<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mai 2014

lundi 19 mai 2014

Aspects d'une spiritualité protestante





Je ne dirai pas tout de ce qui fait à mes yeux une spiritualité protestante, qui me semble condensé dans la formule de la Réforme « coram Deo sola fide vivere » — « vivre devant Dieu par la foi seule » —, mais on peut en approcher en en considérant certains aspects.

Je me contenterai donc de tenter de dire certains aspects d'une spiritualité protestante, « une » spiritualité, à savoir la mienne ! Vivre devant Dieu par la foi seule implique quelque chose d'extrêmement subjectif, qui signifie le cœur d'un vécu (vivre devant Dieu), cœur sans lequel tout n'est que dispersion — le cœur d'un vécu que l'on peut donc appeler, faute de mieux, « spiritualité » : il n'y a de vécu protestant que comme déploiement d'un vis-à-vis (ultimement « devant Dieu ») qui peut être appelé spiritualité.

Je ne peux donc que parler de moi, au fond, via le détour par un récit, donnant éventuellement des figures historiques, des grands repères, tels que je les perçois, et qui n'ont rien d'exhaustifs, loin s'en faut. Une perception donc extrêmement subjective de toute façon, sans quoi ce serait d'ailleurs au fond sans intérêt, de ce qu'est un vécu protestant, déploiement d'une spiritualité protestante qui en est au cœur.

« Vivre devant Dieu par la foi seule ». On se trouve ipso facto avec cette formule où se reconnaissent communément ceux qui se réclament de la Réforme : sola fide — par la foi seule. Et un vis-à-vis de ce sola fide : coram Deo, « devant Dieu » — qui concrètement se retrouve dans l'autre grand terme de la Réforme : sola sriptura, l’Écriture seule, par laquelle m'advient la Parole qui me dit Dieu, via l'écho de sa lecture, de l'héritage de ses lectures, ce qui est au fond la religion, selon celle de ses étymologies qui la rattache à : relire.

Le Dieu devant lequel je vis par la foi seule est celui dont la reconnaissance se fait dans les Écritures, qui sont d'abord celles d'Israël qui reçoit comme Révélation l'intuition d’Abraham comme figure fondatrice — cela à travers l’histoire de ses relectures — religions. Un vis-à-vis fondamental : sola fide et sola scriptura. Et c'est au cœur des Écritures que l'on trouve le sola fide : livre du prophète Habacuc, ch. 2, v. 4, relu par l’Apôtre Paul (Romains 1, 17) puis par Martin Luther : « le juste vivra par la foi ».

Ce vis-à-vis fondamental sola fide / sola scriptura est au cœur d'une spiritualité, d'une religiosité toujours en vis-à-vis, pour d’autres vis-à-vis. Une réalité, ce vis-à-vis, qui recevra ensuite des noms, comme celui de « dialectique ».

Où on a nommé une des figures connues de cet avènement de la conscience de cette caractéristique d'une spiritualité protestante : celle de ce luthérien exigeant du XIXe siècle qu'est Søren Kierkegaard. Vivre devant Dieu par la foi seule apparaît chez lui comme révélation de son unicité devant Dieu, de l'unicité devant Dieu de chacun, à l'image du Christ, tel qu'il est donné dans les Écritures, et dans le Nouveau Testament. D'une orthodoxie protestante imperturbable — adhérant sans réserve aux faits chrétiens reçus du Nouveau Testament, fussent-ils des plus scandaleux pour la raison, Kierkegaard y fonde paradoxalement sa conception de la subjectivité de la vérité.

Un donné hérité, l'enseignement chrétien via l’Écriture, pour un vécu, une spiritualité, d'une subjectivité qui seule en fait la vérité.

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Il me semble donc qu'au cœur d'une spiritualité protestante quelle qu'elle soit se trouve nécessairement la conscience, ou au moins l'intuition, d'être en vis-à-vis. Cette conscience, cette intuition en vient à revêtir plusieurs aspects.

Le protestantisme est issu d'une spiritualité, d'une expérience spirituelle, advenue en vis-à-vis : l'expérience de Martin Luther, au XVIe siècle, en vis-à-vis d'un christianisme qui restera le sien, celui de l’Église qui était la sienne.

Puis d’autres vis-à-vis vont naître, entre autres du recentrement biblique occasionné par la Réforme protestante. Ainsi Jean Calvin repense l'héritage chrétien en vis-à-vis de la Bible hébraïque et donc de la foi d'Israël.

Une troisième figure importante de l'histoire protestante, John Wesley, au XVIIIe siècle, déploie une spiritualité ancrée dans le vis-à-vis de l’Église anglicane et de son protestantisme épiscopal.

Des vis-à-vis pour un vécu qui n'a de sens que comme spiritualité, comme relevant de ce qui sera appelé ensuite existentiel et dialectique.

Le protestantisme est très vite devenu aussi diverses structures religieuses — et étatiques, historiques et identitaires. Autant de faits qui demeurent seconds en perspective protestante (qui appelle cela adiaphora — mot grec pour dire « choses indifférentes »). Des faits pas nécessairement secondaires, mais seconds, l'ancrage comme spiritualité étant lui ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.

Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées de la religion, des religions protestantes — deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui est à l'origine des démocraties modernes.

Mais ces deux types de coloration sont seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que « tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » — Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de l'élagage, puisque cela reste second, et à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où cette sobriété reçue comme caractéristique.

En son cœur, le protestantisme ne montre aucune crainte à emprunter ici ou là quand cela conduit au cœur, et enrichit ce qui est un vécu de disciple du Christ (colorant la première esthétique, ici plus de chrétienté) et d'un Christ juif (la seconde esthétique, plus biblique).

Les diverses esthétiques, donc, demeurent secondes : ce qui est essentiel relève du religieux (au sens de reliant avec Dieu via une relecture permanente d'expérience de la foi), se déployant aussi en éthique — pour reprendre les trois stades de Kierkegaard : esthétique, éthique, religieux. Avec Kierkegaard, je l'ai dit, on est dans la conscience de ce qui fait une spiritualité protestante, toujours dialectique et existentielle — et avec lui on trouve les mots qui la disent, mais qui correspondent à un vécu qui les précède (via des mots qui précèdent leur qualification : Kierkegaard est redevable pour son usage du mot « dialectique » au protestant Hegel.

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Cette intuition d'être en vis-à-vis s'étend à la perception de toute compréhension de soi et du monde comme en relevant. On pense « de quelque part ». Là, on pense depuis une foi incontournablement en vis-à-vis.

En ressort une relecture (religion) de toutes choses comme en vis-à-vis, à savoir dialectique. Le christianisme protestant en vis-à-vis du reste du christianisme et en vis-à-vis du judaïsme.

Le christianisme en général dans ce même vis-à-vis est donc incompréhensible sans le judaïsme. Le judaïsme en vis-à-vis des traditions dans lesquelles il s'est déployé. Elles-mêmes en lien avec les traditions antécédentes jusqu'à l'humanité en relation de vis-à-vis d'une nature qui en devient ipso facto lecture qu'en font les hommes, et donc elle-même culture, et dans les relectures des traditions d'Abraham, Création.

Et au fond, plus fondamental, le vis-à-vis qui est au cœur de l'humain.

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Il importe de dire que le protestantisme est aussi un héritage, qu'il n'est pas né ex nihilo au XVIe siècle. Il est d'abord un christianisme et en tant que tel un héritier et un vis-à-vis des traditions hébraïque et juive.

Et en tant que réalité institutionnelle sans quoi il n'eut pas été une ou des religions, le protestantisme est héritier d'un processus historique qui s'enracine dans les dissidences et hérésies médiévales — depuis le début du deuxième millénaire après Jésus-Christ, dans la sphère de la chrétienté latine.

Les hérésies et dissidences médiévales (à ne pas confondre avec celles de l’Église du premier millénaire, visées par les grands Conciles) n'ont cessé de prendre de l’importance face à la prise de pouvoir total de l’Église romaine suite à la réforme grégorienne. Lorsqu'à partir de la progressive prise de pouvoir à la suite du pape Grégoire VII des alternatives tentent de se mettre en place, elles sont d'abord réprimées sévèrement, sous divers motifs, dont leur classification dans l'hérésie... Hérésie qui va s'avérer recouvrir en dernière instance la réticence par rapport à la soumission à ce pouvoir romain total.

On a nommé bien sûr les cathares, mais aussi les vaudois, puis les mouvements de John Wicliff, puis Jan Huss pour les plus connus. Où apparaît qu'au fur et à mesure que se diversifie et croît cette résistance, elle révèle sa dimension politique : le valdo-hussisme débouche sur la révolution tchèque, dotée de son appui politique, qui apparaît comme précurseur de l'appui politique des Réformateurs du XVIe sans lequel la Réforme eût pu être étouffée. Ambiguïté de toute réussite temporelle, qui conditionne la possibilité d'une spiritualité qui en tant que telle est étrangère, voire en son cœur en opposition radicale à la compromission qui permet son existence ! Pensons à la forte opposition de Kierkegaard à la compromission de l’Église qui reste la sienne, à ses liens avec l’État sans lesquels elle n'eût pas été...

*

C'est dans le cadre de ce déploiement dans le temps que le protestantisme va se concrétiser jusqu'au XXIe siècle en six grandes branches principales, elles-mêmes subdivisées presqu'à l'infini... Luthéranisme (d'abord Europe du Nord), calvinisme / réformés (d'abord Europe du Sud, Pays-Bas, Nord de la grande-Bretagne / Écosse, etc.), anglicanisme, baptisme, méthodisme (autan d'aspect qui font apparaître et le vis-à-vis et le lien avec les question de la vie de la Cité), et depuis le XXe siècle, cette autre branche issue du méthodisme, le pentecôtisme.

Ça me semble être les six grandes branches principales, toujours mouvantes, au gré des subdivisions ou, actuellement, des unifications (comme en France celle des luthériens et des réformés).

Six branches traversées par trois grands courants, orthodoxie, libéralisme, piétisme...

En commun, me semble-t-il, même si cela se déploie de façons souvent très différentes, même si la conscience n'en est pas toujours nette, cette spiritualité du vis-à-vis, dont les deux axes centraux sont le sola fide et le sola scriptura. Ce qui produit dans tous les cas cette esthétique de l' « élagage », cette fameuse « sobriété protestante », où effectivement on ne trouve pas aisément de culte des saints, par exemple, ni beaucoup d'images — ce qui concrétise une volonté de s'en tenir au combat biblique contre les idoles exprimé dans le commandement contre les représentations. Et qui suppose une lutte constante jusqu’au cœur de soi-même.

