<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…

mardi 17 décembre 2024

L’État, le judaïsme et la Chrétienté





"Là s'assembleront les aigles" (Mt 24, 28)


Introduction : Signes des temps et civilisation moderne

Permanent signe des temps, démultiplié et devenu pluriel, l'idée de bouc émissaire a traversé l’histoire que l’on va visiter. Cette idée évoque un rite décrit dans le livre biblique du Lévitique (ch. 16, v. 20-22) : le grand desservant du Tabernacle, puis du Temple, par une imposition des mains symbolique, fait reposer sur un bouc (l’animal) tous les péchés du peuple. Chassé dans le désert, le bouc les y emporte. Le rite permet en principe d’éviter au peuple de persécuter un individu ou un groupe minoritaire en faisant reposer sur lui sa culpabilité. Le phénomène a été mis en lumière par René Girard, écrivant qu’à défaut de la compréhension du rite, les sociétés font communément reposer leur culpabilité sur une minorité, le plus souvent les juifs… Le premier pogrom antijuif signalé par les historiens a eu lieu dans l’Égypte païenne du 1er siècle, le dernier à ce jour a eu lieu le 7 octobre 2023. À y être attentif, le 7 octobre et ses suites en Occident comme dans le monde arabo-musulman, marquent un apogée de l'antisionisme, qui le fait apparaître comme révélant l’essence de l’antisémitisme : à savoir le judaïsme comme bouc émissaire de la culpabilité des sociétés religieuses (Chrétienté comme Islam) ou laïques : la civilisation moderne et contemporaine — puisque l’on va parler de la Chrétienté et de son effondrement.

Moment significatif de la Chrétienté occidentale : la canonisation d’un roi, Louis IX, mieux connu comme Saint Louis ; canonisé pour sa fidélité à la papauté et à la théologie de la croix qui apparaît alors ; et parce que comme roi, il combat les “ennemis de la croix” : les musulmans, en participant à la huitième croisade, les hérétiques en achevant la croisade contre les cathares en Albigeois, les juifs en limitant leur impact par l’imposition de la rouelle jaune, reprise au monde musulman selon les décisions du pape Innocent III et du IVe concile du Latran, cela accompagné du brûlement de Talmuds à Paris en place de Grève. Dès son vivant il est populaire. La théologie de la croix le conduit à l'achat très onéreux de reliques comme celle de “la vraie croix”, ou de la couronne d'épines, pour Notre Dame et la sainte Chapelle. La croix sauve, mais culpabilise aussi : on a tué le Fils de Dieu. Aussi les départs en Croisade contre les “ennemis de la croix” se sont accompagnés de pogroms contre les juifs, réputés “déicides”, “ennemis du crucifié” par excellence… On se décharge sur eux de la culpabilité…

La Chrétienté s'effondrera, remplacée par la civilisation moderne. Le phénomène va-t-il cesser ? Pas du tout : la civilisation moderne, libérale, est largement redevable à l’usage de la Bible hébraïque par ceux, protestants, qui la mettent en place. Or, le libéralisme politique est accompagné par le libéralisme économique, avec ses effets pervers en matière d'écarts de richesse. Bible hébraïque ? Juifs donc, qui deviendront les boucs émissaires recevant la culpabilité des effets pervers du libéralisme économique. Par la gauche, avec les philosophes des Lumières, de Voltaire à l’hégélianisme et au marxisme, en passant par Proudhon, qui dénonceront le refus des juifs de s’assimiler et leur “cosmopolitisme”. Par la droite, nostalgique de l'Ancien Régime, qui leur reproche et leur rôle dans l’avènement de la civilisation libérale, et leur rôle dans la critique socialiste des effets pervers du capitalisme. On reconnait les années 1930, avec le nazisme qui reproche aux juifs un “cosmopolitisme” à la fois capitaliste et bolchevique.

La gauche n’est toujours pas en reste : un des effets pervers les plus évidents du capitalisme est le colonialisme qu’elle a promu !, suscitant donc un sentiment de culpabilité, qu’elle fera reposer, bouc émissaire, sur les juifs, devenus, en Israël, le type de l’homme colonialiste. Où l’antisionisme révèle bien cette essence de l’antisémitisme, où la gauche occidentale rejoint l’Islam politique pour lequel, comme pour la Chrétienté (mais sans théologie de la croix, évidemment), les juifs — et les autres minorités “du Livre” (cf. Les Arméniens chrétiens et leur génocide par les Turcs) —, sont “protégés” de façon arbitraire comme dhimmis, “protection” qui les laisse en proie à la menace de violences chaque fois qu’il faut se purger de ses propres échecs et de la culpabilité de ces échecs.

La culpabilité d’un monde issu de la Chrétienté (des USA à la Russie incluse) où l’on se renvoie la faute coloniale les uns aux autres, porte désormais contre les juifs et rejoint dans l’antisionisme par lequel il se déploie l’antisémitisme arabo-musulman, appuyé sur des textes tardifs, comme la Sira d'Ibn Hisham reprenant certains hadiths. Conjonction des culpabilités qui se rejoignent dans l’antisionisme continuant à faire des juifs les boucs émissaires de ces culpabilités.


1. De 1378 à 1648

En arrière-plan du trajet qui débouchera sur la fin de la Chrétienté occidentale (i.e. christianisme politique), à laquelle a été assimilée l’Église, il y a sa division après son apogée au XIIIe s. On peut faire remonter cette division à 1378, où, jusqu’en 1418, la Chrétienté d’Occident connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes pour promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. Apparaîtront quatre options d’unification : par le pape ; par le Concile ; par la Bible (idée présente au XIVe s. chez Wycliff, puis chez Jean Huss condamné au bûcher en 1415 aux jours du concile) ; puis par l’Empire.

Il est ici question de la Chrétienté occidentale, déjà divisée auparavant d’avec Constantinople — en trois temps, trois étapes : 800 et le coup d’État instituant l’Empire carolingien ; 1054 et l'excommunication réciproque des patriarches et Constantinople et Rome ; et surtout 1204 voyant les latins de la IVe croisade saccager Constantinople, le pape d’Occident Innocent III y créant suite à cela un patriarche latin.

La division de la Chrétienté occidentale, un siècle et demi plus tard env., en nations, devenue apparente quand chaque nation choisissait un des deux papes d’Occident, ne s’est pas effacée avec le retour à un pape unique. En témoigne la guerre de cent ans, qui outre un conflit dynastique, est celui qui oppose les tenants antécédents d’un pape contre ceux d’un autre. Le pouvoir royal français avait choisi celui d’Avignon, l’Angleterre celui de Rome.

En arrière-plan, 1308, année où Philippe IV le Bel, roi de France, déplaçait la papauté à Avignon, après avoir expulsé les juifs (1306), suivant en cela la même démarche que son homologue anglais (qui les avait expulsés en 1290). (Saint) Louis IX, grand-père de Philippe le Bel, on l’a vu, avait déjà pris des mesures contre les juifs, comme des brûlements de Talmuds. La rouelle jaune qu’il leur impose conformément à la décision du concile de Latran IV, et, suite à sa Croisade anti-cathares en terres d’Oc, du pape Innocent III, reprenant la mesure des signes distinctifs aux califats musulmans — marque en Chrétienté l’équivalent du statut de dhimmi. Se pose la même question, qui valait aussi dans l’Empire constantinien : comment gérer les minorités ? Comment un État gère-t-il ses minorités ?

Le déplacement de la papauté à Avignon, marquant de façon définitive la souveraineté gallicane capétienne, ne fera ensuite, de conflit et conflit, que l’accentuer. Le retour du pape à Rome n’y a rien changé. La France capétienne restera suspecte pour Rome en regard d’une Angleterre alors bien plus soumise. Au point qu’une Jeanne d’Arc, sans compter sa piété de la relation directe avec les voix divines, aurait fait en un autre temps… figure de protestante !

