Aller chercher une bénédiction d’une union d'amour dans le Nouveau Testament est une gageure. (Et je n'entre pas dans la question de la confusion entretenue entre la bénédiction qu'est dire du bien plutôt que du mal, voire dire « bonjour », la bénédiction parentale et la bénédiction liturgique et ecclésiale !)
On ne trouvera les premières traces de bénédictions nuptiales chrétiennes qu'au Ve siècle après Jésus-Christ. Bénédictions qui avaient un autre sens que ce que l'on y met de nos jours — essentiellement chargées d'une espérance de fécondité, selon la bénédiction donnée sur le couple dans le texte de la Genèse, notamment le : « Dieu les bénit en disant : soyez fécond et multipliez-vous », fruit du devenir « une seule chair » que Jésus reprend dans sa seule évocation du mariage (en fait de la répudiation — dont il souligne par sa citation que ce n'est pas la visée du Dieu créateur, qui n'a jamais rompu son alliance avec son peuple).
Cela sans compter que les textes du Nouveau Testament ont été écrits avant Molière et Beaumarchais !... « Si quelqu’un regarde comme déshonorant pour sa fille de dépasser l’âge nubile, et comme nécessaire de la marier, qu’il fasse ce qu’il veut, il ne pèche point ; qu’on se marie. Mais celui qui a pris une ferme résolution, sans contrainte et avec l’exercice de sa propre volonté, et qui a décidé en son cœur de garder sa fille vierge, celui-là fait bien. Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux. » (1 Co 7, 36-38). C'est Paul qui écrit cela : le mariage qu'il autorise (sans enthousiasme certes) correspond à ce que sous l'ancien régime Molière, Beaumarchais et alii critiquaient vertement — les parents, i.e. les pères, mariant leurs filles vierges avant qu'elles ne cessent de l'être, souvent donc le plus vite possible ; dès l'âge nubile, 12 ans à l'époque de Paul, qui ne condamnait point totalement cela !, encourageant cependant le maintien dans cet état de virginité (voire, si l'on adopte l'autre lecture de ce texte, encourageant le couple fiancé au moment de sa conversion à ne pas aller jusqu'au mariage, y préférant la non-consommation de l'union potentielle !).
On est loin des mariages, ou des bénédictions nuptiales « romantiques » de « l'amour », au nom de la traduction moderne d'un mot qui signifie tout autre chose — antan traduit par « charité », notion et attitude qui requalifie toute relation humaine en donnant à l'autre sa valeur, son prix, à commencer dans la fraternité ecclésiale : cf. 1 Co 13 (la même épître) où « l'hymne à l'amour » déployé par Paul (et utilisé aujourd’hui dans nombre de bénédictions nuptiales), en fait « hymne » à la charité, vise les relations entre croyants dans la communauté ecclésiale ! Mais, alors, comment en est-on arrivé là ?
Les mots. Agapè, Eros, Philia
« Amour ». Contentons-nous tout d’abord de ce mot-là, de cette traduction-là du terme agapè employé le plus souvent par le Nouveau Testament pour parler de ce que l’on rend communément par « amour » — avant d’aller plus loin.
Sous cet angle, aimer apparaît comme relevant d'un acte de volonté, que la Bible commande — d’un choix, donc, dilection, où l'on voit que l'on n'est pas tout-à-fait dans ce que l'on entend communément pas « aimer », où l’impression est plutôt que « ça ne se commande pas », impression que l'on est plutôt choisi malgré soi en quelque sorte pour une rencontre de l'autre à aimer.
Apparaît aussi que face à l'autre, pardonner tout, tolérer tout, comme le dit l'Apôtre Paul, faire confiance en tout, ne pas s'enorgueillir ou faire le fier, etc. (1 Co 13), tout cela est un choix concret à renouveler sans cesse. On voit bien que sans cela, les choses se dégradent. Dès lors, aimer, pour être viable, suppose un sous-bassement qui perçoit l’autre comme précieux, un être « cher ». Ce qui permet d’aller un peu plus loin.
Au-delà de tout cela, et c’est évidemment par là qu’il faut commencer, le premier choix est celui de Dieu : « nous aimons Dieu parce qu’Il nous a aimés le premier », rappelle la 1ère épître de Jean (1 Jn 4,19), Il nous a aimés comme ayant du prix « à ses yeux ». Avant que nous ne le cherchions, Il nous a cherchés ; avant que nous ne le connaissions, Il nous a connus ; avant que nous ne venions à lui, Il nous a appelés.
L'amour, celui de Dieu d’abord, puis en second celui qu’il nous est donné de vivre, est quelque chose qui choisit, qui reçoit l'autre comme être de choix, qui est cher, digne d’être chéri — où l’on trouve ce « chérissement » que signifie originellement le mot « charité » qu’utilisaient les anciennes traductions pour rendre le mot grec agapè. Hélas les mots finissent par s'user...
