans les textes cisterciens qui en font la louange qu’on la trouve (cf. Jacques Berlioz, Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, Toulouse, Loubatières, 1994).

Le comte de Toulouse finira par être destitué au profit du croisé Simon de Montfort. Le transfert d’autorité est entériné par le IVe concile de Latran, en 1215. Mais le comte jusque là légitime, de la dynastie des Raimond, ne l’entend pas de cette oreille. Raimond VII réintégrera son titre au traité de Paris après la croisade royale lancée en 1226 par Louis VII. Le traité de Paris, ou de Meaux, ou Meaux-Paris, passé sous Louis IX (saint Louis), scellera les conditions de la défaite et de la réintégration de Raimond VII de Toulouse.

Cela débouchera sur le rattachement, ou faut-il dire l’annexion, l’intégration en tout cas, du comté de Toulouse au Royaume de France, via mariage : il est prévu par le traité qu’Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France Louis IX, épouse la fille et seule héritière du comte de Toulouse Raimond VII, Jeanne de Toulouse. À la mort d’Alphonse, en 1271, Toulouse entre définitivement dans le domaine royal.

Les cathares, eux, n’ont pas disparu pour autant, et se sont réorganisés, dès la capitulation de Raimond VII en 1229, en Église clandestine ayant son siège sur la butte de Montségur, qui sera défaite en 1244 au prix du bûcher, devenu célèbre, des 225 « parfaits » qui y sont réfugiés.

Auparavant, puisque la croisade, qui a abattu Toulouse, n’est pas pour autant venue à bout de l’hérésie, on a organisé la répression. Moment significatif : la création de l’Inquisition pontificale, en 1233, par le pape Grégoire IX. Sa gestion est confiée, notamment, aux dominicains (Dominique n’en est évidemment pas le créateur : il est alors déjà mort ! — depuis 1221 ; et d'autres aussi, ainsi des franciscains, furent inquisiteurs).

L’Inquisition, au prix d’un « travail » redoutable, véritable prodrome des totalitarismes modernes, instaurant la suspicion et la délation, viendra à bout du catharisme, malgré la persévérance d’une hérésie qui parvient même à se revivifier sous l’impulsion notamment et avec la prédication des frères Authié. Mais en 1321, avec le bûcher du dernier parfait, c’en est fini de l’hérésie, même s’il reste encore des croyants — même si une Église se survit encore en Bosnie jusqu’au XVe siècle, où elle sera engloutie dans les conquêtes turco-musulmanes.


*

Le symbole de la mort du dernier parfait vaut qu’on s’y arrête. Bélibaste, c'est son nom, est mort, brûlé en 1321. Plus de catharisme possible dès lors… Subsiste une question : si les cathares avaient raison, quel salut désormais ?…

En citant les poètes romantiques, j’ai signalé cet aspect important de l’hérésie qui est dans cette notion de mémoire perdue — quand leurs ennemis ont voué les cathares à une disparition telle qu’elle atteint jusqu’à la mémoire de leur existence ! La créativité poétique qui permet de pressentir (chez le pasteur Napoléon Peyrat par ex. — cf. son Histoire des albigeois, 1870), tout en ouvrant à la revendication romantique de cathares « johanniques », des fulgurances insoupçonnées de l’hérésie, pourrait être décelée aussi chez un Nelli, qui lui, était proche des surréalistes, proximité qui a contribué à faire sortir les études cathares « officielles » de l’impasse universitaire d’alors, qui figeait l’hérésie médiévale dans une stricte filiation de type manichéen.

Distordus par des caricatures floutant la réalité, les cathares furent pour une bonne part témoins d’un christianisme ancien, disparu. La figure la plus célèbre en est Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles, premier théologien chrétien à avoir eu une influence universelle. Origène enseignait, comme plus tard les cathares, que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché, commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment.

Cet enseignement, très largement répandu dans l’Église ancienne, a fini par être marginalisé, et même condamné (officiellement en 553, 5e Concile œcuménique — Constantinople II) puis recouvert par d’autres explications du récit de la chute, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt d’y voir nos corps temporels. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas l’enseignement sur les tuniques de peau, ces tuniques d’oubli de notre éternité perdue. — Voir sur la filiation « typologique » (Duvernoy) origénienne, les travaux de Dando et Duvernoy.

C’est probablement là qu’il faut chercher l’origine du catharisme — et de son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement.

Un enseignement chargé de potentialités dualistes (mais pas manichéennes proprement dites pour autant) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire de notre ici-bas, de notre triste condition terrestre.

Toute la question est alors : comment s’en libérer, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit qui nous fait partager la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur « docétisme » : l’idée que le Christ n’ait pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous — qu’on peut aussi entendre simplement comme christologie haute, de fait privilégiée en Orient chrétien).

