<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2010

samedi 25 décembre 2010

La reconnaissance des Mages dans la blessure du temps



Joyeux Noël !
Et ici : Message de la veillée de Noël



Matthieu 2, 1-23
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des Mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: "Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l’Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c’est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda: car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les Mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: "Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant; et, quand vous l’aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j’aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à l’Orient, avançait devant eux jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant.
10 A la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

13 Après leur départ, voici que l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit: "Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte; restes-y jusqu’à nouvel ordre, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr."
14 Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte.
15 Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète: D’Égypte, j’ai appelé mon fils.
16 Quand Hérode se vit joué par les mages, sa fureur fut extrême ; il fit supprimer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléem et dans son territoire, d'après l'époque qu'il s'était fait préciser par les mages.
17 Alors s'accomplit ce qui avait été dit par l'entremise du prophète Jérémie :
18 Une voix s'est fait entendre à Rama, des pleurs et beaucoup de lamentations : c'est Rachel qui pleure ses enfants ; elle n'a pas voulu être consolée, parce qu'ils ne sont plus.
19 Après la mort d’Hérode, l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Égypte,
20 et lui dit: "Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d’Israël; en effet, ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant."
21 Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra dans la terre d’Israël.
22 Mais, apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre; et divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée
23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes: Il sera appelé Nazôréen.

*

Mais comment les Mages sont-il devenus rois ? Car ces fameux Mages venus d’Orient, qui apparaissent à Noël, bientôt sacrés rois, Matthieu ne les présente que comme des Mages, des prêtres donc — des savants dira-t-on bientôt, miraculeusement présents, grâce à leur science des étoiles, la nuit du 25 décembre 0000. Car voilà qu'on s’est mis à enseigner aussi que Jésus est né un 25 décembre. Mais, nous disent les savants, les successeurs des Mages en quelque sorte, le 25 décembre c'est impossible : les bergers de Luc ne pouvaient être dans les champs en cette saison ! Et de nous faire remarquer que le 25 décembre est la date d'une fête païenne en l'honneur du soleil — vénéré alors sous la forme de telle ou telle divinité solaire (comme Mithra, dont les Mages étaient sans doute, selon leur religion, des adeptes).

Certes, et si en outre on s’en tient aux prophéties bibliques, la naissance de Jésus correspondrait plutôt à septembre-octobre, date de la fête de Souccoth, signe du Messie.

Alors, fête du Messie biblique, Messie de Bethléem, ou fête païenne ? Et voilà les plus humbles qui s'en repartent troublés, sans compter, donc, que selon toute vraisemblance, non seulement il n'est pas né un 25 décembre, mais qu'en plus ce n'était même pas en zéro.

Et si alors, le problème était toujours celui de savoir si Jésus est le Messie biblique ou celui qui concerne aussi les païens ? Et si c'était toujours autant un faux débat qu'à l'époque ? Et si, comme tout en étant né à Bethléem en Judée, Jésus est aussi galiléen, — si sous un certain angle, un angle bien réel, Jésus, annoncé au temps de Souccoth, l’était aussi un 25 décembre ? Si nos païens d'ancêtres dans la foi, avaient vraiment été saisis par l'Esprit de Dieu, Esprit par lequel on perçoit que ce Messie biblique concerne aussi les païens ?

Qu'est-ce en effet que le 25 décembre ? C'est dans l’Antiquité, la fête du solstice d'hiver, le moment où la nuit cesse de croître et où le jour augmente, le moment où la lumière nous rejoint dans nos ténèbres, et jusque dans nos ténèbres spirituelles de païens.

Ne dit-on pas que Jésus est le soleil de justice ? Voilà que dans l'Empire romain, on fêtait ce jour-là la fête du soleil, et voilà que le christianisme a triomphé dans l'Empire même, après trois siècles de persécution. Les plus sages y ont vu un signe que ceux qui se veulent les plus savants d'aujourd'hui ne savent pas reconnaître parce que cela ne correspond pas à la rigueur de l'Histoire — non plus, remarquez, que de connaître les dates exactes des naissances en un temps où il n’y a pas d’Etat civil, ni de registres ecclésiastiques datant les naissances.

Dans l'Histoire, Jésus n'est pas né un 25 décembre ? Mais si l'on est attentif on peut être à même de percevoir qu'il y a aussi une autre dimension. Rappelons-nous que les anges ont empli les cieux de leur louange au jour de la naissance de Jésus. Et que le temps des anges n'est pas le nôtre, qu'il est entre le nôtre et celui de Dieu, où « mille ans sont comme un jour ». Si, en toute rigueur historienne, Jésus n'est sans doute pas né un 25 décembre, ne sont-ils pas éclairés de ce qu'il est des réalités au-delà des nôtres, ceux qui ont soupçonné les vérités de ce temps des anges, un temps dont le vrai signe dans notre temps est effectivement le 25 décembre.

Ici le jour nouveau se lève, brillant d'une lumière dont on ne soupçonnait pas même l'existence, on passe des temps nocturnes aux temps du soleil de justice, qui concerne les peuples tous, et les païens. Ce qui consiste à dépasser, comme l'ont fait les Évangiles, le problème de savoir si c'est le Messie biblique ou s'il concerne les païens.

Point de contradiction doit-on dire à tous les diviseurs, à tous les éteignoirs des lumières de la fête de la levée du soleil de justice : le Messie biblique concerne les païens. C'est vers lui, vers sa lumière, que sont venus, guidés par l'étoile confuse de leur confuse astrologie, les Mages, ces païens d'Orient. C'est vers lui que se dresse l'arbre de Jessé, père de David — que symbolisent nos sapins venant d’un ancien paganisme — comme l'arbre de toute la création qui se dresse vers sa lumière qu'annonce cette même étoile des Mages.

*

Et à y regarder de près, les yeux de la foi découvrent alors que cette fête que l'on voudrait dénoncer comme païenne est celle de la bonne nouvelle du salut de Dieu pour les païens, que représentent ici les Mages. Elle est celle du chant de toute la création à la rencontre de la lumière à laquelle elle est appelée.

*

Et, cela dit, sachant que les Mages venaient d'orient, n'oublions pas en cette fête de Noël, ces millions de chrétiens, héritiers de l'époque des Mages, qui aujourd'hui sont persécutés. Dans nos pays, où les temples sont souvent vides, nous fêtons Noël en paix. Ailleurs, venir fêter Noël est souvent de prendre un risque, et pas seulement dans les pays d’où venaient les Mages.

Aujourd’hui, Hérode et le massacre des enfants de Bethléem… Vous savez, on entend parfois dire, pour en nier la réalité, qu’on n’en a aucun écho ailleurs de ce massacre que dans l’évangile ! Le bel argument ! Quand on sait ce que représente Hérode, à savoir la marionnette du pouvoir mondial de l’époque, à savoir Rome. Il n’est pas difficile d’imaginer que Rome et ses marionnettes locales n’avaient pas forcément intérêt à ne publier ce genre d’exactions.

Un peu comme l’incendie de Rome 70 ans plus tard, qui — difficile à cacher pour le coup — sera attribué… aux chrétiens. Bon motif pour les persécuter. La technique de la guerre médiatique est toujours la même : soit cacher ses crimes, soit les attribuer aux victimes.

Rien d’impossible à de telles exactions quand on sait que l’on vise celui qui sera — certes on ne le sait pas encore — celui contre lequel « toutes les nations se sont liguées » ; cela selon la prophétie du Psaume 2. Et là, oui, on est bien dans la prophétie. Hérode, usurpateur à la solde des Romains, mais, aux yeux de la puissance internationale qu’il représente, roi légitime. Aux yeux de Dieu, ça n’y change rien et l’évangile le souligne à présent : illégitime, il est prêt à tous les massacres pour écarter celui contre lequel sont liguées toutes les nations, ne sachant pas qu’elles persécutent le signe et le porteur de leur salut ! Et dans ce chaos des rois et des puissances, les Mages, qui seuls parmi les nations, reconnaissent la vérité…

Signe supplémentaire que les Mages ne sont décidément pas rois ; mais ils le sont devenus, tant les rois du temps, ramassés en Hérode, marionnette de la puissance des nations, celle de Rome, se sont montrés indignes de leurs couronnes…

Alors le jour est venu de nous en repartir avec les Mages, par un autre chemin, celui de la vérité et de la paix. Repartons tout à nouveau par le chemin de la manifestation de l'amour de Dieu aux nations de la terre.

R.P.
Noël, Antibes, 25.12.2010


mercredi 1 décembre 2010

À propos des tuniques d’oubli




Vous connaissez la légende par laquelle la tradition mystique juive explique le petit sillon que nous avons sous le nez…

C’est la marque du doigt de l’ange qui lors de notre venue au monde scelle l’oubli de ce que nous connaissions avant de naître, dans notre préexistence. L’ange applique son doigt, comme pour dire : « Chut ! Tu oublies tout ce que tu as connu. »

Eh bien, ce thème a un rapport précis avec le thème cathare fameux des tuniques d’oubli, tel que le rapporte, par exemple dans le propos suivant, l’inquisiteur Jacques Fournier — je le cite dans la traduction de Jean Duvernoy [1] : « le parfait Jacques Authié lisait dans un livre, et Pierre Authié, son père, le parfait expliquait en langue vulgaire, disant : "Mais ces esprits, après être descendus du ciel sur la terre, se rappelèrent le bien qu'ils avaient perdu, et s'affligèrent du mal qu'ils avaient trouvé. Le diable, les voyant tristes, leur dit de chanter, comme ils avaient l'habitude de le faire, le cantique du Seigneur. Ils répondirent: ‘Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère?’ (Ps 137 / 136, 4). L'un de ces esprits dit même au diable: ‘Pourquoi nous as-tu trompés pour que nous te suivions et quittions le ciel? Tu n'y as rien gagné, car nous y retournerons tous’. Le diable lui répondit qu'ils ne retourneraient pas au ciel, car il ferait à ces esprits, à ces âmes, des tuniques telles qu'ils n'en pourraient sortir, dans lesquelles ils oublieraient les biens et les joies qu'ils avaient eus au ciel" ».

Et l’on pourrait multiplier les citations [2].

Je précise avant d’aller plus loin que les rapports que je vais souligner, tels qu’ils apparaissent, entre judaïsme et catharisme, patristique et catharisme, voire gnose et catharisme, sont d’ordre typologique (selon ce terme proposé sur ce plan par Jean Duvernoy) et pas de l’ordre d’une filiation historique dont nous ne pouvons pas repérer les chaînons.

Je parlerai donc, selon le titre que j’ai proposé, des fameuses « tuniques d’oubli » pour dire — et c’est pour cela que je suis parti de la tradition juive —, qu’on a là un thème qui rattache d’une façon ou d’une autre le catharisme au livre biblique de la Genèse. Car on ne trouve auparavant de tuniques d’oubli que dans les exégèses anciennes, juives et patristiques, de la Genèse, et précisément au ch. 3, et au v. 21 : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. [3] »

La lecture classique de ce texte en judaïsme, reprise par la patristique ancienne, notamment en ses courants les moins anti-gnostiques, à savoir les Alexandrins, est celle qui est derrière la marque du doigt de l’ange qui scelle l’oubli que signifient dès lors lesdites tuniques.