Ça vaut pour « charité » comme pour tout mot qui parle d'être cher, de choix, dilection, de prix, de distinction : cela me rappelle ce romancier alors étranger (Milan Kundera), qui, publiant en France pour la première fois, s'imagine que la secrétaire de sa maison d’édition qui lui écrit est amoureuse de lui : pensez, elle lui envoie « ses salutations distinguées ». Distinguées, choisies. Lui choisi ! Plus tard, il découvre que non : le mot est usé. C'est comme l'amour : quel mot tarte à la crème ! On emploie le même pour la tarte à la crème, justement, un film à la télé ou son conjoint ! Eh bien l'amour dont il est question dans notre texte n'a rien à voir avec cela. C'est le même mot que celui qui a donné « cher » : « cher Untel, chère Unetelle ». Et qui veut aussi dire précieux, choisi...
Rien à voir avec l'amour vague, l'amour guimauve, qui n'a rien de concret ; qui veut qu’on aime en général, parce qu'on est sympathique, parce qu'on doit aimer son prochain comme soi-même…
Façon étrange de concevoir l'amour, et qui n'est pas du tout ce qu'en dit la Bible, bien sûr, même si elle appelle à aimer tout prochain.
Pour retrouver en cela la dimension du prix, de l'être distingué, de choix, l'amour suppose la conversion du regard, un regard toujours renouvelé, pour découvrir ce qu'il y a d'unique dans l'autre à aimer. Il est tout sauf tarte à la crème. Il est choix, et il est d'abord choix de Dieu, choix par Dieu qui donne à percevoir l'autre comme précieux. C’est ce sens qui est derrière cette proposition d’explication par Paul dans son fameux passage de la 1ère Épître aux Corinthiens (1 Co 13), du mot agapè. L’idée de charité au sens de cherté, sens de ce qui est précieux, « chérissement » donc, rend très bien le mot agapè expliqué par l’Apôtre comme relevant de l’invisible, de ce qui précède l’élan qu’il suscite. Fondement du don, et du don de soi, et donc plus que ce don-là, selon ce que dit Paul dans ce passage : si je me donne moi-même mais sans ce « chérissement », quel sens cela a-t-il ?
Ainsi, en premier lieu, l'amour n'est pas quelque chose de général et interchangeable. Il est don et choix, choix reçu comme un don. Ensuite, pour être encore plus concret, pour que cela se réalise, l'amour s'inscrit indirectement dans des commandements : être patients, humbles (pardonner tout)... À ce point le préjugé généraliste est encore plus bousculé. C'est cet oubli de ce qu’il a de concret qui fait que l'amour est transformé en quelque chose de non seulement vague, mais aussi vaguement sentimentaliste. J'aime parce que je le sens. C'est comme ça (avec ce que cela induit de limitatif). Ici, en général, on est plutôt d'accord avec l'idée de choix, qu'on ne nommera certes pas comme cela. Mais puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent. L'amoureux à sa fiancée : aujourd'hui je t'aime je le sens, si demain je le sens assez fort je t'épouse ; si après demain je ne le sens plus, je te quitte.
Et c'est là que se laisse deviner le fait que les choses sont moins simples que prévues ; contrairement à ce que l'on dit qu'il ne peut point y avoir de commandement dans l'amour. Quand on pense cela, c'est qu'on croit que l'amour est sentir, mais pas agir. Les faits semblent dire l'inverse : aimer, c'est agir, construire, être attentif à une démarche, entrer dans une démarche de liberté. Cela s'appelle un commandement. C’est d'ailleurs ainsi que Jésus le dit à ses disciples : ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. Ici, l'amour se commande. Le commandement d'amour fait lever, fait aller vers autrui. Fait s'engager. Et le chemin est continu. L'amour est mouvement vers l'autre, l'amour est dans le commandement accompli d'aller vers, recevoir jour après jour l'autre comme précieux et choisi par Dieu. L'amour ici consiste à laisser l'autre devenir soi-même.
Commandement et choix, tel est l'amour selon l'Évangile. À ce point, on est à des années-lumière de la guimauve indifférenciée, mais aussi du « ça ne se commande pas ». Aimer est choisir, aimer se commande, comme un mouvement que l'on doit entreprendre. Ce commandement-là permet de saisir ce qu’il en est de l’usage normatif de la Loi. Il s’agit de la Loi comme injonction. Injonction à devenir, c’est-à-dire à devenir en relation.
Se sachant choisi par quelqu'un venu vers nous — il est venu chez les siens —, en qui Dieu lui-même est présent de façon cachée, caché et nous choisissant : Dieu qui nous envoie pour que nous devenions nous-même en allant vers l'autre, l'amour est alors ce qui fait devenir l'autre et soi-même comme quelqu'un d'unique, et qui nous dévoile en retour comme éternellement unique. L'amour est ici toujours réciprocité multipolaire et élective, jamais à sens unique.
Point de fruit dans un amour à sens unique. Or nous sommes choisis pour aller, aller vers, aller hors de — comme Jésus est allé hors de. C'est tout le mouvement de l'envoi de Jésus par le Père qui se poursuit dans l'Église. Aller, ce qui est déjà porter du fruit, dans la fécondité de la rencontre. Promesse extraordinaire, qui est dans ce choix qui s'accomplit en entrant dans le commandement qui le réalise ; et qui porte le fruit qui fait pousser le monde vers le Royaume de Dieu, immanquablement.