Pour ce qui nous concerne, nous recevons donc cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint. Ce don est signifié par l’imposition des mains d’un « parfait » comme les nomment les textes d’Inquisition, d’un « bon-homme », ou d’une « bonne-dame », comme les appellent aussi leurs croyants (parler d’ « hérésie des bons-hommes » pourrait donc sembler pertinent, mais reste insuffisant, puisque tous les hérétiques ne sont pas « parfaits »).

Le rite de cette imposition des mains, signe du baptême spirituel, est appelé le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français (c’est le centre symbolique qui identifie le catharisme dans son unité rituelle). Interprétation de la promesse de Jésus : je vous enverrai le consolateur, à savoir l’Esprit saint, de la part du Père.

Le don de l’Esprit comme baptême spirituel, fait accéder au statut de « parfait », appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique. Jusque là les croyants cathares vivent comme tout un chacun.

Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là nous demeurons englués dans l’oubli de notre véritable nature, jusque là nous prenons pour réalité ce qui n’est qu’illusion, création du diable menteur : la vie terrestre, la vie de ce monde.

Le consolament est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut. Seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel… Et voilà que le dernier parfait d’Occitanie connu, Bélibaste, a été brûlé en 1321…


R.P., CPO, MPP, Salle Jean Rivierre, La Couarde, 17 janvier 2019


jeudi 16 janvier 2020

Réformés du Midi au XVIe siècle et héritage cathare





Existe-t-il, comme l’expriment au XVIe siècle les synodes de Nîmes (1572) et de Montauban (1594), ou le pasteur Jean Chassanion, dans son Histoire des Albigeois (1595, rééd. Ampelos 2019), un lien de filiation, ou non, entre cathares et protestants français ? Avant de répondre à cette question, je dirai, au risque de surprendre, qu’au plan strictement théologique, les protestants du XVIe siècle sont héritiers plus des adversaires des cathares que des cathares eux-mêmes !

Les Réformateurs, en tant qu’hommes de la Renaissance, sont héritiers du travail théologique et philosophique de plusieurs figures médiévales de la piété et de la scolastique. Prenons par exemple Luther : sa découverte dans la Bible de la justification par la foi est incompréhensible si l’on fait l’impasse sur le fait que son abbé, Staupitz, face à ses angoisses, l’a orienté vers les mystiques rhénans, dont la figure tutélaire est le dominicain du XIVe siècle Maître Eckhart.

C’est un autre dominicain, du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, qui a plus particulièrement retenu ma recherche théologique à ce sujet (cf. ma thèse de théologie, publiée sous le titre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières, 2000 — cf. ici, un article reprenant l'essentiel du ch. VII), comme incontournable pour comprendre les Réformateurs, plus particulièrement du courant calvinien, sous l’angle notamment où les Réformateurs ont bel et bien une théologie de la Création, dont les premiers linéaments remontent justement à Thomas d’Aquin ! C’est via ce travail de réflexion sur Thomas d’Aquin que j’ai été conduit à m’intéresser aux cathares, à travers une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, Thomas d’Aquin a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ?

La théologie de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.

Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre, qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.

Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des hérétiques. Et les hérétiques argumentent assidûment. On a deux traités de théologie du début XIIIe (écrits en latin) : l’un provenant d’Italie du Nord, l’autre du Languedoc, qui tous deux soutiennent fermement que la Création visible ne peut pas être attribuée à Dieu. Le Traité languedocien anonyme se trouve inséré dans un texte intitulé Contra Manicheos (i.e. Contre les Manichéens), traité dans lequel lesdits hérétiques sont aussi nommés cathares. Les deux termes (manichéens et cathares) apparaissent comme synonymes pour les polémistes (signifiant pour eux que selon les hérétiques le Créateur de ce monde et le Dieu bon ne sont pas le même).

Je viens d’utiliser le mot « cathare ». C’est le moment de préciser que les principaux intéressés ne se sont jamais voulu autre que chrétiens, et que le mot le plus courant chez les adversaires des cathares est « hérétiques ». Et il y en a pas mal d’autres, comme « bougres », c’est-à-dire « bulgares ». La Chanson de la Croisade, texte en occitan utilisé par Chassanion, par ex., les nomme « ceux de Bulgarie », à côté d’ « hérétiques » (pour le clergé : « Bons-hommes » et « Bonnes-dames », i.e. les « Parfaits » / 1 Co 2, 6) ou « croyants des hérétiques » pour les autres. Cela dit chez les théologiens et les clercs, on précise les choses, et le mot « hérétiques » est vague : chez les théologiens seuls, qui précisent, on trouve le mot « cathares ». Ainsi en un concile (Latran III, 1179), comme dans des traités théologiques, on trouve ce mot, synonyme donc de « manichéens ». Avec cet usage là, il apparaît pour la première fois en Rhénanie, en 1163, sous la plume de l’abbé Eckbert de Schönau, qui remarque que chez Augustin c’est un des mots qui désignent les manichéens. À Latran III, on le trouve, parmi d’autres termes péjoratifs, dans un canon (c. 27) visant les terres d’Oc, leurs hérétiques d’un côté, leurs bandes de pillards de l’autre. Les hérétiques en question sévissent notamment, selon le concile, en Albigeois ; un autre des noms par lesquels ils seront désignés.

