Je ne dirai pas tout de ce qui fait à mes yeux une spiritualité protestante, qui me semble condensé dans la formule de la Réforme « coram Deo sola fide vivere » — « vivre devant Dieu par la foi seule » —, mais on peut en approcher en en considérant certains aspects.
Je me contenterai donc de tenter de dire certains aspects d'une spiritualité protestante, « une » spiritualité, à savoir la mienne ! Vivre devant Dieu par la foi seule implique quelque chose d'extrêmement subjectif, qui signifie le cœur d'un vécu (vivre devant Dieu), cœur sans lequel tout n'est que dispersion — le cœur d'un vécu que l'on peut donc appeler, faute de mieux, « spiritualité » : il n'y a de vécu protestant que comme déploiement d'un vis-à-vis (ultimement « devant Dieu ») qui peut être appelé spiritualité.
Je ne peux donc que parler de moi, au fond, via le détour par un récit, donnant éventuellement des figures historiques, des grands repères, tels que je les perçois, et qui n'ont rien d'exhaustifs, loin s'en faut. Une perception donc extrêmement subjective de toute façon, sans quoi ce serait d'ailleurs au fond sans intérêt, de ce qu'est un vécu protestant, déploiement d'une spiritualité protestante qui en est au cœur.
« Vivre devant Dieu par la foi seule ». On se trouve ipso facto avec cette formule où se reconnaissent communément ceux qui se réclament de la Réforme : sola fide — par la foi seule. Et un vis-à-vis de ce sola fide : coram Deo, « devant Dieu » — qui concrètement se retrouve dans l'autre grand terme de la Réforme : sola sriptura, l’Écriture seule, par laquelle m'advient la Parole qui me dit Dieu, via l'écho de sa lecture, de l'héritage de ses lectures, ce qui est au fond la religion, selon celle de ses étymologies qui la rattache à : relire.
Le Dieu devant lequel je vis par la foi seule est celui dont la reconnaissance se fait dans les Écritures, qui sont d'abord celles d'Israël qui reçoit comme Révélation l'intuition d’Abraham comme figure fondatrice — cela à travers l’histoire de ses relectures — religions. Un vis-à-vis fondamental : sola fide et sola scriptura. Et c'est au cœur des Écritures que l'on trouve le sola fide : livre du prophète Habacuc, ch. 2, v. 4, relu par l’Apôtre Paul (Romains 1, 17) puis par Martin Luther : « le juste vivra par la foi ».
Ce vis-à-vis fondamental sola fide / sola scriptura est au cœur d'une spiritualité, d'une religiosité toujours en vis-à-vis, pour d’autres vis-à-vis. Une réalité, ce vis-à-vis, qui recevra ensuite des noms, comme celui de « dialectique ».
Où on a nommé une des figures connues de cet avènement de la conscience de cette caractéristique d'une spiritualité protestante : celle de ce luthérien exigeant du XIXe siècle qu'est Søren Kierkegaard. Vivre devant Dieu par la foi seule apparaît chez lui comme révélation de son unicité devant Dieu, de l'unicité devant Dieu de chacun, à l'image du Christ, tel qu'il est donné dans les Écritures, et dans le Nouveau Testament. D'une orthodoxie protestante imperturbable — adhérant sans réserve aux faits chrétiens reçus du Nouveau Testament, fussent-ils des plus scandaleux pour la raison, Kierkegaard y fonde paradoxalement sa conception de la subjectivité de la vérité.
Un donné hérité, l'enseignement chrétien via l’Écriture, pour un vécu, une spiritualité, d'une subjectivité qui seule en fait la vérité.
Il me semble donc qu'au cœur d'une spiritualité protestante quelle qu'elle soit se trouve nécessairement la conscience, ou au moins l'intuition, d'être en vis-à-vis. Cette conscience, cette intuition en vient à revêtir plusieurs aspects.
Le protestantisme est issu d'une spiritualité, d'une expérience spirituelle, advenue en vis-à-vis : l'expérience de Martin Luther, au XVIe siècle, en vis-à-vis d'un christianisme qui restera le sien, celui de l’Église qui était la sienne.