Selon le Midrash , un rabbin, Rabbi Meir, écrivit « tuniques de peau » de façon différente [4] : il écrivit « que l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) ». En hébreu, la peau (‘Or) s'écrit avec les trois lettres ayin vav réch, alors que la lumière (Or) s'écrit avec les trois lettres alef vav réch. Rabbi Meir remplace le mot « peau » par le mot « lumière » en changeant le ayin en un alef.

Le Talmud — traité de Hagiga 12 — enseigne qu’à l’origine Dieu avait créé une lumière spirituelle grâce à laquelle l’homme pouvait voir du début jusqu’à la fin du monde, et qu’ensuite il a caché cette lumière. Le Talmud de Jérusalem — traité de Bera'hot — précise que cette lumière a servi l’Adam originel (d’avant la division des sexes) pendant trente-six heures, à savoir de sa création (le vendredi matin) jusqu’à la fin du shabbath (samedi soir). Lorsque la nuit fut tombée cette lumière disparut. Cachée désormais dans la Torah, cette lumière est aussi cachée en chacun de nous. Le Talmud — traité de Nida —, et c’est là qu’on en vient à la marque de l’ange, dit que le fœtus dans le ventre de sa mère a une lumière sur la tête. Grâce à cette lumière, il peut voir du début jusqu'à la fin du monde, et toute la Torah lui est enseignée. Au moment de la naissance, vient un ange qui fait oublier au bébé la Torah [4].

Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont donc bien précisément des tuniques d’oubli.

*

On sait par ailleurs qu’il est acquis désormais que, contrairement à ce que l’on a longtemps affirmé, le catharisme ne rejette pas l’Ancien Testament. Le Livre des deux Principes notamment est truffé de citations vétéro-testamentaires. On peut, notamment en regard du thème des tuniques d’oubli, étendre cette réception de l’Ancien Testament à la Genèse inclusivement. Ainsi, avec une série de citation du Nouveau Testament et de livres sapientiaux non-canoniques dans la Bible hébraïque (puisqu’il reçoit l’édition commune au Moyen Age qui les contient) le Livre des deux Principes renvoie aussi à la Genèse pour argumenter contre la création ex-nihilo. En ces termes : « dans la Genèse » écrit-il, « Dieu forma donc l’homme du limon de la terre » etc. [5]

N’oublions pas qu’on est au Moyen Age avec un livre entier, qui est précisément sous sa forme commune en christianisme la Vulgate. La Genèse en fait évidemment partie, dont notre fameux verset — dans le latin de la Vulgate : « fecit quoque Dominus Deus Adam et uxori eius tunicas pellicias et induit eos ».

Reste à savoir comment le catharisme lit la Bible, Ancien Testament et Genèse inclus. On peut penser notamment au rôle qu’y joue le diable — ce qui est une autre question.

*

Une autre question que l’on peut aborder justement à partir de la conception du Mauvais Principe qui est celle du Livre de deux Principes, qui permet une assez stricte double lecture de toute la Bible, la part historique relevant du Mauvais Principe, l’ouverture transpositionnelle étant attribuée à Dieu.

Ce mode de fonctionnement, précis dans la perspective du Livre des deux Principes, est révélateur de l’approche générale du dualisme occidental, globalement dyrachien ; le Livre des deux Principes étant un traité visant à la clarification du dyarchianisme face à l’ « offensive » monarchienne représentée par l’école dite de Concorezzo, semblant vouloir tirer les conclusions dogmatiques pouvant s’induire du mythe de l’Interrogatio Iohannis. C’est essentiellement le passage du mythe monarchien à une dogmatique monarchienne que refuse le Livre des deux Principes, revendiquant, comme tout théologien de l’époque, l’autorité de la tradition la plus ancienne, en l’occurrence, pour la compréhension occidentale classique du dualisme commun avec les bogomiles, dyarchienne [6]. C’est probablement la différence essentielle entre les deux ailes de la structure dualiste bogomilo-cathare.

Le risque non-négligeable pour l’historien est de confondre le dyarchianisme, dualisme des Principes, avec la lecture clarifiée qu’en donne le Livre des deux Principes. Une confusion qui entraîne des contresens, comme celui voulant un glissement progressif vers le dyarchianisme, masquant le fait que le dyarchianisme cathare n’est jamais qu’une lecture occidentale, dans l’héritage augustinien [7], du dualisme bogomilo-cathare [8].

En revanche, le dualisme des Principes, notamment lorsqu’il est clarifié comme il l’est dans le Livre des deux Principes, permet de comprendre pourquoi la Genèse elle-même est reçue sans difficulté, dans une rejonction du thème, classique en christianisme, des tuniques de peau.

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Cette lecture juive du verset des tuniques de peau s’est retrouvée dans le christianisme ancien de façon très précise, et jusque dans la liturgie du baptême — et à ce point dès le Nouveau Testament.

Être revêtu des tuniques baptismales est en rapport très précis avec ce thème, selon le fameux verset de Paul aux Galates : « vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3, 27) - ce qui n’est pas sans rapport non plus avec plusieurs développements ultérieurs - être revêtu est en l’occurrence, et en espérance, être revêtu du corps glorieux du Christ, en relation avec le dépouillement du corps de péché.

J’ai précisé « en espérance » parce que pour Paul, cela s’accomplit au jour de la venue du Christ en gloire. Ainsi ce même Paul, aux Corinthiens cette fois, à propos de sa propre mort, parle de dépouillement d’une tunique — dans l’espérance, non pas de la nudité, mais de la vêture : « tandis que nous sommes dans cette tente, nous soupirons, accablés, parce que nous voulons, non pas nous dévêtir, mais nous revêtir, pour que le mortel soit englouti par la vie » (2 Co 5, 4).

On ne peut pas ne pas penser à ce que veut dire être « revêtu » parlant des cathares : avoir reçu le consolamentum, le baptême d’Esprit, faisant taxer par les polémistes celui ou celle qui l’a reçu d’ « hérétique revêtu » (en latin indutus — le même mot que dans Genèse 3, 21 selon la Vulgate : induit eos tunicas pellicias). Les polémistes voient plus volontiers la tunique noire des hérétiques.

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Auparavant c’est ainsi qu’est lu le thème des tuniques de peau de la Genèse par toute la patristique orientale, au point qu’il subsiste même chez ceux qui veulent en venir à un sens plus littéral, comme Jean Chrysostome.

Une lecture classique qui ne fait aucun doute chez les Alexandrins, qui la reprennent et la développent — même s’ils y voient des difficultés.

Ainsi, déjà Origène interroge : « Qu’étaient-ce que ces tuniques de peau ? Il est tout à fait absurde, digne d’une vieille femme, de penser que Dieu a pris des peaux d’animaux égorgés ou morts autrement, pour les coudre à la façon d’un tailleur et en faire des espèces de vêtements. D’un autre côté, dire pour échapper à cette absurdité, que ces vêtements de peau ne sont pas autre chose que le corps, c’est une assertion probable et qui peut conduire à la persuasion ; ce n’est pourtant pas évident comme la vérité. Car si les chairs et les os sont les tuniques de peau, comment Adam dit-il auparavant : "C’est l’os de mes os et la chair de ma chair ?" Dans ces incertitudes et ces perplexités, quelques-uns ont dit que les tuniques de peau étaient la mortalité dont furent enveloppés Adam et Ève, condamnés à mort pour leur péché. [9] » Ces réflexions d’Origène, qui montrent une fois de plus que sa pensée, à l’instar de ses prédécesseurs juifs, n’est jamais fermée, ne l’empêchent toutefois pas de faire finalement sienne la lecture qui deviendra commune, et qui est attribuée généralement sous cette forme à l’exégète juif alexandrin, Philon : les corps comme tuniques de peau.

Adam & Ève - Éthiopie

Les Alexandrins seront suivis par la plupart des pères orientaux.

Quelques exemples — en rapport avec la liturgie du baptême, selon le rite du dépouillement symbolique des vêtements ; car pour revêtir la vie nouvelle que signifie le baptême, pour être revêtu du Christ (selon Galates 3, 27), il faut d'abord quitter ses habits de chute — et selon la lecture que l’on fait communément de Genèse 3, 21, ces habits de chute sont nos corps, donc. Hippolyte de Rome les symbolise comme des accessoires, en ces termes : « Que personne ne prenne avec soi d'objet étranger pour descendre dans l'eau. [10] » Cyrille de Jérusalem, lui, explique ce rite du dépouillement, de la déposition des vêtements de la façon suivante : « aussitôt entrés, vous avez quitté votre tunique. Ce geste signifiant que vous aviez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres. Sans vêtements, vous étiez nus, et par là encore, vous imitez le Christ, nu sur la croix, le Christ dont la nudité a dépouillé les principautés et les puissances et triomphe hardiment sur le bois. Parce que les puissances ennemies faisaient en vos membres leur séjour, il ne vous est plus permis de porter la vieille tunique trop connue. Je n'entends nullement parler de celle qui se voit, mais du vieil homme corrompu par les convoitises trompeuses. Qu'il ne soit pas possible à l'âme de revêtir ce dont elle s'est une fois dépouillée. Qu'elle dise plutôt avec l'Épouse du Christ dans le Cantique des Cantiques : "J'ai quitté ma tunique, comment la remettrais-je ?" Chose surprenante, vous étiez nus à tous les regards et vous ne rougissiez pas. C'est qu'en réalité vous rappeliez l'image d'Adam notre premier père qui, dans le paradis était nu et ne rougissait pas. [11] »

Interprétation similaire, mutatis mutandis, chez Grégoire de Nysse disant : « nous voyons… les tuniques de peau qui enveloppent notre nature, après avoir été dépouillés des vêtements lumineux qui étaient les nôtres [12] ». Ou, toujours mutatis mutandis, chez Grégoire de Nazianze, pour lequel Adam après la faute « revêtit de tuniques de peau, c’est-à-dire une chair alourdie, et il fut sujet à la mort, car le Christ châtia le péché par la mort. [13] »

Jean Chrysostome aussi, pourtant réputé déjà assez partisan du sens naturel du texte, reste proche de cette ligne. Je le cite : c’est après « avoir mangé du fruit défendu qu'ils furent dépouillés de leur vêtement de gloire, et qu'ils ressentirent la honte de leur nudité. [14] »

*

Cela dit, Chrysostome annonce déjà une exégèse ultérieure plus — disons pour faire bref — « naturaliste » :

« Moïse nous fait connaître de nouveau la bonté de Dieu qui n'abandonna pas ses créatures dans la honteuse nudité où elles s'étaient plongées. Et le Seigneur Dieu, dit-il, fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et il les en revêtit. Le Seigneur agit alors comme un bon père se conduit envers un enfant prodigue. Ce fils de famille était doué d'un bon naturel et avait été élevé avec soin. Il jouissait dans la maison paternelle d'une riche abondance, portait des vêtements de soie, et avait à sa disposition un opulent patrimoine. Mais voilà que l'excès même de la prospérité le précipite dans le mal; et alors son père lui retranche tous ces divers avantages, le retient de plus près sous sa dépendance, et remplace ses somptueux vêtements par un habit simple et commun qui cache seulement sa nudité. C'est ainsi qu'Adam et Ève s'étant rendus indignes de cette gloire brillante qui les couvrait et qui les affranchissait de tous les besoins du corps, Dieu leur retira cet éclat ainsi que la possession de tous les biens dont ils jouissaient avant cette épouvantable chute. Cependant, il eut compassion d'une si grande infortune, et les voyant honteux d'une nudité qu'ils ne pouvaient ni couvrir, ni cacher, il fit des tuniques de peau et les en revêtit. [15] »

La mise en question de la lecture alors la plus commune, mise en question qui se développe en parallèle et que l’on voit donc chez Chrysostome, relève de la polémique anti-gnostique et de la volonté de développer un christianisme — disons — assumant une nette inscription dans l’histoire.