Tout un programme, « chérissement », voir autrui devenir toujours plus précieux. Ce qui permet évidemment de mettre en doute la pertinence de la traduction « moderne », par « amour » donc, de ce mot qui était antan traduit par « charité », devenu insupportable. D'où on perçoit une certaine légitimité du glissement vers « pitié » du sens du mot « charité », en lien avec l'impossibilité, l'inaccessibilité d'une telle exigence d'amour du prochain — sauf à s'exercer à ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » : « si tu sais que l'autre ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considéreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).
Voyons donc le mot français amour en son sens propre. C’est la transcription française d’un mot latin, amor, qui traduit « le désir », en grec « eros », non pas tant au seul sens littéraire moderne, comme fondement d’une « érotique », mais en un sens plus vaste, disons religieux, voire mystique. C’est l’usage que fait Platon de ce mot : le désir de Dieu, le désir de la perfection — qui me manque —, devenu plus tard et paradoxalement le désir de l’infini, éventuellement signifié dans « la Femme » et sa manifestation passagère dans « une femme ». On connaît la mythologie courtoise, largement au fondement de l’érotique comme des théories « romantiques » de la matrimonialité.
C’est cette notion-là que rend le mot amour ; bien plus passionnante que la froide « charité » en son sens usé. Or cette usure est sans doute fatale dans la confusion que l’on entretient entre désir de ce qui manque d’un côté — eros — et don de soi de l’autre — agapè. Si les choses sont bien ainsi, l’usure de « charité », c’est-à-dire, ne nous y trompons pas, l’usure d’agapè, est fatale. Rien de plus triste que ce devoir du don face à la passion de ce qui est — au moins momentanément — infiniment désirable.
« La charité, M’sieurs-dames ! » Ou, en d’autres termes : « vous devez me donner ». L’amour, le vrai est don ! Et tant va le don à l’eau qu’à la fin il s’use et devient plus ou moins synonyme de pitié ! On sait qu’on en est là. La cause n’est pas à chercher ailleurs que dans cette opposition entre le désir d’un côté, dont on perçoit bien qu’il est passionnant, ayant sa source dans l’infiniment désirable, Dieu ultimement, comme pour Platon — et le don de soi de l’autre côté, dont on ne voit pas la raison…
Sauf à découvrir que l’agapè n’est pas tant le « don de soi » que le fondement qui le permet : ce n’est rien d’autre que ce qu’écrit Paul : si je me donne et que je n’ai pas la charité, l’agapè, je ne suis rien… L’agapè est donc autre chose, ou plutôt quelque chose en dessous — « quelque chose qui est invisible pour les yeux » mais qui donne son prix, qui ouvre sur le don, qui sinon est non seulement triste, mais, en termes modernes, psychanalytiquement douteux. Quel est en effet le moteur de ce « don de soi », prétendu gratuit, que serait l’agapè ? Ce qui est en dessous est décisif.
Eh bien, en fait, l’agapè est quelque chose en dessous. C’est là ce qui explique que le mot est aussi employé pour Dieu : tu aimeras le Seigneur ton Dieu. A-t-on quelque chose à donner à Dieu de qui viennent toutes choses ? La réponse est dans la question ! C’est même carrément la trace de Dieu en laquelle se source le chérissement qui ne périt jamais. Et qui permet d’approcher le paradoxe qui veut que « Dieu est amour — agapè ».
Signe d’infini que cet agapè. Il n’est donc pas si étranger que cela à l’éros de Platon auquel il est peut-être mal venu de l’opposer tout comme il est mal venu d’y opposer la philia d’Aristote. Pour Aristote (voir son Éthique à Nicomaque), la philia, l’amitié trouve plusieurs fondements pour être ce qu’elle est, partage : partage de ce que j’ai, mais que l’autre n’a pas, dans un échange avec ce qu’il a, mais que je n’ai pas (ici on rejoint l’éros). Ou partage de goûts communs, de ce que l’on a en commun, et qui ne manque donc pas. Le mot philia est dans le Nouveau Testament, employé par Jésus pour parler du cœur de sa relation avec ses disciples. Il y a là quelque chose qui relève de l’accomplissement de l’agapè en partage (Jean 21 et les trois questions de Jésus à Pierre : m’aimes-tu — deux agapè/agapao et un philia/phileo en réponse aux philia/phileo de Pierre — pour une réciprocité octroyée par Jésus pour la confiance de Pierre).
Il n’y a pas lieu d’opposer tous ces termes, mais à se demander pourquoi ces deux derniers, et plus souvent agapè, ont été choisis par les auteurs du Nouveau Testament pour traduire l’amour de Dieu selon la Torah. « Tu aimeras Dieu et ton prochain » — אהבה. Le choix de agapè — en grec du Nouveau Testament n’est pas indifférent pour rendre cette notion, qui signifie au plus près « chérir ». Cela en un sens qui est très englobant, puisqu’il inclut jusqu’à l’amour au sens de eros : agapè en effet est utilisé par la traduction grecque des LXX du Cantique des Cantiques.