Puis d’autres vis-à-vis vont naître, entre autres du recentrement biblique occasionné par la Réforme protestante. Ainsi Jean Calvin repense l'héritage chrétien en vis-à-vis de la Bible hébraïque et donc de la foi d'Israël.
Une troisième figure importante de l'histoire protestante, John Wesley, au XVIIIe siècle, déploie une spiritualité ancrée dans le vis-à-vis de l’Église anglicane et de son protestantisme épiscopal.
Des vis-à-vis pour un vécu qui n'a de sens que comme spiritualité, comme relevant de ce qui sera appelé ensuite existentiel et dialectique.
Le protestantisme est très vite devenu aussi diverses structures religieuses — et étatiques, historiques et identitaires. Autant de faits qui demeurent seconds en perspective protestante (qui appelle cela adiaphora — mot grec pour dire « choses indifférentes »). Des faits pas nécessairement secondaires, mais seconds, l'ancrage comme spiritualité étant lui ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.
Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées de la religion, des religions protestantes — deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui est à l'origine des démocraties modernes.
Mais ces deux types de coloration sont seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que « tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » — Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de l'élagage, puisque cela reste second, et à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où cette sobriété reçue comme caractéristique.
En son cœur, le protestantisme ne montre aucune crainte à emprunter ici ou là quand cela conduit au cœur, et enrichit ce qui est un vécu de disciple du Christ (colorant la première esthétique, ici plus de chrétienté) et d'un Christ juif (la seconde esthétique, plus biblique).
Les diverses esthétiques, donc, demeurent secondes : ce qui est essentiel relève du religieux (au sens de reliant avec Dieu via une relecture permanente d'expérience de la foi), se déployant aussi en éthique — pour reprendre les trois stades de Kierkegaard : esthétique, éthique, religieux. Avec Kierkegaard, je l'ai dit, on est dans la conscience de ce qui fait une spiritualité protestante, toujours dialectique et existentielle — et avec lui on trouve les mots qui la disent, mais qui correspondent à un vécu qui les précède (via des mots qui précèdent leur qualification : Kierkegaard est redevable pour son usage du mot « dialectique » au protestant Hegel.
Cette intuition d'être en vis-à-vis s'étend à la perception de toute compréhension de soi et du monde comme en relevant. On pense « de quelque part ». Là, on pense depuis une foi incontournablement en vis-à-vis.
En ressort une relecture (religion) de toutes choses comme en vis-à-vis, à savoir dialectique. Le christianisme protestant en vis-à-vis du reste du christianisme et en vis-à-vis du judaïsme.
Le christianisme en général dans ce même vis-à-vis est donc incompréhensible sans le judaïsme. Le judaïsme en vis-à-vis des traditions dans lesquelles il s'est déployé. Elles-mêmes en lien avec les traditions antécédentes jusqu'à l'humanité en relation de vis-à-vis d'une nature qui en devient ipso facto lecture qu'en font les hommes, et donc elle-même culture, et dans les relectures des traditions d'Abraham, Création.
Et au fond, plus fondamental, le vis-à-vis qui est au cœur de l'humain.
Il importe de dire que le protestantisme est aussi un héritage, qu'il n'est pas né ex nihilo au XVIe siècle. Il est d'abord un christianisme et en tant que tel un héritier et un vis-à-vis des traditions hébraïque et juive.
Et en tant que réalité institutionnelle sans quoi il n'eut pas été une ou des religions, le protestantisme est héritier d'un processus historique qui s'enracine dans les dissidences et hérésies médiévales — depuis le début du deuxième millénaire après Jésus-Christ, dans la sphère de la chrétienté latine.
Les hérésies et dissidences médiévales (à ne pas confondre avec celles de l’Église du premier millénaire, visées par les grands Conciles) n'ont cessé de prendre de l’importance face à la prise de pouvoir total de l’Église romaine suite à la réforme grégorienne. Lorsqu'à partir de la progressive prise de pouvoir à la suite du pape Grégoire VII des alternatives tentent de se mettre en place, elles sont d'abord réprimées sévèrement, sous divers motifs, dont leur classification dans l'hérésie... Hérésie qui va s'avérer recouvrir en dernière instance la réticence par rapport à la soumission à ce pouvoir romain total.