Jean Duvernoy, qui a le premier mis tout cela en lumière (dès les années 1970), faisait remarquer que le terme est très péjoratif, renvoyant aussi au chat (catus), animal diabolique. On trouve cela chez le théologien de Montpellier Alain de Lille, utilisant le mot cathare dans sa polémique languedocienne. Il est un de ceux qui se sont ralliés à la signification théologique du mot.

Bref, on est aux prises avec une hérésie qui a un problème avec la bonté de la Création. Et voilà qu’un des membres d’un ordre voué à les combattre intellectuellement, Thomas d’Aquin, remarque que la philosophie arabe peut lui en fournir les moyens. Et il prend le risque. Cet enseignement, celui d’Aristote sera interdit à Paris… au moment où il sera utilisé à Toulouse, sans doute pas par hasard !…

Ce faisant, la théologie de Thomas d’Aquin marque un tournant qui entrera dans l’héritage de tous, y compris, plus tard, des Réformateurs. Calvin est, sous cet angle, parfaitement dans sa ligne, et écrit, à propos des cathares, la même chose que leurs adversaires médiévaux : hérésie manichéenne.

*

C’est là qu’on en vient à Chassanion et à nos synodes méridionaux du XVIe siècle : pourquoi revendiquent-ils une filiation si évidemment rejetée par le Réformateur ? N’oublions pas que les pasteurs de l’époque ont été formés par Calvin et/ou Théodore de Bèze, lequel est, comme Thomas d’Aquin, féru d’Aristote, et comme Calvin avec eux, tenant d’une forte théologie de la Création.

C’est précisément cela qui est intriguant, et qui pourrait expliquer le choix systématique du terme « albigeois », qui permet à Chassanion et à nos synodaux d’en faire un mouvement assez proche des vaudois, sinon similaire aux vaudois ! Façon de s’en réclamer sans se réclamer d’un manichéisme, i.e. catharisme, condamné par les Réformateurs, à commencer par Calvin, dont Chassanion est un disciple orthodoxe.

Reste que c’est sous ce nom que cette revendication d’une filiation va se répandre, jusqu’au refuge britannique, où ce terme, « albigeois », sera préféré jusqu’au milieu du XXe siècle, où l’historien Steven Runciman va les appeler simplement « manichéens médiévaux ». Que s’est-il passé entre temps ? Bossuet, fin XVIIe siècle, dans sa polémique contre les protestants, reprend la revendication des protestants français, principalement de ceux du midi, mais pour condamner le protestantisme comme autant d’hérésies variées, parmi lesquelles le manichéisme, qu’il a beau jeu de détecter chez les albigeois à partir des textes inquisitoriaux dont il dispose. Et il réintroduit la synonymie des deux termes qu’il utilise, manichéens ou cathares. On est au cœur d’une controverse catholiques-protestants (manichéisme pour ceux-là, pré-réforme proche des vaudois pour ceux-ci). Cela jusqu’au théologien et historien strasbourgeois Charles Schmidt qui, au milieu du XIXe siècle, concède que les albigeois des protestants étaient bien cathares (c’est-à-dire dualistes, selon le vocabulaire de l’époque). Titre de son ouvrage : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois.

Très vite les historiens universitaires se rangent unanimement à cet avis, qui est celui de Bossuet, et les cathares deviennent de façon simplifiée des manichéens venus d’Orient, selon une généalogie qu’ils s’attachent à décrire (cela jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle ; j’ai mentionné Runciman). (En parallèle, un courant néo-romantique adopte le même point de vue… pour se réclamer d’un néo-catharisme manichéen.)

Reste que quiconque ne se range pas à l’avis officiel académique s’expose à la déconsidération. Ainsi lorsqu’à la lumière des textes, Jean Duvernoy remet cela en question (bien humblement), il se fait régulièrement qualifier d’ « historien amateur régionaliste », bref, pas sérieux… Jusqu’à ce que devant l’évidence du sérieux de son travail (auquel on peut ajouter celui de René Nelli, Anne Brenon, Michel Roquebert, etc.), l’histoire officielle (dans le milieu des années 1990) reprenne à leurs travaux (sans les citer) que les cathares ne se sont jamais appelés eux-mêmes ainsi, et ne se sont jamais voulu que « chrétiens ». Après qu’ils eurent été compris comme manichéens, découvrir qu’ils étaient chrétiens amène la vulgate historienne à considérer que, chrétiens, ils n’étaient donc pas hérétiques, et que leur hérésie « cathare » n’est due qu’à l’invention de leurs ennemis, prétexte à un conflit purement politique.