Paul aux Corinthiens, 1 Co 13, nous donne sans doute un élément de la raison du choix de ce mot grec. Ce chérissement est comme le frémissement qui est dans la matricialité originelle de Dieu préparant la venue de la création tandis que l’Esprit, matriciel, planait à la face des eaux.
Agapè, chérissement, comme fondement, sous-jacent, avant même eros, le désir, ou l’amour, qu’il suscite, et qui se rencontre dans l’amitié, philia, qui en est le partage. Mais l’agapè est avant tout, qui ne périra jamais, comme la substance qui sous-tend le monde : « l’essentiel est invisible pour les yeux » !
En tout cela, on ne parle pas de mariage ! Ni même de vie amoureuse, d'ailleurs ! Même si, d'une certaine façon, on en est proche. La mariage fera jouer l'agapè, incontestablement. Ce n'est pas pour rien que le mot a été choisi par la LXX pour le Cantique des Cantiques, texte évidemment théologico-poétique, érotique au sens plein du terme, texte amoureux. Le mariage peut alors même en être perçu comme une sorte de... laboratoire...
Ce qui est investi et englobé dans le mot français « amour » se fonde sur le désir, eros en grec — dont la Bible ne parle pas, pas en ces termes explicites — comme si une très grande pudeur habitait les textes, et où la dimension érotique, qu'a évidemment connue la tradition hébraïque, comme toutes les traditions de l'humanité, n'avait pour fonction dans la Bible que de nous dire la passion de Dieu pour son peuple, du Cantique des cantiques au livre d'Osée, où apparaît la douleur de la fidélité trahie, pour dire celle que ressent Dieu à l’égard de son peuple infidèle.
On devine aussi l'amour de patriarches ou de rois pour leurs belles... qui leur ont préalablement été imposées par la contrainte familiale : Isaac découvrant Rebecca que son père a choisie pour lui et que le serviteur Eliezer est allé chercher. Ou Jacob désirant Rachel qu'il n’obtiendra de son oncle qu’en épousant d’abord l’aînée, Léa.
On comprend pourquoi, le mot utilisé pour traduire l'amour biblique en grec est charité, amour qui se construit sur la découverte, par une conversion de l'âme et du regard, de la valeur infinie de l'autre, plutôt qu'eros qui désigne l'amour par lequel on tombe amoureux. Rien ne garantit tel état amoureux dans les mariages qu'autorise Paul, organisés par les parents pour deux tourtereaux qui ne se connaissent éventuellement pas !
Remarquons en passant qu’avec une telle conception, le futur amour courtois, culture du sentiment amoureux et de la passion, distincte du mariage, qui est alors « mariage de raison », est en marche, fait des civilisations issues de la tradition biblique : en chrétienté (d'abord occitane et aquitaine, avant que cela ne soit généralisé) comme en islam, cela développé dans soufisme.
Tout un héritage qui débouchera sur la volonté — paradoxale — de vivre cet état passionnel et amoureux en mariage, de le vivre dans un quotidien de l'agir que contredit la passion. Gageons que le glissement sémantique où l'agapè devient « amour », n'est pas étranger à cette ambivalence qui en est venu à habiter le mariage, le fragilisant d'autant, puisque la passion suppose passivité, « on tombe amoureux et on n'y peut rien », quand le mariage relève au contraire de l'agir, éventuellement en l'absence de sentiment — l'agapè se commande.
Rien d’ecclésial en l'amour, en l'état amoureux !... si ce n'est à prononcer, comme ce fut le cas dans l'Antiquité, une bénédiction visant la fécondité !... qui n'a rien à voir avec la passion amoureuse (nonobstant le piège du vouloir vivre qu'y dévoile Schopenhauer, dans sa Métaphysique de l'amour) qui lie deux êtres au-delà du temps, éventuellement indépendamment même de leur sexe comme l'avait déjà compris Platon. Domaine où l’Église n'a pas accès, et auquel la Bible ne veut pas avoir accès, préférant un mot qui sera justement traduit par agapè plutôt que par eros/amour...
À croire que pour la Bible, « l'essentiel est invisible pour les yeux »... Charge à l’Église d'en tirer les conséquences en s'en mêlant le moins possible, se contentant d'offrir la parole performative qu'est la bénédiction, laquelle ne peut donc que se contenter de la préfiguration de ce qui se verra éventuellement de l'intimité de l'amour, à l'occasion de la potentialité procréatrice du couple. L’Église ne peut au-delà, sauf à renverser le sens des mots, à vider le mot bénédiction de son sens liturgique en le ramenant à la formule bénissante d'un « bonjour », ou au contraire en l'investissant d'une charge quasi-magique qui avait valu antan la bénédiction des bateaux des marins, des bœufs et des chevaux des laboureurs — et soldats, et bientôt de leurs armes mécaniques... autant de « gestes qui parlent » que les réformateurs avaient voulu éviter par crainte des superstitions.
