La perception protestante de Thomas d'Aquin est en général plutôt ambivalente. Les plus férus d'histoire n'ignorent pas qu'avant d'être décrétée clef de voûte théologique de l'édifice catholique romain du XIXe siècle, époque où le Vatican ne brillait pas par son œcuménisme, la pensée de Thomas d'Aquin avait été mise à contribution dès le XVIe siècle contre la Réforme. Le cardinal dominicain Cajétan opposait alors sa philosophie thomiste à Martin Luther.
Mais on sait aussi chez les protestants qu'avant même la Réforme du XVIe siècle, Thomas d'Aquin, comme dominicain, participe à un Ordre qui combat des dissidences médiévales à l'origine de à la pré-Réforme. Si on n'ignore pas que ce combat est à vocation d'abord intellectuelle, on reste troublé par la participation de Thomas et des dominicains à ce combat dont les armes ont souvent été d'une toute autre nature, à savoir militaire et policière.
À ce point d'ailleurs, la responsabilité de plusieurs dominicains célèbres, du Moyen-Âge à l'ère moderne, n'est pas négligeable. Ainsi la légende sombre selon laquelle Dominique aurait fondé l'Inquisition a été, hélas, initiée par des dominicains ! Déjà l'Inquisiteur Bernard Gui, aux XIIIe-XIVe siècles, la répandait fièrement !
Voilà qui n'a pas aidé à avoir une perception positive et des premiers dominicains et de Thomas d'Aquin, qui en fut un représentant éminent.
Le retour au contexte, ici comme ailleurs, est indispensable pour développer une autre compréhension des choses. Le contexte en l'occurrence est celui de la réforme grégorienne qui, initiée au XIe siècle par le pape Grégoire VII, atteint son point culminant au XIIIe siècle. La réforme grégorienne, par laquelle la papauté acquiert la plénitude de son pouvoir temporel, y compris militaire et policier, est d'abord une utopie qui avait de quoi séduire : il s'agissait d'opposer une espérance de pureté portée par l'Église et ses dirigeants – et en tête l'évêque de Rome –, à la corruption des pouvoirs princiers et impériaux, et à la violence qui en ressortissait.
Avec la réforme grégorienne, cette utopie parvient au pouvoir, et comme toute utopie, elle est dès lors confrontée au réel... et bascule dans la violence. Et comme utopie, elle bascule dans une violence que l'on peut dire pré-totalitaire, pourchassant impitoyablement hérétiques et dissidents.
L'échec dès lors inéluctable n'abat pas pour autant les espérances soulevées. Ce sont ces espérances qui semblent porter Dominique comme Thomas. Pour eux le combat doit se mener par le verbe, ce qui donne à mes yeux à leur œuvre une coloration tragique et explique les audaces qu'ils initient – dont celles de Thomas ne sont pas des moindres. Pour donner une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, je vois volontiers chez Dominique et Thomas des personnages du type de ce que sera Gorbatchev face à une autre utopie : ne pas vouloir abandonner les espérances qui ont été soulevées, mais vouloir mener le combat d'une toute autre façon, peut-être désespérée. Mais un combat chrétien peut-il être autre chose que désespéré, à vue humaine ?
Bref, pour Thomas, ce qui est essentiel pour que ce combat puisse être mené correctement, c'est de le doter des armes intellectuelles qui lui font alors totalement défaut – défaut dont le basculement dans la violence est le signe catastrophique.
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I) Quand Thomas naît – aux alentours de 1225 au château de Roccasecca, dans le Royaume des Deux-Siciles au sein de ce qu'on appelle une « grande famille » d'Italie, partisane du parti pontifical, les Guelfes –, Dominique, confrontant les cathares, a fondé l'ordre des Prêcheurs depuis dix ans.
De 1230/1231 à 1239 (entre 5 et 10 ans), Thomas est oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin. On sait que sa famille vise à en faire l'abbé du Mont-Cassin, et regardera d'un mauvais œil sa vocation dominicaine – juste après la mort de son père. Il a alors 20 ans environ, l'ordre dominicain a environ 30 ans – on est en avril 1244, soit un mois après le bûcher de Montségur.
Aspects évoquant les cathares qu'il me semble utile de souligner pour la raison qu'il n'est pas insignifiant de rejoindre un Ordre alors relativement récent, les dominicains, l'Ordre des Prêcheurs, fondé pour s'opposer par une autre prédication à la prédication cathare... Puisque 30 ans avant, Dominique fondait son ordre à la fois sur le modèle urbain et humble des prédicateurs cathares, et pour leur opposer une autre vision du message évangélique.