Une France qui marque sa souveraineté religieuse, tandis qu’est apparue une nouvelle puissance, bientôt La grande puissance, l’Espagne, qui veut elle aussi marquer sa souveraineté et qui l’obtient aussi, face à Rome ; mais, elle, avec l’aval de Rome qui autorise ainsi le pouvoir qui le lui demande à créer par exemple sa propre inquisition (de sombre mémoire pour les juifs), en 1478, alors qu’auparavant c’est une institution qui ne dépend que du pouvoir papal.

Quelques années après, découverte du Nouveau Monde, le pape partage entre Espagnols et Portugais les nouveaux territoires, par le Traité de Tordesillas, en 1494, excluant de fait la France trop peu fiable pour Rome. Il donne par là l’occasion, ensuite, à François Ier, qui renforce son autonomie vis-à-vis de Rome suite à sa victoire sur le pape et l'Espagne à Marignan, en 1515, de remarquer qu’il ignore la clause du Testament d’Adam qui l’exclut du partage du monde…

À l’entrée du XVIe siècle, les nations ouest-européennes sont, pour plusieurs, relativement autonomes vis-à-vis de Rome. Les christianismes respectifs sont très divers, entre l’Espagne (très) catholique de la Reconquista, la France dont l’entourage royal promeut l’humanisme évangélique, et l’Angleterre dont bientôt le roi veut faire comme son homologue français et son premier beau-père espagnol : obtenir de la latitude vis-à-vis de Rome. Cela se fera à l’occasion de l’anecdotique affaire matrimoniale du catholique Henry VIII, ennemi théologique de la réforme luthérienne, grand soutien pour cela de Rome dont il obtient le titre de « Défenseur de la Foi ». La rupture anglicane d’avec Rome n’est d’abord rien d’autre qu’un phénomène dans le mouvement des nations. Ensuite, le fils et la deuxième fille d’Henry VIII seront protestants. La rupture d’avec Rome, elle, est catholique (Henry VIII est resté catholique).

Lorsque l’ancienne rupture en nations divisées par référent religieux, remontant au bas mot à 1378, est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio » — « tel roi, telle religion », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes par lesquelles la dynastie des Habsbourg tente de réunifier religieusement son Empire. Car le principe adopté lors de la paix d'Augsbourg n'empêche pas la guerre. Parmi ceux qui ont tenté la réunification, Luther, inscrit dans la lignée humaniste. Concernant les juifs, on sait qu’il a été épouvantable, et peu original en son temps, en-deçà de ses outrances.


2. La Réformation

Luther

Luther revendique lui aussi vouloir réunifier l'Église. Et il est d'abord ouvert aux juifs. Je le cite : « Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » (Commentaire du Magnificat, 1521).

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » (Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction Walter I. Brandt.)

Que s’est-il passé pour que Luther devienne l’atroce ennemi des juifs qu’il est devenu ? L’historien Thomas Kaufmann (Les juifs de Luther, L & F), le résume en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

Sans compter la possibilité d’un AVC affectant la zone frontale de son cerveau, accentuant la grossièreté de cette hostilité…

Calvin

Auparavant Luther avait comparu devant l'Empereur, disant :

« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes […], je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. » Sola fide, par la foi seule, basée sur la seule Écriture, sola scriptura… L'Écriture, que Luther traduit pour la mettre à portée de tous.

Or, laisser parler la Bible, et la Bible entière (pas seulement le Nouveau Testament) ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée.

Pour Calvin, il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (IRC II, X, 2).

Lefèvre d’Étaples et la France

Pour tous les Réformateurs, la volonté est commune d’un recours à la Bible, pour unifier la Chrétienté contre la division initiée en 1378…

Je cite le pasteur luthérien niçois Pierre Lovy dans son Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église.
Lorsqu'on lit l’Évangile, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi. Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin, chez Froben, à Bâle.
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522. […]. »
(Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.

*

En France, les tensions entre les deux courants, humaniste et réformé d’un côté contre catholiques intransigeants (qui posent face au recours à la Bible le pape et l’Espagne) de l’autre, débouchent sur la guerre civile, qui fait suite à l'échec du Colloque de Poissy — conférence tenue du 9 au 26 septembre 1561, convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France. Constatant l’échec de la répression des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens. On a failli s'accorder sur la Confession luthérienne d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie ! Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue. Et, quelques mois après, le 1er mars 1562 est perpétré le massacre de Wassy, en plein culte, qui marque le début de la première guerre de religion en France — qui trouve son terme, un quart de siècle après le massacre de la Saint-Barthélémy (1572), avec le pis-aller qu’est l’Édit de Nantes (1598), où la clé de voûte de la Cité reste la religion du roi, catholique gallicane en l’occurrence.

La société laïque actuelle pose comme clef de voûte de la Cité des principes qui font qu'aucune des religions qui ont traditionnellement pu structurer la Cité n'y exerce ce rôle. Idée qui s’origine dans la Révolution puritaine anglaise, et sa notion de république des Hébreux. On pourrait noter que cela déplace le sens que nous continuons pourtant de donner au mot religion. Si au plan de la cité le terme suppose faire lien commun (selon une des étymologies — relier — du mot religion), aucune religion ne joue plus ce rôle désormais.

*

À l’échelle européenne, c’est la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur, de la dynastie catholique des Habsbourg, espère réunifier les territoires germaniques, mais qui débouche sur la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté (l’Église et le christianisme comme clef de voûte politique de la Cité), échouée — remplacée par la civilisation actuelle, la civilisation libérale…


3. La République des Hébreux et la Civilisation libérale

Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise que l’historien écossais du XIXe siècle, Thomas Carlyle, appellera Révolution puritaine. Avec pour modèle analogique, la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode. (Voir aussi le Traité théologico-politique de Spinoza ou même, en arrière-plan lointain : Maïmonide, en regard d’Averroès d’un côté, Thomas d’Aquin de l’autre.)

L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas source de la loi.

Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'institution de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.

La spécificité de la loi biblique donnée lors de l’Exode est que le législateur n’est pas la source de la loi. Voilà une loi, dont Moïse est le médiateur, mais dont il n’est ni l’auteur, selon la tradition biblique, ni le garant. C’est au point que cette loi, donnée pour gérer la vie d’une cité en gestation, à mettre en place en terre promise, ne prévoit pas de dirigeant, pas de roi. La loi seule doit régir la vie du peuple.

C’est le système qui traverse le livre des Juges, au point qu’au bout du compte, selon le leitmotive du livre, « il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qu’il voulait »…

Où le problème finit par se poser : et si on instaurait quand même une royauté ?, cela au grand dam du prophète Samuel, qui voit dans cette idée une trahison du projet divin. Samuel finit par céder, comme Dieu lui-même le lui conseille, dit le texte.

Il concède donc au peuple l’intronisation d’un roi, Saül, qui finit par être rejeté, car comme Samuel avait prévenu, roi, Saül finit par se prendre pour le roi. Il est remplacé par David, qui lui, bien que roi aussi, reconnaît la suzeraineté de la loi, dont il n’est pas la source — cela apparaît dans l'épisode Bathsheba : David commet un adultère doublé de la mort du mari causée par David. Or que fait David lorsque le prophète Nathan lui met le nez dans sa faute ? Va-t-il dire : je suis le roi, cette femme me plait, je fais ce qui me plait ? Non : il se repent, reconnaissant qu’il y a une loi au-dessus de lui et qu’elle le concerne aussi. Ce sera la marque de sa dynastie, monarchie constitutionnelle, donc, en quelque sorte, instaurée dès lors sur cette base, la loi souveraine — le successeur de David est le fruit de cet adultère : Salomon. La loi souveraine sera la base — que cette dynastie en viendra certes elle-même à trahir…

C'est à cette tradition qui va du Sinaï à David que se réfèrent les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. Pour la première fois Europe, la liberté, et pas seulement la tolérance, est reconnue aux juifs — tous égaux sous une même loi (cela envisagé même pour les “Turcs”, i.e. musulmans). C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendra la Révolution américaine (qui l’étend même, ce que n’ont pas pu faire leurs prédécesseurs anglais, aux catholiques reconnaissant désormais l’égalité des cultes et condamnés pour cela par Rome pour “hérésie américaniste”). C'est toujours ce modèle que reprend la Révolution française (malgré la vive opposition romaine). Pour la Révolution américaine, voir aussi l’anticipation dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (cf. Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », in L’Obs, oct. 2017) — on pourrait préciser : les protestants et les juifs.