Très tôt, un courant du christianisme qui va devenir majoritaire conteste ces approches exégétiques que l’on peut nommer « transpositionnelles » — elles consistent à transposer à un plan spirituel les textes bibliques.

L’inconvénient qu’y voient les « historicistes » est précisément d’évacuer la vocation temporelle, historiale, du christianisme.

Ce courant est éminemment représenté par Irénée de Lyon, grand polémiste anti-gnostique avec son Adversus haereses, « En dernier lieu, disent [les gnostiques] selon Irénée, l’homme fut enveloppé de "tunique de peau" : à les en croire, ce serait l’élément charnel perceptible par les sens. [16] » On comprend qu’Irénée ne fait pas sienne cette exégèse, Irénée grand promoteur d’un christianisme de l’histoire, un christianisme qui s’inscrit dans la lignée et dans la continuation de l’Ancien Testament. L’Occident aura tendance à suivre plus que l’Orient cette approche plus « historiciste », déjà avec le premier grand théologien latin, Tertullien [17].

Même si, comme on le voit encore chez Augustin, les traces de l’autre lecture sont bien présentes aussi : « Nos premiers parents furent dans le paradis, commente-t-il, quoique déjà frappés de la sentence divine, jusqu'au moment où ils se virent couverts des tuniques de peaux, c'est-à-dire voués à la mortalité de cette vie. [18] » Les tuniques de peau sont donc chez lui la mortalité.

*

On considère le plus souvent l’approche développée par Irénée comme extrêmement positive notamment en ce que le christianisme ainsi compris est perçu comme étant dans la continuation du judaïsme. Les choses sont cependant moins simples dans la mesure où (on l’a vu) le judaïsme n’est peut être pas aussi éloigné des lectures transpositionnelles qu’on le voudrait. Et par-dessus le marché — et là je parle depuis ma pratique du dialogue judéo-chrétien —, cette inscription du christianisme dans l’histoire s’est traduite concrètement le plus souvent en théorie de la substitution, en l’occurrence substitution de l’Église comme fait historique à Israël, Israël relégué dès lors comme fait d’histoire du passé qui se poursuit désormais comme Église ! Idée redoutable, qui a fait l’unanimité chrétienne jusqu’à très récemment.

Parmi les tenants d’un christianisme assumant l’histoire, cette idée a été sérieusement remise en question par Calvin — mais jamais vraiment auparavant. Calvin le premier affirme clairement que l’Alliance avec Israël n’a jamais été résiliée ; qu’Israël n’a donc jamais eu à être remplacé par l’Église.

Mais auparavant, et en général jusqu’au XXe siècle, cette idée est admise.

On est donc, depuis très haute époque en présence de deux types de rapports avec ce qu’on appelle l’Ancien Testament, les deux n’étant d’ailleurs d’abord pas forcément exclusifs, pouvant se retrouver chez un même auteur : rapport du type de la transposition et rapport du type de la substitution. On transpose depuis le récit biblique donné comme récit historial à un sens spirituel, à signification universelle ; ou bien on considère que le récit débouche sur une histoire à ouverture universelle dans laquelle à un moment donné ladite ouverture se traduit dans un passage de relais, concrètement dans une substitution de l’Église à Israël. Les deux lectures deviendront exclusives, la lecture transpositionnelle bientôt reléguée dans le passé (avec des cathares comme derniers témoins en christianisme), la lecture du développement historique (et, en ce temps, de la substitution) devenant la norme en Occident.

La différence d’avec la lecture « historiale » ancienne est que la prise en charge du temps par le sacerdoce, le sacerdoce de substitution, le sacerdoce ecclésial et romain, est voulue universelle, et devient via l’instrument de l’Empire romain universellement impériale. Une théologie de l’Histoire est en marche, lourde déjà de la réforme grégorienne, tout simplement, puisqu’en Occident, la clef de voûte de cette universalité nouvelle chargée de l’Histoire est la Rome papale.

*

En parallèle exégétique, dans la mouvance occidentale rattachée à Rome et aux temps ultérieurs à la réforme grégorienne, on a est venu à rejeter l’exégèse traditionnelle du thème des tuniques de peau.

Comme grand témoin de cela, je citerai Thomas d’Aquin [19] : « Certains catholiques, imbus de platonisme, écrit-il, ont trouvé une voie moyenne [entre platonisme et christianisme]. Puisque, selon la foi chrétienne, rien n'est éternel que Dieu seul, ils n'admirent pas l'éternité des âmes humaines, mais ils situèrent leur création à l'origine des temps ou mieux avant la création du monde visible et cependant elles ne sont liées au corps que dans le temps. Parmi les Chrétiens, c'est Origène qui le premier enseigna cette thèse, et plusieurs le suivirent par la suite. On trouve même encore aujourd'hui cette opinion chez les hérétiques: les Manichéens admettent même, avec Platon, l'éternité des âmes, et ils croient qu'elles passent d'un corps dans un autre. […] »

Et quand Thomas parle des Manichéens, comme dominicain du XIIIe siècle, on sait que concrètement, il pense aux cathares.

« Si l'union des âmes au corps est naturelle, poursuit-il, c'est donc naturellement qu'au moment de leur création les âmes ont désiré d'être unies aux corps. […] »

Union naturelle, et non plus comme chute débouchant sur l’enfermement dans de malheureuses tuniques de peau.

« Nul en effet ne souhaite un état inférieur au sien, sinon par déception. Or l'âme séparée se trouve dans un état plus élevé que celui de l'union au corps: surtout dans la doctrine platonicienne, d'après laquelle cette union fait oublier à l'âme son savoir antérieur et la détourne de la pure contemplation de la vérité. L'union volontaire de l'âme au corps ne peut donc être que le résultat d'une déception. […]

« Il n'eût donc pas convenu à l'ordre de la divine Sagesse, pour enrichir les corps humains, de leur unir des âmes préexistantes: puisque cela n'aurait pu se faire qu'au détriment de celles-ci, comme les considérations précédentes le montrent bien. Origène a vu cette difficulté. Aussi après avoir admis la création des âmes humaines dès l'origine du monde, a-t-il attribué l'union de l'âme avec le corps à une ordination divine, mais de caractère pénal. Il pensait que les âmes avaient péché avant d'être dans les corps; et d'après la gravité plus ou moins grande de ce péché, elles auraient été enfermées dans des corps plus ou moins nobles, qui leur tiendraient lieu de prisons. Position encore intenable. La peine s'oppose au bien de la nature, et c'est pourquoi on l'appelle un mal. Si donc l'union de l'âme et du corps a un caractère pénal, elle n'est pas un bien de nature. Ce qui est impossible: car elle est voulue par la nature; elle est le terme même de la génération naturelle. Et de plus il s'ensuivrait que d'être homme ne serait pas bon selon la nature: alors qu'au premier chapitre de la Genèse, il est dit, après la création de l'homme: Dieu vit tout ce qu'Il avait fait, et c'était très bon. […]

« La conséquence en était qu'apprendre n'est pas autre chose que se souvenir. La conclusion qui découle nécessairement de cette thèse, c'est que l'union de l'âme et du corps fait obstacle à l'intelligence. Or, la nature n'ajoute à aucune réalité un élément susceptible d'empêcher son opération propre: elle fournit plutôt ce qui facilite cette opération. L'union de l'âme et du corps ne sera donc pas naturelle. Ainsi l'homme ne sera pas chose naturelle, et sa génération ne sera pas naturelle. Toutes conséquences évidemment fausses. […]

« Si une seule âme s'unit successivement à différents corps engendrés, c'est le même homme, numériquement identique, que la génération reproduira. C'est une conséquence nécessaire de la théorie platonicienne, d'après laquelle l'homme est une âme revêtue d'un corps. Conséquence nécessaire aussi de tout le reste: puisque l'unité de la chose suit la forme, comme l'être, il faut que ces choses ne fassent numériquement qu'un, dont la forme est numériquement une. Il n'est donc pas possible qu'une seule âme s'unisse à différents corps. D'où il suit que les âmes n'ont pas préexisté aux corps. »

Thomas vient de bien dire, en le soulignant, que la thèse platonicienne qu’il rejette si clairement consiste à dire que « l'homme est une âme revêtue d'un corps », lieu d’oubli, et revêtue comment ? Par punition. Chose qu’il dénonce chez Origène, comme chez les « manichéens ».

*

Désormais le thème du corps comme vêtement malheureux de l’âme disparaît en Occident des commentaires de la Genèse sur les tuniques de peau. (Disparition qui n'a pas eu lieu de la même façon en Orient, où a subsisté ce thème des corps comme tuniques de peau.)

Il ne réapparaît, ultérieurement, en Occident, que pour être dénoncé, ou pour subir l’ironie d’un Voltaire par exemple : « Un rabbin nommé Éliézer, note-t-il, a écrit que Dieu couvrit Adam et Ève de la peau même du serpent qui les avait tentés; et Origène prétend que cette tunique de peau était une nouvelle chair. Un nouveau corps que Dieu fit à l’homme. Il vaut mieux s’en tenir au texte avec respect. [20] »

… Héritier sans doute du catéchisme du concile de Trente qui retient la perspective annoncée par Chrysostome — les tuniques comme signe de miséricorde : « "Le Seigneur Dieu, nous dit la Genèse, fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et Il les en revêtit." Marque évidente, entre tant d’autres, que Dieu n’abandonnera jamais les hommes. [21] »

Que ce soit positivement ou non, les tuniques de peau sont donc devenues des tuniques fabriquées pour couvrir un corps (et non plus une âme), un corps advenu à la conscience malheureuse de sa nudité — mais un corps antécédent sans lequel il n’y a pas d’humain.

Notons que Calvin, avec humour, a résolu d’une nouvelle façon la difficulté d'imaginer un Dieu tisserand qui donnait beaucoup de son poids exégétique à la lecture ancienne : « le Seigneur donna à Adam et à sa femme l’industrie de se faire des vêtements de peau. Car il ne faut pas prendre ces paroles comme si Dieu eût été pelletier ou couturier pour lui faire ses robes. [22] »

*

Derniers témoins en Occident des corps de chair comme tuniques d’oubli, donc, les cathares. Témoins des lectures transpositionnelles en général, comme le montre l’usage du Psaume 137 par les frères Authié que j’ai cités. Un Psaume connu que ce Psaume 137 (136 pour la LXX, la Vulgate et les cathares) — devenu un chant de Bob Marley : On the rivers of Babylon — un Psaume qui évoque l’exil d’Israël à Babylone et que l’on voit transposé dans le sens de l’exil métaphysique.

Or, on n’a là rien moins qu’une exégèse qui considère l’histoire comme éternité embourbée, pour reprendre le titre de mon intervention d’il y a deux ans ici-même.

Or, c’est exactement ce qui devient inassimilable à une Église, celle de la réforme grégorienne culminante, qui s’est donné pour vocation de conduire l’Histoire, de la conduire à son sens plénier et naturel — on a entendu Thomas d’Aquin, à l’époque où la réforme grégorienne est devenue un acquis catholique, parler de la nature comme d’un bien — ; l’Église grégorienne veut en assumer, pour la conduire à sa plénitude, les responsabilités, y compris militaires et policières.