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Car au fond, ce vis-à-vis est au cœur de l'être humain. Dans la dualité féminin / masculin. Dans la dialectique rigueur / tolérance, etc.

Chez Luther ce couple duel apparaissait dans son nominalisme face son ancrage mystique. Le nominalisme, selon sa formation philosophique, qui fait apparaître un Dieu de rigueur, relégué dans un absolu et dans un arbitraire qui laisse un fidèle à l'âme sensible dans l'incertitude la plus totale quant à la satisfaction, ou pas, de Dieu à son égard. Face à cela, la mystique de Luther, de tradition rhénane, qui ouvre à l’union intérieure du fidèle à Dieu est un enracinement théologique de ce qui deviendra le sola fide, et la justification par la foi.

On pourrait le dire de la plupart des figures marquantes de l'histoire protestante, et bien sûr, pour la modernité, de Kierkegaard, on l'a vu, où face à l'éthique qui concerne le général et non le particulier, Kierkegaard affirme en strict luthérien que c'est le subjectif, toujours exceptionnel, qui est le lieu du vrai, faisant de chacun, à l'image du Christ, un unique devant Dieu.

On pourrait donner un troisième exemple, avec La dialectique du moi et de l’inconscient selon le titre du livre de ce fis de pasteur qu'est C.-G. Jung, une relecture en psychologie des profondeurs de ce même thème, qui se déploie à l'aune d'une lecture de l'anima, l'âme, comme figure féminine, se révélant éventuellement à l'occasion d'une figure féminine concrète. Dès lors, on le voit, ce thème fondamental déborde le cadre originel d'une spiritualité protestante.

Où, sous cet aspect d'une spiritualité protestante, on se trouve finalement tout simplement au cœur de l'humain ; le protestantisme, s'il est en quelque sorte contraint par sa relativité historique à une spiritualité du vis-à-vis, n'en étant ni le dépositaire, surtout pas exclusif, ni l'inventeur.


RP, Poitiers, 19 mai 2014


samedi 17 mai 2014

"Marie-Madeleine" et Jésus : bénir ?





On ne sait pas toujours qu’à l’arrière plan du mythe « Marie-Madeleine » épouse Jésus, et du Da Vinci Code qui l’a initié, se trouve un roman, intitulé L’or de Rennes (Julliard, 1967), écrit par Gérard de Sède, mettant en scène autour d’un « mystérieux » abbé Bérenger Saunière, un non moins « mystérieux » manuscrit.

L’abbé Saunière, lui, a existé — né en 1852, mort en 1917 —, curé, à partir de 1885, de Rennes-le-Château dans le sud de la France, département de l’Aude. L’abbé est devenu célèbre pour s’être suffisamment enrichi pour entreprendre des travaux de construction dans et autour de son église. Et on ne sait pas trop comment il a réalisé sa petite fortune. D’où les spéculations sur un trésor, qu’il aurait trouvé — trésor d’abord matériel et financier ; puis (c’est souvent le destin des trésors, surtout en ces terres mystérieuses qui ont connu les cathares) le trésor a glissé au trésor mystique, avec manuscrit secret dont l’imagination de chacun amplifie le contenu fantastique.

L’affaire est expliquée dans un article de Jean-Jacques Bédu, reproduit dans les actes d’un colloque de 1994 : Catharisme : l’édifice imaginaire, actes édités à Carcassonne en 1998. Dans cet article, intitulé « La création d’un mythe, le trésor de Rennes-le-Château », J.-J. Bédu donne des précisions, p. 404, sur ce manuscrit « laissant entendre qu'il demeure en ce monde un roi perdu, issu d'une lignée qui remonterait jusqu'à Jésus en passant par les mérovingiens et parvenant jusqu'à nous au travers des membres d'une mystérieuse organisation secrète : Le prieuré de Sion. Nous sommes en plein délire politico-mystique ! En réalité, cette énigme des parchemins est une gigantesque farce, puisque la version qui a servi de base de travail à Gérard de Sède, et surtout aux auteurs de L'Énigme Sacrée, a été fabriquée de toutes pièces pour l'émission de Francis Blanche, «Signé Furax». Ce qui fit dire à leur auteur (le marquis de Cherisey) [dépêché donc pour ce faire par le célèbre humoriste Francis Blanche] : "J'ai profité de l'occasion pour inventer que le maire s'était fait délivrer un calque des parchemins découverts par l'abbé. Alors sur une idée de Francis Blanche, je me suis mis en devoir de composer un calque codé sur des passages d'évangiles et de décoder moi-même ce que j'avais codé. Enfin, par voie détournée, je faisais parvenir à Gérard de Sède le fruit de mes veilles. Cela a marché au-delà de mes espoirs. Ces parchemins ont été fabriqués par moi, dont j'ai pris le texte antique en onciale, à la bibliothèque nationale sur l'ouvrage de Dom Cabrol" [à savoir un Dictionnaire d'archéologie chrétienne]. »

Le texte de Bédu ci-dessus date de 1994, soit près de dix ans avant le roman de Dan Brown ! — et relate une histoire datant des années 1950-1960 (époque de l’émission de Francis Blanche). C’est ce que Dan Brown — sans le dire, lui — met en scène en 2003, dans un roman où l’on trouve un certain… Saunière (Jacques celui-là — on trouve aussi dans le roman un commissaire, non pas exactement Bédu, mais Bézu ; nom correspondant en outre à un site près de Rennes-le-Château, Le Bézu, où il y eut des Templiers — cf. l'article de Georges Passerat, « Cathares et Templiers  », dans le même volume, L'édifice imaginaire, op. cit., p. 192) !… Sans compter le « Prieuré de Sion ». Ce qui laisserait à penser que Dan Brown est lui aussi un farceur qui se garde bien de le laisser paraître aux yeux de ceux dont il se joue — le grand public mondial, et aussi les cinéastes qui l’ont repris : Howard, puis Cameron).

Entre temps, avant Dan Brown, le mythe monté via le « manuscrit » confectionné pour Francis Blanche s’est amplifié. Entre autres exemples, un Jean Markale (dans son livre Montségur et l'énigme Cathare, de 1997) y a donné un rôle aux cathares, en faisant un lieu de passage d’un « secret mérovingien », entre autres sur Jésus et « Marie-Madeleine » — ce personnage composite de la piété médiévale, élaboré sur le nom de Marie de Magdala à partir de plusieurs personnages féminins du Nouveau Testament, parmi lesquels — ni dans le Nouveau Testament, ni au Moyen Âge — aucune « épouse de Jésus » !… Jusqu'à aujourd'hui, où on nous donne via des textes gnostiques parlant d'un Jésus au corps purement spirituel, une affaire matrimoniale dans des baisers à Marie de Magdala donnée comme sa femme ! On sait que c'est au goût de notre temps, quand la compréhension gnostique des corps spirituels est devenu totalement incompréhensible à la plupart…

Reste qu'il y a donc peu de doutes que le romancier Dan Brown est malgré lui l’avant-dernière étape (les cinéastes Ron Howard/Da Vinci Code et Cameron/Talpiot en étant, en 2006 et 2007, les dernières — on ne dira pas victimes : ça leur a bien rapporté…) d’une farce qui ignore désormais qu’elle s’origine, non pas dans quelque mystérieuse tradition, mais dans une plaisanterie de l'humoriste Francis Blanche ! Et que nous ressert à sa façon, donc, en 2007, le cinéaste Cameron mettant en scène un ossuaire de « Marie-Madeleine » qu’il déclare épouse de Jésus à côté d’un ossuaire décrété ossuaire de son divin époux ! (sic !)

Quant au «mystérieux» manuscrit à l’origine de tout cela, il est du même tonneau que le sketch du « Sar Rabindranath Duval » où Francis Blanche ironisait via ce personnage sur les supercheries mystico-ésotériques diverses…

Une autre étude, de Philippe Marlin (auteur du livre Comment fabriquer un mythe ?, éd. L’œil du Sphinx, 2004), confirme et donne des précisions supplémentaires fournies par des témoins de la mise en place de la supercherie :

« […] C’est Gérard de Sède qui dans L’Or de Rennes (Julliard, 1967) va donner toute sa dimension à ces documents, en en proposant une reproduction, et en précisant qu’ils ont été soumis à un expert militaire du chiffre. Mais sans en donner à ce moment, suspense oblige, le décryptage. Et l’auteur du reste d’enrichir la collection par un troisième document, dit "manuscrit du Sôt Pêcheur", qui fera le bonheur des exégètes de tous poils !
Inutile de dire que personne n’a jamais vu les originaux de ces documents… Encore que le journaliste Jean-Luc Chaumeil exhibe volontiers les "grand et petit parchemins" [de l’abbé Saunière], en expliquant que ce sont des faux fabriqués par Philippe de Cherisey, personnage haut en couleur. Il affirme de surcroît avoir la copie d’un manuscrit de ce dernier, Pierre et Papier, dans lequel le mystificateur explique comment il a fabriqué et codé ces pièces. Le chercheur Jean Robin, dans La Colline Envoûtée (Trédaniel 1982), retrace avec beaucoup d’humour les propos de notre farceur érudit :

"M'étant rendu à Rennes les Bains en 1961 et ayant appris qu’après la mort de l'abbé la mairie de Rennes-le-Château avait brûlé (avec ses archives), j'ai profité de l'occasion pour inventer que le maire s'était fait délivrer un calque des Parchemins découverts par l'abbé. Alors sur l'idée de Francis Blanche, je me suis mis en devoir de composer un calque codé sur des passages d'évangiles et de décoder moi-même ce que j'avais codé. Enfin par voie détournée je faisais parvenir à Gérard de Sède le fruit de mes veilles. Cela a marché au-delà de mes espoir." En effet…
Comme nos lecteurs seront peut-être surpris par cette apparition inattendue du fantaisiste Francis Blanche, nous nous en voudrions de ne pas leur citer le récit que fit le marquis de Chérisey - journaliste puis acteur - de sa rencontre avec l'immortel auteur de
Signé Furax : "Je l'ai rencontré pour la première fois dans un night-club proche de la place Saint Georges à Paris. Il jouait à faire peur et y réussissait".
"Il a joué un grand rôle dans ma vie d'acteur à Bruxelles en 1961, à l'occasion du tournage de Vive le Duc, un film belge dont le moins on dira, mieux vaudra [sic]. Ensuite nous nous sommes rencontrés chez Cornehs, un spécialiste des marionnettes puis encore dans un night-club de la gare du Nord, aujourd'hui aboli. Il me fit raconter mes histoires de trésor, celle des rouleaux de bois d'où l'abbé Bérenger Saunière avait sorti des Parchemins qui depuis s'étaient éclipsés Pour rejoindre les coffres d'une banque anglaise.
Fabrique-moi ça. Je suis preneur…
Fabriquer quoi ?
Des parchemins. Torche-moi cette farce et adresse-la chez Arnaud de Chassipoulet. Elle paraîtra dans mon feuilleton radiophonique.
‘Signé Furax’ était le nom de ce feuilleton radiophonique qui a laissé quelques traces dans la mémoire des auditeurs. Croirait-on pourtant que Pierre-Arnaud de Chassipoulet (avec un nom pareil) existât vraiment ? J'ai rencontré ce monsieur qui avait un magasin de magnétophones près de la rue de la Boëtie, mais sans rien lui remettre. Les pseudo-parchemins avaient occupé une part si importante de mes activités, que leur histoire dépassait le cadre d'un feuilleton".
Telle est donc la genèse des célèbres Parchemins de l'abbé Saunière »
, conclut Philippe Marlin.