En commun, une idée que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

C’est le pasteur Rabaut St-Étienne, alors président de la Constituante, qui au nom des mêmes principes puritains, exige pour les protestants et les juifs la liberté et non la tolérance. Il est ami de Lafayette, avec l’appui duquel il avait obtenu l'insuffisant édit de tolérance de 1787. Le parallèle américain de la Révolution est connu — et apparaît dans la reprise de la Cocarde américaine comme symbole, origine la plus probable du drapeau tricolore. C’est encore à Rabaut St-Etienne que l’on doit l’incise “même religieuses” dans l’article X de la Déclaration de 1789.


4. Eschatologies

La lecture en termes eschatologiques de la Révolution française et de la civilisation libérale, fait en premier lieu de Hegel, plonge ses racines jusqu’au XIIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Ses développements ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce ce qu’il appelle l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa thèse, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui-même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, en 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, et une universalisation radicale avec la Révolution française. Hegel en fait une lecture inscrite dans une eschatologie immanentiste — post-galiléenne / 1609 : de 1609 à 1648, une quarantaine d’année qui voient naître, suite aux observations de Galilée, la philosophie moderne, et suite au débouché de la guerre de Trente ans, la civilisation moderne. C’est un processus historique rationnel débouchant sur la liberté dont il s'agit, selon la relecture qu’en fait Hegel.

Lecture eschatologique… Or, on trouve aussi une lecture eschatologique, très différente, des événements révolutionnaires dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, qui y lisent un tournant eschatologique, doublé de la lecture dans les Écritures du lien de l'alliance scellée avec Israël et de la Terre promise. En commun à tous ces courants apparus après la Révolution, l’idée d’une ère heureuse terrestre, règne messianique dans ce cas, ère de la liberté pour Hegel.

Pour Hegel il est question de l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via un processus qui permet à l’Idée absolue de se réaliser, via son incarnation dans la matière, comme esprit — un parallèle qui peut paraître étonnant, avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore, pour discret, est pourtant perceptible.

Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien (l’Idée absolue étant abandonnée comme inutile) voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi en analogie avec le joachimisme.

On est aux prises avec une vision de l’histoire comme processus évolutif immanent, qui s’avère très défavorables aux juifs, considérés, dans la ligne de Voltaire, comme relevant d’un passé qui devrait passer. Ils restent tenants d’un rituel dépassé par la modernité, malgré les efforts de la Haskala en vue de l’assimilation.


5. Eschatologies entre immanence et transcendance

Le système hégélien marque un point d’orgue dans la relecture, que l’on peut dire post-galiléenne rationnelle, immanente des événements. L'événement “lunette de Galilée” (1609) marque le tournant vers le développement de la philosophie moderne : il s’agit de repenser le monde autrement que sur la cosmogonie qui vient de s’effondrer sous la “lunette de Galilée”. C’est en arrière-plan du trajet qui va de Descartes, à Kant puis Hegel, en passant par les philosophes anglais et Spinoza.

Hegel est celui qui, sur cette base moderne, relit le tournant révolutionnaire comme inéluctable tournant historique. Trois critiques principales de Hegel suivront très rapidement, inscrites malgré tout, et malgré leurs tenants, dans sa lignée : Marx (qui relit le processus comme processus matériel), Schopenhauer (qui, du vivant de Hegel, refuse la rationalité du processus), Kierkegaard. Ce dernier, critiquant Hegel en référant à la dimension transcendante du religieux, offre en cela une position potentiellement bien plus favorable aux juifs, signes de l’autre, comme l’est l’existence individuelle inassimilable dans le système hégélien.

Autre approche de la nouveauté radicale post-révolutionnaire, le XIXe siècle américain tente d’en comprendre le tournant en regard des prophéties bibliques, fait de divers groupes anglo-américains. La source de la lecture des événements, la prophétie biblique, est donnée comme transcendante. Deux cas significatifs, parmi d'autres, sont l'adventisme et le darbysme. Concernant les juifs, on a dans ce dernier cas une reprise de la question de l’alliance indéfectible, relue dans le cadre d’une succession de dispensations non-abrogées. Héritier anglican, dissident, des réflexions des calvinistes du XVIIe s. aux Pays-bas sur l’indéfectibilité de l’Alliance avec Israël — de Pierre Poiret à Cocceius, il se sépare de Calvin qui considère qu’il n’y a qu’une seule alliance (malgré la pluralité historique des rites), scellée avec Abraham, et élargie aux nations. Dans le darbysme, il y en a sept, dont la 5e est l’alliance mosaïque avec Israël et la 6e, l’Église. Aucune des deux n’est abrogée, mais l’Église a toutefois, quoique provisoirement, pris la place d'Israël (on est encore dans une théologie de la substitution). Provisoirement car dans ce courant on attend ce qu’on appelle l' “enlèvement de l’Église”, après lequel Israël retrouve toute sa place. Cela n’est pas anecdotique puisque cette théologie est devenue numériquement très importante principalement aux États-Unis, soutenue par une traduction de la Bible très populaire, dotée de commentaires dans cette ligne, la Bible de Scofield — théologie qui explique en grande partie le soutien à l’État d’Israël comme accomplissement des prophéties bibliques. Demeure l'ambiguïté issue — en tout cas similaire à celle — de Luther, envisageant une future conversion des juifs. Cela dit, ladite conversion, massive, aura lieu ici après le retour du Christ venu enlever l’Église, ce qui n’empêche pas la perpétuation de l’élection d'Israël, d’où beaucoup d’attitudes favorables, depuis l'accueil des juifs par des cévenols calviniens alors influencés, entre autres, par le darbysme, jusqu’à une forte sympathie pour l’État d'Israël. Dans tous les cas, on aura de la peine à comprendre ces réalités politiques si l’on ne tient pas compte de ces théologies (et quand on sait le rôle équivalent de la théologie en islam, on serait bien inspiré de ne pas se contenter d’une lecture seulement immanente de l’histoire, qui ne serait qu’économie et conflits d’intérêts)…




Suite ICI


samedi 7 décembre 2024

Signes des temps et civilisation moderne (2e partie)





Sommaire

Lorsque la Chrétienté (comme christianisme politique) s’est effondrée suite à ses divisions (en 1648), une relecture protestante de la Bible hébraïque a initié un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.
Quid pour nous aujourd'hui des événements inouïs et terribles advenus depuis le XXe siècle ? Quelle lecture du 11 septembre et du 7 octobre comme signes des temps — et de quels temps ?
“Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ;‭ et le matin : Il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps”‭ (Mt 16, 2-3). Cf. Mt 24, deux signes : le figuier : “Dès que ses branches deviennent tendres, et que les feuilles poussent, vous connaissez que l’été est proche” (Mt 24, 32) et l’aigle : “où sera le cadavre, là s'assembleront les aigles” (Mt 24, 28).