On a nommé bien sûr les cathares, mais aussi les vaudois, puis les mouvements de John Wicliff, puis Jan Huss pour les plus connus. Où apparaît qu'au fur et à mesure que se diversifie et croît cette résistance, elle révèle sa dimension politique : le valdo-hussisme débouche sur la révolution tchèque, dotée de son appui politique, qui apparaît comme précurseur de l'appui politique des Réformateurs du XVIe sans lequel la Réforme eût pu être étouffée. Ambiguïté de toute réussite temporelle, qui conditionne la possibilité d'une spiritualité qui en tant que telle est étrangère, voire en son cœur en opposition radicale à la compromission qui permet son existence ! Pensons à la forte opposition de Kierkegaard à la compromission de l’Église qui reste la sienne, à ses liens avec l’État sans lesquels elle n'eût pas été...
C'est dans le cadre de ce déploiement dans le temps que le protestantisme va se concrétiser jusqu'au XXIe siècle en six grandes branches principales, elles-mêmes subdivisées presqu'à l'infini... Luthéranisme (d'abord Europe du Nord), calvinisme / réformés (d'abord Europe du Sud, Pays-Bas, Nord de la grande-Bretagne / Écosse, etc.), anglicanisme, baptisme, méthodisme (autan d'aspect qui font apparaître et le vis-à-vis et le lien avec les question de la vie de la Cité), et depuis le XXe siècle, cette autre branche issue du méthodisme, le pentecôtisme.
Ça me semble être les six grandes branches principales, toujours mouvantes, au gré des subdivisions ou, actuellement, des unifications (comme en France celle des luthériens et des réformés).
Six branches traversées par trois grands courants, orthodoxie, libéralisme, piétisme...
En commun, me semble-t-il, même si cela se déploie de façons souvent très différentes, même si la conscience n'en est pas toujours nette, cette spiritualité du vis-à-vis, dont les deux axes centraux sont le sola fide et le sola scriptura. Ce qui produit dans tous les cas cette esthétique de l' « élagage », cette fameuse « sobriété protestante », où effectivement on ne trouve pas aisément de culte des saints, par exemple, ni beaucoup d'images — ce qui concrétise une volonté de s'en tenir au combat biblique contre les idoles exprimé dans le commandement contre les représentations. Et qui suppose une lutte constante jusqu’au cœur de soi-même.
Car au fond, ce vis-à-vis est au cœur de l'être humain. Dans la dualité féminin / masculin. Dans la dialectique rigueur / tolérance, etc.
Chez Luther ce couple duel apparaissait dans son nominalisme face son ancrage mystique. Le nominalisme, selon sa formation philosophique, qui fait apparaître un Dieu de rigueur, relégué dans un absolu et dans un arbitraire qui laisse un fidèle à l'âme sensible dans l'incertitude la plus totale quant à la satisfaction, ou pas, de Dieu à son égard. Face à cela, la mystique de Luther, de tradition rhénane, qui ouvre à l’union intérieure du fidèle à Dieu est un enracinement théologique de ce qui deviendra le sola fide, et la justification par la foi.
On pourrait le dire de la plupart des figures marquantes de l'histoire protestante, et bien sûr, pour la modernité, de Kierkegaard, on l'a vu, où face à l'éthique qui concerne le général et non le particulier, Kierkegaard affirme en strict luthérien que c'est le subjectif, toujours exceptionnel, qui est le lieu du vrai, faisant de chacun, à l'image du Christ, un unique devant Dieu.
On pourrait donner un troisième exemple, avec La dialectique du moi et de l’inconscient selon le titre du livre de ce fis de pasteur qu'est C.-G. Jung, une relecture en psychologie des profondeurs de ce même thème, qui se déploie à l'aune d'une lecture de l'anima, l'âme, comme figure féminine, se révélant éventuellement à l'occasion d'une figure féminine concrète. Dès lors, on le voit, ce thème fondamental déborde le cadre originel d'une spiritualité protestante.
Où, sous cet aspect d'une spiritualité protestante, on se trouve finalement tout simplement au cœur de l'humain ; le protestantisme, s'il est en quelque sorte contraint par sa relativité historique à une spiritualité du vis-à-vis, n'en étant ni le dépositaire, surtout pas exclusif, ni l'inventeur.