On ne trouvera les premières traces de bénédictions nuptiales chrétiennes qu'au Ve siècle après Jésus-Christ. Bénédictions qui avaient un autre sens que ce que l'on y met de nos jours — essentiellement chargées d'une espérance de fécondité, selon la bénédiction donnée sur le couple dans le texte de la Genèse, notamment le : « Dieu les bénit en disant : soyez fécond et multipliez-vous », fruit du devenir « une seule chair » que Jésus reprend dans sa seule évocation du mariage (en fait de la répudiation — dont il souligne par sa citation que ce n'est pas la visée du Dieu créateur, qui n'a jamais rompu son alliance avec son peuple).
Cela sans compter que les textes du Nouveau Testament ont été écrits avant Molière et Beaumarchais !... « Si quelqu’un regarde comme déshonorant pour sa fille de dépasser l’âge nubile, et comme nécessaire de la marier, qu’il fasse ce qu’il veut, il ne pèche point ; qu’on se marie. Mais celui qui a pris une ferme résolution, sans contrainte et avec l’exercice de sa propre volonté, et qui a décidé en son cœur de garder sa fille vierge, celui-là fait bien. Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux. » (1 Co 7, 36-38). C'est Paul qui écrit cela : le mariage qu'il autorise (sans enthousiasme certes) correspond à ce que sous l'ancien régime Molière, Beaumarchais et alii critiquaient vertement — les parents, i.e. les pères, mariant leurs filles vierges avant qu'elles ne cessent de l'être, souvent donc le plus vite possible ; dès l'âge nubile, 12 ans à l'époque de Paul, qui ne condamnait point totalement cela !, encourageant cependant le maintien dans cet état de virginité (voire, si l'on adopte l'autre lecture de ce texte, encourageant le couple fiancé au moment de sa conversion à ne pas aller jusqu'au mariage, y préférant la non-consommation de l'union potentielle !).
On est loin des mariages, ou des bénédictions nuptiales « romantiques » de « l'amour », au nom de la traduction moderne d'un mot qui signifie tout autre chose — antan traduit par « charité », notion et attitude qui requalifie toute relation humaine en donnant à l'autre sa valeur, son prix, à commencer dans la fraternité ecclésiale : cf. 1 Co 13 (la même épître) où « l'hymne à l'amour » déployé par Paul (et utilisé aujourd’hui dans nombre de bénédictions nuptiales), en fait « hymne » à la charité, vise les relations entre croyants dans la communauté ecclésiale ! Mais, alors, comment en est-on arrivé là ?
Les mots. Agapè, Eros, Philia
« Amour ». Contentons-nous tout d’abord de ce mot-là, de cette traduction-là du terme agapè employé le plus souvent par le Nouveau Testament pour parler de ce que l’on rend communément par « amour » — avant d’aller plus loin.
Sous cet angle, aimer apparaît comme relevant d'un acte de volonté, que la Bible commande — d’un choix, donc, dilection, où l'on voit que l'on n'est pas tout-à-fait dans ce que l'on entend communément pas « aimer », où l’impression est plutôt que « ça ne se commande pas », impression que l'on est plutôt choisi malgré soi en quelque sorte pour une rencontre de l'autre à aimer.
Apparaît aussi que face à l'autre, pardonner tout, tolérer tout, comme le dit l'Apôtre Paul, faire confiance en tout, ne pas s'enorgueillir ou faire le fier, etc. (1 Co 13), tout cela est un choix concret à renouveler sans cesse. On voit bien que sans cela, les choses se dégradent. Dès lors, aimer, pour être viable, suppose un sous-bassement qui perçoit l’autre comme précieux, un être « cher ». Ce qui permet d’aller un peu plus loin.
Au-delà de tout cela, et c’est évidemment par là qu’il faut commencer, le premier choix est celui de Dieu : « nous aimons Dieu parce qu’Il nous a aimés le premier », rappelle la 1ère épître de Jean (1 Jn 4,19), Il nous a aimés comme ayant du prix « à ses yeux ». Avant que nous ne le cherchions, Il nous a cherchés ; avant que nous ne le connaissions, Il nous a connus ; avant que nous ne venions à lui, Il nous a appelés.
L'amour, celui de Dieu d’abord, puis en second celui qu’il nous est donné de vivre, est quelque chose qui choisit, qui reçoit l'autre comme être de choix, qui est cher, digne d’être chéri — où l’on trouve ce « chérissement » que signifie originellement le mot « charité » qu’utilisaient les anciennes traductions pour rendre le mot grec agapè. Hélas les mots finissent par s'user...