*

Voir le texte en entier (1ère et 2e parties) ICI — >

Voir Introduction & Première partie (précédant la civilisation moderne) ICI :
"L’État, le judaïsme et la Chrétienté"
— >


*

Deuxième partie : Civilisation moderne d'hier à aujourd'hui

La vision optimiste partagée par tous les courants de la civilisation moderne est rationnellement très convaincante : cf. Francis Fukuyama, qui en offre en 1989 une relecture en regard de l'effondrement du mur de Berlin, où il fait apparaître que nous aspirons tous à la liberté et à la reconnaissance (thymos) ; mais qu’au bout du compte cela débouche sur le dernier homme, repris de Nietzsche (Zarathoustra, Prologue § 5) — qui n’est pas sans ressembler au citoyen américain décrit par Tocqueville ! (Et désormais universalisé.)

Vision eurocentrée, occidentalo-centrée dès l’origine, comme le laisse apparaître la conférence de Berlin de 1885 où les nations occidentales (Empire ottoman inclus) se partagent le monde pour le coloniser. Les grandes nations s'auto-octroient leurs fonctions impériales…

On est alors à la veille d'un nouvel effondrement : 1914. Les nations censément libératrices s'avèrent terriblement meurtrières, et… nationalistes, excluant ce qui ne correspond pas à leur auto-définition d’elles-mêmes. Cela a déjà été révélé par l’affaire Dreyfus. Voilà un Français extrêmement patriote, mais qui a le tort d’être suspecté du fait de sa religion, qu’il ne pratique même pas. En naîtra l’idée de l’Autrichien Herzl : le sionisme (qui se concrétisera par une double décolonisation, des juifs et des Arabes à l'égard des Ottomans puis des Anglais — cf. G. Bensoussan, Que sais-je ?). L'événement 1918 ne fera que exacerber un nationalisme devenu idolâtrie extrême dans les velléités des perdants, allant jusqu’aux volontés exterminatrices. L’Empire ottoman vaincu, fomentant le génocide des Arméniens, parmi d’autres chrétiens, l’Allemagne vaincue, succombant au nazisme, décidant l’extermination des juifs, 1942 la “solution finale” — cf. le film La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee.

Or, de quoi s'agit-il ? D’un déploiement extrême du phénomène du bouc émissaire. Les vaincus cherchent et trouvent des bouc émissaires à leur défaite, sur qui faire reposer leur culpabilité et leurs ressentiments.

Les vainqueurs, eux, n’ont perdu ni leurs colonies, ni leur racisme (apartheid, ségrégation, etc.). Symbole évident pour la France, le 8 mai 1945…

*

Écoutons Aimé Césaire :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ;
que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
« Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi : “Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 12-15).

Frantz Fanon :
« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait :
“Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” »
(Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])

Ou James Baldwin :
« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)

*

Citation de Grégory Solari, théologien et philosophe, publié sur La Croix le 07/05/2024. Extraits :
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom “Israël” précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les campus, Israël se réduit aujourd’hui à un oxymore cumulant en un seul mot ce qui permet de passer presque sans transition de la compassion à la condamnation (“génocide”), sans scrupule, ou très peu, pour l’insulte que constitue ce glissement. Avec la bonne conscience d’un imaginaire […] qui constitue le geste caractéristique du néo-antisémitisme depuis 1948, à savoir : jouer Israël contre le peuple juif.
Dissociation factice, mais commode, puisqu’elle permet depuis six mois de temporiser face à la montée croissante de la violence à l’endroit de tout ce qui se rattache fantasmatiquement au sionisme […] rejoué sur la scène académique, […] occupation relayée […] par un appel au boycott des institutions universitaires israéliennes […] coïncid[ant] symboliquement avec le jour commémoratif de la Shoah (5 mai). C’est-à-dire avec l’événement qui a poussé les survivants des camps devenus apatrides et malvenus partout, ou presque, à la constitution de l’État hébreu. »


*

Le sempiternel phénomène du bouc émissaire est à présent partagé par un Occident qui se lave de sa culpabilité coloniale, et génocidaire réelle — sur Israël, et d’un monde arabo-musulman qui se décharge de son ressentiment dû à ses échecs constant et jamais regardés en face (et dont les débouchés monstreux conduisent au 11/09 et au 7/23).

Un parallèle historique : la séculaire violence contre les femmes dont veulent se purger les héritiers du patriarcat occidental, mis en lumière pour les Etats-Unis dès les années 1970 par Kate Millett et Andrea Dworkin (cf. son livre Les femmes de droite qui pourrait sérieusement être pris en compte concernant les dernières élections aux USA) ; un système patriarcal qui est évidemment bien plus prégnant dans le monde arabo-musulman.

Quid du silence assourdissant sur les atrocités contre les femmes et viols de masse du 7 octobre, et protestations du bout des lèvres contre ce que subissent les Afghanes, et les Iraniennes victimes des principaux ennemis actuels d’Israël ?

Caractéristique du phénomène du bouc émissaire, selon René Girard : la victime n’a aucun rapport avec le problème des bourreaux…

Et comme tout peut toujours se retourner, René Girard note dans ses dernières œuvres (cf. Achever Clausewitz, 2007) que quand la civilisation a fini par découvrir qu’être la victime pourrait signifier avoir le beau rôle — selon ce que Nietzsche dénonçait dans sa première dissertation de la Généalogie de la morale, où la morale juive résumée dans le Décalogue a été, hélas selon lui, partout véhiculée par le christianisme puis par les Droits de l’Homme et le socialisme —, on assiste, avertit Girard, à un redoutable retournement stratégique :
faire passer l'agresseur pour la victime et donner à l’agresseur le beau rôle. Où l’on retrouve l’application à Israël des termes de colonialisme, apartheid, génocide… qui servent à assurer la légitimité de sa mise en bouc émissaire. Jankélévitch le pressentait, écrivant en 1965 : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible)

R. Poupin, La Rochelle, AJC 7 & 8 déc. 24


mardi 7 mai 2024

Les albigeois étaient-ils cathares ?



Photo : Montségur - Lamecast, Wikimedia


ALBIGEOIS : le premier historien moderne à traiter la question, au XVIe s., est le pasteur Jean Chassanion (Histoire des albigeois, Genève 1595, rééd. Ampelos 2019). En accord avec les synodes réformés de Nîmes (1572) et de Montauban (1595), il rejette la classification catholique comme hérétiques de ceux qu’il nomme albigeois. (NB : Conformément à l’usage en français, on écrira albigeois avec minuscule pour parler de la religion, Albigeois avec majuscule pour parler de la région et de l’appartenance régionale.)

Chassanion rejoint Calvin, qui, dans son Institution de la religion chrétienne, rejetait explicitement l’hérésie des cathares, terme qu’il référait non pas aux albigeois, mais aux anciens novatiens et donatistes (IC IV, i, 13 ; IV, viii, 12).

Concernant les albigeois, les réformés du XVIe s. n’avaient aucune raison d’accorder un crédit excessif aux allégations d’une Église qui les avait persécutés, comme elle persécutait les réformés à leur tour.

La seule difficulté que concède Chassanion chez les albigeois est liée à la présence incontournable dans les textes d’un rite original, le Consolament, qui pour lui connote quelque chose de type anabaptiste. Reste que pour l'essentiel, c’est au fond un mouvement pré-réformateur.

Est totalement ignorée chez lui, et même clairement rejetée, l’hypothèse manichéenne (Chassanion, éd. Ampélos p. 81), ou cathare, celle qu’exprimait un polémiste du début du XIIIe s., s’en prenant à ceux qu’il appelait « les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares (moderni kathari) qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… » (Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, texte édité par Christine Thouzellier, Louvain, 1964, p. 217 — l’attribution du Liber à Durand est aujourd’hui mise en cause : cf. notamment les travaux d’Annie Cazenave).