Je me contenterai donc de tenter de dire certains aspects d'une spiritualité protestante, « une » spiritualité, à savoir la mienne ! Vivre devant Dieu par la foi seule implique quelque chose d'extrêmement subjectif, qui signifie le cœur d'un vécu (vivre devant Dieu), cœur sans lequel tout n'est que dispersion — le cœur d'un vécu que l'on peut donc appeler, faute de mieux, « spiritualité » : il n'y a de vécu protestant que comme déploiement d'un vis-à-vis (ultimement « devant Dieu ») qui peut être appelé spiritualité.
Je ne peux donc que parler de moi, au fond, via le détour par un récit, donnant éventuellement des figures historiques, des grands repères, tels que je les perçois, et qui n'ont rien d'exhaustifs, loin s'en faut. Une perception donc extrêmement subjective de toute façon, sans quoi ce serait d'ailleurs au fond sans intérêt, de ce qu'est un vécu protestant, déploiement d'une spiritualité protestante qui en est au cœur.
« Vivre devant Dieu par la foi seule ». On se trouve ipso facto avec cette formule où se reconnaissent communément ceux qui se réclament de la Réforme : sola fide — par la foi seule. Et un vis-à-vis de ce sola fide : coram Deo, « devant Dieu » — qui concrètement se retrouve dans l'autre grand terme de la Réforme : sola sriptura, l’Écriture seule, par laquelle m'advient la Parole qui me dit Dieu, via l'écho de sa lecture, de l'héritage de ses lectures, ce qui est au fond la religion, selon celle de ses étymologies qui la rattache à : relire.
Le Dieu devant lequel je vis par la foi seule est celui dont la reconnaissance se fait dans les Écritures, qui sont d'abord celles d'Israël qui reçoit comme Révélation l'intuition d’Abraham comme figure fondatrice — cela à travers l’histoire de ses relectures — religions. Un vis-à-vis fondamental : sola fide et sola scriptura. Et c'est au cœur des Écritures que l'on trouve le sola fide : livre du prophète Habacuc, ch. 2, v. 4, relu par l’Apôtre Paul (Romains 1, 17) puis par Martin Luther : « le juste vivra par la foi ».
Ce vis-à-vis fondamental sola fide / sola scriptura est au cœur d'une spiritualité, d'une religiosité toujours en vis-à-vis, pour d’autres vis-à-vis. Une réalité, ce vis-à-vis, qui recevra ensuite des noms, comme celui de « dialectique ».
Où on a nommé une des figures connues de cet avènement de la conscience de cette caractéristique d'une spiritualité protestante : celle de ce luthérien exigeant du XIXe siècle qu'est Søren Kierkegaard. Vivre devant Dieu par la foi seule apparaît chez lui comme révélation de son unicité devant Dieu, de l'unicité devant Dieu de chacun, à l'image du Christ, tel qu'il est donné dans les Écritures, et dans le Nouveau Testament. D'une orthodoxie protestante imperturbable — adhérant sans réserve aux faits chrétiens reçus du Nouveau Testament, fussent-ils des plus scandaleux pour la raison, Kierkegaard y fonde paradoxalement sa conception de la subjectivité de la vérité.
Un donné hérité, l'enseignement chrétien via l’Écriture, pour un vécu, une spiritualité, d'une subjectivité qui seule en fait la vérité.
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Il me semble donc qu'au cœur d'une spiritualité protestante quelle qu'elle soit se trouve nécessairement la conscience, ou au moins l'intuition, d'être en vis-à-vis. Cette conscience, cette intuition en vient à revêtir plusieurs aspects.
Le protestantisme est issu d'une spiritualité, d'une expérience spirituelle, advenue en vis-à-vis : l'expérience de Martin Luther, au XVIe siècle, en vis-à-vis d'un christianisme qui restera le sien, celui de l’Église qui était la sienne.
Puis d’autres vis-à-vis vont naître, entre autres du recentrement biblique occasionné par la Réforme protestante. Ainsi Jean Calvin repense l'héritage chrétien en vis-à-vis de la Bible hébraïque et donc de la foi d'Israël.