Cet aspect des choses me semble faire souvent défaut lorsqu'on évoque Thomas, pourtant explicite à plusieurs reprises, comme dans la
Somme contre les Gentils, où il affirme vouloir lutter par les armes de l'argumentaire contre les « manichéens », à l'appui du Nouveau Testament ; tandis qu'il entend argumenter à partir de la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, concernant les juifs, et à partir de la nature concernant les musulmans. Tout cela conformément à sa méthode :
de cognita ad incognita – des choses connues aux choses inconnues... Il part donc invariablement de ce qu'il se reconnait de commun avec l'interlocuteur, en l'occurrence le Nouveau Testament pour les cathares.
Car il n'est pas mystérieux que le terme de « manichéens » désigne, dans la polémique catholique d'alors, les « cathares » – un souci qui, selon l'iconographie, préoccupe Thomas jusqu'à la table du roi Louis IX, iconographie qui nous l'y montre distrait au point de s'écrier hors de propos : « j'ai trouvé l'argumentation contre les manichéens », signe qu'il y travaille et s'y absorbe.
Quoi de plus normal pour un dominicain du milieu du XIIIe siècle !
Or il y a là de quoi expliquer cette bizarrerie apparente de Thomas, si on est attentif : pourquoi diable aller se fourrer de la sorte dans cette galère qu'était l'aristotélisme arabe ? – ce qui lui vaudra tout de même une condamnation post-mortem en bonne et due forme en 1277, avant sa réhabilitation et sa canonisation en 1323.
Eh bien, il se trouve que l'aristotélisme arabe, judéo-musulman, avec ces figures tutélaires que sont Maïmonide et Averroès, et que Thomas d'Aquin aborde avec respect, parlant de Rabbi Moïse pour l'un et du Commentateur (avec un grand « C », Commentateur en l'occurrence d'Aristote) pour l'autre ; il se trouve que cet aristotélisme arabe offre un argumentaire en faveur d'une théologie de la nature qui fait défaut aux philosophies classiques du monde latin, essentiellement augustiniennes. Ce défaut en matière de théologie de la nature et de sa Création divine a montré toute sa réalité dans l'échec de la prédication anti-cathare jusqu'alors.
Dominique déjà constatait l'échec de la prédication cistercienne, d'où sa vocation. Thomas, lui emboîtant le pas, ainsi qu'à son maître dominicain en théologie, Albert le Grand, va mettre en place l'argumentaire intellectuel, qui en fait jusqu'à aujourd'hui le théologien de la mise en valeur de la Création, de la bonté de la Création.
C'est bien le point qui est en question dans le catharisme et devant lequel échoue la prédication d'alors... cela jusqu'à la théologie de la nature de Thomas d'Aquin.
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II) Aussi, si au plan de l'ecclésiologie alternative, la Réforme peut être considérée comme héritière des dissidences médiévales, au plan du statut de la Création, elle hérite incontestablement de ce qu'il faut bien appeler la réforme philosophique de Thomas d'Aquin. Et cela sous plusieurs angles.
On sait qu'après Thomas d'Aquin, plus rien ne sera jamais comme avant en chrétienté en matière de prise en compte de la nature.
Deux courants vont se mettre en place : le courant directement héritier de Thomas, disons thomiste, et un courant dit « néo-augustinien », qui voulant être plus fidèle que Thomas à Augustin, n'en développe pas moins un augustinisme post-thomasien – que l'on pense, notamment, à Duns Scot ou à Guillaume d'Occam : on est bien dans un post-aristotélisme chrétien, et donc dans un après Thomas d'Aquin.
Il y a dorénavant deux façons de recevoir ce qui est une nouvelle théologie de la Création pensée selon le cadre aristotélicien :
– dans une sorte de continuité de la nature et de la grâce selon la formule de Thomas : gratia non tollit naturam sed perficit – la grâce n'abolit pas la nature mais la perfectionne ;
– ou, pour l'autre courant, dans une bi-polarité : empirisme d'un côté, foi de l'autre. Propos tout néo-augustinien concernant la foi, mais héritier d'Aristote et donc de la réforme de Thomas d'Aquin de l'autre : nihil est in intellect quod non prius fuerit in sensu – il n'est rien dans intellect qui n'ait d'abord été reçu par les sens : formule même de l'empirisme... et qui est due à Thomas d'Aquin.