Les réformés languedociens du XVIe s. assimilaient vaudois et albigeois comme deux branches du même mouvement. Or ils n’ignoraient pas que leurs coreligionnaires de Provence et d’Italie étaient issus de l’Église vaudoise, ralliée, selon des décisions prises par leurs prédicateurs, les « barbes », à l’Église réformée via un synode tenu à Chanforan en 1532. Ralliement des vaudois à la Réforme, mémoire orale, textes aujourd'hui perdus, outre des textes occitans comme la Canso de la croada, la Chanson de Croisade albigeoise (env. 1212-1219) qui nous sont parvenus — voir les références au colloque de Montréal, à la chronique de Guillaume de Puylaurens (cf. les travaux de Michel Jas et ceux d’Anne Brenon), autant d'éléments qui renforcent leur conviction.

C’est ainsi que, pour les réformés des XVIe et XVIIe s., ceux qu’ils perçoivent comme une antécédence médiévale de leur foi ne sont pas des hérétiques manichéens ou cathares, mais des chrétiens albigeois : rejetant le qualificatif général d’hérétiques (vocable des procès d'Inquisition, référant à ce qui diverge de ce que l'autorité romaine détermine), terme utilisé préférentiellement pour désigner les albigeois par les catholiques médiévaux, les réformés rejettent donc aussi le terme manichéens, de toute façon trop précis pour les catholiques eux-mêmes, raison probable de l'émergence du terme intermédiaire « cathares », ni trop vague comme « hérétiques », ni trop précis comme « manichéens », pour désigner quand même ce qui caractérise le manichéisme, le dualisme (selon ce mot inexistant jusqu’à fin XVIIe s., forgé en 1697 par Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, pour caractériser… le manichéisme).

Manichéens, cathares, ce vocabulaire polémique vient trop évidemment d’une Église persécutrice pour stigmatiser de véritables précurseurs de la Réforme, caractérisés par des points que leurs ennemis ont noté : rejet du purgatoire, de la transsubstantiation, parmi d’autres positions les rapprochant des réformés, qui leur ont valu avec la persécution diverses accusations calomnieuses.

Un courant contemporain rejoint, apparemment sans vraiment le savoir (ne les citant jamais), les anciens réformés, mais allant un pas plus loin, puisqu’ici l’Église catholique persécutrice ajoute à la violence et à la calomnie contre un albigéisme réel, la perversion de constituer l’hérésie via sa persécution, voire de l’inventer pour légitimer sa persécution (selon la suggestion du titre du colloque présidé par Monique Zerner tenu à Nice en 1998 : Inventer l'hérésie ? Cf. infra). Une lignée développée suite aux travaux de Jean-Louis Biget, aujourd’hui représentée par des historiens comme Gregory Pegg, Julien Théry, Alessia Trivellone, initiatrice d’une exposition intitulée « Les cathares, une idée reçue ».

Les travaux de Robert Moore ont aussi nourri ce courant : l’historien britannique faisait apparaître à la fin des années 1980 (La persécution : sa formation en Europe, trad. fr. 10/18, 1991) une Église catholique médiévale en proie à un glissement paranoïaque, se protégeant en devenant société persécutrice. Moore, cependant, ne nie alors en aucun cas la réalité de l’hérésie cathare persécutée, non plus qu’il ne nie la réalité de l'existence des juifs, des lépreux, des homosexuels, autres groupes persécutés à l’instar des cathares. (Notons que les homosexuels finiront même par en recevoir un des noms : bougres, qui au départ visait simplement le lien de l’hérésie occidentale avec la Bulgarie…)


ALAIN DE LILLE/MONTPELLIER ET LES CATHARES COMME « CHATISTES »

De la volonté persécutrice à la calomnie, le pas est souvent franchi. Alain de Lille/Montpellier, théologien cistercien (fin XIIe s.) : « Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat en qui leur apparaît Lucifer […]. »

Polémiquant en Languedoc, comme l’auteur du Liber contra manicheos dénonçant les « moderni kathari », Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, théologien cistercien, est l’auteur d’un De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et d’un Liber Pœnitentialis (1184-1200). « Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du IIIe Concile de Latran (1179), canon 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et “autres lieux”. Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme, écrit l’archiviste sulpicien Jean Longère (Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218). Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait », poursuit Jean Longère.

En effet, sa somme quadripartite est dédicacée à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier, parlant des hérétiques du Languedoc.

C’est dans cette Somme De la foi catholique, quadripartite : Contre les hérétiques [i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares, distingués des vaudois], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [i.e. musulmans], que l’on trouve l’affirmation selon laquelle cathares = « chatistes » (terme de Jean Duvernoy) — Alain : « on les dit “cathares” de “catus”, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat […] ». (Patrologie latine, t. 210, col. 366).

Reprenant le IIIe Concile du Latran auquel il assista, Alain habita donc ensuite Montpellier, où il vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à l'abbaye de Cîteaux, où il mourut en 1202.


THOMAS D’AQUIN ET LES HÉRÉTIQUES

Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils (env. 1260), visera les mêmes (sauf les vaudois, pas vraiment hérétiques : leur rupture avec l’Église romaine n’est pas nette). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, pas des figures théoriques d’un temps jadis.

Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant par Dominique de Guzman pour lutter contre l’hérésie languedocienne, l’Ordre des Prêcheurs, qui deviendra les « dominicains »), Thomas les combat par ce dont il pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament.

Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.

La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Entré dans l’ordre des Prêcheurs fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc… c’est dans ce cadre qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.

Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des « hérétiques », terme qui, invariablement aux XIIe et XIIIe s., désigne des « manichéens », des « cathares » — d’où le risque que prend Thomas en construisant une alternative théologique moins potentiellement dualiste.


LATRAN III

Le souci pour les terres d’Oc pris en charge par les cisterciens et les dominicains est ancien, clairement et largement manifesté au IIIe concile du Latran, dès 1179.

Le Concile réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Il est convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, c’est le XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (canon 27) nomme, entre autres, « cathare ».

Canon 27 : « […] bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »

Mentionnant des termes privilégiés dans d'autres régions (patarins en Italie ; publicains dans le Nord ; voire cathares d'abord en Rhénanie), le concile, à vocation universelle mais visant les terres d'Oc, laisse percevoir que l'hérésie, si elle infeste particulièrement les régions d'Oc, a une dimension plus large.

Dans la ligne du Concile, ainsi que le relevait Michel Roquebert, « le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : “Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins…” ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138.

Notons en passant que de Latran III au Contra manichaeos en passant par Alain de Montpellier (et ils ne sont donc pas les seuls documents — pensons aussi à la Summa de catharis de l’ex-cathare Rainier Sacconi qui y réserve un chapitre aux « cathares toulousains, albigeois et carcassonnais »), les hérétiques d’Oc sont appelés notamment, et fréquemment, « cathares ». Cette fréquence interroge tout de même sur la raison de la pétition de principe d’aujourd’hui, si nettement contredite par les textes, qui veut que le terme ne concerne jamais les terres d’Oc. Ce terme qui apparaît au moins dès la décennie 1160 (en Rhénanie — comme le notait Duvernoy dès 1976), voire avant, est bien appliqué quelques années après aux hérétiques d’Italie et des pays d’Oc par les polémistes et les textes théologiques de leurs adversaires médiévaux.


SUR LE VOCABLE “ALBIGEOIS”

Si la dynastie de Guilhem VIII Montpellier auquel Alain dédicace son traité est bien catholique, proche de celle d'Aragon, on sait que les comtes de Toulouse sont eux aussi des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome ! Pourquoi cette suspicion ?

Pourquoi le Concile de Latran III (en 1179), canon 27, texte important s’il en est, étant à portée « œcuménique », omet-il, au sujet de l'hérésie, le Carcassonnais ? : « puisque — rappelons le canon conciliaire — dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. »

Pourquoi pas les terres plus proches de la dynastie aragonaise ? Pourquoi, quelques décennies après, le Contra manichaeos, contrairement à Latran III, ne comporte pas cet « oubli » ? : « ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne ».