Le catharisme s’inscrit donc, comme malgré lui, mais par sa substance théologique même, en faux contre tout le projet ecclésial romain de rédemption de l’Histoire, qui dans cette perspective est tissé des vies de ces corps, qui loin d’être enfermement et oubli de la lumière, sont au contraire organes de son déploiement dans le temps (on a entendu ce qu’en dira Thomas d’Aquin).

*

C’est là que j’en viens à une bizarrerie qui est le fait de la dynastie de Toulouse — une étrange coïncidence qui nous inscrit dans le huitième centenaire de 1209, de cette histoire apparemment si dure à pacifier. On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome. Pourquoi ?

Voilà pourtant des comtes de Toulouse qui sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais où on les retrouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise - pour bien peu de résultats, car l'empereur eut tôt fait de mesurer son incompétence. Ses vassaux respectaient sa piété, mais il n'avait aucune autorité sur eux. Ils lui avaient forcé la main pour marcher sur Jérusalem, au temps de la Première Croisade, et les désastres de 1101 révélèrent à quel point il était incapable de conduire une expédition. L'humiliation la plus terrible fut pour lui d'être fait prisonnier par son jeune compagnon, Tancrède. Bien que l'action de ce dernier bafouât les lois de l'honneur et de l’hospitalité et défiât l'opinion publique, Raymond n'obtint sa liberté qu’en renonçant par écrit à toute prétention sur la Syrie du Nord, ce qui ruinait au passage les bases de sa convention avec l'empereur. Mais il avait la vertu de ténacité: il avait fait vœu de rester en Orient et il allait l'observer, en se taillant quand même une principauté. [23] »

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (Ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur ses terres que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin, entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII. Dans la logique grégorienne, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est là ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire — en opposition frontale à celle des tuniques d’oubli —, cette théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae [24] :

Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)


Si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En faisant allégeance au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade, Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des Raymond, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

*

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli voulant l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris…

Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat de Pierre de Castelnau est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Cathares, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui sera finalement humiliée à St-Gilles après sa reddition au traité de Meaux-Paris.

D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ?

RP
"À propos des tuniques d’oubli"
Mazamet, 16 mai 2009
3e colloque international Mémoire du catharisme
"1209-2009, le catharisme: une histoire à pacifier?"
sous la présidence de J.C Hélas, 15, 16, 17 mai 2009

Actes publiés sous le titre :
1209-2009, cathares : une histoire à pacifier,
éditions Loubatières, 2010.

_______________________________
Notes

1 Jean Duvernoy, La religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976, p. 62. Cit. Jacques Fournier, t. II p. 407.
2 Cf. Duvernoy, op. cit., p. 62, 70, 93, 95, 96, 344, 368 369.
3 TOB. En hébreu : « וַיַּעַשׂ יְהוָה אֱלֹהִים לְאָדָם וּלְאִשְׁתּוֹ, כָּתְנוֹת עוֹר-- וַיַּלְבִּשֵׁ ».
La Septante traduit : «Καὶ ἐποίησεν κύριος ὁ θεὸς τῷ Αδαμ καὶ τῇ γυναικὶ αὐτοῦ χιτῶνας δερματίνους καὶ ἐνέδυσεν αὐτούς. »
Et la Vulgate : « fecit quoque Dominus Deus Adam et uxori eius tunicas pellicias et induit eos ».
4 Cf. ajlt-cjlt.com/articles/08.00.18.htm
5 Livre des deux Principes, éd. Nelli – Brenon, p.121.
6 Ce refus dyarchien de tirer un dogme de l’Interrogatio Iohannis n’implique pas pour autant nécessairement le refus de ce mythe en sa valeur pédagogique. Ce pourquoi on trouve ce document dans les documents d’Inquisition de Carcassonne, œuvrant dans une Occitanie indubitablement dyarchienne. Cette réception de ce mythe monarchien dans le cadre d’une dogmatique dyarchienne permet d’expliquer facilement des difficultés comme la notion de « Père du diable » : le diable s’assimilant au Sathanas/Sathanaël du mythe, son « Père » étant le Mauvais Principe…
7 L’héritage d’Augustin donne face à l’Être le néant, déréifiant celui de l’ancien manichéisme du Père de l’Église (cf. notamment, concernant le catharisme, les développements de René Nelli, La philosophie du catharisme, Paris, 1975). Dans ce cadre, pour donner un exemple de l’usage qui peut être fait de cette approche, le vis-à-vis menaçant des nations barbares que confronte la chrétienté latine, devient figure d’un chaos diabolique, comme vis-à-vis quasi principiel.
8 Ce que les polémistes occidentaux ont nécessairement compris comme « manichéisme » contrairement aux polémistes anti-bogomiles orientaux. C’est un point où il n’est pas erroné de prendre les polémistes en quelque sorte au pied de la lettre : quand ils parlent, unanimement en Occident, de « manichéisme », cela évoque d’une façon ou d’une autre deux « Principes ». Quand en revanche les polémistes orientaux omettent, invariablement, contre les bogomiles, cette référence pourtant bien connue d’eux, ce n’est pas non plus indifférent. Il n’y a pas de nuance particulière à chercher sur ce fait brut, non plus qu’à le presser : c’est une indication, qui n’a pas lieu d’être a priori soupçonnée, sur la compréhension des doctrines par des polémistes cherchant à classifier des hérésies (précisions et nuances que j’ai eu à développer dans des textes antérieurs, mais qui semblent n’avoir pas toujours été perçues ! Ainsi Pilar Jimenez-Sanchez, Les Catharismes, Rennes, 2008, p. 18 et 43).
9 Origène, Notes sur la Genèse, fragments, cité par Jacques François Denis, De la philosophie d'Origène, éd. Elibron Classics, p. 188-189.
10 Tradition Apostolique, trad. Bernard Botte, Paris, Cerf, Collection Sources Chrétiennes n° 11 bis, 1968, p. 83.
11 Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales et mystagogiques, trad. J. Bouvet, Namur, Editions du Soleil Levant,
1962, XX, 2, pages 161 et 162.
12 Grégoire de Nysse, cit. par Jean Duvernoy, La religion des cathares, op. cit., p. 369.
13 Grégoire de Nazianze, Poèmes, I, I, 8, v. Cit. par Charles Kannengiesser, Claude Mondésert, Le Monde grec ancien et la Bible, Éd. Beauchesne, 1984.
14 Chrysostome sur Gn, 1606.
15 Chrysostome sur Gn 1801.
16 Irénée de Lyon, Adversus Haereses I, 5, 5, trad. A. Rousseau, éd. du Cerf, 2001, p. 47.
17 Adv. Valent., ch. xxiv, De resurr. carn., ch. vii.
18 Augustin, De la Genèse, 221.
19 Somme contre les Gentils, II, 83.
20 Voltaire, Dictionnaire Philosophique.
21 Catechisme Trente, partie 4, chap 39.
22 Jean Calvin, Commentaires sur l’Ancien Testament. Le livre de la Genèse, Labor & Fides, p. 89.
23 Steven Runciman, Les Croisades (Cambridge 1951), Paris, Tallandier, 2006, p. 333.
24 fr.wikipedia.org/wiki/Dictatus_pap%C3%A6



vendredi 26 novembre 2010

Le sacré et la répulsion (1) "Le religieux et le sacré : quel rapport ?"




Pour donner une proposition de départ : Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire — selon les deux étymologies du mot « religion » — c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré.

Au point qu’on pourrait dire que le sacré c’est aussi le religieux, mais qui n'est pas conscient de l’être ! Ou qui n'est pas encore conscient de l'être, ou qui n'est plus conscient de l'être.

Les sociétés humaines s’organisant autour d’un sacré, même non-dit (surtout non-dit), y fondent le critère du rejet de leurs hérésies (les cathares ont disparu, mais on leur a trouvé bien des successeurs) et de leurs sacrilèges... La répulsion.

La religion peut être envisagée comme « l’institutionnalisation de l’expérience du sacré, — du sacré institué —, par rapport au sacré instituant de l’expérience elle-même ». « Avant d’être nommée, mise en mots, spiritualisée, cette expérience est d’abord intensément vécue. »

Le sacré suscite le tremblement, tremens. On est face à quelque chose de terrible, tremendus en latin, comme avec une autre écriture en anglais : tremendous !

Mis en ordre dans la religion, le sacré perd ipso facto quelque chose quelque chose de sa puissance. S’il est institutionnalisé, domestiqué donc, il est moins imprévisible, moins terrible, déjà en marche vers sa profanation et son remplacement. Et on ne profane collectivement que ce qui n’est déjà plus sacré, ou qui est le sacré d’autrui — que ce soit moquerie sur une religion, ses symboles ou ses clercs, ou une institution d’État ou autre personnage royal.

Tel est le paradoxe du rite qui dessine le sacré, l’espace sacré, le temps sacré, le personnage sacré. Et telle est pourtant la fonction de la religion : autant de règles d’approche désignant le sacré pour le rencontrer sans le profaner. Des règles à observer minutieusement sous peine de voir le sacré déborder dans le recouvrement de son déferlement et de son danger.

Mais en lui faisant perdre son trop grand danger, la religion est déjà, comme telle, en route vers sa propre profanation. S’il n’y a plus lieu de trembler, s’il n’y a là, à terme, plus rien de « tremendous », de terrifiant, il n’y a là bientôt plus rien de particulièrement sacré.

Mais, si le sacré est l’expérience de l’ultime, expérience que de toute façon nous faisons, qui est même caractéristique de l’humanité, il va ressurgir par un autre bout, par un autre biais.

Une religion nouvelle va émerger, un ésotérisme mystérieux va réinstiller du mystère, une espérance eschatologique nouvelle va réorienter la transcendance — vers le futur , l’émotion communautaire va renouer du lien, etc.

Et plus le sacré sera conscient d’être religieux, percevra son rite comme religion, et moins il sera potentiellement puissant et ravageur.

Et en rapport avec ce nouveau sacré, d’autant plus puissant qu’il n’est pas nommé vont se faire jour de nouveaux sacrilèges, de nouvelles hérésies et de nouvelles profanations, le pôle de la répulsion qui désigne le sacré en négatif, qui permet de le percevoir en miroir.

Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas.

Quand la religion, quand telle religion est regardée de haut, la question se pose de savoir, au nom de quel sacré s’opère cette relégation.

Pour aller un peu plus loin, quand la notion même de sacré semble n’avoir plus rien de « tremendous », la question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »…


lundi 22 novembre 2010

Thomas d'Aquin — foi et raison




Thomas cite Aristote disant : « Opportet addiscentem credere » (IIa IIae, qu, 2 a, 3 resp.) : il faut que celui qui veut apprendre croie. À savoir : celui qui reçoit un enseignement ne sait pas, au départ, autant de choses que son maître. Il est des choses qu'il doit croire, quitte à ne plus y adhérer lorsqu'il aura appris. C'est ce qu'on demande de tout enfant allant à l'école : il ne sait pas encore ce que ses maîtres vont lui enseigner. L'humilité est requise en vue de la science qui fera accéder celui qui a exercé cette humilité à une connaissance propre, qu'il n'aura plus besoin de croire, si on s'en tient au domaine accessible à la raison naturelle.

Concernant le domaine révélé, la foi restera nécessaire, compte tenu de l'infinité d'un domaine dont la réalité ultime restera inaccessible. Ici, on ne dépassera pas la foi par la raison.