Ça vaut pour « charité » comme pour tout mot qui parle d'être cher, de choix, dilection, de prix, de distinction : cela me rappelle ce romancier alors étranger (Milan Kundera), qui, publiant en France pour la première fois, s'imagine que la secrétaire de sa maison d’édition qui lui écrit est amoureuse de lui : pensez, elle lui envoie « ses salutations distinguées ». Distinguées, choisies. Lui choisi ! Plus tard, il découvre que non : le mot est usé. C'est comme l'amour : quel mot tarte à la crème ! On emploie le même pour la tarte à la crème, justement, un film à la télé ou son conjoint ! Eh bien l'amour dont il est question dans notre texte n'a rien à voir avec cela. C'est le même mot que celui qui a donné « cher » : « cher Untel, chère Unetelle ». Et qui veut aussi dire précieux, choisi...
Rien à voir avec l'amour vague, l'amour guimauve, qui n'a rien de concret ; qui veut qu’on aime en général, parce qu'on est sympathique, parce qu'on doit aimer son prochain comme soi-même…
Façon étrange de concevoir l'amour, et qui n'est pas du tout ce qu'en dit la Bible, bien sûr, même si elle appelle à aimer tout prochain.
Pour retrouver en cela la dimension du prix, de l'être distingué, de choix, l'amour suppose la conversion du regard, un regard toujours renouvelé, pour découvrir ce qu'il y a d'unique dans l'autre à aimer. Il est tout sauf tarte à la crème. Il est choix, et il est d'abord choix de Dieu, choix par Dieu qui donne à percevoir l'autre comme précieux. C’est ce sens qui est derrière cette proposition d’explication par Paul dans son fameux passage de la 1ère Épître aux Corinthiens (1 Co 13), du mot agapè. L’idée de charité au sens de cherté, sens de ce qui est précieux, « chérissement » donc, rend très bien le mot agapè expliqué par l’Apôtre comme relevant de l’invisible, de ce qui précède l’élan qu’il suscite. Fondement du don, et du don de soi, et donc plus que ce don-là, selon ce que dit Paul dans ce passage : si je me donne moi-même mais sans ce « chérissement », quel sens cela a-t-il ?
Ainsi, en premier lieu, l'amour n'est pas quelque chose de général et interchangeable. Il est don et choix, choix reçu comme un don. Ensuite, pour être encore plus concret, pour que cela se réalise, l'amour s'inscrit indirectement dans des commandements : être patients, humbles (pardonner tout)... À ce point le préjugé généraliste est encore plus bousculé. C'est cet oubli de ce qu’il a de concret qui fait que l'amour est transformé en quelque chose de non seulement vague, mais aussi vaguement sentimentaliste. J'aime parce que je le sens. C'est comme ça (avec ce que cela induit de limitatif). Ici, en général, on est plutôt d'accord avec l'idée de choix, qu'on ne nommera certes pas comme cela. Mais puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent. L'amoureux à sa fiancée : aujourd'hui je t'aime je le sens, si demain je le sens assez fort je t'épouse ; si après demain je ne le sens plus, je te quitte.
Et c'est là que se laisse deviner le fait que les choses sont moins simples que prévues ; contrairement à ce que l'on dit qu'il ne peut point y avoir de commandement dans l'amour. Quand on pense cela, c'est qu'on croit que l'amour est sentir, mais pas agir. Les faits semblent dire l'inverse : aimer, c'est agir, construire, être attentif à une démarche, entrer dans une démarche de liberté. Cela s'appelle un commandement. C’est d'ailleurs ainsi que Jésus le dit à ses disciples : ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. Ici, l'amour se commande. Le commandement d'amour fait lever, fait aller vers autrui. Fait s'engager. Et le chemin est continu. L'amour est mouvement vers l'autre, l'amour est dans le commandement accompli d'aller vers, recevoir jour après jour l'autre comme précieux et choisi par Dieu. L'amour ici consiste à laisser l'autre devenir soi-même.
Commandement et choix, tel est l'amour selon l'Évangile. À ce point, on est à des années-lumière de la guimauve indifférenciée, mais aussi du « ça ne se commande pas ». Aimer est choisir, aimer se commande, comme un mouvement que l'on doit entreprendre. Ce commandement-là permet de saisir ce qu’il en est de l’usage normatif de la Loi. Il s’agit de la Loi comme injonction. Injonction à devenir, c’est-à-dire à devenir en relation.
Se sachant choisi par quelqu'un venu vers nous — il est venu chez les siens —, en qui Dieu lui-même est présent de façon cachée, caché et nous choisissant : Dieu qui nous envoie pour que nous devenions nous-même en allant vers l'autre, l'amour est alors ce qui fait devenir l'autre et soi-même comme quelqu'un d'unique, et qui nous dévoile en retour comme éternellement unique. L'amour est ici toujours réciprocité multipolaire et élective, jamais à sens unique.
Point de fruit dans un amour à sens unique. Or nous sommes choisis pour aller, aller vers, aller hors de — comme Jésus est allé hors de. C'est tout le mouvement de l'envoi de Jésus par le Père qui se poursuit dans l'Église. Aller, ce qui est déjà porter du fruit, dans la fécondité de la rencontre. Promesse extraordinaire, qui est dans ce choix qui s'accomplit en entrant dans le commandement qui le réalise ; et qui porte le fruit qui fait pousser le monde vers le Royaume de Dieu, immanquablement.