L’explication rejoint la raison de l’emploi du vocable « Albigeois » pour désigner le cœur de la terre hérétique. Un peu d’histoire politique pour répondre à ces questions…

Toulouse, Aragon, Montfort et l’Albigeois

Décidément suspects, les comtes de Toulouse sont pourtant apparemment insoupçonnables : ils sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais on les y trouve… en total porte-à-faux avec le projet romain ! Je cite Steven Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur […]. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise […]. » (Steven Runciman, Les Croisades, Cambridge 1951, Paris, Tallandier, 2006, p. 333.)

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur les terres, censées être les siennes, que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin (IXe s.), entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII (XIe s.). Dans la logique de Grégoire et de la réforme, grégorienne, qui porte son nom, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines. Et c’est ce qui vaudra à Simon de Montfort ses acquis en terres d’Oc.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae :

« Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27) »


À l'inverse de cela, si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédence d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En étant loyal au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine ! La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade (1204), Rome, qui dénonce certes le « dérapage », crée pourtant un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, Providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des comtes de Toulouse, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli que sont nos corps, veut l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris… Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat du légat du pape Pierre de Castelnau sur ses terres en 1208, est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence et motif du déclenchement de la croisade, face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Hérétiques, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui, humiliée en 1209 à St-Gilles sous Raymond VI, sera finalement défaite sous Raymond VII, avec sa reddition au traité de Meaux-Paris de 1229. D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ? Dès 1179 à Latran III, ce sont les seules terres de suzeraineté toulousaine qui sont visées, dont une, l’Albigeois, est aux mains du vicomte Trencavel, lequel est aussi vicomte de la terre carcassonnaise, revendiquée, elle, par le comté de Barcelone, et donc le roi d'Aragon Pierre II le Catholique, en aucun cas suspect d’hérésie, vassal direct du pape, et allié de Guilhem VIII de Montpellier auquel Alain dédicace son traité (façon de dire à Guilhem : continuez à ne pas favoriser l’hérésie). Mais alors, comment mettre en cible canonique la terre de Carcassonne dont Pierre II est le suzerain ?

Or, on le sait, le comte de Toulouse Raymond VI s’est croisé pour rejoindre l’armée qui déferle sur ses terres, qui dès lors, sont censées se trouver à l’abri.

C’est ici que le terme Albigeois va rendre un service important, alors que ce n’est pas le comté de Toulouse qui est visé, mais sa partie régie par le vicomte Trencavel, l'Albigeois : et à travers l’Albigeois c’est la dynastie vicomtale Trencavel qui est ciblée… emportant aussi Carcassonne, qui va échoir avec toutes les terres Trencavel à Simon de Montfort, champion de la papauté dans la Croisade. D’où un problème, qui transparaît nettement dans la Canso, la Chanson de la Croisade.

Texte en vers occitans, la Canso est considérée par la critique unanime comme étant due à la plume de deux auteurs, Guillaume de Tudèle pour la première partie, un anonyme pour la seconde. Cette dualité d’auteurs sur laquelle la critique est unanime ne doit pas masquer pour autant la réelle unité de l'œuvre, à savoir la fidélité au comte de Toulouse, comme croisé pour la première partie, comme croisé trahi pour la seconde.

La Canso, comme les autres chroniques de la Croisade (Pierre des Vaux de Cernay et Guillaume de Puylaurens), parle d’Albigeois. C’est bien cette terre-là qui est visée dans la Croisade contre l’hérésie. C'est bien Trencavel qui est dans le collimateur. Mais il l'est comme vassal du comte de Toulouse — qui est resté suspect.

Ce qui n’empêche pas qu’en attaquant les terres Trencavel, Simon de Montfort a porté atteinte à une terre, le Carcassonnais, relevant du catholique insoupçonnable qu’est le roi d’Aragon — qui dès lors va vouloir reprendre ses droits, en s'alliant au comte de Toulouse, qui, dans la perspective croisée, est illégitimement pris en cible par la Croisade, puisqu'il est lui-même croisé ! C’est ce dont témoigne la deuxième partie de la Canso, sans que cela rompe l’unité du texte, qui se fait autour de la loyauté au comte de Toulouse — croisé loyal dans la première partie, croisé trahi dans la seconde.

En tout cela, on assiste au choc titanesque de deux catholiques insoupçonnables et concurrents, deux champions du pape : Pierre II d’Aragon et Simon de Montfort. Les chroniques catholiques et cisterciennes soutiennent Simon, la Canso pro-toulousaine (et tout aussi catholique, mais se percevant comme trahie) soutient Raymond de Toulouse et son nouvel allié, Pierre II d’Aragon.

Point commun quant au vocabulaire : le statut hérétique (la Canso parle de « ceux de Bulgarie ») de l'Albigeois, seul incontestablement hérétique. La mise en cible de l’Albigeois est indubitablement antérieure. Dès lors, à l’unanimité, il devient pour les chroniqueurs unanimes, synonyme d'hérésie cathare en Languedoc. Le terme perd sa majuscule en français, passant de désignation régionale à désignation religieuse.


SUR LE VOCABLE “CATHARES”

Un abbé rhénan, Eckbert de Schönau, écrit dans ses Sermones contra catharos (1163) — in Patrologie latine, t. 195, col. 13-106 : « Ce sont ceux qu'en langue vulgaire on appelle cathares »… Eckbert communément considéré, depuis que Duvernoy l’a relevé, comme le premier à mentionner le vocable « cathares ».

… Sauf si l’on en croit Christine Thouzellier qui faisait remonter le terme une dizaine d’années avant : « En l'état actuel de la documentation et jusqu'à preuve du contraire, un jugement tenu à Cologne par l'évêque Arnoul vers 1151/52-1156 et dont fait état une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (1164/65-1167) condamne sous le nom de "Cathares" les tenants de l'erreur dualiste. Ainsi attribuée pour la première fois, l'expression réapparaît dans les actes conciliaires du Latran (1179) et sera souvent confondue avec le terme Pathare. » (In Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 347-348.)

Avant cela Yves de Chartres parle aussi, fin XIe s., de cathares (remarque de J. Chiffoleau signalée par J. Théry). Auparavant, dès l’an mil, il est question de manichéens. Yves réfère-t-il par ce vocable aux anciens donatistes ? — sachant que l’exigence de pureté desdits « manichéens », partagée dans un premier temps avec le pape réformateur Grégoire VII !, est perçue comme crypto-donatiste.

Eckbert, lui, rattache le vocable aux « catharistes » de saint Augustin polémiquant en employant ce nom là contre une des mouvances du manichéisme (plutôt qu’aux « cathares » de l’époque du même Augustin qui renvoient plutôt aux « novatianistes »). Cathares i.e. ici, donc, « manichéens ». Selon Eckbert, ils ont « eux-mêmes assumé cette appellation de purs », selon le sens grec de catharos. Mais peut-être est-ce là aussi une reprise d’Augustin écrivant : « cathari, qui se ipsos isto nomine nominant » (De haeresibus, XXXVIII).

Dans la ligne universitaire des années 1970-1980, il est acquis que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme, via une généalogie précise, passant par les pauliciens d'Arménie, etc.

Au prix de la réception de noms d'oiseaux plus subtils certes que ceux d'Alain de Lille, Jean Duvernoy ne fait pas sienne cette vulgate d'alors et renouvelle définitivement l'étude de l'hérésie. Il se fait taxer d'historien amateur et régionaliste pour avoir remarqué, sans se préoccuper de l’argument d'autorité universitaire, ce qui est depuis admis par les successeurs des autorités des années 1960-1970. Il vaut de donner une citation à titre d’illustration de ce qui s’écrit alors contre Duvernoy, « historien amateur qui divague » (sic) — dixit la chercheuse Christine Thouzellier. Je cite :

« Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 ([Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, Privat 1976,] p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les ‘chatistes’ dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348) ». Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978) s'est par la suite modérée elle-même.