C’est peut-être oublier un peu vite qu’au Moyen-Âge, même le politique est subordonné au théologique (cf. Thomas d’Aquin), comme aujourd’hui le politique est subordonné à l’économique. Et comme il serait de méthode peu sûre de s’intéresser à l’histoire du XXe siècle sans se préoccuper d’économie, il est peu sûr de s’intéresser à la question de l’hérésie médiévale sans se préoccuper de théologie. C’est probablement ce pourquoi plusieurs grands tournants dans l’étude de l’hérésie médiévale, que les théologiens médiévaux ont qualifiée de cathare ou manichéenne (synonymes sous leur plume, on l’a noté), ont été opérés depuis lors jusqu’aujourd’hui par des pasteurs, théologiens ou évêques : Thomas d’Aquin, Chassanion, Bossuet, Schmidt, etc. Signe de ce que pour comprendre un mouvement théologique il n’est pas inutile d’en passer par la théologie !

En regard de la théologie, si les disciples des Réformateurs sont plutôt héritiers des adversaires des cathares, la question de savoir pourquoi, via des synodes uniquement méridionaux, ils s’en sont réclamés au XVIe siècle n’en est que plus troublante. Où l’hypothèse d’une mémoire diffuse d’ancêtres spirituels persécutés vaut d’être posée, en parallèle avec la question similaire à laquelle on répond par l’affirmative concernant les vaudois. La théologie des vaudois médiévaux était si éloignée de la théologie réformée que le rattachement des vaudois à la réforme calvinienne lors du synode de Chanforan n’a pu se faire qu’au prix de modifications théologiques déchirantes. Les vaudois n’en sont pas moins devenus les réels ancêtres spirituels des réformés français du Lubéron aux Hautes-Alpes, et des protestants d’Italie, où ils portent jusqu’à aujourd’hui le nom de vaudois. Pas de trace institutionnelle aussi forte concernant les cathares, ce qui n’élimine pas la question pour autant (d’autant qu’on a retrouvé des éléments d’un rituel cathare dans une collection de textes vaudois recueillie par les protestants français, conservée à Dublin) ! En commun à la revendication d’une ascendance vaudoise et/ou cathare : une ecclésiologie alternative (voire plus large que la seule Occitanie : on peut ne pas faire l’impasse sur le contact bulgare signalé entre autres dans La chanson de la croisade utilisée comme source par Chassanion) ; ecclésiologie alternative à celle de l’Église romaine. En ce sens, considérer ladite revendication d’une filiation pourrait ne pas manquer de pertinence…

RP


samedi 11 janvier 2020

Eschatologie — histoire, actualité et éternité





« Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus homme et femme » (Galates 3, 28)

Ce verset de l’Épître de Paul aux Galates est à mon sens le propos central de l’eschatologie chrétienne quant au rapport du temps et de l’éternité. Texte de l’ordre du siècle (aiôn) à venir, ensemençant ce temps-ci.

Quant à l’histoire et à l’actualité, pour introduire la question eschatologique, je proposerai la citation suivante, qui date de 1979 :

« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, éd. Gallimard, 1979, p. 60-61)

*

Je vous proposerai en premier lieu d’envisager trois temps dans le parcours de l’eschatologie chrétienne dans l’histoire : le tournant constantinien et ses suites ; la chrétienté latine grégorienne et post-grégorienne ; la civilisation libérale qui est la nôtre, qui me semble vivre, peut-être, un important tournant eschatologique.

Les trois temps se chevauchent dans leur succession. Ainsi, le troisième temps, le nôtre, que je fais débuter en 1648, plonge ses racines jusqu’au XIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Je ne fais pas miens ses développements, mais ils ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa vision, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, que l’on peut dater de 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, où une idée similaire à celle de Joachim se fait jour, sous un vocabulaire différent, vocabulaire connu mais très mal compris, me semble-t-il, en dehors du monde anglo-saxon : « millénarisme ». Ce que l’on retient sous ce nom ailleurs que dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, c’est ce que ceux-là appellent « post-millénarisme ». Pourquoi « millénarisme » ? Parce qu’ici, on identifie le règne de Dieu au chapitre 20 de l’Apocalypse, le fameux « ils régnèrent pendant mille ans ». Pourquoi post-millénarisme ? Parce que dans cette perspective la Parousie du Christ advient après l’instauration du règne terrestre de Dieu, contrairement à un autre courant, intitulé pré-millénariste, pour lequel la Parousie du Christ advient avant le règne millénaire terrestre, qu’il instaure lui-même. En commun à ces deux courants, l’idée d’un futur règne messianique terrestre, avant la Parousie pour les post-millénaristes, après la Parousie pour les pré-millénaristes, règne terrestre dont l’idée n’est pas retenue par ceux que ces deux courants nomment a-millénaristes, avec un a privatif, à savoir ceux qui n’attendent pas de règne messianique terrestre, sans doute de nos jours la majorité des chrétiens.

Après cette brève explication (sur laquelle je reviendrai pour en considérer d’autres aspects), et avant de revenir à nos puritains, pour partie post-millénaristes, chez qui apparaît une idée qui (remontant, je le rappelle, jusqu’au XIe siècle) fera son chemin dans tous les mouvements révolutionnaires ultérieurs, jusques et y compris dans le marxisme (sans le vocabulaire « biblique » « classique ») ; avant d’y revenir, de revenir donc à notre époque, je propose, un retour sur l’histoire plus ancienne.