Où l'on voit que les divers domaines fonctionnent selon des principes et des méthodes divers.

Au XIIIe siècle, comme dans les siècles antérieurs, le terme « science » ne désigne pas la même chose que dans le vocabulaire actuel. Depuis l'empirisme et le rationalisme, le terme « science » désigne ce qui est accessible à nos sens et dont les règles générales sont vérifiables à l'aune de la reproductibilité des phénomènes en laboratoire, de leur régularité ; ou à leur exactitude vérifiable pour les objets mathématiques.

Auparavant, la science concerne tous les domaines y compris les domaines qui demeurent et demeureront inaccessibles à nos sens comme à notre raison. C'est ainsi que la théologie est alors une science (cf, M.-D. Chenu, La théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, 1943).

Dans cette perspective, qui est celle de Thomas, on parle de « subalternation des sciences » (cf. Chenu, op. cit.).

La science suprême est alors la science de Dieu. C'est la science par laquelle Dieu se connaît lui-même et connaît toute chose.

Vient ensuite la science qui consiste à connaître ce que Dieu dévoile de lui-même, par révélation, ce qui est rapporté dans les Écritures : c'est la théologie, par laquelle on ne connaît pas Dieu en lui-même, mais ce qu'il révèle de lui-même. Une science qui est essentiellement « lectio divina », aidée de la logique, et qui consiste à une exégèse croyante et correcte des Écritures.

Enfin la philosophie, qui concerne tout ce qui relève de la raison naturelle, que ce soit la philosophie première, la métaphysique, ou les sciences naturelles, et qui fonctionne selon les règles de la logique, de l'observation, etc. Des règles tout à fait distinctes de celles de la théologie, des règles qui sont celles de la raison naturelle, et où la foi religieuse n'entre pas en compte. Si la philosophie est subalterne à la théologie, cela ne signifie pas que celle-ci impose des règles à celle-là.

On est en un temps où la théologie s'est clairement distinguée de la philosophie ; non seulement de la philosophie qui consiste en science naturelle, mais aussi de la philosophie première, de la métaphysique. Cette distinction n'a pas été de tout temps à l'ordre du jour. Pour Aristote, le terme « théologie » désigne autant la réflexion sur les mythes (en commun avec Platon) que l'étude du monde supra-lunaire (au-dessus de la Lune), dont la matière est l'éther, tandis que le monde sub-lunaire, concerne ce qui se meut et est composé des quatre éléments que sont terre, eau, air, feu ; l'éther étant un cinquième élément, la « quinte essence ». La métaphysique, ce qui est au-delà de la physique, étude des objets célestes et de leurs moteurs spirituels est donc théologie naturelle, incluant les intelligences célestes angéliques — moteurs des sphères supra-lunaires où se meuvent les astres et qui animent les dix cieux de l'époque — ; les âmes et la première intelligence, Dieu.

L'histoire du christianisme voit l'introduction et le développement d'une distinction entre cela, la métaphysique, au-delà de la physique, et la théologie de la révélation, en l'occurrence biblique ; distinction qui a acquis toute sa clarté au XIIIe siècle. C'est ainsi que pour Thomas, il y a des réalités célestes accessibles à la seule raison, jusqu'à l'existence de Dieu et des vérités inaccessibles sans la révélation : l'Incarnation du Verbe, la Trinité, le commencement du monde, la résurrection.

Voilà qui pose problème en un temps où l'aristotélisme, venu du monde arabe, semble enseigner des choses comme l'éternité du monde ou l'unité d'âme pour tout le genre humain.

Thomas s'emploie à harmoniser ces enseignements apparemment contradictoires, au point qu'il subira la condamnation par lequel l'évêque de Paris Étienne Tempier vise en 1270 l'enseignement du philosophe arabe Averroès, puisque ce nouvel Aristote vient donc essentiellement du monde arabe, notamment Averroès (musulman) et Maimonide (juif) – tous les deux arabo-espagnols.

*

L'articulation des différents domaines se fait pour Thomas dans le cadre de la subalternation des sciences.

Cela correspond à l'humilité de l'homme dans le monde des créatures spirituelles et intelligentes.

L'homme n'est pas un ange. Il est doté d'un corps : il est un être « hylémorphique », composé de matière (hylé), structurée ou « informée » (morphé) par une âme. Contrairement aux anges, qui pour Thomas n'ont pas de corps. Thomas est le premier en chrétienté à pouvoir soutenir cette thèse avec toute la rigueur nécessaire. Thomas a adopté et précisé la distinction de l'essence et de l'existence mise en place par les philosophes arabo-persans Al Farabi et Avicenne. Si Dieu existe par essence (son essence est d'exister), ce n'est pas le cas des anges, dont l'essence (la qualité d'être) est placée dans l'existence par l'acte créateur de Dieu : leur essence, pensée par Dieu est distincte de leur existence, qui leur est donnée par un acte souverain de Dieu. Voilà qui permet de les penser sans corps : auparavant, rien ne pouvait les distinguer de Dieu que leur corps, avec lequel ils se seraient confondus s'ils n'en avaient pas été dotés. Dorénavant les anges peuvent être conçus comme créatures incorporelles.

Cela permet d'envisager aussi deux types de connaissance dans les créatures spirituelles. La connaissance d'intellects purs, comme les anges, connaissance immédiate, intuitive, illuminative, d'un côté ; et de l'autre la connaissance rationnelle, discursive, passant d'un objet à l'autre et procédant par abstraction, à laquelle est contraint l'homme qui a accès au monde par ses sens corporel. L'homme est donc un être rationnel, contraint à raisonner, parce qu'il n'est pas intellect pur. La rationalité de l'homme est donc une marque d'humilité.

Cela rejoint la question de la théologie négative, un classique dont Thomas adopte en partie la conception qu'en donne Maimonide. Une notion qui consiste essentiellement à admettre que nous ne pouvons rien dire de Dieu qui ne doive ensuite être nié : on peut dire de Dieu non pas tant ce qu'il est que ce qu'il n'est pas.

*

La subalternation des sciences est une pratique d'humilité.

Dans la suite des temps, c'est la question sera de savoir comment on l'exerce. Deux pôles de compréhension vont apparaître. À un pôle on peut mentionner Gilles de Rome, suite auquel dès le XIVe siècle, la subalternation des sciences a tendance à être comprise comme un retour à la gestion antérieure du monde par Rome avec philosophie et science appelées à trouver au terme de leur recherche l'enseignement de l'Église...

À un autre pôle, que l'on peut représenter par Dante, la recherche reste vraiment telle, fonctionnant selon ses propres principes. La raison naturelle est appelée aussi à la gestion de la cité, elle et non l'Eglise romaine ; cela appuyant la distinction qui commence à apparaître entre pouvoir civil et pouvoir religieux — lointaine esquisse de ce qui deviendra la laïcité.

Ici le principe de la subalternation des sciences prendra une autre signification, faisant rejoindre la formule de Rabelais : « Science sans conscience n'est que ruine de de l'âme » — et trouvant tout son sens dans la question des sciences appliquées, avec toute une modernité à l'époque de la bio-éthique...

La raison ne fonctionne pas dans le vide, l'humilité de l'enfant exerçant la foi pour apprendre est toujours à nouveau requise. Dans ce domaine, nos connaissances, le fruit de notre raison appelle sa propre subalternation à l'étonnement devant l'être dont le fond lui échappe...


RP,
AJC Antibes 18.11.10


jeudi 11 novembre 2010

Le baptême et la naissance spirituelle



Parler du baptême, rite marquant le début de la vie chrétienne, et en parler en regard de la naissance, revient à poser une interrogation sur l’être humain comme individu unique et irréductible à la biologie : il est signifié au baptisé, à la communauté dans laquelle il est accueilli et à sa famille, qu’une autre dimension que celle de sa venue dans le provisoire lui est ouverte.


Le baptême, a fortiori s’il est administré à un nouveau-né, veut marquer une distance d’avec la naissance. Il désigne, au delà des cercles naturel, biologique et familial, voire au-delà du cercle culturel, une dimension « spirituelle » — « en Christ » (on va préciser le sens de ces termes). Cette dimension, spirituelle, est signifiée par les mots proférés et les gestes accomplis lors de l’administration du baptême. Il s’agit de paroles et de gestes qui évoquent une dimension qu’ils ne font que signifier, présenter en signe : à ce point, on touche au terme ecclésial : « sacrement ».


Un sacrement

Selon saint Augustin, un sacrement est la forme visible d’une grâce (c’est-à-dire d’une faveur, d’un don) invisible. Invisible : revenons au mot « spirituel », désignant littéralement les « choses de l’esprit ». Que ce soit dans les langues de racine sémitique et hébraïque (la racine d’origine des traditions chrétiennes) grecque (langue du Nouveau Testament et racine de la langue de nombreuses Églises chrétiennes) ou latine (dont le français) — les mots « esprit », « spirituel », « inspiration », etc., connotent le vent, le souffle (c’est la même racine, voire le même mot — pneuma en grec, ruah en hébreu). C’est l’image que donne l’Évangile selon Jean (ch. 3, v. 8) : Jésus y rappelle que l’esprit est invisible comme le vent, que l’on ne devine que par ses effets.

Des paroles et des gestes désignent, pour la foi qui les reçoit, la réalité invisible, « spirituelle », à laquelle ils renvoient. Ce sont donc les sacrements : leur nombre varie en général de deux à sept selon les Églises : le baptême, l’Eucharistie ou sainte Cène — signifiant, par un repas partagé, résumé en général à du pain et du vin, la participation à la vie du Christ — (ce sont là les deux seuls sacrements reconnus par les Églises issues de la Réforme du XVIe siècle) ; auxquels s’ajoutent pour la plupart des autres Églises historiques, la confirmation (signifiant le don de l’Esprit saint), l’ordre (qui consacre les ministres du culte), le mariage, le sacrement du pardon et de la réconciliation (ex-« pénitence »), et le sacrement des malades (antan « extrême-onction »).

Le baptême est le sacrement fondamental, au sens propre du terme : le sacrement initial de la vie chrétienne, appelant à vivre dans la foi au Christ une vie ne se limitant pas à ses aspects biologiques, familiaux, culturels…


Parole, gestes, et foi

La dimension spirituelle signifiée au baptême relève ainsi de la foi. C’est une des raisons pour lesquelles certaines Églises (dites baptistes, ou pour certaines, anabaptistes, selon ce sobriquet signifiant « rebaptiseurs ») refusent le baptême des petits enfants : ces Églises requièrent pour administrer le baptême une profession de foi explicite du candidat lui-même. La plupart des Églises, cependant, soulignant la dimension ecclésiale de la participation à la vie de la foi, administrent le baptême aussi aux nourrissons. La foi est exprimée alors de façon communautaire — ce qui n’obère en rien le fait que l’enfant baptisé devra assumer lui-même, lorsqu’il sera en âge, la dimension spirituelle dont il reçoit le signe.

La matière qui signifie cette entrée dans la dimension spirituelle chrétienne, est en général simplement de l’eau. (Quelques Églises jugent que cet élément, perçu comme simple support symbolique originel, est inutile.) Plusieurs Églises, des diverses traditions catholiques, y compris non rattachées à Rome, procèdent à une bénédiction de l’eau baptismale.