Tout un programme, « chérissement », voir autrui devenir toujours plus précieux. Ce qui permet évidemment de mettre en doute la pertinence de la traduction « moderne », par « amour » donc, de ce mot qui était antan traduit par « charité », devenu insupportable. D'où on perçoit une certaine légitimité du glissement vers « pitié » du sens du mot « charité », en lien avec l'impossibilité, l'inaccessibilité d'une telle exigence d'amour du prochain — sauf à s'exercer à ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » : « si tu sais que l'autre ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considéreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).
Voyons donc le mot français amour en son sens propre. C’est la transcription française d’un mot latin, amor, qui traduit « le désir », en grec « eros », non pas tant au seul sens littéraire moderne, comme fondement d’une « érotique », mais en un sens plus vaste, disons religieux, voire mystique. C’est l’usage que fait Platon de ce mot : le désir de Dieu, le désir de la perfection — qui me manque —, devenu plus tard et paradoxalement le désir de l’infini, éventuellement signifié dans « la Femme » et sa manifestation passagère dans « une femme ». On connaît la mythologie courtoise, largement au fondement de l’érotique comme des théories « romantiques » de la matrimonialité.
C’est cette notion-là que rend le mot amour ; bien plus passionnante que la froide « charité » en son sens usé. Or cette usure est sans doute fatale dans la confusion que l’on entretient entre désir de ce qui manque d’un côté — eros — et don de soi de l’autre — agapè. Si les choses sont bien ainsi, l’usure de « charité », c’est-à-dire, ne nous y trompons pas, l’usure d’agapè, est fatale. Rien de plus triste que ce devoir du don face à la passion de ce qui est — au moins momentanément — infiniment désirable.
« La charité, M’sieurs-dames ! » Ou, en d’autres termes : « vous devez me donner ». L’amour, le vrai est don ! Et tant va le don à l’eau qu’à la fin il s’use et devient plus ou moins synonyme de pitié ! On sait qu’on en est là. La cause n’est pas à chercher ailleurs que dans cette opposition entre le désir d’un côté, dont on perçoit bien qu’il est passionnant, ayant sa source dans l’infiniment désirable, Dieu ultimement, comme pour Platon — et le don de soi de l’autre côté, dont on ne voit pas la raison…
Sauf à découvrir que l’agapè n’est pas tant le « don de soi » que le fondement qui le permet : ce n’est rien d’autre que ce qu’écrit Paul : si je me donne et que je n’ai pas la charité, l’agapè, je ne suis rien… L’agapè est donc autre chose, ou plutôt quelque chose en dessous — « quelque chose qui est invisible pour les yeux » mais qui donne son prix, qui ouvre sur le don, qui sinon est non seulement triste, mais, en termes modernes, psychanalytiquement douteux. Quel est en effet le moteur de ce « don de soi », prétendu gratuit, que serait l’agapè ? Ce qui est en dessous est décisif.
Eh bien, en fait, l’agapè est quelque chose en dessous. C’est là ce qui explique que le mot est aussi employé pour Dieu : tu aimeras le Seigneur ton Dieu. A-t-on quelque chose à donner à Dieu de qui viennent toutes choses ? La réponse est dans la question ! C’est même carrément la trace de Dieu en laquelle se source le chérissement qui ne périt jamais. Et qui permet d’approcher le paradoxe qui veut que « Dieu est amour — agapè ».
Signe d’infini que cet agapè. Il n’est donc pas si étranger que cela à l’éros de Platon auquel il est peut-être mal venu de l’opposer tout comme il est mal venu d’y opposer la philia d’Aristote. Pour Aristote (voir son Éthique à Nicomaque), la philia, l’amitié trouve plusieurs fondements pour être ce qu’elle est, partage : partage de ce que j’ai, mais que l’autre n’a pas, dans un échange avec ce qu’il a, mais que je n’ai pas (ici on rejoint l’éros). Ou partage de goûts communs, de ce que l’on a en commun, et qui ne manque donc pas. Le mot philia est dans le Nouveau Testament, employé par Jésus pour parler du cœur de sa relation avec ses disciples. Il y a là quelque chose qui relève de l’accomplissement de l’agapè en partage (Jean 21 et les trois questions de Jésus à Pierre : m’aimes-tu — deux agapè/agapao et un philia/phileo en réponse aux philia/phileo de Pierre — pour une réciprocité octroyée par Jésus pour la confiance de Pierre).
Il n’y a pas lieu d’opposer tous ces termes, mais à se demander pourquoi ces deux derniers, et plus souvent agapè, ont été choisis par les auteurs du Nouveau Testament pour traduire l’amour de Dieu selon la Torah. « Tu aimeras Dieu et ton prochain » — אהבה. Le choix de agapè — en grec du Nouveau Testament n’est pas indifférent pour rendre cette notion, qui signifie au plus près « chérir ». Cela en un sens qui est très englobant, puisqu’il inclut jusqu’à l’amour au sens de eros : agapè en effet est utilisé par la traduction grecque des LXX du Cantique des Cantiques.