Le tournant constantinien

L’Église pré-constantinienne, celle d’avant la conversion de l’Empire romain, est probablement majoritairement « pré-millénariste » : on trouve cette idée chez Justin Martyr, Irénée de Lyon, etc. : ils espèrent une prochaine Parousie du Christ, qui délivrera son peuple et instaurera un règne de Dieu sur cette terre où se réaliseront les prophéties, comme celles d’Ésaïe annonçant le jour où il ne se fera plus de mal, où la justice régnera, etc. On trouve aussi dans l’Église primitive un courant, notamment chez des Alexandrins comme Origène, qui préfigure ce qui deviendra l’a-millénarisme : pas de règne millénaire du Christ dans ce siècle-ci, idée jugée trop matérialiste, le règne promis concerne le siècle qui vient : ce courant tient une autre lecture d’Apocalypse 20 que celle des millénaristes.

Les choses vont changer avec la conversion de l’Empire romain. Le pré-millénarisme va disparaître très rapidement, en regard de lectures de la conversion de l’Empire que l’on trouve chez Eusèbe de Césarée ou de Lactance : Constantin apparaît ici comme porteur d’un tournant messianique. L’Église est passée du statut de minorité persécutée à une reconnaissance publique, voire à une participation au pouvoir… Le poids de cela ne doit pas être négligé. Pensons qu’Eusèbe est origénien. Sachant qu’Origène s’opposait à l’idée de règne terrestre parce que l’idée lui semblait trop matérialiste, on mesure à quel point la conversion de l’Empire a pu être bouleversante, a pu interroger.

Y compris ceux qui vivent mal les conséquences de cette conversion, et se retirent au désert : les moines — voyant dans l’alliance avec le pouvoir un piège pour un christianisme succombant aux tentations que Jésus, au désert avant eux, a refusées…

Tensions entre le post-millénarisme historique (à distinguer d’un post-millénarisme d’espérance, qui n’entre pas – ou pas encore – dans l’histoire), qu’est devenu la chrétienté constantinienne… qui échoue à mettre en place un monde juste, celui promis par les Écritures, et un a-millénarisme (de mouvance monastique quant à ses exigences) qui se développera en Occident chez Augustin, espérant une cité de Dieu fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, contre une cité terrestre bâtie sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.


Le tournant grégorien via l’espérance de la cité de Dieu

C’est ainsi que l’Église en Occident va s’attacher à se libérer du poids de l’État, quitte à prendre le pouvoir sur l’État !… marchant dès le Moyen Âge vers un second post-millénarisme historique, le post-millénarisme grégorien, après le post-millénarisme constantinien. Ces termes, issus d’une théologie ultérieure certes, me paraissent utiles pour bien percevoir que dans un cas, constantinien, comme dans l’autre, grégorien, les chrétiens lisent une esquisse, ou au moins une préfiguration, d’un monde soumis au Christ.

Si la chrétienté grégorienne, qui doit son nom au pape Grégoire VII, réussissant à imposer son pouvoir à l’empereur Henri IV, à Canossa, en janvier 1077, a après ce moment les mains libres pour façonner l’Occident chrétien en une sorte de cité idéale, d’un idéal essentiellement monastique, ses racines plongent plus haut, dès les VIIIe-IXe siècles, concrètement avec le coup d’État carolingien. Entre 751, avec le renversement des mérovingiens et l’élévation au trône franc de Pépin le Bref, et 800, élévation de son fils Charlemagne à l’Empire, les fondements de la prochaine réforme grégorienne se sont mis en place.

Rappelons que la dynastie mérovingienne, première dynastie du monde germanique à avoir adhéré à la foi nicéenne, est vassale de l’Empereur de Constantinople, qui est donc la clef de voûte de la chrétienté romaine, avec ses cinq patriarcats — dont le siège romain, pour être à la première place honorifique, n’en est pas moins que l’un des cinq. Le coup d’État carolingien voit l’avènement d’une dynastie qui doit son statut au patriarche d’Occident, l’évêque de Rome, qui de ce fait deviendra en 800, de façon incontestée en Occident, le patriarche unique, Le Pape, qui fait les Empereurs et convoque les Conciles, là où jusqu’alors, c’est une fonction impériale. Charlemagne lui-même revendiquera les fonctions impériales, celle-là incluse. On a là les origines du conflit occidental de la Papauté et de l’Empire qui débouchera sur la victoire papale à Canossa, en 1077. Dès lors le pape, devenu le pape unique (qui se souvient en Occident de la pentarchie ?), a les mains libres pour réformer la chrétienté, à commencer par la chrétienté d’Occident, la chrétienté latine, dans un sens mieux chrétien. Espérance en forme de préfiguration eschatologique (ce pourquoi le vocable, ici aussi, de post-millénarisme historique me semble à propos). Pour ce faire, le pape est doté d’un pouvoir temporel, avec tout ce qui l’accompagne et le fonde : territoire, armée, police, état civil (mariage), etc.