Une troisième figure importante de l'histoire protestante, John Wesley, au XVIIIe siècle, déploie une spiritualité ancrée dans le vis-à-vis de l’Église anglicane et de son protestantisme épiscopal.
Des vis-à-vis pour un vécu qui n'a de sens que comme spiritualité, comme relevant de ce qui sera appelé ensuite existentiel et dialectique.
Le protestantisme est très vite devenu aussi diverses structures religieuses — et étatiques, historiques et identitaires. Autant de faits qui demeurent seconds en perspective protestante (qui appelle cela adiaphora — mot grec pour dire « choses indifférentes »). Des faits pas nécessairement secondaires, mais seconds, l'ancrage comme spiritualité étant lui ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.
Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées de la religion, des religions protestantes — deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui est à l'origine des démocraties modernes.
Mais ces deux types de coloration sont seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que « tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » — Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de l'élagage, puisque cela reste second, et à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où cette sobriété reçue comme caractéristique.
En son cœur, le protestantisme ne montre aucune crainte à emprunter ici ou là quand cela conduit au cœur, et enrichit ce qui est un vécu de disciple du Christ (colorant la première esthétique, ici plus de chrétienté) et d'un Christ juif (la seconde esthétique, plus biblique).
Les diverses esthétiques, donc, demeurent secondes : ce qui est essentiel relève du religieux (au sens de reliant avec Dieu via une relecture permanente d'expérience de la foi), se déployant aussi en éthique — pour reprendre les trois stades de Kierkegaard : esthétique, éthique, religieux. Avec Kierkegaard, je l'ai dit, on est dans la conscience de ce qui fait une spiritualité protestante, toujours dialectique et existentielle — et avec lui on trouve les mots qui la disent, mais qui correspondent à un vécu qui les précède (via des mots qui précèdent leur qualification : Kierkegaard est redevable pour son usage du mot « dialectique » au protestant Hegel.
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Cette intuition d'être en vis-à-vis s'étend à la perception de toute compréhension de soi et du monde comme en relevant. On pense « de quelque part ». Là, on pense depuis une foi incontournablement en vis-à-vis.
En ressort une relecture (religion) de toutes choses comme en vis-à-vis, à savoir dialectique. Le christianisme protestant en vis-à-vis du reste du christianisme et en vis-à-vis du judaïsme.
Le christianisme en général dans ce même vis-à-vis est donc incompréhensible sans le judaïsme. Le judaïsme en vis-à-vis des traditions dans lesquelles il s'est déployé. Elles-mêmes en lien avec les traditions antécédentes jusqu'à l'humanité en relation de vis-à-vis d'une nature qui en devient ipso facto lecture qu'en font les hommes, et donc elle-même culture, et dans les relectures des traditions d'Abraham, Création.
Et au fond, plus fondamental, le vis-à-vis qui est au cœur de l'humain.
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Il importe de dire que le protestantisme est aussi un héritage, qu'il n'est pas né ex nihilo au XVIe siècle. Il est d'abord un christianisme et en tant que tel un héritier et un vis-à-vis des traditions hébraïque et juive.
Et en tant que réalité institutionnelle sans quoi il n'eut pas été une ou des religions, le protestantisme est héritier d'un processus historique qui s'enracine dans les dissidences et hérésies médiévales — depuis le début du deuxième millénaire après Jésus-Christ, dans la sphère de la chrétienté latine.
Les hérésies et dissidences médiévales (à ne pas confondre avec celles de l’Église du premier millénaire, visées par les grands Conciles) n'ont cessé de prendre de l’importance face à la prise de pouvoir total de l’Église romaine suite à la réforme grégorienne. Lorsqu'à partir de la progressive prise de pouvoir à la suite du pape Grégoire VII des alternatives tentent de se mettre en place, elles sont d'abord réprimées sévèrement, sous divers motifs, dont leur classification dans l'hérésie... Hérésie qui va s'avérer recouvrir en dernière instance la réticence par rapport à la soumission à ce pouvoir romain total.