Or il est connu, trop connu – ça en est caricaturé – que Luther s'inscrit dans l'école empiriste concernant la connaissance et la raison, bien distincte des choses de la foi en la Révélation du Christ. Luther est donc héritier, ce n'est pas un mystère, du courant néo-augustinien.
La chose est vraie aussi de Calvin, mais appelle chez lui à être nettement nuancée : certes ce qui est reçu par la foi ne saurait trouver un fondement dans les données des sens (ce qui serait évidemment insupportablement concordiste), mais cela dit, pour Calvin, il y a une véritable continuité entre les deux domaines, la foi nous permettant de retrouver ce que nous enseigne mystérieusement ce qu'il appelle le livre de la nature.
On voit qu'on n'est pas loin de ce qu'enseignait Thomas d'Aquin. C'est sans doute pourquoi l'argumentaire du thomiste Cajétan contre la Réforme luthérienne n'a pas été mis en œuvre contre la tradition réformée calviniste, qui développera une apologétique rejoignant l'idée de théologie naturelle.
C'est que, de toute façon, qui dit justification par la foi au Christ, dit Incarnation – venue du Fils de Dieu jusqu'à nous. Et c'est aussi un point induit par la théologie de la Création que met en œuvre Thomas.
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III) Se vivant dans la créature, et donc liée à l'Incarnation qu'elle a pour principe, la morale de Thomas d'Aquin est
« finaliste, parce qu'elle a en vue une fin suprême, et naturaliste, parce qu'elle se repose sur une anthropologie de la nature humaine précise et réaliste. L'homme doit s'insérer dans l'ordre de l'Univers voulu par Dieu, c'est-à-dire faire ce pour quoi il a été créé : connaître et aimer Dieu [des termes pas très éloignés de ceux de Calvin]. La morale, parce qu'elle porte sur l'être humain, en tant qu'être composé d'âme et de corps, doit intégrer dans son chemin toutes les inclinations sensibles, toutes les passions, tous les amours, afin que l'homme arrive à sa fin dans toute son intégrité : cette fin est le bonheur dans l'ordre naturel et la Béatitude dans l'ordre surnaturel. La vie morale consiste donc, pour chaque homme, à développer au plus haut point ses capacités et ses possibilités naturelles sous la conduite de la raison, et de s'ouvrir à la vie surnaturelle offerte par Dieu. » (cit.
Wikipédia)
Voilà qui n'est pas très éloigné de l'éthique protestante, ni même de ce qui en est distinct, mais pas sans rapport, la sanctification. L'éthique et la sanctification sont distinctes, le protestantisme y insiste, mais pas sans rapport, en ce que la sanctification, c'est-à-dire l'application de la liberté de la foi dans le temps, et pour plusieurs courants protestants, dans la durée et la progressivité, ne peut faire l'impasse sur le fait que le vécu de la grâce, l'expression de l'image de Dieu, s'inscrit dans ce temps et dans la chair.
À ce point les développements de la
Somme de théologie, largement consacrés à cet aspect des choses que sont les vertus (
1ère et
2e sections de la 2è partie), relèvent de la méthode, j'allais dire presque, en protestant, au sens «méthodiste» du terme. Et dans cette perspective, ils ne sont pas sans un grand intérêt, en matière de vigilance dans la sanctification.
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Sanctification comme développement des vertus : le développement des vertus qui a l'Incarnation comme principe, l'a aussi chez Thomas comme terme : la christologie de Thomas d'Aquin est développée, après la seconde partie sur les vertus, dans la
tertia pars, la
troisième partie de la Somme théologique, en 90 questions (et 99 si l'on compte le supplément). Le prologue de la
tertia pars, la troisième partie, commence ainsi :
« Notre Sauveur, le Seigneur Jésus (…) s'est montré à nous comme le chemin de la vérité, par lequel il nous est possible désormais de parvenir à la résurrection et à la béatitude de la vie immortelle. »
Car le Bien est ce qui se diffuse. Dieu se communique donc : « tout ce qui ressortit à la raison de bien convient à Dieu. Or, il appartient à la raison de bien qu’il se communique à autrui comme le montre Denys [l'Aréopagite]. Aussi appartient-il à la raison du souverain bien qu’il se communique souverainement à la créature. Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu s’unit à la nature créée de façon à ne former qu’une seule personne de ces trois réalités : le Verbe, l’âme et la chair ».