Le projet relève d’un idéal utopique (millénariste), et, comme toute utopie devenue histoire, comme auparavant l’idéal constantinien pour ceux qui (comme Eusèbe de Césarée) y ont cru, l’utopie se fracassera sur le réel. Là aussi un idéal monastique plus vrai, basculant en hérésie (puisque le mot hérésie a changé de contenu : dorénavant, ce n’est plus tant non-adhésion à la foi des Conciles comme dans l’Empire constantinien, que rupture avec le siège romain). La contestation la plus dure du pouvoir temporel de la papauté, qui naît comme exigence de pureté chrétienne, séparée du siècle, touchera tous les domaines qui fondent ce pouvoir temporel. Du document apocryphe Donation de Constantin, qui léguait les terres romaines et le pouvoir impérial qui allait avec à l’évêque de Rome, contesté dès le XIIe siècle, par Arnaud de Brescia, puis au XIVe siècle, quand Marsile de Padoue souhaite en inverser la signification, puis au XVIe siècle qui conclut à un faux (ce qu’avait pressenti dès le XIVe siècle Guillaume d'Ockham et que la papauté mettra encore trois siècles à admettre) ; à la dénonciation de la police, l’inquisition, du pouvoir militaire de papes qui lancent des croisades, et jusqu’au mariage que plusieurs contestent comme institution d’Église.

Face à toutes ces contestations, l’utopie grégorienne s’organise, et aussi, parfois se remet en question. Ainsi un François d’Assise, qui reprend le projet des vaudois, voit son ordre reconnu. De même un Dominique de Guzman, qui propose de lutter par la prédication contre l’hérésie languedocienne que le concile de Latran III (de même que nombre de polémistes qui suivent le Concile) a désignée, en 1179, comme cathare, voit son ordre, mendiant, reconnu. Il emprunte, quant à l’organisation de son mouvement, à ceux qu’il combat. Au sein de son ordre apparaissent deux figures qui dans un premier temps, ne sont pas en odeur de sainteté : Thomas d’Aquin et Maître Eckhart. Thomas d’Aquin développe à partir de sa lecture des philosophes arabes, et notamment Averroès, une philosophie aristotélicienne qui contribuera à la « perestroïka » de la chrétienté latine. (Je considère volontiers Dominique et Thomas comme jouant au sein de l’utopie grégorienne un rôle comparable à celui de Gorbatchev au sein de l’utopie soviétique.) Quant à Me Eckhart, j’y reviendrai, il me semble porter largement le retour à l’eschatologie comme concernant, dès ici bas, non pas le pouvoir temporel, mais l’éternité. Si Thomas a été ensuite canonisé, pour Me Eckhart ça reste plus compliqué jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années le Maître général d’alors des dominicains, Timothy Radcliffe, aurait demandé à Jean-Paul II de lever la condamnation qui pèse sur Me Eckhart ; pour obtenir une réponse de… jésuite (que n’était pas Jean-Paul II). En substance : « inutile : ce ne sont que certaines propositions de Me Echkart qui ont été condamnées, pas Me Eckhart lui-même ». La condamnation desdites propositions est le fait du pape avignonnais Jean XXII, pour faire bonne mesure parait-il, avec les condamnations des franciscains spirituels qui avaient le mauvais goût de contester la légitimité évangélique du pouvoir temporel et des richesses des papes. On comprend pourquoi les lecteurs de la prophétie de Joachim de Flore voyaient dans les deux ordres mendiants les témoins de l’avènement de l’ère de l’Esprit qui succéderait à celle de l’Église institutionnelle comme structure de pouvoir.

L’idée fera son chemin, d’autant plus aisément que l’échec de l’utopie grégorienne est patent. La volonté d’unification de la chrétienté autour du pape n’empêchera pas celle-ci de voler en éclats. Le déplacement du pape à Avignon sous le pouvoir des capétiens, puis son retour à Rome, entraîneront une division de la chrétienté occidentale qui s’avérera, si l’on en fait une lecture attentive, définitive. On peut la dater de 1378 : deux papes, autour desquels les royaumes d’Occident se sont divisés et ne parviendront pas à se réunifier. La division ne date pas de la Réforme ; au contraire, la Réforme est une des tentatives de réunifier la chrétienté divisée par un retour, prôné par les humanistes, à la Bible, après l’échec de la tentative conciliaire et l’inopérance de la réunification de la papauté. La tentative de réunification par la Bible, celle qu’adopte la Réforme protestante, échouera aussi, on le sait ; de même que la dernière, la tentative impériale des Habsbourg, qui débouche sur la guerre de Trente ans, et le constat d’échec de la chrétienté comme réalité politique unifiée qui s’en suit, lors de la signature des traités de Westphalie, le 24 octobre 1648.