Ses successeurs universitaires n'ont pas toujours cette humilité. Ils sont bel et bien héritiers de Duvernoy, en dette à ses travaux, qu’ils ne citent pas. Rendre hommage à cet « historien amateur régionaliste », reconnaître ses dettes à ses travaux, semble rester suspect aux yeux de ceux qui sont loin d'avoir la connaissance exhaustive des documents qui était la sienne — qui lui fait dire dès les années 1970 que les cathares étaient chrétiens et ne se voulaient que chrétiens.


PROTESTATION MORALE

Sans le dire en ces termes, mais dans cet ordre d'idées, l’historien italien Raffaello Morghen écrivait judicieusement en 1951, rejoignant les apologistes protestants des albigeois dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors.

Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec le chercheur Antoine Dondaine, o.p. Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme — cf. infra — le faisait déjà Schmidt au XIXe s. !) : « La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique. » (« Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge », Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962, p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer, 1953, trad. fr. Les cathares, Payot 1974) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses récentes qui se réclament de lui…


HÉRÉSIE INVENTÉE ?

L’invention de l’hérésie est la thèse suggérée par le colloque de Nice de 1998 (cf. les actes : Monique Zerner, dir., Inventer l'hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition, Nice, C.E.M, 1998), en dette lui-même à l'œuvre de Duvernoy ! Le colloque, donné comme moment incontournable de l'étude de l'hérésie, se penche, concernant un document présenté comme « charte de Niquinta », sur des questions traitées déjà dans les années 1960, pour arriver à des conclusions… rejoignant finalement la prudence… de Duvernoy : ne tranchant pas… comme les controverses des années 1960 n'avaient pas tranché !

Le colloque reprenait ces mises en doute antérieures de l’authenticité de ce document dont le support date du XVIIe s. (comme nombre de documents inquisitoriaux). Il est présenté comme Actes d’une rencontre tenue à St-Félix de Lauragais en 1167, témoin d’un contact entre bogomiles d’Orient byzantin (et notamment le fameux « Niquinta ») et cathares d’Oc. Simple élément de confirmation d’un contact bogomilo-cathare signalé par ailleurs (par ex. sous le nom de Nicetas de Constantinople dans les sources italiennes) — le contact fût-il donné de façon trop appuyée quand la référence épiscopale bulgare devient un « pape » ! Référence épiscopale tout au plus que ce qui est présenté dans ce document (ce qui en passant constitue un autre indice en faveur de l’authenticité de la Charte de Niquinta : au XVIIe s. des réformés français, censés présenter là un élément d’apologétique en faveur de leur légitimité, n’auraient vraisemblablement pas inventé pour leur Église des ordinations d’évêques, comme les catholiques !).

Reste que le colloque de Nice, reprenant une interrogation déjà posée dans les années 1960, parvenait aux mêmes non-conclusions que dans les années 1960, penchant quand même, après l’expertise requise de Jacques Dalarun et Denis Muzerelle, en faveur de l’authenticité. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est une persévérance tenace, qui déboucherait ensuite sur la remise en cause, quitte à donner dans des excès évidents, de tout ce qui ne va pas dans le sens de « l’intuition » à la base de ces remises en question : pas de « cathares » en Languedoc médiéval.

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses « insultes » prêtées avec susceptibilité à quiconque, voire en donnant dans l’humour, n’adhère pas aux thèses récentes) — Duvernoy remarquait que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice :

« “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse [de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France, le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. »
(Jean Duvernoy, Histoire et images médiévales n° 05, mai juin juillet 2006, p. 4 et 7).


MOMENTS DU RETOUR MODERNE AU VOCABLE CATHARES

L’évêque Bossuet

Bossuet, en regard du matériau polémique et inquisitorial médiéval dont il disposait, entreprend de réfuter la conviction protestante selon laquelle les albigeois n’étaient pas cathares, mais plutôt une aile, du côté ouest du Rhône, du mouvement globalement similaire, dont l’aile est du Rhône était plutôt nommée vaudoise, en Provence et en Italie du Nord. Pour Bossuet, l’idée d’une même réalité valdo-albigeoise est erronée.

Avec Bossuet, est clairement confirmé le fait que les controverses historiographiques modernes autour de la question albigeoise-cathare relèvent du conflit catholiques-protestants. C’est bien dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688) que l’on trouve ce point sur ceux qui sont bien, pour lui, des cathares : le but de son ouvrage est de montrer que la diversité protestante est signe d’erreur, la vérité étant pour lui dans la fixité permanente d’une Église catholique romaine, qui, pense-t-il, n’a jamais varié ni évolué.

Même si elle l’ignore, la critique « déconstructiviste » actuelle rejoint cet aspect de Bossuet : le refus de tout point commun unifiant une série d’hérésies diverses — ce que Bossuet dénonçait dans le protestantisme : variations, là où la vérité du catholicisme est d’être uni, universel et immuable (l'apologétique catholique a abandonné cette idée depuis le cardinal Newman, qui au XIXe s., affirme au contrainte que l’évolution du dogme est le critère d’une vérité vivante). En polémiste, Bossuet s’appuie sur le fait que les protestants considèrent les albigeois comme entrant dans une pré-réforme du même type que celle dans laquelle ils placent les vaudois, pour considérer, ce que ne faisaient pas les protestants, que parmi les doctrines protestantes, se trouve donc aussi le manichéisme qu’il prête aux hérétiques médiévaux : les albigeois dont se réclament les protestants réformés français étaient bien, soutient-il, des manichéens, c’est-à-dire des cathares (il emploie les deux termes, privilégiant le premier, soulignant mieux le dualisme qu’il leur prête).

Charles Schmidt

Les protestants s’en tiennent à leur position jusqu’à Charles Schmidt, luthérien, professeur d’histoire à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Il est le premier protestant à concéder aux catholiques, dans la ligne de Bossuet, que les albigeois, tout en représentant, comme le disaient les réformés d’alors, une protestation morale à l’instar des vaudois, étaient aussi cathares, c’est-à-dire dualistes, « manichéens ». Le titre de son livre le dit : Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois (1849). Façon de coup de tonnerre chez les protestants, occasion de triomphe pour les catholiques !

Contrairement à ce qui se répète et se colporte de nos jours dans la récente école historiographique, ce n’est pas Schmidt qui a inventé l’application d’un terme « germanique », « cathares », aux albigeois. Ce terme, évoquant le dualisme, a toujours affleuré, comme soupçon (malveillant selon les protestants avant Schmidt), puis comme affirmation (Bossuet).

Néo-manichéens

Après Schmidt, il devient difficile aux protestants de soutenir encore que les albigeois n’étaient pas cathares. Mais on n’est plus, comme aux XVIe et XVIIe s., à l’époque de l’orthodoxie réformée. Apparaissent dans le cadre d’un protestantisme romantique et d’un libéralisme en plein développement, des défenseurs d’un albigéisme éventuellement « manichéen », c’est-à-dire cathare. Le mot n’est pas nouveau, mais ne fait plus peur. Le terme albigeois reste préféré : ainsi l’Histoire des albigeois (1870) du pasteur Napoléon Peyrat — qui ouvre la possibilité de compréhension de l’albigéisme comme johannique, avec tout ce que, pour lui, le terme porte d’ouverture gnostique, et donc de type éventuellement manichéen.

Sur cette base, apparaîtra une lignée de néo-cathares, de mouvances diverses, souvent maçonniques — jusqu’au XXe s., avec, entre autres, Antonin Gadal, et surtout, figure importante dans cette lignée, Déodat Roché, se réclamant d’un néo-manichéisme qu’il trouve dans la pensée anthroposophique de Rudolf Steiner.