L'Incarnation, en plus d'être nécessaire au salut des hommes, est donc aussi la manifestation sensible de Dieu dans sa gloire, voulue par Dieu Lui-même. Dieu s'est incarné (qu. 1-26) ; il a souffert dans sa chair pour les hommes (qu. 27-59).
Son incarnation était convenable à Dieu : « il apparaît de la plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les attributs invisibles de Dieu. Le monde entier a été créé pour cela, selon l’Apôtre (Rm 1, 20) : “Les perfections invisibles de Dieu se découvrent à la pensée par ses œuvres.” Mais, dit S. Jean Damascène, c’est par le mystère de l’Incarnation que nous sont manifestées à la fois la bonté, la sagesse, la justice et la puissance de Dieu : sa bonté, car il n’a pas méprisé la faiblesse de notre chair ; sa justice car, l’homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran soit vaincu à son tour par l’homme lui-même, et c’est en respectant notre liberté qu’il nous a arrachés à la mort ; sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, il a su donner la solution la plus adaptée ; sa puissance infinie, car rien n’est plus grand que ceci : Dieu qui se fait homme. »
Nous accédons ainsi nous-mêmes à la vie éternelle donnée dans le Christ et signifiée aux sacrements, et notamment à la sainte Cène, Eucharistie.
Une citation : « nous avons à confesser que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; [...] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. [...] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. »
Je viens de citer Calvin, au
Petit traité de la sainte Cène (in
Œuvres françoises de J. Calvin, Paris, Ch. Gosselin, 1842, p. 188-189). J'imagine que cela peut surprendre, mais c'est bien de Calvin qu'il s'agit, pas de Thomas. Débarrassé du vocabulaire aristotélicien, la substance, allais-je dire, du propos est fort proche, pour ne pas dire plus.
Or quand on sait la signification de la notion de substance, sa signification classique, qui est celle de Thomas dans son vocabulaire aristotélicien, on trouve la même signification : la substance est littéralement ce qui se tient en dessous – en-dessous de ce qui apparait à nos sens, les «accidents» en termes thomistes et aristotéliciens. Sous les accidents du pain et du vin, nous est donnée la substance du corps et du sang du Christ.
Qu'est-il besoin alors d'Aristote, me direz-vous ? Eh bien le contexte, toujours le contexte : la définition de la transsubstantiation par le IVe concile de Latran (1215), quelques brèves décennies avant l'œuvre de Thomas d'Aquin, avait pour propos de donner une alternative et à mettre un terme au symbolisme prôné depuis Bérenger de Tours (mort en 1088) – Latran IV faisant suite sur ce point, face aux cathares, au concile de Tours (1050) face à Bérenger.
Vocabulaire profond que celui de Bérenger, et utile, mais qui présentait l'inconvénient de difficilement signifier comment la Cène, l'Eucharistie, nous dit de façon concrète que le Christ nous est conjoint, comment la substance est conjointe avec les signes visibles, pour reprendre les mots de Calvin.
Le concile de Latran IV avance ce vocable de transsubstantiation. Thomas lui donnera sa portée intellectuelle, qui en principe devait éviter ce contre quoi Bérenger voulait mettre en garde : les glissements matérialistes de la compréhension de la chose, au risque inverse de la réduire à un symbole peu concret. Bref à peu parler d'Incarnation.
C'est cela que, théologien de la Création, et donc de l'Incarnation concrète, Thomas entend rendre conceptuellement, comme chrétien, à l'aide de l'outil aristotélicien, outil qui faisait cruellement défaut à Latran IV, et surtout à ses victimes, puisque, parlant d'Incarnation, ce concile n'avait d'autre argument contre les cathares que la croisade contre les Albigeois réputés mettre en doute l'Incarnation !
Alternative : l'outil aristotélicien mis en œuvre par Thomas, et devenu bien moins nécessaire au temps de Calvin, qui doit au contraire corriger les dérives matérialistes. Le contexte, toujours le contexte.
Thomas d'Aquin n'en reste pas moins l'artisan d'une théologie de la Création, assumée par la Réforme jusqu'au cœur de sa théologie de l'Incarnation et de son expression liturgique à la sainte Cène... Laquelle n'en reste pas moins, étrangement, lieu de division, jusqu'au jour où derrière un vocabulaire distinct, sera perçue la substance commune et l'héritage partagé. Thomas est aussi un moment de cet héritage pour la Réforme, comme sans doute la Réforme en est devenue un pour les Églises rattachées à Rome !...