Est née de ce constat d’échec une nouvelle espérance eschatologique temporelle, après celle de l’Empire constantinien et celle de la chrétienté grégorienne, celle de la civilisation libérale qui est la nôtre, et qui est peut-être en train de s’effondrer à son tour, sous nos yeux — ce qui réactualise la question de notre espérance eschatologique, chargée aujourd’hui de la leçon des échecs successifs des utopies post-millénaristes précédentes, y compris les plus récentes, les utopies modernes et contemporaines.


La civilisation libérale

Le philosophe Jean-Claude Michéa intitule la civilisation libérale Empire du moindre mal (c’est le titre d’un de ses livres ; il s'agit d'un moindre mal que les guerres civiles religieuses antécédentes) — un « empire » à deux ailes : l’aile sociétale et morale et l’aile économique (l’aspiration-réunion actuelle de la gauche et de la droite en un seul parti au pouvoir donne raison à Michéa !) :

« Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.). Ces deux ailles sont complémentaires : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles […]. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.). En fait, « [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L’historien Yuval Noah Harari dans son best-seller Sapiens permet de percevoir à quel point ce troisième temps issu de la chrétienté, notre temps de post-chrétienté s’offre à une lecture eschatologique et millénariste (post-millénariste). Yuval Noah Harari repère trois pôles dans cette civilisation libérale, qu’il appelle civilisation humaniste : le pôle libéral proprement dit, capitaliste, le pôle socialiste, et le pôle évolutionniste, au sens de racialiste.

Eschatologie : quant au pôle libéral/capitaliste, cf. Hegel et l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via la matière qui lui permet de se réaliser comme esprit — un parallèle avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore est perceptible. Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi joachimite, chargé d’une espérance de type post-millénariste. Quant au pôle racialiste, il hérite de l’universalisme colonialiste trouvant un aboutissement dans le Reich de 1000 ans (le chiffre n’est pas hasardeux).

Une citation d’Aimé Césaire pour éclairer cela :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15).

« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne »
(Aimé Césaire, ibid. p. 12-13).

L’effondrement de ce pôle qu’Harari nomme « évolutionniste », le pôle racialiste, débouchant logiquement en racisme, son effondrement a eu lieu le 27 janvier 1945 — ce qui ne veut pas dire que ses effets se sont terminés là (cf. le prolongement de ses effets chez les vainqueurs du nazisme : Afrique du Sud de l’apartheid, mais aussi USA des années 1960, ou colonialisme et néocolonialisme européens, prolongements qui ne sont pas totalement terminés). L’effondrement n’en a pas moins eu lieu, avec la découverte par le monde de l’horreur d’Auschwitz, le 27 janvier 1945.

L’effondrement du pôle socialiste a eu lieu le 9 novembre 1989, avec la chute du Mur de Berlin. Un tournant qui a permis au philosophe américain Francis Fukuyama de réactualiser la pensée de Hegel et de parler de fin de l’Histoire. Un processus historique, analysé par Fukuyama dans son article devenu un livre : La fin de l’Histoire et le dernier homme. Processus de type post-millénariste. Fukuyama est plus nuancé qu’on l’a voulu, puisqu’il note que le débouché n’est pas si optimiste qu’il semble — le dernier homme étant cette figure tragique annoncée par Nietzsche.

Je cite Nietzsche : « “[…] Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
[…] Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur !
“Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. […] »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5).

*

Le pôle racialiste heureusement effondré, le pôle socialiste effondré à son tour, reste seul le pôle capitaliste (où s’épanouit le dernier homme) — pôle en train de s’effondrer à son tour sous le poids de ses propres contradictions, de ses propres abus : écologiques (effondrement climatique) ; sociaux (écarts de richesses insoutenables et qui ne cessent de se creuser, creusant l’abîme entre les continents et jusqu’au cœur d’un même pays) ; et structurels — scellant l’échec historique de l’espérance eschatologique annonçant « Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » :

« Il n'y a plus ni Juif ni Grec » ? À la place, un nivelage identitaire, qui n’a fait que se renforcer dans le passage de relai entre les trois empires (symptôme criant : l’antisémitisme) jusqu’au nôtre où il s’est racialisé, historicisé et laïcisé comme uniformisation requise, de Voltaire et son temps aux successeurs de Hegel, puis racialisé ; débouchant sur la catastrophe ; puis en contrepartie sur ce signe eschatologique majeur et positif, pour le coup : la réconciliation avec Israël, sachant que le Royaume promis est aussi le Royaume d’Israël restauré (cf. Actes 1 ; cf. Ro 11 ; cf. Ésaïe, Ézéchiel, Daniel, etc.).

« Il n'y a plus ni esclave ni libre » ? La structure esclavagiste n’a pas disparu, mais s’est estompée et transformée sans disparaître comme fondement civilisationnel (en 1848, pour la France, l’esclavage est formellement aboli, mais ce sont les propriétaires d’esclaves qui sont indemnisés !… histoire de prévenir : le capitalisme nouveau avec son prolétariat n’en sera pas si éloigné).