La parole qui scelle le geste accompli (communément, donc, avec de l’eau) est celle avec laquelle Jésus envoyait ses disciples : au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit — « allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu 28, 19). (Des exégètes considèrent que la formule première était « au nom de Jésus », que l’on trouve lors de baptêmes dans le livre des Actes des Apôtres.)

La parole prononcée qui accompagne le geste, donnée à la foi de la communauté en Christ, assure la validité du sacrement. Il ne s’agit pas d’imaginer un acte magique (contre cela, certains protestants préfèrent au mot « sacrement », le mot moins signifiant d’ « ordonnance »). Ce n’est pas tant de gestes et formules corrects qu’il s’agit, que de la réception dans la foi de ce que promet la parole signifiée par les gestes qui la soulignent : la participation à la vie divine avec le Christ, par le don de l’Esprit saint. Le baptême est donc administré sur confession de foi.


Accords œcuméniques et diversité chrétienne

Précisons qu’il y a accord œcuménique, reconnaissance réciproque de la validité du baptême, entre la plupart des Églises chrétiennes (un baptême non-renouvelable). Cela n’exclut pas diversité d’interprétations, notamment quant à la relation entre le geste baptismal et la réalité invisible qu’il signifie. Cette diversité se situe entre deux pôles : à un pôle on souligne la proximité entre le sacrement et ce qu’il signifie, à l’autre pôle, on souligne la distance relative entre le symbole et la grâce spirituelle qu’il exprime. Au premier pôle, on peut nommer l’Église catholique romaine, parlant d’ « ex opere operato », ce qui veut dire que le sacrement accomplit ce qu’il signifie ; à l’autre pôle, les Églises protestantes soulignent que le sacrement renvoie à une réalité qui le dépasse infiniment, en tenant à bien préciser que Dieu reste libre par rapport à la communauté et à son porte-parole administrant le sacrement.

Notons que la notion d’ « ex opere operato » est liée dans l’Église catholique à la possibilité d’administrer « en urgence » le baptême pour les enfants en danger de mort, baptême conféré alors sans « cérémonies accessoires », sous le terme commun d’ « ondoiement ». Seuls les martyrs, « baptisés » dans le sang, sont considérés comme dispensés du baptême (bien que l’exégèse en soit discutée, le texte de 1 Corinthiens 15, 29, parlant de « baptême pour les morts », pourrait évoquer cette notion de « baptême de sang »). Se pose donc la question du salut d’un enfant mort sans baptême. Il était antan considéré comme voué aux « limbes » (notion désignant une sorte d’enfer sans douleur — à présent abandonnée). En cas d’ « urgence », toute personne, catholique ou non, peut « ondoyer », c'est-à-dire verser de l'eau sur le haut du front et dire « je te baptise au nom du père, du Fils et du Saint Esprit ». Les cérémonies dites accessoires viennent compléter ensuite l'ondoiement si l'enfant survit. L’Église catholique insiste actuellement sur l’espérance d’un salut dû à la miséricorde divine pour les enfants morts sans baptême, sous le poids du péché originel. La pratique de l’ « ondoiement » n’a jamais été reçue dans les Églises protestantes qui, distinguant plus nettement le baptême de ce qu’il signifie, ne conditionnent pas le salut au rite.

On peut, à travers cette diversité, mettre en perspective trois niveaux d’approche qui permettront de dessiner les contours de la vie spirituelle signifiée au baptême :
- le niveau du baptisé et de sa famille adressant la demande à l’Église,
- le niveau de l’Église qui reçoit la demande et qui répond — non pas tant à la demande de la famille qu’à Jésus Christ qui l’envoie !
- Le niveau indicible, reçu dans la foi : celui de Dieu, qui précède et la demande du baptême et son administration, et qui au-delà du geste de l’Église, communique mystérieusement à la foi des demandeurs ce que l’Église signifie dans le baptême : la vie de Dieu avec le Christ dans le don de l’Esprit saint (précisons ici que la présence de l’Esprit saint lors du baptême est encore soulignée par les Églises de tradition orientale qui le signifient par l’onction du « saint chrême », la confirmation, qui a été décalée en Occident par rapport au moment du baptême proprement dit).

Le baptême signifie pour nos cinq sens une immersion dans une dimension spirituelle qui ne nous est pas naturellement perceptible.


Judaïsme, christianisme et Alliance

Le mot immersion renvoie à une signification première du mot baptême (quoique sans doute pas la seule possible — baptisma en grec). Avec en arrière-plan les bains rituels du judaïsme. En hébreu : le miqvé. Le miqvé est une immersion rituelle, symbole de purification, un bain d’eau courante, par exemple dans une rivière ou un bassin non fermé. Le Nouveau Testament mentionne le Jourdain ou les « piscines » alimentées par les ruisseaux de Jérusalem — nommant celles de Siloé ou de Béthesda, donc des miqvaoth (pluriel de miqvé). Le mot grec qui a donné le français baptême traduit couramment l’hébreu miqvé. Le mot grec peut cependant désigner aussi des aspersions rituelles (cf. Marc 7, 4, Hébreux 6, 2), via probablement un transfert terminologique de l’immersion de l’objet rituel à son usage (la branche d’hysope par exemple, plongée dans l’eau en vue d’une aspersion).

L’étymologie première renvoyant au bain du miqvé est la raison pour laquelle de nombreuses Églises, notamment baptistes, requièrent que le baptême soit administré par immersion. Les Églises orthodoxes pratiquent une triple immersion. La pratique de l’immersion totale s’est estompée assez tôt dans l’histoire chrétienne, tout comme le souvenir du miqvé. En témoignent les baptistères qui ont été conservés depuis les premiers siècles chrétiens. On sait qu’il s’agit généralement de cuves octogonales (l’octogone symbolisant l’éternité — cf. ci-dessous) dans lesquelles l’impétrant devait descendre, pour une immersion. La taille de quelques-uns des baptistères conservés laisse cependant penser qu’on pouvait difficilement immerger entièrement un adulte dans certains d’entre eux (on peut penser à des semi-immersions). Plus tard, c’est l’usage de l’aspersion qui s’est généralisé, notamment en Occident. On peut penser en parallèle à l’eucharistie, « repas » résumé au pain et au vin.

Plusieurs des baptêmes administrés dans le récit présenté par le livre des Actes des Apôtres posent des questions sur le mode d’administration. Par exemple Actes 16, où une famille entière est présentée comme étant baptisée dès son adhésion à la prédication des Apôtres, en pleine nuit, à la maison (v. 33) : soit le récit télescope les événements à fin de soulignement littéraire de l’urgence (pratiquement, le passage au miqvé se faisant plus tard), soit le baptême n’est pas administré via un bain rituel — par aspersion, voire sans eau (?). Quoiqu’il en soit, le rite du miqvé requis des familles converties au judaïsme est l’origine peu discutable du baptême chrétien. Lorsqu’une famille non-juive vient au judaïsme, outre la circoncision des mâles, hommes, femmes et enfants passent par le rite du miqvé familial. On peut comparer cela aux expressions, fréquentes dans le Nouveau Testament, de « baptêmes de familles », pratique occasionnant la même argumentation que dans le judaïsme : le passage par le miqvé initial ouvre à la sphère de la sainteté. « Vos enfants sont saints » dit Paul des enfants dont un des parents est chrétien (1 Corinthiens 7, 14).

Un des éléments du tournant qui fait passer du miqvé au baptême chrétien est à chercher dans la prédication de Jean le Baptiste et dans le rite qui l’accompagne. Jean, selon le Nouveau Testament, proclame l’urgence et la nécessité de faire retour — techouva en hébreu —, « changer d’intelligence » selon le terme grec du Nouveau Testament (métanoïa). En français : le repentir, ou la conversion.

Il s’agit pour ceux auxquels Jean lance son appel, de se détourner d’attitudes coupables — en transgression de la Torah, la Loi de Dieu —, pour être plongés dans une vie nouvelle, symbolisée par le bain de purification rituelle. Jean se situe ainsi dans cet aspect du miqvé, présent aussi dans le judaïsme : passer par ce rite pour signifier un besoin de purification morale. L’appel de Jean, qui en cela aussi s’inscrit bien dans le judaïsme, est présenté comme valant pour tous : « ne dites pas "nous avons Abraham pour père" » (Matthieu 3, 9). Ce moment de la prédication du Baptiste sera significatif comme passage vers ce sens du baptême chrétien, que nous avons vu d’entrée : il exprime, en la soulignant d’une façon particulière, une distinction nette entre vie biologique et vie spirituelle, distinction bien inscrite dans la tradition hébraïque : on peut descendre biologiquement d’Abraham sans participer à la vie, à l’expérience spirituelle qui a été la sienne. La référence à Abraham est ici essentielle : Abraham est dans la Bible « le père de l’Alliance ». En lui, Dieu s’allie un peuple, avec pour signe de l’Alliance, la circoncision — à l’occasion de laquelle les nouveaux venus au judaïsme passent par le miqvé. Suite aux débats sur l’accueil des non-juifs dans la communauté des disciples de Jésus, ceux-ci seront finalement dispensés de circoncision : le baptême devient alors, pour les chrétiens, le signe de l’Alliance, à l’instar de la circoncision.


Baptisés en Christ

Lorsque les Évangiles montrent Jésus justifiant la mission de Jean le Baptiste en recevant lui-même, malgré les réticences de Jean, son baptême, la pierre d’angle de ce que sera le baptême chrétien est posée : participation à la vie spirituelle, une vie de conversion, de « tournement » vers Dieu, justifiée par Jésus et participée en lui. « Vous avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ », en dira Paul (Galates 3, 27). Ce « revêtir » le Christ, ce baptême en Christ, est participation par la foi à la vie divine animée de l’Esprit saint. Le baptême d’eau ne fait que signifier ce baptême spirituel. S’y annonce symboliquement un baptême en la mort du Christ, pour une renaissance à la vie divine comme participation à sa résurrection. On a souvent repris ici l’illustration du miqvé : plonger dans les eaux, comme dans la mort du Christ pour en ressortir en vie nouvelle. Le passage de Jésus par le baptême — miqvé — de Jean prend ici pour les croyants sens de solidarité et d’annonce : « il est un autre baptême dont je dois être baptisé », disait-il (Marc 10, 38-39), annonçant sa mort. Cette mort avec le Christ, pour une résurrection en vie éternelle (selon le vocabulaire constant de l’Évangile de Jean notamment, parlant de la participation au Règne de Dieu comme Vie, Vie éternelle) sera symbolisée aussi par la forme octogonale des anciens baptistères : symbole du huitième jour, celui de la résurrection du Christ, comme début de la nouvelle création — quand la première création prend forme en sept jours symboliques.

Mourir symboliquement avec le Christ se concrétise symboliquement par une « mort » à soi-même, à savoir un renoncement à ce qui est passager, à tout attachement, nécessairement provisoire — « à Satan et à ses pompes » (« pompes », c’est-à-dire « artifices ») selon la formule des anciennes liturgies. Voilà qui situe le chrétien dans ce que la théologie appelle « le déjà et le pas encore » : nous sommes déjà dans le Règne de Dieu, mais pas encore tout à fait ! « Vous êtes dans le monde, mais vous n’êtes pas de ce monde » dit Jésus dans l’Évangile selon Jean (15, 19 & 17, 11-16). Le baptême signe le provisoire de notre passage dans le temps. Le baptême administré aux nouveaux-nés prend alors ce sens remarquable : au moment où le nouvel être humain entre dans le temps, il lui est signifié, il est signifié à la foi de la communauté dans laquelle il est accueilli et à sa famille, qu’une autre dimension que celle de sa venue dans le provisoire lui est ouverte. Ce message, porté par le baptême, reste d’actualité, même si la pratique diminue en Europe (elle est en constante augmentation dans le reste du monde) : en France, en 1957, 92% des catholiques étaient baptisés, 57% en 2000, en quasi-totalité près de la naissance. Les chiffres et la diminution valent approximativement pour les autres Églises pratiquant le baptême des enfants.