Voilà donc la genèse du Da Vinci Code, des lectures « matrimoniales » des manuscrits gnostiques, et du couple du caveau de Talpiot : Jésus et « Marie-Madeleine » avec leur fils Judas (sic). Où un mythe bâti sur une farce tente de devenir histoire et archéologie !


R.P. (reprise d'un texte de 2007)


samedi 10 mai 2014

Les cathares, la réincarnation et le fer à cheval



(photo ici)


« Il y avait une fois un homme très méchant, un meurtrier, dont l'esprit, quand il mourut, entra dans le corps d'un bœuf. Ce bœuf eut un maître très dur qui le nourrissait mal, et le traitait à grands coups d'aiguillon. L'esprit de ce bœuf se rappelait qu'il avait été un homme, et quand le bœuf mourut, il entra dans le corps d'un cheval. Ce cheval appartint à un grand seigneur qui le nourrissait bien, mais une nuit les ennemis de ce seigneur vinrent l'attaquer, et il monta sur son cheval et le poussa à travers les rochers et les lieux escarpés. Le cheval mit le pied entre deux rochers, et ne put l'en extraire qu'avec grande difficulté, et son fer y demeura pris. Son maître le monta encore le reste de la nuit. (Et l'esprit du cheval se rappelait qu'il avait été un homme.) Ce cheval mort, son esprit entra dans le corps d'une femme enceinte, et s'incorpora dans l'enfant que cette femme portait dans le ventre. Cet enfant grandit et vint à l'entendement du Bien, puis il fut fait bon chrétien [c'est-à-dire parfait cathare]. Et comme il passait un jour avec son compagnon à l'endroit où le cheval avait été déferré, cet homme dont l'esprit avait été dans le cheval dit à son compagnon : "Quand j'étais un cheval, je perdis une nuit un fer entre ces deux rochers, et j'allai ensuite pendant toute la nuit déferré". Ils se mirent tous deux à chercher ce fer et ils le trouvèrent entre les deux rochers et le conservèrent. »

Ce texte est, selon Arnaud Sicre [1] déposant devant l'Inquisition, la version de Bélibaste, dernier parfait d'Occitanie, de ce qu'on appelle la « légende du fer à cheval ».

Après cela, si l'on demande : les cathares croyaient-ils à la réincarnation ? — nombreux répondent sans hésiter : oui évidemment ! Ignorant la fonction mythique de tels récits, où « il était une fois »... l'esprit des bœufs et des chevaux se souvenaient de leur humanité.

À partir de là on peut épiloguer, soit pour faire de la réincarnation la clé du christianisme cathare, soit pour ouvrir avec cette clé supposée des parallèles avec les religions orientales censées y croire, et dont du coup, pourquoi pas, le catharisme serait l'héritier, et pourquoi pas encore via le manichéisme, entre autres « chaînons manquants ».

En réalité, en affirmant sans autre que les cathares croyaient à la réincarnation, on fait l'impasse sur deux questions essentielles :

— Premièrement. Les témoignages relatant la croyance à la transmigration des âmes devant l'Inquisition, comme celui cité en entrée, et les dires à ce propos des controversistes catholiques, sont tardifs — XIIIe et surtout XIVe siècles. Ces témoignages n'apparaissent pas pour ce qui concerne le catharisme plus ancien, malgré le fait qu'une telle croyance semble quand même frappante dans un cadre chrétien médiéval. Et elle est inconnue du bogomilisme du début jusqu'à la fin ; le bogomilisme qui, en chrétienté orientale, partage la même structure d'Église épiscopale avec le catharisme. Mais après tout, on pourrait s'arranger avec cette apparition tardive...

— Mais (et surtout), deuxièmement, autre point sur lequel on fait l'impasse et sur lequel il faut s'arrêter un moment ; c'est le terme même de réincarnation. Car si l'on demande à présent ce qu'est la réincarnation, l'on recueille comme réponse la plus courante que c'est une doctrine qui veut que notre âme individuelle ou quelque chose d'équivalent, quelque chose qui constitue notre identité se trouve dans un corps provisoire après en avoir habité un ou plusieurs autres en attendant d'en habiter un ou plusieurs autres.

Concernant le mythe cathare tardif, précisons qu’il ne s’agit évidemment pas de nier le discours concernant la circulation d’âme en divers corps, voire avec la crainte populaire de se retrouver à l’état d’un vil animal, et l’espérance inverse de transmigrer vers quelque meilleur lot corporel, pour une sorte de progrès individuel. Il ne s’agit pas de nier ces éléments, mais de remettre en cause le système que l’on voudrait en tirer, système réincarnationiste, système anachronique au Moyen Age.

Remarquons en passant qu'on a utilisé un mot : le mot progrès, qui est essentiel dans la forme de croyance à la réincarnation que l’on a évoquée. Essentiel dans la croyance à la réincarnation qui veut qu'en s'incarnant dans plusieurs corps successifs les âmes individuelles marchent sur un chemin de perfectionnement spirituel général, analogue à l'évolution procédant du néant antécédent au big-bang via l’amibe et en passant par Toumaï et Lucy jusqu’à l’homme moderne en attendant mieux.

Cette croyance est toute récente. Et c'est essentiellement sur cela que l'on fait l'impasse en attribuant aux cathares la croyance à la réincarnation. Elle n'existait pas au Moyen Âge, non plus, d'ailleurs, que dans l'Antiquité. Il est important de le savoir pour pouvoir approcher plus ou moins ce que pouvaient croire les cathares à ce sujet.

D'une autre façon aussi, et notamment concernant ce que l'on imagine sur l'Antiquité, pour comprendre que les adeptes contemporains de cette croyance sont très loin, d'une autre façon, du bouddhisme par exemple, dont ils croient pourtant pouvoir se réclamer. À l'appui parfois de témoignages sur les enfants réincarnations de lamas tibétains qui essaiment actuellement en Europe et en Amérique, de l'acteur Keanu Reeves en Little Buddha de Bertolucci à toute une littérature.

Quoiqu'il en soit, ce qui est totalement étranger à l'Antiquité, grecque, indienne, ou autre, c'est cette notion moderne si importante dans la croyance actuelle à la réincarnation, celle du progrès perçu comme une valeur positive, l'idée que demain sera meilleur, plus éclairé, etc., mieux qu'hier. L'Antiquité et le Moyen Âge, la Renaissance, aussi, comme son nom l'indique (re-naissance, c'est-à-dire retour, en l'occurrence à l'Antiquité gréco-latine) ; ces époques précédentes ont la certitude inverse : demain sera pire, ou pour le dire en termes moins pessimistes, hier était mieux : mieux éclairé, plus fort, vigoureux, plein de cette vie qui s'étiole. Et avant-hier était l'Âge d'or, ou le Paradis terrestre dont nous avons été chassés, et d'où le temps dérive irrémédiablement.

Le temps nous éloigne irrémédiablement de ce mieux, sauf lors de quelques sursauts, retours en arrière, que sont les renaissances, ou autre terme du même ordre, les révolutions, selon ce mot qui signifiait aussi retour avant de devenir depuis un ou deux siècles, synonyme de... progrès.

Et pour l'âme, il en est de même. De plus, sachons aussi qu'indépendamment de la catastrophe qu'est le corps, rien ne garantit alors que cette âme soit individuelle, et moins encore que l'individualité soit un bien. Elle est au contraire perte malheureuse de la totalité, de la plénitude l'être. Elle est division d'avec le fondement de son être (individualité malheureuse donc, à ne pas confondre non plus avec l'individuation chez Jung qui est, elle, au contraire, notion positive en tant qu'elle désigne la réintégration par l'individu de la totalité de son être).

L'Antiquité comme le Moyen Âge avaient une autre perspective. La seule espérance alors dans la dégradation irrémédiable est l'irruption du salut, l'intervention divine instaurant le Royaume de Dieu, cela pour la perspective hébraïque, fût-ce, en christianisme, et pour les plus... optimistes, par le ministère de l'Église. Et quand les faits, comme la violence et la corruption, contraignent à ne plus trop y croire, on s'en tient à un salut personnel, fût-ce au prix du passage en purgatoire, ce que les historiens ont appelé, parlant du XIVe siècle, la « nouvelle eschatologie ».

Ici, on est en parallèle relatif avec l'espérance des religions philosophiques, que ce soit le platonisme, l'hindouisme ou le bouddhisme, ou avec des approches psychologiques contemporaines (on a nommé Jung), où il s'agit aussi d'accéder à la totalité de son être. Parallèle, car ici il s'agit d'une espérance personnelle de sortie d'une situation, la nôtre, qui n'est pas réjouissante. Parallèle relatif, car avec la métempsycose on est dans un cycle indéfini, sans Royaume faisant irruption à la fin, un cycle indéfini malheureux dont il s'agit, chacun par son ascèse, sa sagesse ou sa découverte du juste milieu, de sortir.

On mesure qu'on est très loin d'une réincarnation progressiste des âmes individuelles, heureuses pour ce faire d'être des « moi » dans des corps. Captivité malheureuse et récurrente, au contraire, que la perspective de la métempsycose, et dont il s'agit d'être libérés.