Paul aux Corinthiens, 1 Co 13, nous donne sans doute un élément de la raison du choix de ce mot grec. Ce chérissement est comme le frémissement qui est dans la matricialité originelle de Dieu préparant la venue de la création tandis que l’Esprit, matriciel, planait à la face des eaux.
Agapè, chérissement, comme fondement, sous-jacent, avant même eros, le désir, ou l’amour, qu’il suscite, et qui se rencontre dans l’amitié, philia, qui en est le partage. Mais l’agapè est avant tout, qui ne périra jamais, comme la substance qui sous-tend le monde : « l’essentiel est invisible pour les yeux » !
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En tout cela, on ne parle pas de mariage ! Ni même de vie amoureuse, d'ailleurs ! Même si, d'une certaine façon, on en est proche. La mariage fera jouer l'agapè, incontestablement. Ce n'est pas pour rien que le mot a été choisi par la LXX pour le Cantique des Cantiques, texte évidemment théologico-poétique, érotique au sens plein du terme, texte amoureux. Le mariage peut alors même en être perçu comme une sorte de... laboratoire...
Ce qui est investi et englobé dans le mot français « amour » se fonde sur le désir, eros en grec — dont la Bible ne parle pas, pas en ces termes explicites — comme si une très grande pudeur habitait les textes, et où la dimension érotique, qu'a évidemment connue la tradition hébraïque, comme toutes les traditions de l'humanité, n'avait pour fonction dans la Bible que de nous dire la passion de Dieu pour son peuple, du Cantique des cantiques au livre d'Osée, où apparaît la douleur de la fidélité trahie, pour dire celle que ressent Dieu à l’égard de son peuple infidèle.
On devine aussi l'amour de patriarches ou de rois pour leurs belles... qui leur ont préalablement été imposées par la contrainte familiale : Isaac découvrant Rebecca que son père a choisie pour lui et que le serviteur Eliezer est allé chercher. Ou Jacob désirant Rachel qu'il n’obtiendra de son oncle qu’en épousant d’abord l’aînée, Léa.
On comprend pourquoi, le mot utilisé pour traduire l'amour biblique en grec est charité, amour qui se construit sur la découverte, par une conversion de l'âme et du regard, de la valeur infinie de l'autre, plutôt qu'eros qui désigne l'amour par lequel on tombe amoureux. Rien ne garantit tel état amoureux dans les mariages qu'autorise Paul, organisés par les parents pour deux tourtereaux qui ne se connaissent éventuellement pas !
Remarquons en passant qu’avec une telle conception, le futur amour courtois, culture du sentiment amoureux et de la passion, distincte du mariage, qui est alors « mariage de raison », est en marche, fait des civilisations issues de la tradition biblique : en chrétienté (d'abord occitane et aquitaine, avant que cela ne soit généralisé) comme en islam, cela développé dans soufisme.
Tout un héritage qui débouchera sur la volonté — paradoxale — de vivre cet état passionnel et amoureux en mariage, de le vivre dans un quotidien de l'agir que contredit la passion. Gageons que le glissement sémantique où l'agapè devient « amour », n'est pas étranger à cette ambivalence qui en est venu à habiter le mariage, le fragilisant d'autant, puisque la passion suppose passivité, « on tombe amoureux et on n'y peut rien », quand le mariage relève au contraire de l'agir, éventuellement en l'absence de sentiment — l'agapè se commande.
Rien d’ecclésial en l'amour, en l'état amoureux !... si ce n'est à prononcer, comme ce fut le cas dans l'Antiquité, une bénédiction visant la fécondité !... qui n'a rien à voir avec la passion amoureuse (nonobstant le piège du vouloir vivre qu'y dévoile Schopenhauer, dans sa Métaphysique de l'amour) qui lie deux êtres au-delà du temps, éventuellement indépendamment même de leur sexe comme l'avait déjà compris Platon. Domaine où l’Église n'a pas accès, et auquel la Bible ne veut pas avoir accès, préférant un mot qui sera justement traduit par agapè plutôt que par eros/amour...
À croire que pour la Bible, « l'essentiel est invisible pour les yeux »... Charge à l’Église d'en tirer les conséquences en s'en mêlant le moins possible, se contentant d'offrir la parole performative qu'est la bénédiction, laquelle ne peut donc que se contenter de la préfiguration de ce qui se verra éventuellement de l'intimité de l'amour, à l'occasion de la potentialité procréatrice du couple. L’Église ne peut au-delà, sauf à renverser le sens des mots, à vider le mot bénédiction de son sens liturgique en le ramenant à la formule bénissante d'un « bonjour », ou au contraire en l'investissant d'une charge quasi-magique qui avait valu antan la bénédiction des bateaux des marins, des bœufs et des chevaux des laboureurs — et soldats, et bientôt de leurs armes mécaniques... autant de « gestes qui parlent » que les réformateurs avaient voulu éviter par crainte des superstitions.
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