Il est une autre dimension que celle de la naissance biologique qui a fait advenir l’enfant comme enfant de la chair : c’est une dimension spirituelle qui est alors annoncée comme « pouvoir de devenir enfant de Dieu » (Jean 1, 12). L’Évangile de Jean parlera de « naissance d’en haut » (ch. 3, v. 7), fruit du souffle de l’Esprit saint. C’est ce qu’annonce et signifie le baptême.




Bibliographie

Catéchisme de l’Église catholique, Paris, Mame/Plon, 1992 (pages 265 à 358).
Conseil Œcuménique des Églises, Baptême, Eucharistie, Ministère, Paris, Le Centurion/Presses de Taizé, 1982.
Études Théologiques et Religieuses, Montpellier, t. 70, Numéro spécial baptême, 1995/2.
FAMEREE Joseph (dir.), Baptême d'enfants ou baptême d'adultes ? Pour une identité chrétienne crédible, Montréal/Bruxelles, Novalis/Lumen Vitae, 2006.
GOUNELLE André, Le baptême, le débat entre Églises, Paris, Les Bergers et les Mages, 1996.
Exemples de livrets de préparation au baptême :
- CPLR (Communion Protestante Luthéro-Réformée) : Le Baptême, don de Dieu. Pour préparer un baptême, Strasbourg, Oberlin, 1990.
- Église catholique : Le baptême de notre enfant, coll. Fêtes et saisons, Paris, éd. du Cerf, 2005.



vendredi 8 octobre 2010

Thomas d'Aquin, homme de carrefour




En guise d’introduction : Thomas d'Aquin fait carrefour entre les civilisations médiévales, comme entre les traditions religieuses de la Méditerranée d'alors. Il fait aussi, de la sorte, carrefour vers l'avenir, posant, en chrétienté latine, la possibilité d'une théologie de la Création.

Le contexte dans lequel il évolue est celui de la réforme grégorienne qui, initiée au XIe siècle par le pape Grégoire VII, atteint son point culminant au XIIIe siècle. La réforme grégorienne, par laquelle la papauté acquiert la plénitude de son pouvoir temporel, y compris militaire et policier, est d'abord une utopie qui avait de quoi séduire : il s'agissait d'opposer une espérance de pureté portée par l'Église et ses dirigeants – et en tête l'évêque de Rome –, à la corruption des pouvoirs princiers et impériaux, et à la violence qui en ressortissait.

Avec la réforme grégorienne, cette utopie parvient au pouvoir, et comme toute utopie, elle est dès lors confrontée au réel... et bascule dans la violence. Et comme utopie, elle bascule dans une violence que l'on peut dire pré-totalitaire, pourchassant impitoyablement hérétiques et dissidents en interne au christianisme, mais aussi juifs, d'une autre façon.

L'échec dès lors inéluctable n'abat pas pour autant les espérances soulevées. Ce sont ces espérances qui semblent porter Dominique comme Thomas. Pour eux le combat doit se mener par le verbe, ce qui donne à mes yeux à leur œuvre une coloration tragique et explique les audaces qu'ils initient – dont celles de Thomas ne sont pas des moindres. Pour donner une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, je vois volontiers chez Dominique et Thomas des personnages du type de ce que sera Gorbatchev face à une autre utopie : ne pas vouloir abandonner les espérances qui ont été soulevées, mais vouloir mener le combat d'une toute autre façon, peut-être désespérée. Mais un combat chrétien peut-il être autre chose que désespéré, à vue humaine ?

Bref, pour Thomas, ce qui est essentiel pour que ce combat puisse être mené correctement, c'est de le doter des armes intellectuelles qui lui font alors totalement défaut – défaut dont le basculement dans la violence est le signe catastrophique.

* * *

Quand Thomas naît – aux alentours de 1225 au château de Roccasecca, dans le Royaume des Deux-Siciles au sein de ce qu'on appelle une « grande famille » d'Italie, partisane du parti pontifical, les Guelfes –, Dominique, confrontant les cathares, a fondé l'ordre des Prêcheurs depuis dix ans.

De 1230/1231 à 1239 (entre 5 et 10 ans), Thomas est oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin. On sait que sa famille vise à en faire l'abbé du Mont-Cassin, et regardera d'un mauvais œil sa vocation dominicaine – juste après la mort de son père. Il a alors 20 ans environ, l'ordre dominicain a environ 30 ans – on est en avril 1244, soit un mois après le bûcher de Montségur.

Aspects évoquant les cathares qu'il me semble utile de souligner pour la raison qu'il n'est pas insignifiant de rejoindre un Ordre alors relativement récent, les dominicains, l'Ordre des Prêcheurs, fondé pour s'opposer par une autre prédication à la prédication cathare... Puisque 30 ans avant, Dominique fondait son ordre à la fois sur le modèle urbain et humble des prédicateurs cathares, et pour leur opposer une autre vision du message évangélique.

Cet aspect des choses me semble faire souvent défaut lorsqu'on évoque Thomas, pourtant explicite à plusieurs reprises, comme dans la Somme contre les Gentils, où il affirme vouloir lutter par les armes de l'argumentaire contre les « manichéens », à l'appui du Nouveau Testament ; tandis qu'il entend argumenter à partir de la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, concernant les juifs, et à partir de la nature concernant les musulmans. Tout cela conformément à sa méthode : de cognita ad incognita – des choses connues aux choses inconnues... Il part donc invariablement de ce qu'il se reconnait de commun avec l'interlocuteur.

Concernant les cathares, il n'est pas mystérieux que, dans la polémique catholique d'alors, le terme de « manichéens » les désigne. Ils représentent pour lui un souci qui, selon l'iconographie, préoccupe Thomas jusqu'à la table du roi Louis IX, iconographie qui nous l'y montre distrait au point de s'écrier hors de propos : « j'ai trouvé l'argumentation contre les manichéens », signe qu'il y travaille et s'y absorbe.

Quoi de plus normal pour un dominicain du milieu du XIIIe siècle !

Or il y a là de quoi expliquer cette bizarrerie apparente de Thomas, si on est attentif : pourquoi diable aller se fourrer de la sorte dans cette galère qu'était l'aristotélisme arabe, juif et musulman ? – ce qui lui vaudra tout de même une condamnation post-mortem en bonne et due forme en 1277, avant sa réhabilitation et sa canonisation en 1323.

Eh bien, il se trouve que l'aristotélisme arabe, juif et musulman, avec ces figures tutélaires que sont Maïmonide et Averroès, et que Thomas d'Aquin aborde avec respect, parlant de Rabbi Moïse pour l'un et du Commentateur (avec un grand « C », Commentateur en l'occurrence d'Aristote) pour l'autre ; il se trouve que cet aristotélisme arabe offre un argumentaire en faveur d'une théologie de la nature qui fait défaut aux philosophies classiques du monde latin, essentiellement augustiniennes. Ce défaut en matière de théologie de la nature et de sa Création divine a montré toute sa réalité dans l'échec de la prédication anti-cathare jusqu'alors.

Dominique déjà constatait l'échec de la prédication cistercienne, d'où sa vocation. Thomas, lui emboîtant le pas, ainsi qu'à son maître dominicain en théologie, Albert le Grand, va mettre en place l'argumentaire intellectuel, qui en fait jusqu'à aujourd'hui le théologien de la mise en valeur de la Création, de la bonté de la Création.

C'est bien le point qui est en question dans le catharisme et devant lequel échoue la prédication d'alors... cela jusqu'à la théologie de la nature de Thomas d'Aquin.

* * *

Après Thomas d'Aquin, plus rien ne sera jamais comme avant en chrétienté en matière de prise en compte de la nature... Avec ce que cela offrira de possibilité de dialogue, via une prise de distance par rapport à sa propre tradition, à l’égard de ceux qui ne partagent pas cette tradition, à commencer par les juifs vivant en Europe et auquel il doit une large part de sa démarche de redécouverte de la nature comme Création.

RP,
AJC Antibes 7.10.10


samedi 2 octobre 2010

L’Origine de l'Homme selon les grandes religions





Intervention RP - L’Origine de l'Homme dans le récit qu’il fait de son origine :

Dans la brochure présentant notre rencontre, le Professeur de Lumley, retraçant « les grandes étapes de l’évolution morphologique et culturelle de l’Homme », y décèle autant de « grands sauts culturels » ; dont (je cite) : « langage articulé », « sens de l’harmonie », « identités culturelles », « pensée symbolique », « angoisse métaphysique », « art », etc.

Voilà qui nous situe en des zones-frontières, rapprochant du religieux, l’homme y apparaissant aussi comme — j’allais dire — animal religieux, dans un 1er sens étymologique du terme « religion » : ce qui relie (avec un e — traduisant religare, « relier », en latin), pour donner du sens ; et, je vais venir à ce second sens étymologique, décisif : ce qui relit (avec un t — traduisant relegere, « relire », en latin, ou « recueillir à nouveau »).

En des zones-frontières, devant des interrogations-frontières, il s’agit de ne pas glisser aux confusions. Si ces « sauts culturels » dans l’évolution posent donc bien la question du sens — qui est donc cet être, l’homme, qui cherche du sens, qui s’interroge ? — la question, donc, du « pourquoi ? », selon les termes du Pr de Lumley… Et si, il le rappelle, ce « pourquoi ? » n’est pas en soi la question de la science, attachée pour sa part au « comment ? », il s’agit en retour, pour aborder ce « pourquoi ? », avant d’aller plus loin, de distinguer clairement et radicalement les perspectives.

Pour poser d’emblée les choses clairement, donc : « L’Homme est-il le fruit du hasard ou la réalisation d’un programme ? », pour reprendre la question que posait le Pr de Lumley dans la brochure du colloque de l’an dernier. Eh bien, si une telle question est celle de la science, il me semble, pour bien situer le domaine de la foi, falloir répondre d’entrée sans hésiter : « hasard », bien sûr ; ce qui induit la réponse à l’autre question qu’il posait : « L’Homme est-il l’aboutissement de l’évolution ? » — Non, bien sûr ! Ou au moins, on n’en sait rien, ou on n’a rien à en savoir ! Quoique l’on en croie par ailleurs.

Nous sommes d’abord aux prises avec un donné — l’univers, le monde, l’homme — offert, pour la science, à la réflexion, à l’étude. Il n’y a pas lieu d’en supposer un sens, même éventuel ! Sauf à confondre la tension religieuse, la quête religieuse, et l’enquête factuelle.

Poser a priori un sens nous place dans le domaine du croire, au sens où la notion de Création relève de la foi — ainsi dans le premier point des credo chrétiens (le Symbole des Apôtres pose : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » — « des choses visibles et invisibles », précise le Symbole de Nicée-Constantinople) — question de foi : « je crois » ; et les Symboles de foi chrétiens répondent à l’affirmation a priori de la Bible hébraïque, dans la Genèse : « Au commencement Dieu créa. » Affirmation sans explication. Question de foi, que la notion de Création !