L'idée de progrès qui fonde la foi à la réincarnation date des XIXe et XXe siècles. L'homme qui a mis la touche presque finale à cette doctrine est Rudolf Steiner, fondateur du mouvement dit « anthroposophique ». Et lui-même affirme appliquer le darwinisme au monde spirituel. Le darwinisme, on le sait, est la doctrine de Charles Darwin concernant l'évolution des espèces, qui se traduit dans sa version populaire par l'idée qu'au Paradis perdu ou à l'Âge d'or, se sont substitués des ancêtres lointains vivant dans la terreur des forces naturelles.

Mais Darwin et ses émules plus ou moins fidèles ne sont pas les seuls à penser le progrès comme une notion positive ; cela est assez commun depuis le XIXe siècle. Et aujourd'hui tout le monde se réclame du progrès.

C'est extrêmement récent. C'était faux au Moyen Âge, y compris au plan spirituel. Il n'est pas indifférent de savoir que Rudolf Steiner est un jalon décisif, le jalon décisif sans doute. Ce n'est pas indifférent pour notre sujet : en effet, le chef de file du néo-catharisme, Déodat Roché, se voulait explicitement disciple de Steiner, y compris dans son élaboration du néo-catharisme. Ce qui est tout à fait son droit, qui fait du néo-catharisme quelque chose qui est ce qu'il est, intéressant sans doute, qui de plus a contribué positivement à marquer une étape, décisive, vers la sortie de l'ornière qui consistait à ressasser l'anti-catharisme inquisitorial. Intéressant de toute façon, mais qui, forcément, ne correspond pas — René Nelli le remarquait déjà [2] — au catharisme historique, lequel, on doit le dire, a irrémédiablement et définitivement disparu.

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Dire que les cathares croyaient à la réincarnation, c'est donc faire l'impasse sur le fait que la croyance à la réincarnation est récente, doctrine chargée de foi au progrès, issue du XIXe siècle. Elle ne pouvait exister au Moyen Âge, ni dans l'Antiquité. Sauf à la confondre avec celle de la métempsycose, qui n'est pas la même chose, et qui, elle, est ancienne. La réincarnation moderne a toutefois en commun avec l'antique métempsycose le mythe qui illustre souvent cette dernière : la transmigration des âmes, précisément, que l'on trouve, en Occitanie, dans le catharisme tardif.

J'ai parlé de métempsycose, qui elle, existait dans l'Antiquité, en Grèce, et qui avait son équivalent en Inde, le samsâra. Précisons que ce n'est pas qu'une question de mots, et qu'au prix d'un changement de vocabulaire, on pourrait renouer avec les idées réincarnationistes concernant le catharisme.

Il ne s'agit pas que d'une question de vocabulaire. Il y a des différences essentielles et qui ne se limitent pas à celles qu'on admet parfois, voulant par exemple que la réincarnation ne s'effectue que dans des corps humains tandis que la métempsycose concernerait aussi des corps d'animaux. La différence est beaucoup plus fondamentale que cela : la métempsycose, selon ce terme de l'Antiquité grecque — mais le mot samsâra, pour l'Inde, recoupe une idée équivalente — ; le mot métempsycose, veut dire littéralement « changement en âme ». Il n'y est pas du tout question d'incarnation, comme pour « réincarnation », pas question donc de changement de corps, qui serait en grec « métensomatose » au lieu de « métempsycose ». Il ne s'agit pas dans la métempsycose d'âme individuelle qui changerait de corps pour se perfectionner. Il est question d'âme subissant des changements, pas d'âme changeant de corps. D'âme universelle unique et commune subissant des changements, et dont le moi, individuel, n'est que l'expression dégradée. Ces changements sont vécus comme dégradation, atteinte à la stabilité, à l'ataraxie, c'est-à-dire au bonheur philosophique consistant justement à ne pas subir de changement — contrairement à l'idéologie du progrès où le changement est une bonne chose. Le changement catastrophique qui est la métempsycose consiste à revêtir l'individualité, consiste donc à revêtir la vie corporelle où se réalise l'individualité. L'individualité est pour la métempsycose, et le samsâra, une catastrophe, un attentat contre l'âme universelle commune, ou l'atman en Inde, pour autant d'ailleurs que l'on admette son existence.

Car pour d'autres, comme dans le bouddhisme par exemple, et d'une certaine façon aussi pour la doctrine grecque d'Héraclite, elle n'existe pas, cette âme. Ici la métempsycose n'est donc même pas ce processus de dégradation de l'âme universelle, mais le simple malheur d'être la proie de ce flux permanent et vide de sens, vide donc du coup, évidemment, d'orientation vers un mieux : on est loin de l'idéologie moderne et contemporaine du progrès. Ni âme universelle, ni à plus forte raison d'âme individuelle qui en est la dégradation. Et donc, évidemment, pas d'âme individuelle progressant.

Pour le bouddhisme, il n'y a rien qui transmigre. C'est ainsi qu'au delà de l'illustration transmigratoire, le bouddhisme parle de renaissance sans transmigration. Ce sont les intentions qui conditionnent la prochaine existence. Je cite Hans Wolfgang Schumann, auteur d'études très abouties sur la philosophie bouddhiste ; il écrit — au sujet de ce qu'il nomme donc renaissance sans transmigration : « Les intentions d'agir transmettent leur qualité éthique à la conscience. La conscience ainsi qualitativement colorée est [...] le facteur qui établit le contact conditionnel avec la prochaine forme d'existence. [Comparable à une] étincelle qui allume la vie [, elle] est présente dans la flamme qu'elle conditionne, non pas comme quelque chose de substantiel mais simplement comme condition [...]. En cours de développement l'enfant élabore sa propre conscience, qui n'est pas identique à la conscience qui en est l'instigatrice [3] ».

On doit admettre que la doctrine n'est pas exactement simple à saisir ; d'où sans doute les développements populaires sur le mode transmigratoire. Il reste que les renaissances sont ici l'expression d'une captivité récurrente, sans âme, dans le samsâra, ce qui n'a rien de réjouissant. Frédéric Lenoir, auteur d'ouvrages sur les rapports du bouddhisme et de l'Occident, le dit en ces termes : parlant de deux malentendus principaux entre bouddhisme et Occident, sur la réincarnation, justement et sur l'âme, il écrit : « sur la réincarnation, [...] nos compatriotes font fausse route. Ils y voient une possibilité de renaître indéfiniment, une forme d'immortalité. Or un bouddhiste digne de ce nom tend à échapper au cycle éternel du samsara, afin d'atteindre le nirvana, c'est-à-dire l'arrêt des renaissances, la paix définitive. [...] Deuxième malentendu, [...] le bouddhisme [...] ne croit pas en l'existence de l'âme [...]. Ce qui se réincarne, ce n'est pas du tout moi, ni vous, mais le karma, une sorte de loi de causalité aveugle, la loi d'airain de la dette créée par toute action. Or l'immense majorité des gens touchés par le bouddhisme disent y trouver le moyen de développer leur potentiel individuel. Cet avènement du sujet est une idée ultra-occidentale. [4] » J'ajoute personnellement, comme je l'ai déjà dit : occidentale, et moderne. Ce qui fait que le malentendu en question concerne aussi notre rapport aux cathares, chez qui le thème de la transmigration n'est toutefois pas similaire, bien sûr, aux renaissances du bouddhisme.

Pour terminer avec les doctrines antiques, avec celles qui croient quand même à cette âme universelle, platonisme et hindouisme, ne négligeons pas que la métempsycose y est tout aussi catastrophique, puisqu'elle est la perte de l'unité de l'âme universelle, sa chute dans les individualités, dans le malheur, donc.

Telle est, en résumé, à l'opposé de celle de la réincarnation, la doctrine qui existait dans l'Antiquité sous différentes formes, et dont on trouve la trace, sous d'autres formes, au Moyen Âge.

On trouve notamment la trace de l'âme universelle, commune à toute l'humanité, chez ce disciple arabe du philosophe grec Aristote, qu'est Averroès. C'est une part essentielle de ce que lui reprochent ses adversaires, musulmans comme chrétiens, qui selon la tradition biblique et coranique, et notamment la tradition de la création par Dieu, croient à l'importance de l'individualité pour le salut, et donc à celle du corps : résurrection de la chair, puisqu'elle est créée par Dieu.

La doctrine d'Averroès selon laquelle il y aurait une âme commune à l'humanité, et pour qui le salut consiste à se dépouiller de son individualité pour rejoindre cette âme universelle ; cette idée qu'il y a une âme commune, est condamnée alors par l'Église latine chez les disciples d'Averroès sous le nom de « monopsychisme ».

On a ici en tout cas une trace de l'existence de cette idée au Moyen Âge. Ce qui toutefois n'empêche pas Averroès, suite à son maître Aristote, de ne pas croire à la transmigration des âmes. Comme quoi ce qui s'apparente à la métempsycose n'implique pas nécessairement transmigration des âmes. Mais la transmigration des âmes devient souvent une illustration, un mythe permettant de faire percevoir la doctrine, tout de même compliquée, de la métempsycose. Ce mythe, cette illustration en quelque sorte, a d'ailleurs pu servir de fondement vers le développement de la croyance moderne à la réincarnation, simplement par sa prise à la lettre.

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Avant d'aller plus loin, il faut encore éclairer un point concernant quelques légendes qui ressortent régulièrement sur l'idée que puisque la métempsycose existait dans l'Antiquité — on peut dire (toujours au prix de la confusion de cette doctrine avec celle de la réincarnation) que le christianisme primitif l'aurait faite sienne jusqu'à ce que l'Église occulte, pour des raisons plus ou moins obscures, ce supposé sien enseignement originel. C'est évidemment faux, et il est facile de montrer pourquoi.

Certes des groupes gnostiques de l'Église ancienne ont fait leur l'enseignement de la métempsycose, qui encore une fois n'est pas la réincarnation, et l'ont illustré parfois par le mythe de la transmigration. On sait cela concernant quelques groupes par les textes de leurs adversaires les combattant. Ce qui permet de dire en passant puisque ces adversaires sont principalement Irénée de Lyon et Origène, que dans la Grande Église qu'ils représentent, de la Gaule à l'Égypte, à la fin du IIe siècle où ils écrivent, on n'adhère pas à cette doctrine. Toutefois, donc, des groupes plus marginaux qu'ils combattent l'enseignent.