On a nommé bien sûr les cathares, mais aussi les vaudois, puis les mouvements de John Wicliff, puis Jan Huss pour les plus connus. Où apparaît qu'au fur et à mesure que se diversifie et croît cette résistance, elle révèle sa dimension politique : le valdo-hussisme débouche sur la révolution tchèque, dotée de son appui politique, qui apparaît comme précurseur de l'appui politique des Réformateurs du XVIe sans lequel la Réforme eût pu être étouffée. Ambiguïté de toute réussite temporelle, qui conditionne la possibilité d'une spiritualité qui en tant que telle est étrangère, voire en son cœur en opposition radicale à la compromission qui permet son existence ! Pensons à la forte opposition de Kierkegaard à la compromission de l’Église qui reste la sienne, à ses liens avec l’État sans lesquels elle n'eût pas été...
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C'est dans le cadre de ce déploiement dans le temps que le protestantisme va se concrétiser jusqu'au XXIe siècle en six grandes branches principales, elles-mêmes subdivisées presqu'à l'infini... Luthéranisme (d'abord Europe du Nord), calvinisme / réformés (d'abord Europe du Sud, Pays-Bas, Nord de la grande-Bretagne / Écosse, etc.), anglicanisme, baptisme, méthodisme (autan d'aspect qui font apparaître et le vis-à-vis et le lien avec les question de la vie de la Cité), et depuis le XXe siècle, cette autre branche issue du méthodisme, le pentecôtisme.
Ça me semble être les six grandes branches principales, toujours mouvantes, au gré des subdivisions ou, actuellement, des unifications (comme en France celle des luthériens et des réformés).
Six branches traversées par trois grands courants, orthodoxie, libéralisme, piétisme...
En commun, me semble-t-il, même si cela se déploie de façons souvent très différentes, même si la conscience n'en est pas toujours nette, cette spiritualité du vis-à-vis, dont les deux axes centraux sont le sola fide et le sola scriptura. Ce qui produit dans tous les cas cette esthétique de l' « élagage », cette fameuse « sobriété protestante », où effectivement on ne trouve pas aisément de culte des saints, par exemple, ni beaucoup d'images — ce qui concrétise une volonté de s'en tenir au combat biblique contre les idoles exprimé dans le commandement contre les représentations. Et qui suppose une lutte constante jusqu’au cœur de soi-même.
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Car au fond, ce vis-à-vis est au cœur de l'être humain. Dans la dualité féminin / masculin. Dans la dialectique rigueur / tolérance, etc.
Chez Luther ce couple duel apparaissait dans son nominalisme face son ancrage mystique. Le nominalisme, selon sa formation philosophique, qui fait apparaître un Dieu de rigueur, relégué dans un absolu et dans un arbitraire qui laisse un fidèle à l'âme sensible dans l'incertitude la plus totale quant à la satisfaction, ou pas, de Dieu à son égard. Face à cela, la mystique de Luther, de tradition rhénane, qui ouvre à l’union intérieure du fidèle à Dieu est un enracinement théologique de ce qui deviendra le sola fide, et la justification par la foi.
On pourrait le dire de la plupart des figures marquantes de l'histoire protestante, et bien sûr, pour la modernité, de Kierkegaard, on l'a vu, où face à l'éthique qui concerne le général et non le particulier, Kierkegaard affirme en strict luthérien que c'est le subjectif, toujours exceptionnel, qui est le lieu du vrai, faisant de chacun, à l'image du Christ, un unique devant Dieu.
On pourrait donner un troisième exemple, avec La dialectique du moi et de l’inconscient selon le titre du livre de ce fis de pasteur qu'est C.-G. Jung, une relecture en psychologie des profondeurs de ce même thème, qui se déploie à l'aune d'une lecture de l'anima, l'âme, comme figure féminine, se révélant éventuellement à l'occasion d'une figure féminine concrète. Dès lors, on le voit, ce thème fondamental déborde le cadre originel d'une spiritualité protestante.
Où, sous cet aspect d'une spiritualité protestante, on se trouve finalement tout simplement au cœur de l'humain ; le protestantisme, s'il est en quelque sorte contraint par sa relativité historique à une spiritualité du vis-à-vis, n'en étant ni le dépositaire, surtout pas exclusif, ni l'inventeur.
RP, Poitiers, 19 mai 2014