De quelque façon qu’on le fasse, quand on parle de sens, on est dans la tension religieuse, une quête — celle du « pourquoi ? », donc — ou au minimum dans l’intuition d’un donateur du « donné ». Quand, en revanche, on s’attache à la description du donné, ou à la description du fruit d’une enquête sur les faits, on n’est plus, ou pas encore, dans cette quête religieuse, bien sûr.

Reste que l’homme semble bien se caractériser aussi par sa recherche de sens, des les temps les plus reculés. Et dans cette recherche de sens, de ce qui relie, donc (du verbe relier), de ce qui fait sens, tentant de répondre à la question « pourquoi ? », l’homme est celui qui relit (du verbe relire). L’homme comme re-lecteur, et donc chercheur d’un sens recueilli toujours à nouveau — chercheur de sens, transposant à un autre plan ce qui est donné a priori comme effet du hasard. Les deux plans sont indépassables, à mon sens : hasard, et recherche de sens, tension vers le sens.

Pour le redire avec les propos de la Bible, et avant même d’en venir au récit, à la relecture, de la Genèse, je partirai d’un autre texte biblique : « Dieu a mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’éternité. » (dans L’Ecclésiaste, ch. 3, v. 11) — la pensée du « ‘olam » en hébreu : quelque chose comme la totalité du temps…

Les premières sépultures disent quelque chose de cet ordre. Encore faut-il préciser quoi. Quid des animaux, en effet ? L’Ecclésiaste à nouveau (ch. 3, v. 21) demande : « Qui sait si le souffle [l’esprit donc] des humains s'élève vers le haut, et si le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ? » Corroborant une telle question, il y a bien quelque chose de troublant chez certains grands singes préoccupés du corps d’un des leurs après sa mort — comme l’ont signalé des éthologues contemporains. C’est donc, parlant de l’homme, au signe dont est investie la sépulture qu’il faut être attentifs.

Chez l’homme, on est, suite à la mort d’un semblable, dans une relecture comme quête de sens, avec par exemple rangement dans le sépulcre, avec le corps, d’objets, outils, parures, etc., qui aux yeux des endeuillés, ont caractérisé la vie du défunt. Une quête du sens d’une vie trépassée… Et de là, du sens de toute vie, et du sens tout court.

Où l’on approche le récit de la Genèse, donnant une orientation, qui nous met dans la perspective du sens, posant un Créateur et un débouché ; en l’occurrence, en débouché, le repos, le retrait de Dieu, comme ouverture pour la croissance de l’humain comme humain, le re-lecteur de ce récit. Avec comme particularité la radicalité de la notion de Création.

Ce récit est aussi un raccourci (le récit de la Genèse est très bref) de ce qu’on retrouve d’une autre façon dans diverses traditions, plus largement que l’on ne le pense parfois — le récit de la Genèse offrant, en très bref (sa sobriété est aussi une de ses caractéristiques) une re-lecture ouverte de ce que l’on retrouve souvent, sous forme différente, et plus détaillée, ou avec une plus grande profusion d’images, dans d’autres traditions.

À titre d’exemple — puisque j’ai mentionné le retrait de Dieu comme ouverture pour l’humain —, je citerai un mythe ôdjoukrou (du sud de la Côte d’Ivoire) — d’après M.-B. Y. Poupin, Mémoires d’Afrique : le dynamisme de Kpass, un village ôdjoukrou, Edilivre, 2016 :

« Pourquoi le ciel est éloigné de la terre ? […] :
Jadis, le ciel et la terre étaient proches. En certains lieux si proches qu’ils se touchaient comme un plat et son couvercle. A ces endroits, ni homme, ni animaux ni arbres ne pouvaient exister à défaut de place.
Mais même aux endroits où habitaient les hommes, le rapprochement du ciel et de la terre était devenu très gênant surtout pour les grandes personnes qui devaient se courber dans leurs déplacements pour éviter de bousculer le ciel avec leur tête.
Quant aux femmes, elles ne pouvaient plus piler le manioc convenablement tant elles avaient peur de blesser le ciel avec leurs pilons.
[…] C’est que chaque levée de pilons faisait reculer le ciel de la terre, sans que les hommes et les femmes ne s’en rendent comptent. […] Et le ciel a fini par s’éloigner de la terre. Un matin, en se réveillant, on s’est aperçu qu’il était parti très très loin.
Pris de panique et de remords, [...] on a prié le ciel de […] se rapprocher à nouveau de la terre, car on s’est aperçu alors que de par sa proximité d’avec la terre, le ciel nous couvrait et nous protégeait des dangers […]. Mais le ciel a refusé. À présent, avec son éloignement, nous sommes laissés à nous même, sans force et sans protection. »
Sans force et sans protection, mais appelés par là-même, par cette ouverture ainsi opérée, à la liberté et à la responsabilité, tâche de re-lecteurs du monde.

Autre exemple de jonction avec le récit biblique, plus connu, toujours dans une perspective mythique, Ovide, Les Métamorphoses — dans l’Introduction : on passe du chaos à sa structuration, selon une séquence de la description qui recoupe, avec une plus grande profusion, le déroulement du récit de la Genèse.

Et puis, dans une perspective d’observation, approchant donc le scientifique, le développement de Lucrèce, De natura rerum, liv. V, 307-351 (trad. Clouard) :

« Ne vois-tu pas que les pierres elles-mêmes subissent le triomphe du temps ? Les hautes tours s'écroulent, les rochers volent en poussière ; les temples, les statues des dieux, s'affaissent trahis par l'âge […]. Ne voyons-nous pas les monuments élevés aux héros se délabrer, tomber à terre minés par la vieillesse et des quartiers de roche se détacher du sommet des monts et rouler sans avoir pu résister plus longtemps à l'effort des temps même limités ? […]
En outre, s'il n'y a pas eu de commencement pour la terre et le ciel, s'ils ont existé de toute éternité, d'où vient qu'au delà de la guerre des Sept Chefs contre Thèbes et de la mort de Troie on ne connaisse point d'autres événements chantés par d'autres poètes ? Où se sont donc engloutis tant de fois les exploits de tant de héros, et pourquoi les monuments éternels de la renommée n'ont-ils pas recueilli et fait fleurir leur gloire ? Mais, je le pense, l'ensemble du monde est dans sa fraîche nouveauté, il ne fait guère que de naître. C'est pourquoi certains arts se polissent encore aujourd'hui, vont encore progressant : que n'a-t-on pas, de nos jours, ajouté à la navigation ! que de nouveaux accords ont inventés les musiciens […]. »


Un début et une fin… Où l’on voit que le débat médiéval ultérieur — monde éternel ou monde doté d’un commencement, et d’un terme — est plus un débat entre Aristote (comme l’on sait, il admettait l’éternité du monde) et d’autres pensées (y compris non-bibliques), que celui de l’aristotélisme contre la foi, comme on l’envisage pourtant souvent avec le Moyen-Âge.

Pourquoi tous ces exemples, et leurs points communs avec le récit de la Genèse ? C’est que cette quête du sens, ramassée en bref dans la Genèse, où elle est signifiée par une orientation entre un commencement et un débouché, n’est pas sans lien avec la future quête, scientifique celle-là, d’un récit des origines.

Et ce n’est pas tant Lucrèce, annonçant cette quête en fondant ses réflexions sur l’observation, que le récit de la Genèse, orienté aussi vers un sens, vers un sens ouvert, qui va servir de déclencheur à une histoire de la science moderne.

Pourquoi la Genèse ? Pour une raison simple. C’est la Bible, largement diffusée, notamment via la Réforme qui en multiplie les traductions, qui fera « manuel de base » pour les premiers récits philosophiques du XVIIIe siècle, avec des « corrections » de plus en plus importantes, via des découvertes (avec bien les fossiles et ossements).

J’ai parlé de « corrections » à l’aune des découvertes incontournables qui se feront jour. Il faut toutefois corriger le mot « correction ». Relecture serait mieux. Avec la Renaissance, la lecture dite « naturelle » (1er des « 4 sens » médiévaux de l’Écriture, distinct des 3 autres, symboliques) prend plus de poids.

Or en tout cela, on est encore dans de la relecture… Ici relecture dans une quête d’un récit des origines. Question de récits, toujours et à nouveau. Des récits qui font pivot de datation, pivots d’une histoire.

En christianisme, dans l’histoire, on a deux récits qui font pivot : les évangiles, sur le récit de la naissance de Jésus — on dit : 2010 après Jésus-Christ — / et le récit de la Création — nous venons d’entrer en 5771 après la Création (selon la date du judaïsme). Et par la suite on reçoit un récit « corrigé » de plus en plus autonome par rapport au récit de la Genèse au fur et à mesure des découvertes et de leur relation.

On en est comme on sait, selon les découvertes actuelles, à 13,7 milliards d’années environ pour le Big-Bang…

Dès lors, juifs et chrétiens, ou issus d’une de ces deux religions, fussent-ils athées, oscillent soit entre deux « dates » pivots, 2010 (par convention) et 13,7 milliards ; soit, pour d’autres, trois dates (5771 et 2010, retenues par convention, et 13,7 milliards) — certains pouvant aller jusqu’à quatre dates, les trois dates précédentes, plus l’Hégire,… ou d’autres possibilités encore. (Quant à la seule Europe, nous sommes en 2763 ab Urbe condita, pour le calendrier romain, ou, plus précis : nous sommes aujourd’hui le Primidi 11 du mois de Vendémiaire, an 219 de l'ère républicaine. Et on a tant d’autres possibilités dans le monde.)

Nous voilà quoiqu’il en soit avec des récits qui font pivots de datations, pivots dotés de sens, c’est-à-dire, ici, orientés, avec chaque fois, un avant et un après (comme chacun parle d’avant et d’après Jésus-Christ). Donner une date pivot suppose toujours en sous-entendu un avant et un après, même si parfois on ne peut pas dire grand-chose de l’avant (je pense bien sûr notamment au Big-Bang). On est de toute façon, quand on pose des dates, dans le temps, et c’est pour cela qu’on doit parler de pivots dans le temps, faisant origine dans le temps — tandis que la religion, elle, nous place ultimement face à l’au-delà du temps. Et cela, puisqu’on n’a pas accès à l’au-delà du temps, à l’occasion de récits nécessairement tissés de temps et qui veulent trouver un sens au donné qui se déroule dans le temps, ou qui reçoivent un Donateur de ce donné — un donné qui sans cela, a priori, se trouve sans réponse au « pourquoi ? », un donné qui a priori n’a pas de sens, en dehors de la relecture que l’on en fait, et par laquelle on ouvre sur du sens.

Un sens toujours à réécrire, qui advient toujours à nouveau. C’est cette leçon que reçoit l’Apôtre Paul de l’événement de sa rencontre du Ressuscité, qui le fonde tout à nouveau — événement comme pivot entre temps et éternité cette fois, porte du sens, porte de relecture du sens : Paul, 1 Corinthiens 15, 45 : « il est écrit : Le premier homme, Adam, devint une âme vivante. Le dernier Adam, le Christ ressuscité, est devenu un esprit vivifiant. »

Pour répondre, en terminant, à la question du thème de notre rencontre : l’ « Origine de l'Homme selon les grandes religions », je proposerai donc la formule suivante :

L’Origine de l'Homme serait au fond dans le récit — toujours renouvelé, toujours à renouveler — qu’il fait de son origine.

2 oct. 2010