Et on voit qu'ils entendent utiliser entre autres des textes du Nouveau Testament, les mêmes que ceux que nous connaissons aujourd'hui, à l'appui de leur croyance. Usage des textes, que les théologiens de la Grande Église réfutent. Par exemple les textes identifiant tel ancien prophète à Jean Baptiste, ou l'un d'eux ou Jean-Baptiste lui-même, à Jésus, croyant que les uns sont revenus en Jean ou Jésus. Ou que Jean est revenu en Jésus. Mais il est mort quand Jésus avait la trentaine : c'est donc à la résurrection, croyance attestée elle, qu'il est fait allusion remarque un Origène (sans quoi n'aurait-il pas eu d'esprit avant la mort de Jean ?). Ou le récit de l'aveugle-né, à l'occasion duquel on se demande si c'est lui ou ses parents qui ont péché pour qu'il soit né aveugle. Je le cite : « Jésus vit un homme aveugle de naissance. Ses disciples lui posèrent cette question : "Rabbi, qui a péché pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents ?" Jésus répondit : "Ni lui, ni ses parents. Mais c'est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !" » (Jean 9, 1-3). Remarquons en passant que Jésus refuse toute loi de cause à effet qui expliquerait ce qui est le seul fait d'un malheur inexplicable.

On trouve ici cependant l'allusion à une sorte de loi du karma que Jésus toutefois, ne reprend pas. Ce texte reflète sans doute une allusion à la croyance à la préexistence, que certains courants du judaïsme de l'époque faisaient leur en effet et qu'Origène fera sienne, et plus tard les cathares. Mais pas de transmigration des âmes, et évidemment pas de croyance à la moderne réincarnation.

On a utilisé parfois le témoignage de Paul disant : « Jadis, en l'absence de loi, je vivais. Mais le commandement est venu, le péché a pris vie, et moi je suis mort » (Ro 7, 9-10). En fait l'usage d'un tel texte en faveur de la transmigration indique seulement qu'on a oublié tout lien avec le judaïsme, ce qui aurait fait comprendre que Paul ne parle pas d'une vie antérieure, mais fait simplement allusion à sa bar-mitsvah (ou son équivalent de l'époque), où l'enfant juif, qu'il était, reçoit la Loi, à l'adolescence. « Saisissant l'occasion, écrit Paul, le péché a produit en moi toutes sortes de convoitises par le moyen du commandement. Car, sans loi, le péché est chose morte. Jadis, en l'absence de loi, je vivais. Mais le commandement est venu, le péché a pris vie, et moi je suis mort: le commandement qui doit mener à la vie s'est trouvé pour moi mener à la mort. Car le péché, saisissant l'occasion, m'a séduit par le moyen du commandement et, par lui, m'a donné la mort. Ainsi donc, la loi est sainte et le commandement saint, juste et bon. » (Ro 7, 8-12). Paul n'a rien voulu dire d'autre : la Loi est sainte, et comme telle elle dévoile le péché, qui produit la mort, la mort spirituelle à laquelle il est fait allusion ici, c'est-à-dire la vie sans l'esprit, avant la mort physique. Remarquons de toute façon que les cathares n'ont jamais utilisé cette référence, ni aucune autre d'ailleurs, en faveur de la transmigration des âmes.

Et on ne trouve jamais, tant dans l'Antiquité qu'au Moyen Âge, l'usage fait parfois aujourd'hui du texte de Jean 3 sur la nouvelle naissance, qui, tout le monde à l'époque le sait, se produit dans cette vie, et est la naissance à la vie de l'esprit, une conversion à la vie spirituelle.

Inutile de s'arrêter longtemps donc, sur ce que l'on entend aussi parfois, voulant voir tel ou tel Concile de l'Église ancienne décréter l'abandon de la supposée croyance antécédente, allant parfois jusqu'à lui faire décréter le traficotage de textes d'un Nouveau Testament antécédent. L'histoire des manuscrits suffit à condamner à l'absurde une telle hypothèse, sans compter l'absence de trace de tels décrets dans les minutes des Conciles notés minutieusement justement.

Pour la petite histoire les Conciles incriminés sont en premier lieu Nicée, tenu en 325, et qui aurait selon les versions occulté ou au contraire proclamé la « réincarnation ». Je me suis demandé pourquoi une telle volonté de trouver cela à Nicée. Et j'ai fini par me demander si ce n'est pas tout simplement le fruit d'une imprécision théologique d'aujourd'hui faisant confondre incarnation et réincarnation. Nicée a effectivement proclamé le dogme de l'Incarnation, c'est-à-dire : en Jésus-Christ, la parole de Dieu s'est incarnée, a été faite chair. Ça c'est l'Incarnation. C'est, dans le cadre de mon ministère pastoral, un jeune couple, au cours d'une préparation au mariage qui m'a mis la puce à l'oreille. L'un d'eux me disait croire à l'incarnation, et de m'expliquer ce qu'il entendait par là : tout bonnement la réincarnation. J'ai soupçonné depuis que la confusion des termes avait pu entraîner ce pataquès autour des lectures modernes du Concile de Nicée, où il ne s'est évidemment rien passé de tout cela.

Et j'ai entendu évoquer aussi le second Concile de Constantinople, tenu en 553, convoqué par l'empereur Justinien. Inutile de dire qu'à plus forte raison qu'à Nicée, il n'y a pas eu de traficotage de textes du Nouveau Testament. C'était alors définitivement impossible. Mais en revanche, effectivement, il y a bien eu à ce Concile de Constantinople, condamnation de la métempsycose, et des illustrations transmigratoires éventuelles qu'auraient développées certains moines disciples d'Origène sur la base de ce que le maître croyait à la préexistence des âmes. On a vu ce qu'Origène pensait de la transmigration des âmes : il la refusait. Mais il enseignait effectivement la préexistence des âmes, et c'est cela qui a été condamné à Constantinople.

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Ayant posé cela et les distinctions qu'il faut faire entre réincarnation et métempsycose d'une part, et ces deux doctrines et transmigration de l'autre, il devient possible de voir ce que la transmigration signifiait dans ce catharisme tardif qui en parle.

Les cathares croyaient à la préexistence des âmes, déchues dans la matière, dans l'exil tragique d'un monde de douleurs et de persécutions. Le mythe de la transmigration devient l'illustration de cette catastrophe, portant en contrepartie l'espérance de la possibilité de la remontée de l'âme aux cieux, de sphère céleste en sphère céleste (selon la configuration des cieux médiévaux), jusqu'à la spiritualité où les parfaits, par le Consolamentum, unique sacrement cathare, ont rejoint en esprit les frontières du Paradis perdu.

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Avant de détailler cela, il faut noter un parallèle au catharisme, sur ce plan, en Occident, au XIIIe siècle : c'est le judaïsme cabalistique. Il convient cependant de remarquer avec Gershom Scholem, spécialiste fameux de la mystique juive, que les deux versions de la transmigration des âmes, cathare et cabalistique, sont très différentes. Reste ce point commun : la notion de l'exil, de Jérusalem à Babylone, qui sert aux deux théologies pour signifier l'exil dans la chair, le péché, la mort, la douleur.

Un texte du livre de Job sert de référence biblique, unique, pour le judaïsme cabalistique affirmant depuis le Moyen Âge, environ au XIIIe siècle, mais pas avant, et surtout, plus tard depuis le XVIe siècle, une certaine forme de la métempsycose. La croyance à la transmigration des âmes y reçoit le nom hébreu de « gilgul » qui signifie « roulement », « faire rouler », et entend s'autoriser du texte de Job en question (Job 33, 28-30) : « "Il a racheté mon existence au bord de la fosse et ma vie contemplera la lumière !" Vois, tout cela Dieu l'accomplit, deux fois, trois fois pour l'homme, pour retirer son existence de la fosse, pour l'illuminer de la lumière des vivants ». « Dieu retire l'homme de la fosse », André Chouraqui traduit : fait « retourner son être du pourrissoir » ; cela « deux fois, trois fois » — selon le texte, d'où la croyance dans la Cabale que l'homme a droit à trois vies. Mais cette croyance, donc, ne remonte pas au-delà du Moyen Age. Ce texte de Job n'apparaît pas dans le catharisme. Il faut peut-être toutefois ne pas négliger cet enseignement du judaïsme cabalistique, malgré la prudence à laquelle nous invite à juste titre Gershom Scholem. Toutefois, la Cabale étant apparue en Occitanie et Provence...

S'il y avait influence de l'un sur l'autre, je pencherais personnellement plutôt pour une influence du judaïsme sur le catharisme que l'inverse, notamment à cause de cette référence biblique juive, absente chez les cathares. On est en un temps où l'appui scripturaire est très important pour fonder une doctrine. et sur ce point précis, il manque en catharisme, on va le voir : ce qui n'est pas sans significations importantes.

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C'est en tout cas en Occident, et précisément en Occitanie, que l'on trouvera des éléments de croyance à la transmigration dans le catharisme, mais uniquement dans les rapports de l'Inquisition et dans les comptes rendus de prédications et de discours populaires, ou, à partir du XIIIe siècle, chez quelques controversistes catholiques [5].

La doctrine est, redisons-le, ignorée chez les bogomiles. La raison théologique en est simple. J'ai rappelé que les cathares croyaient à la préexistence des âmes, préexistence conçue communément comme distincte pour toutes les âmes, ce qui rend le mythe tout à fait envisageable logiquement : chaque âme déchue tombe dans un corps — : pourquoi pas dans plusieurs ?

Mais les bogomiles, eux croyaient que l'âme se transmet comme par génération, depuis les parents. La préexistence est ici collective, en Adam. La transmigration devient donc extrêmement difficile à imaginer. C'est sans doute pourquoi les bogomiles n'ont vraisemblablement pas imaginé ce mythe.

Les cathares eux l'ont fait, à un niveau populaire, avec fonction d'illustration de leur espérance. Le mythe est en effet absent dans les textes « officiels » ou savants des cathares ; comme il est absent dans les rituels. Tout porte donc à penser que ce ne serait pas une doctrine savante, ésotérique, de la théologie cathare.

C'est bien cette absence de la doctrine dans les textes théologiques en pendant de sa présence dans les témoignages populaires qui fait question. S'il y avait eu dans la transmigration quelque enseignement ésotérique réservé aux savants, on aurait le phénomène inverse : présence dans les textes savants, absence ou hésitation dans les témoignages populaires. C'est une constante —, on trouve les doctrines précises d'un théologien dans les textes destinés à ses pairs, sa prédication en restant à des illustrations propres à être comprises de tous.

À y regarder de près, ces témoignages populaires vont dans le même sens : on est en présence d'une image, glissant vers la croyance à la transmigration, mais visant à enseigner autre chose : sans doute la métempsycose, c'est-à-dire la dégradation de l'esprit dans la matière et la possibilité de son retour à son état initial.