« Il n'y a plus homme et femme » ? La structure de domination masculine subsiste alors même qu’on la voit éclater sous le poids de sa réalité : « mariage pour tous » ou « manif pour tous », deux faces de la même pièce, où il s’agit de se dépêtrer pour perpétuer la même structure — telle quelle (manif pour tous), ou rafistolée et élargie, mais au fond intacte (mariage pour tous). L’empire libéral appuyant sa structure de domination masculine (avec divers effets, comme par ex. une endémique inégalité de salaires hommes-femmes) sur un système patrilinéaire (éclatant au rythme de médiatiques scandales sexuels) inapte à imaginer un autre système, matrilinéaire, qui existe pourtant dans d’autres héritages civilisationnels — i.e. où la filiation se fait naturellement par les mères.

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Bref, l’Empire du moindre mal, consacrant à son tour son échec, est peut-être en train d’imploser sous nos yeux. Où le millénarisme s’avère n’être pas celui d’un Royaume à instaurer nous-mêmes, prenant un pouvoir que le Christ a refusé (« Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui les dominent sont appelés bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » – Luc 22, 25-26), ni à attendre ce Royaume les yeux au ciel, ni à penser qu’il n’y en a pas à attendre (limitant le Royaume à l’outre-mort, en forme d’opium du peuple). Le Royaume messianique est de l’ordre de l’espérance — préparer les chemins du Seigneur, du Décalogue aux Droits de l’Homme — et du refus d’y identifier quelque pseudo-réalisation historique que ce soit, qui pourrait s’avérer plutôt être avènement de catastrophes. (Le pré-millénarisme, où le Royaume est précédé par la Parousie, semblerait donner à éviter cette tentation, mais, courant peut-être majoritaire aujourd’hui dans le protestantisme américain, principalement évangélique, il y semble toutefois sans grande incidence concrète sur un comportement politique prenant les allures redoutables d’une sorte de chrétienté, i.e. d’un post-millénarisme historique !)

Où Cioran (cit. supra) et 2 Pierre 3 (écrivant, v. 10-12, que « les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. […] Nous attendons, console-t-il, selon sa promesse des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite » (cf. Ésaïe 65, 17-25) prennent une étrange dimension d’actualité contre une alternative historique optimiste (un Ésaïe aux promesses de nouveaux cieux et nouvelle terre isolées par rapport à la menace prégnante chez les même Ésaïe) ; la dimension de la rupture, éventuellement tragique, existe aussi dès les temps bibliques (d’Ésaïe à 2 Pierre), et chez leurs lecteurs, jusqu’à Luther, et tant d’autres avant et après lui, voyant dans la détresse de son temps l’annonce d’un tournant important, voire d’une fin prochaine.

Calvin, pour sa part, qui est extrêmement sobre en matière d’eschatologie, n’en considère pas moins déjà que tout est en place pour qu’on puisse considérer les temps comme redoutables — tout étant en place depuis les jours du Nouveau Testament. La seconde Épître aux Thessaloniciens parle de ce qui retient le déchaînement final, aux allures totalitaires, avec pourvoir abusif de ce que l’Épître appelle l’Impie, référant au livre de Daniel, que Calvin cite aussi, parlant de profanation du Temple, comme événement final (d’où la nature antichristique de toute Église compromise avec le pouvoir, qui accepte par là ce que le Christ a refusé — ce qui explique la sévérité des Réformateurs pour la papauté, puissance temporelle). La seconde Épître aux Thessaloniciens parle aussi de ce qui retient le temps sombre de la fin, en grec le katechon. Pour Calvin ce qui retient le temps final d’advenir, le katechon, c’est la prédication de l’Évangile à toutes les nations (selon ce que dit aussi, entre autres, Matthieu 24). Or il considère que cela a eu lieu aux temps apostoliques, hypothèse qui sera encore, au XXe siècle, celle du théologien Oscar Cullmann, pour qui l’acteur de cette annonce (le katechon) est Paul lui-même, puisque le mot katechon est employé par l’Épître une fois au neutre, « ce qui retient », une fois au masculin, « celui qui retient ». En d’autres termes, tout était déjà prêt dès la fin du temps apostolique pour le temps final, qui a commencé en 70, avec la profanation et la destruction du Temple de Jérusalem. Si tout est prêt depuis lors, que dire aujourd’hui, sinon avec Cioran, « notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers ».

L’eschatologie chrétienne nous indique alors qu’il s’agit de vivre en anticipation le jour d’éternité, le Royaume qui est au milieu de nous. Ici Calvin retrouve Me Eckhart (héritier en cela d’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, Me Eckhart dont la mystique a été décisive pour fonder la foi de Luther). Une eschatologie de l’éternité (dans un exil intérieur) comme préparation à traverser des temps qui risquent d’être difficiles.

Vivre en espérance des « nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 12 / Ésaïe 65) — et où « il n'y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Gal 3, 28).


RP, 20e Colloque hilarien,
« Avenir du monde, devenir de l'homme »,
L'eschatologie chrétienne, d'Hilaire à nos jours,
Poitiers, 11/12/2020