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Ce qui s'illustre aussi par les chiffres désignant le nombre de vies à envisager et la relative variabilité de ce nombre [6]. Déjà si le nombre est variable, cela suggère qu'il a une fonction symbolique.

Mais de plus, si les commentateurs médiévaux catholiques semblent hésitants, les témoins populaires interrogés par l'Inquisition le sont beaucoup moins : le nombre ne varie pas n'importe comment : les témoignages semblent préférer presque invariablement nous donner neuf vies — parfois sept — ou pour des personnages particuliers, comme Paul, un plus grand nombre — fonction d'une autre symbolique.

Sachant l'aboutissement céleste de ces transmigrations, ce nombre de neuf n'est pas indifférent, surtout s'il lui advient d'alterner avec sept. L'aboutissement invariable l'indique, il s'agit de la remontée de l'âme aux cieux. La tradition classique comptait sept cieux. Le nombre de sept apparaît donc comme parfaitement naturel. Mais alors, au sens strict, il ne s'agit pas de passage de vie en ce monde en vie en ce monde, mais de passage de monde inférieur en monde supérieur, angélique. On comprend pourquoi le bogomilisme, traducianiste, ignore la transmigration ; il s'agit plutôt d'ascension de sphère en sphère, aisément imaginable dans un système préexistentialiste, où l'âme est déchue de sphère en sphère.

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Et c'est ici qu'on a pu en venir à un déplacement transmigratoire légendaire, sachant que les parfaits, « concitoyens des saints », comme on le lit dans l’Épître aux Éphésiens (Ep 2, 19), demeurent au sommet de la hiérarchie céleste. Certes pour le Nouveau Testament l'adresse concerne tous les croyants, mais sachant que le catharisme réserve aux parfaits le titre de « chrétiens », « bons chrétiens », « vrais chrétiens »..., la lecture de textes semblables, à l'appui d'autres propos apostoliques, comme par exemple : « il nous a ressuscités et fait asseoir ensemble dans les lieux célestes en Christ-Jésus » (Ep 2, 6) — plaçait les dits parfaits, déjà ici-bas, dans les lieux les plus élevés de la hiérarchie spirituelle et donc céleste.

Et on en vient au fameux nombre neuf. Car c'est dans le cas de l'accession au statut de « bon chrétien » qu'elle permet éventuellement, que la neuvième vie est salvifique. Ainsi, au témoignage par exemple de Béatrice de Planissoles, « si dans ces neuf corps, il ne se trouve pas le corps d'un bon chrétien, l'âme est damnée. Si, au contraire, il s'y trouve le corps d'un bon chrétien, l'âme est sauvée » [7].

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Alors, avec le nombre de neuf, on est passé — avec ces prédicateurs cathares pyrénéens que sont les Authié par exemple, qui voyagent d'Italie aux Pyrénées — en Occident où depuis le XIIIe, domine la cosmologie aristotélicienne arabe, avec ses dix cieux (on consultera par exemple, la Divine comédie de Dante). Le dixième ciel est le « ciel empyrée », le domaine céleste des bienheureux, celui que les parfaits ont déjà potentiellement réintégré, en attendant de quitter leur tunique de chair, quand ils verront cette potentialité s'actualiser. Le dixième ciel étant celui de la réintégration céleste, les neuf autres sont les neuf sphères de la chute — qui, selon une prédication de Bélibaste, a duré justement (et ce n'est pas indifférent) neuf jours et neuf nuits — et les mêmes neuf sphères de la remontée (symbolisée par les neuf vies).

Car ce nombre des sphères célestes se trouve correspondre en outre avec les neuf ordres de la hiérarchie angélique attribuée à Denys l'Aréopagite, chez lequel ils signifient les degrés de la descente et de la remontée angélique — selon la tradition de l'échelle de Jacob. Pour le texte de Denys, La hiérarchie céleste, apocryphe du Ve siècle qui faisait alors autorité, il y a neuf ordres d'anges signifiant la descente de l'esprit vers la matière ; le parallèle avec la chute des esprits dans le catharisme était inévitablement perçu, d'où la nécessité d'une remontée des neuf sphères — correspondant aux neuf cieux précédant le ciel empyrée, le Paradis — neuf sphères de la déchéance vers la chair, ou neuf vies, pas nécessairement dans l'histoire de ce bas monde, mais plutôt, dans la hiérarchie des mondes supérieurs. Ce que la prédication de Bélibaste rend, à suivre le témoignage d'Arnaud Sicre, par l'image des « neuf jours et neuf nuits » durant lesquels... « les esprits ne cessèrent pas de tomber [...] plus menu et plus dru du ciel que la pluie ne tombe sur la terre » [8]... Il s'agit ici, dans cette pluie de neuf jours et neuf nuits, de la chute des esprits par le trou céleste qui a permis à Satan d'introduire auprès des esprits la femme par laquelle il s'appliquait à les séduire.

Autre exemple, il en est de même chez les prédicateurs Raimond Roussel et Pierre Clergue [9], selon ce que rapporte Béatrice de Planissoles. Elle retient de leur prédication le nombre des neuf corps possibles jusqu'au statut de parfait [10].

La transmigration successive fonctionne alors comme image populaire — interprétée plus ou moins à la lettre — de l'idée que les parfaits vivent dans la familiarité céleste, à la frontière du dixième ciel. Ainsi peut s'expliquer l'absence de cette idée dans les textes théologiques, ainsi que son apparition tardive : glissement d'un mythe à fonction pédagogique, vers une prise à la lettre de ce mythe.

Dans ce christianisme qui n'admet pas la doctrine du purgatoire — il n'est pas le seul à rejeter cet enseignement dont il n'y a pas de trace dans la Bible : pour cette raison, les vaudois le rejettent aussi — à une époque où le purgatoire prend pourtant une importance démesurée, le mythe de la transmigration joue alors un rôle alternatif à cette façon de se permettre de mourir en état de péché relatif. Ce qui sert la réputation de bons chrétiens des parfaits. L'éthique éventuellement moyenne autorisée aux clercs catholiques du fait du purgatoire est interdite aux clercs cathares. Le peuple croyant d'un côté comme de l'autre se voit octroyé plus de souplesse.

Le mythe à fonction pédagogique en est donc venu à être pris au pied de la lettre. On peut ainsi remarquer le glissement parallèle quant à l'explication du végétarisme : raison d'ascèse, à peu près similaire à celle des moines catholiques au XIIe siècle, d'après Bernard de Clairvaux [11]. Le cistercien remarque que l'hérétique s'abstient de viande « parce que cela procède de la procréation » — à la différence du catholique, « parce que cela y pousse ». Pas de transmigration remarquée donc, au XIIe siècle. Mais les mêmes interdits alimentaires trouvent chez les cathares une raison métempsycotique par la suite, comme chez Bélibaste : on ne mange que du poisson « car les esprits ne s'incorporent pas dans les poissons [...] qui naissent dans l'eau » [12]. N'oublions pas que l'esprit, le souffle, relève de l'éther, ou bien de l'air, mais pas de l'eau, selon l'analogie respiratoire.

On assiste aussi au développement d'images populaires, comme la fameuse légende du fer à cheval que j'ai citée en introduction, dont on comprend alors mieux la fonction.

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Bélibaste, dont j'ai mentionné plusieurs fois les prédications, est mort, en 1321, sur le bûcher ; dernier parfait d'Occitanie. Le catharisme a ensuite survécu en Italie du Nord où il a fini par se fondre dans d'autres groupes chrétiens et surtout en Bosnie où il a fini par se fondre dans l'islam. 1321 reste alors une date marquante. Celle par laquelle se symbolise la fin d'une religion.

Il nous appartient dès lors de laisser le catharisme reposer en paix. Avec la mort du dernier parfait, selon la croyance cathare, l'espoir d'une consolation, d'un nouveau Consolament, s'est éteint, et donc, s'est éteint le catharisme. Une religion chrétienne est morte, qui selon ce qu'elle était, ne pourra pas renaître, n'y ayant plus de parfaits. Il ne peut pas y avoir de néo-catharisme qui soit encore du catharisme. On peut le déplorer, mais c'est comme ça.

Hélas peut-être, mais rien à tirer, donc, à partir du catharisme, concernant la croyance moderne à la réincarnation.

On peut alors, pour dire cela d'une autre façon, utiliser une dernière fois le mythe du catharisme tardif sur la transmigration des âmes. Puisque la transmigration amenait les âmes au dernier parfait, dernier espoir de salut, lorsqu'il est mort, plus de possibilité de cette alternative au purgatoire, la transmigration a fini sa fonction. Soit elle a cessé à ce moment-là, soit elle se poursuit sans but, cycle absurde qui ne mène nulle part. Dans un cas comme dans l'autre, selon la théologie cathare, ne subsiste aujourd'hui ici-bas qu'un enfer récurrent et sans issue !




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[1] Dans la traduction de Jean DUVERNOY, Le registre d'Inquisition de Jacques Fournier, t. III, Paris-La Haye, Mouton, 1978, p. 764 ; Inquisition à Pamiers, Toulouse, Privat, 1966, p. 175-1.
[2] René NELLI, Dictionnaire du catharisme et des hérésies médiévales, (art. « Réincarnation »), Toulouse, Privat, 1994, p.251.
[3] Hans Wolfgang SCHUMANN, Le Bouddha historique, Vannes (56), Sully, 1999, pp.165-166.
[4] Frédéric LENOIR, interviewé par Ursula GAUTHIER dans Le Nouvel Observateur, n° 1865 — 3-9 août 2000, p.11. Cf. ses livres La rencontre du bouddhisme et de l'Occident, et Le bouddhisme en France, Paris, Fayard, 1999.
[5] Comme Alain de Lille ou Pierre des Vaux de Cernay. Cf. DUVERNOY, Le catharisme : la religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976, p.93.
[6] Cf. DUVERNOY, op. cit., p.93-97, différents témoignages, tant sur le nombre de vies proposées que sur sa relative variabilité.
[7] In DUVERNOY, Inquisition à Pamiers, Toulouse, Privat, 1966, p.52.
[8] In DUVERNOY, Inquisition à Pamiers, p.172 (Le registre d'Inquisition de Jacques Fournier, t. III, p. 762). Présent ici, le nombre neuf semble par ailleurs, à en croire le témoignage d'Arnaud Sicre, absent de la prédication de Bélibaste sur la chute des esprits. Il semble, ailleurs, parler de sept cieux (ibid. p.194). Les sept cieux sont un antique classique de la cosmologie judéo-chrétienne, dont un des témoins est un apocryphe du IIe siècle, L'ascension d’Isaïe, canonisé par l'Église éthiopienne, qui n’est donc pas spécifiquement cathare, même s’il apparaît dans les documents tardifs du catharisme occitan (cf. Michel ROQUEBERT, La religion cathare, Perrin, 2001, p. 50 sq.).
[9] Ibid., p.52, 60-61.
[10] Ibid. Cela n'exclut pas les cas possible de damnation immédiate, comme par exemple Judas (ibid. p.60-61).
[11] In Cant., Serm. 66, P.L., 183.
[12] In DUVERNOY, Inquisition à Pamiers, op. cit., p.174.



mardi 6 mai 2014

Bénir — "L’essentiel est invisible pour les yeux"





Aller chercher une bénédiction d’une union d'amour dans le Nouveau Testament est une gageure. (Et je n'entre pas dans la question de la confusion entretenue entre la bénédiction qu'est dire du bien plutôt que du mal, voire dire « bonjour », la bénédiction parentale et la bénédiction liturgique et ecclésiale !)

On ne trouvera les premières traces de bénédictions nuptiales chrétiennes qu'au Ve siècle après Jésus-Christ. Bénédictions qui avaient un autre sens que ce que l'on y met de nos jours — essentiellement chargées d'une espérance de fécondité, selon la bénédiction donnée sur le couple dans le texte de la Genèse, notamment le : « Dieu les bénit en disant : soyez fécond et multipliez-vous », fruit du devenir « une seule chair » que Jésus reprend dans sa seule évocation du mariage (en fait de la répudiation — dont il souligne par sa citation que ce n'est pas la visée du Dieu créateur, qui n'a jamais rompu son alliance avec son peuple).

Cela sans compter que les textes du Nouveau Testament ont été écrits avant Molière et Beaumarchais !... « Si quelqu’un regarde comme déshonorant pour sa fille de dépasser l’âge nubile, et comme nécessaire de la marier, qu’il fasse ce qu’il veut, il ne pèche point ; qu’on se marie. Mais celui qui a pris une ferme résolution, sans contrainte et avec l’exercice de sa propre volonté, et qui a décidé en son cœur de garder sa fille vierge, celui-là fait bien. Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux. » (1 Co 7, 36-38). C'est Paul qui écrit cela : le mariage qu'il autorise (sans enthousiasme certes) correspond à ce que sous l'ancien régime Molière, Beaumarchais et alii critiquaient vertement — les parents, i.e. les pères, mariant leurs filles vierges avant qu'elles ne cessent de l'être, souvent donc le plus vite possible ; dès l'âge nubile, 12 ans à l'époque de Paul, qui ne condamnait point totalement cela !, encourageant cependant le maintien dans cet état de virginité (voire, si l'on adopte l'autre lecture de ce texte, encourageant le couple fiancé au moment de sa conversion à ne pas aller jusqu'au mariage, y préférant la non-consommation de l'union potentielle !).

On est loin des mariages, ou des bénédictions nuptiales « romantiques » de « l'amour », au nom de la traduction moderne d'un mot qui signifie tout autre chose — antan traduit par « charité », notion et attitude qui requalifie toute relation humaine en donnant à l'autre sa valeur, son prix, à commencer dans la fraternité ecclésiale : cf. 1 Co 13 (la même épître) où « l'hymne à l'amour » déployé par Paul (et utilisé aujourd’hui dans nombre de bénédictions nuptiales), en fait « hymne » à la charité, vise les relations entre croyants dans la communauté ecclésiale ! Mais, alors, comment en est-on arrivé là ?


Les mots. Agapè, Eros, Philia

« Amour ». Contentons-nous tout d’abord de ce mot-là, de cette traduction-là du terme agapè employé le plus souvent par le Nouveau Testament pour parler de ce que l’on rend communément par « amour » — avant d’aller plus loin.

Sous cet angle, aimer apparaît comme relevant d'un acte de volonté, que la Bible commande — d’un choix, donc, dilection, où l'on voit que l'on n'est pas tout-à-fait dans ce que l'on entend communément pas « aimer », où l’impression est plutôt que « ça ne se commande pas », impression que l'on est plutôt choisi malgré soi en quelque sorte pour une rencontre de l'autre à aimer.

Apparaît aussi que face à l'autre, pardonner tout, tolérer tout, comme le dit l'Apôtre Paul, faire confiance en tout, ne pas s'enorgueillir ou faire le fier, etc. (1 Co 13), tout cela est un choix concret à renouveler sans cesse. On voit bien que sans cela, les choses se dégradent. Dès lors, aimer, pour être viable, suppose un sous-bassement qui perçoit l’autre comme précieux, un être « cher ». Ce qui permet d’aller un peu plus loin.

Au-delà de tout cela, et c’est évidemment par là qu’il faut commencer, le premier choix est celui de Dieu : « nous aimons Dieu parce qu’Il nous a aimés le premier », rappelle la 1ère épître de Jean (1 Jn 4,19), Il nous a aimés comme ayant du prix « à ses yeux ». Avant que nous ne le cherchions, Il nous a cherchés ; avant que nous ne le connaissions, Il nous a connus ; avant que nous ne venions à lui, Il nous a appelés.

L'amour, celui de Dieu d’abord, puis en second celui qu’il nous est donné de vivre, est quelque chose qui choisit, qui reçoit l'autre comme être de choix, qui est cher, digne d’être chéri — où l’on trouve ce « chérissement » que signifie originellement le mot « charité » qu’utilisaient les anciennes traductions pour rendre le mot grec agapè. Hélas les mots finissent par s'user...

Ça vaut pour « charité » comme pour tout mot qui parle d'être cher, de choix, dilection, de prix, de distinction : cela me rappelle ce romancier alors étranger (Milan Kundera), qui, publiant en France pour la première fois, s'imagine que la secrétaire de sa maison d’édition qui lui écrit est amoureuse de lui : pensez, elle lui envoie « ses salutations distinguées ». Distinguées, choisies. Lui choisi ! Plus tard, il découvre que non : le mot est usé. C'est comme l'amour : quel mot tarte à la crème ! On emploie le même pour la tarte à la crème, justement, un film à la télé ou son conjoint ! Eh bien l'amour dont il est question dans notre texte n'a rien à voir avec cela. C'est le même mot que celui qui a donné « cher » : « cher Untel, chère Unetelle ». Et qui veut aussi dire précieux, choisi...

Rien à voir avec l'amour vague, l'amour guimauve, qui n'a rien de concret ; qui veut qu’on aime en général, parce qu'on est sympathique, parce qu'on doit aimer son prochain comme soi-même…

Façon étrange de concevoir l'amour, et qui n'est pas du tout ce qu'en dit la Bible, bien sûr, même si elle appelle à aimer tout prochain.

Pour retrouver en cela la dimension du prix, de l'être distingué, de choix, l'amour suppose la conversion du regard, un regard toujours renouvelé, pour découvrir ce qu'il y a d'unique dans l'autre à aimer. Il est tout sauf tarte à la crème. Il est choix, et il est d'abord choix de Dieu, choix par Dieu qui donne à percevoir l'autre comme précieux. C’est ce sens qui est derrière cette proposition d’explication par Paul dans son fameux passage de la 1ère Épître aux Corinthiens (1 Co 13), du mot agapè. L’idée de charité au sens de cherté, sens de ce qui est précieux, « chérissement » donc, rend très bien le mot agapè expliqué par l’Apôtre comme relevant de l’invisible, de ce qui précède l’élan qu’il suscite. Fondement du don, et du don de soi, et donc plus que ce don-là, selon ce que dit Paul dans ce passage : si je me donne moi-même mais sans ce « chérissement », quel sens cela a-t-il ?

Ainsi, en premier lieu, l'amour n'est pas quelque chose de général et interchangeable. Il est don et choix, choix reçu comme un don. Ensuite, pour être encore plus concret, pour que cela se réalise, l'amour s'inscrit indirectement dans des commandements : être patients, humbles (pardonner tout)... À ce point le préjugé généraliste est encore plus bousculé. C'est cet oubli de ce qu’il a de concret qui fait que l'amour est transformé en quelque chose de non seulement vague, mais aussi vaguement sentimentaliste. J'aime parce que je le sens. C'est comme ça (avec ce que cela induit de limitatif). Ici, en général, on est plutôt d'accord avec l'idée de choix, qu'on ne nommera certes pas comme cela. Mais puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent. L'amoureux à sa fiancée : aujourd'hui je t'aime je le sens, si demain je le sens assez fort je t'épouse ; si après demain je ne le sens plus, je te quitte.

Et c'est là que se laisse deviner le fait que les choses sont moins simples que prévues ; contrairement à ce que l'on dit qu'il ne peut point y avoir de commandement dans l'amour. Quand on pense cela, c'est qu'on croit que l'amour est sentir, mais pas agir. Les faits semblent dire l'inverse : aimer, c'est agir, construire, être attentif à une démarche, entrer dans une démarche de liberté. Cela s'appelle un commandement. C’est d'ailleurs ainsi que Jésus le dit à ses disciples : ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. Ici, l'amour se commande. Le commandement d'amour fait lever, fait aller vers autrui. Fait s'engager. Et le chemin est continu. L'amour est mouvement vers l'autre, l'amour est dans le commandement accompli d'aller vers, recevoir jour après jour l'autre comme précieux et choisi par Dieu. L'amour ici consiste à laisser l'autre devenir soi-même.

Commandement et choix, tel est l'amour selon l'Évangile. À ce point, on est à des années-lumière de la guimauve indifférenciée, mais aussi du « ça ne se commande pas ». Aimer est choisir, aimer se commande, comme un mouvement que l'on doit entreprendre. Ce commandement-là permet de saisir ce qu’il en est de l’usage normatif de la Loi. Il s’agit de la Loi comme injonction. Injonction à devenir, c’est-à-dire à devenir en relation.

Se sachant choisi par quelqu'un venu vers nous — il est venu chez les siens —, en qui Dieu lui-même est présent de façon cachée, caché et nous choisissant : Dieu qui nous envoie pour que nous devenions nous-même en allant vers l'autre, l'amour est alors ce qui fait devenir l'autre et soi-même comme quelqu'un d'unique, et qui nous dévoile en retour comme éternellement unique. L'amour est ici toujours réciprocité multipolaire et élective, jamais à sens unique.

Point de fruit dans un amour à sens unique. Or nous sommes choisis pour aller, aller vers, aller hors de — comme Jésus est allé hors de. C'est tout le mouvement de l'envoi de Jésus par le Père qui se poursuit dans l'Église. Aller, ce qui est déjà porter du fruit, dans la fécondité de la rencontre. Promesse extraordinaire, qui est dans ce choix qui s'accomplit en entrant dans le commandement qui le réalise ; et qui porte le fruit qui fait pousser le monde vers le Royaume de Dieu, immanquablement.

Tout un programme, « chérissement », voir autrui devenir toujours plus précieux. Ce qui permet évidemment de mettre en doute la pertinence de la traduction « moderne », par « amour » donc, de ce mot qui était antan traduit par « charité », devenu insupportable. D'où on perçoit une certaine légitimité du glissement vers « pitié » du sens du mot « charité », en lien avec l'impossibilité, l'inaccessibilité d'une telle exigence d'amour du prochain — sauf à s'exercer à ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » : « si tu sais que l'autre ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considéreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).

Voyons donc le mot français amour en son sens propre. C’est la transcription française d’un mot latin, amor, qui traduit « le désir », en grec « eros », non pas tant au seul sens littéraire moderne, comme fondement d’une « érotique », mais en un sens plus vaste, disons religieux, voire mystique. C’est l’usage que fait Platon de ce mot : le désir de Dieu, le désir de la perfection — qui me manque —, devenu plus tard et paradoxalement le désir de l’infini, éventuellement signifié dans « la Femme » et sa manifestation passagère dans « une femme ». On connaît la mythologie courtoise, largement au fondement de l’érotique comme des théories « romantiques » de la matrimonialité.

C’est cette notion-là que rend le mot amour ; bien plus passionnante que la froide « charité » en son sens usé. Or cette usure est sans doute fatale dans la confusion que l’on entretient entre désir de ce qui manque d’un côté — eros — et don de soi de l’autre — agapè. Si les choses sont bien ainsi, l’usure de « charité », c’est-à-dire, ne nous y trompons pas, l’usure d’agapè, est fatale. Rien de plus triste que ce devoir du don face à la passion de ce qui est — au moins momentanément — infiniment désirable.

« La charité, M’sieurs-dames ! » Ou, en d’autres termes : « vous devez me donner ». L’amour, le vrai est don ! Et tant va le don à l’eau qu’à la fin il s’use et devient plus ou moins synonyme de pitié ! On sait qu’on en est là. La cause n’est pas à chercher ailleurs que dans cette opposition entre le désir d’un côté, dont on perçoit bien qu’il est passionnant, ayant sa source dans l’infiniment désirable, Dieu ultimement, comme pour Platon — et le don de soi de l’autre côté, dont on ne voit pas la raison…

Sauf à découvrir que l’agapè n’est pas tant le « don de soi » que le fondement qui le permet : ce n’est rien d’autre que ce qu’écrit Paul : si je me donne et que je n’ai pas la charité, l’agapè, je ne suis rien… L’agapè est donc autre chose, ou plutôt quelque chose en dessous — « quelque chose qui est invisible pour les yeux » mais qui donne son prix, qui ouvre sur le don, qui sinon est non seulement triste, mais, en termes modernes, psychanalytiquement douteux. Quel est en effet le moteur de ce « don de soi », prétendu gratuit, que serait l’agapè ? Ce qui est en dessous est décisif.

Eh bien, en fait, l’agapè est quelque chose en dessous. C’est là ce qui explique que le mot est aussi employé pour Dieu : tu aimeras le Seigneur ton Dieu. A-t-on quelque chose à donner à Dieu de qui viennent toutes choses ? La réponse est dans la question ! C’est même carrément la trace de Dieu en laquelle se source le chérissement qui ne périt jamais. Et qui permet d’approcher le paradoxe qui veut que « Dieu est amour — agapè ».

Signe d’infini que cet agapè. Il n’est donc pas si étranger que cela à l’éros de Platon auquel il est peut-être mal venu de l’opposer tout comme il est mal venu d’y opposer la philia d’Aristote. Pour Aristote (voir son Éthique à Nicomaque), la philia, l’amitié trouve plusieurs fondements pour être ce qu’elle est, partage : partage de ce que j’ai, mais que l’autre n’a pas, dans un échange avec ce qu’il a, mais que je n’ai pas (ici on rejoint l’éros). Ou partage de goûts communs, de ce que l’on a en commun, et qui ne manque donc pas. Le mot philia est dans le Nouveau Testament, employé par Jésus pour parler du cœur de sa relation avec ses disciples. Il y a là quelque chose qui relève de l’accomplissement de l’agapè en partage (Jean 21 et les trois questions de Jésus à Pierre : m’aimes-tu — deux agapè/agapao et un philia/phileo en réponse aux philia/phileo de Pierre — pour une réciprocité octroyée par Jésus pour la confiance de Pierre).

Il n’y a pas lieu d’opposer tous ces termes, mais à se demander pourquoi ces deux derniers, et plus souvent agapè, ont été choisis par les auteurs du Nouveau Testament pour traduire l’amour de Dieu selon la Torah. « Tu aimeras Dieu et ton prochain » — אהבה. Le choix de agapè — en grec du Nouveau Testament n’est pas indifférent pour rendre cette notion, qui signifie au plus près « chérir ». Cela en un sens qui est très englobant, puisqu’il inclut jusqu’à l’amour au sens de eros : agapè en effet est utilisé par la traduction grecque des LXX du Cantique des Cantiques.

Paul aux Corinthiens, 1 Co 13, nous donne sans doute un élément de la raison du choix de ce mot grec. Ce chérissement est comme le frémissement qui est dans la matricialité originelle de Dieu préparant la venue de la création tandis que l’Esprit, matriciel, planait à la face des eaux.

Agapè, chérissement, comme fondement, sous-jacent, avant même eros, le désir, ou l’amour, qu’il suscite, et qui se rencontre dans l’amitié, philia, qui en est le partage. Mais l’agapè est avant tout, qui ne périra jamais, comme la substance qui sous-tend le monde : « l’essentiel est invisible pour les yeux » !

*

En tout cela, on ne parle pas de mariage ! Ni même de vie amoureuse, d'ailleurs ! Même si, d'une certaine façon, on en est proche. La mariage fera jouer l'agapè, incontestablement. Ce n'est pas pour rien que le mot a été choisi par la LXX pour le Cantique des Cantiques, texte évidemment théologico-poétique, érotique au sens plein du terme, texte amoureux. Le mariage peut alors même en être perçu comme une sorte de... laboratoire...

Ce qui est investi et englobé dans le mot français « amour » se fonde sur le désir, eros en grec — dont la Bible ne parle pas, pas en ces termes explicites — comme si une très grande pudeur habitait les textes, et où la dimension érotique, qu'a évidemment connue la tradition hébraïque, comme toutes les traditions de l'humanité, n'avait pour fonction dans la Bible que de nous dire la passion de Dieu pour son peuple, du Cantique des cantiques au livre d'Osée, où apparaît la douleur de la fidélité trahie, pour dire celle que ressent Dieu à l’égard de son peuple infidèle.

On devine aussi l'amour de patriarches ou de rois pour leurs belles... qui leur ont préalablement été imposées par la contrainte familiale : Isaac découvrant Rebecca que son père a choisie pour lui et que le serviteur Eliezer est allé chercher. Ou Jacob désirant Rachel qu'il n’obtiendra de son oncle qu’en épousant d’abord l’aînée, Léa.

On comprend pourquoi, le mot utilisé pour traduire l'amour biblique en grec est charité, amour qui se construit sur la découverte, par une conversion de l'âme et du regard, de la valeur infinie de l'autre, plutôt qu'eros qui désigne l'amour par lequel on tombe amoureux. Rien ne garantit tel état amoureux dans les mariages qu'autorise Paul, organisés par les parents pour deux tourtereaux qui ne se connaissent éventuellement pas !

Remarquons en passant qu’avec une telle conception, le futur amour courtois, culture du sentiment amoureux et de la passion, distincte du mariage, qui est alors « mariage de raison », est en marche, fait des civilisations issues de la tradition biblique : en chrétienté (d'abord occitane et aquitaine, avant que cela ne soit généralisé) comme en islam, cela développé dans soufisme.

Tout un héritage qui débouchera sur la volonté — paradoxale — de vivre cet état passionnel et amoureux en mariage, de le vivre dans un quotidien de l'agir que contredit la passion. Gageons que le glissement sémantique où l'agapè devient « amour », n'est pas étranger à cette ambivalence qui en est venu à habiter le mariage, le fragilisant d'autant, puisque la passion suppose passivité, « on tombe amoureux et on n'y peut rien », quand le mariage relève au contraire de l'agir, éventuellement en l'absence de sentiment — l'agapè se commande.

Rien d’ecclésial en l'amour, en l'état amoureux !... si ce n'est à prononcer, comme ce fut le cas dans l'Antiquité, une bénédiction visant la fécondité !... qui n'a rien à voir avec la passion amoureuse (nonobstant le piège du vouloir vivre qu'y dévoile Schopenhauer, dans sa Métaphysique de l'amour) qui lie deux êtres au-delà du temps, éventuellement indépendamment même de leur sexe comme l'avait déjà compris Platon. Domaine où l’Église n'a pas accès, et auquel la Bible ne veut pas avoir accès, préférant un mot qui sera justement traduit par agapè plutôt que par eros/amour...

À croire que pour la Bible, « l'essentiel est invisible pour les yeux »... Charge à l’Église d'en tirer les conséquences en s'en mêlant le moins possible, se contentant d'offrir la parole performative qu'est la bénédiction, laquelle ne peut donc que se contenter de la préfiguration de ce qui se verra éventuellement de l'intimité de l'amour, à l'occasion de la potentialité procréatrice du couple. L’Église ne peut au-delà, sauf à renverser le sens des mots, à vider le mot bénédiction de son sens liturgique en le ramenant à la formule bénissante d'un « bonjour », ou au contraire en l'investissant d'une charge quasi-magique qui avait valu antan la bénédiction des bateaux des marins, des bœufs et des chevaux des laboureurs — et soldats, et bientôt de leurs armes mécaniques... autant de « gestes qui parlent » que les réformateurs avaient voulu éviter par crainte des superstitions.


R.P., Poitiers,
Soirée-débat "Bénir", 6 & 27 mai 2014