On l’a compris, dans cette ligne-là, on est sorti du protestantisme…

Hors protestantisme, on est revenu au terme cathares, mais désormais connoté positivement depuis la fin du XIXe s. Simone Weil : « Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. » (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942). Simone Weil eut été étonnée d’entendre donner aujourd’hui comme moment du lancement du mot « cathares » l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, Les cathares (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies, mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, on nous donne comme vulgate Stellio Lorenzi comme un des inventeurs des cathares.

Universitaires classiques

La perspective de Bossuet, confortée par les travaux de Schmidt, s’imposera comme discours universitaire « officiel ». Mais la nouvelle école se trompe sur ce point : tout ne vient pas de Schmidt, on vient de le voir, ni a fortiori de Lorenzi. Mais à partir de Schmidt, d’où cette erreur à son sujet, l’albigéisme est cathare, manichéen. Cette conviction admise ouvre aussi sur une reprise de l’apologétique catholique, admettant que l’hérésie a été persécutée trop violemment certes, mais pas tout à fait indûment. C’est là le discours normatif, conforté par les découvertes de sources nouvelles au XXe s. (notamment par Antoine Dondaine, o.p.), qui vaut jusqu’à la fin du XXe s. — avec une propension à tracer une généalogie faisant remonter les cathares à autant de mouvements dualistes antiques et orientaux, faisant oublier ce que Schmidt maintenait encore, et que l’historien italien Raffaello Morghen soulignera à nouveau dans les années 1950 : le catharisme est aussi, et pour Morghen il l’est avant tout, une protestation morale autochtone. On est à l’époque où même le monde anglo-saxon, dont le protestantisme a souvent maintenu, jusqu’à récemment, la thèse classique réformée, privilégiant le vocable « albigeois », n’hésite plus à parler de Manichéens médiévaux, selon le titre du livre (1947) de l’historien Steven Runciman.


RECOURS AUX TEXTES, DEUXIÈME MOITIÉ DU XXe S.

Un premier courant critique à l'égard de ce discours universitaire devenu « officiel » apparaît dans les années 1950-1970, prenant au sérieux, dans une perspective philosophique et poétique, via la pensée surréaliste, la thématique dualiste, ainsi René Nelli. Contrairement au discours universitaire « officiel », des plus négatifs à l’égard de la pensée dualiste attribuée aux cathares, on considère ici qu’une telle philosophie ne vaut pas disqualification.

Une approche qui libère dès lors les possibilités de critique du discours officiel d’alors, sans pour autant emboîter pleinement le pas aux études qui ont rendu cette critique possible. Une figure centrale se dégage : Jean Duvernoy. Il faut aussi nommer ici Michel Roquebert et la chartiste Anne Brenon, sans compter bien d’autres encore travaillant selon cette perspective depuis longtemps, ou ceux qui les rejoignent, de David Zbiral à Peter Biller.

Au-delà des points communs avec les premiers réformés et avec les travaux de Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc., le courant « déconstructionniste » (selon le mot de Roquebert), sur la base de ce que l'auteur de la monumentale Épopée cathare fait apparaître comme un a priori hypercritique, déborde donc les démarches de ses prédécesseurs (cf. Michel Roquebert : « Le déconstructionnisme des études cathares », in Les cathares devant l’histoire, L'Hydre, 2005). Cela à partir du fait que la plupart des documents qui nous sont parvenus viennent de l’Inquisition et des polémistes catholiques. Quid toutefois des textes venus hors du cadre catholique ? Par exemple le rituel cathare occitan de Dublin, recueilli dans une collection de textes liturgiques vaudois, équivalent du rituel de Lyon accompagnant un Nouveau Testament occitan, et du rituel latin de Florence, trouvé celui-ci dans un cadre catholique et accompagnant un traité cathare, i.e. explicitement « dualiste », le Livre des deux Principes.

Un tel traité, le Livre des deux Principes, si évidemment dualiste mais retrouvé (par le P. Dondaine, en 1939) à Florence dans une bibliothèque catholique (dominicaine), de même que, entre autres, le Traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos où le polémiste s’efforce de réfuter le traité qu’il nomme manichéen ou cathare, posent la question du visage de l’Église hérétique selon ce qu’elle dit d’elle-même, et de l'Église catholique qui tente d’en réfuter les arguments.

Les deux traités, l’un languedocien, l’autre italien, dessinent une théologie similaire pour les deux, essentiellement dualiste : le monde d'ici-bas, fait de douleurs et de violence est dû comme tel au Principe du mal. Il n’est pas le monde idéel du Dieu bon, le seul Dieu au fond, créateur du monde d’en haut, dont le salut consiste à le réintégrer, via le rite du Consolament, ce rite que l’on retrouve chez les bogomiles (cf. le rituel de Radoslav).

Pour les textes cathares dont on dispose, notamment ces deux traités, trois rituels, dont un avec développements explicatifs, un Nouveau Testament occitan, voir : Écritures cathares, trad. R. Nelli, éd. revue A. Brenon, Le Rocher 1995 ; et une traduction plus récente dans Anne Brenon, Les cathares, Ampelos, 2022.

L'Église catholique romaine, elle, apparaît comme persécutrice — aspect accentué par le courant « déconstructiviste », qui dessine une Église catholique bien plus perverse que ce qu’ont jamais pu concevoir les premiers réformés. Les textes de théologie cathare en question, ont, dans la perspective « déconstructiviste »,
— soit été forgés par des théologiens catholiques « inventant l’hérésie » pour mieux persécuter des dissidents potentiels,
— soit sont issus, comme en miroir, de la violence catholique qui aurait fini par faire naître une hérésie de gens croyant ce qu’on leur imputait et le développant théologiquement !

À moins d’admettre que les textes catholiques, moins pervers tout de même que dans l’idée d’une telle invention digne des pires dystopies totalitaires des XXe et XXIe s., n’allaient pas aussi loin dans la paranoïa et visaient une hérésie existant bel et bien avant qu’ils ne l’inventent… Une hérésie ayant une théologie dont ils ont gardé des traités, et qu’ils ont appelée manichéenne ou cathare. Le concile de Latran III, pour classifier ladite hérésie, comme concile œcuménique selon Rome, étendrait à la chrétienté entière ce vocable issu des travaux d’Eckbert de Schönau, sur la base éventuellement d’un vocable évoquant le chat (cf. Duvernoy) : « cathares »… Sauf, évidemment, si Eckbert lui-même fait partie du « complot », forgeant à partir d’écrits des Pères de l’Église une hérésie inexistante auparavant… Reste un nombre non négligeable d'indices convergents qui permettent de dire que, tout de même, les albigeois semblent bien avoir été cathares…


Roland Poupin, février 2024



Quelques ouvrages cités (par ordre de mention) :

Jean Chassanion, Histoire des albigeois, Genève 1595, rééd. avec préface d’A. Brenon, introductions M. Jas, R. Poupin, Ampelos, 2019
Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, édité par Christine Thouzellier, Louvain, 1964
Michel Jas, Cathares et protestants, Familles rebelles et histoire du midi, Nouvelles presses du Languedoc, 2011
Anne Brenon, Les cathares, enseignement, liturgie, spiritualité, l’apport des manuscrits originaux, Ampelos, 2022
Steven Runciman,
Les Croisades, Cambridge 1951, trad. fr. Paris, Tallandier, 2006
Le manichéisme médiéval, Cambridge, 1947, trad. fr. Paris, Payot, 1949
Monique Zerner, dir., Inventer l'hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition, Nice, C.E.M, 1998
Robert Moore, La persécution : sa formation en Europe, trad. fr. 10/18, 1991 (dans un second temps, Moore durcit sa position : cf. son Hérétiques, résistance et répression, Belin, 2017)
Chanson de la Croisade albigeoise, 1212-1219, éd. bilingue au Livre de Poche, 1989
Alain de Lille/Montpellier, De fide catholica, Patrologie latine, t. 210
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, réed. Cerf, 1993
Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, Privat, 1976
Raffaello Morghen, Medioevo cristiano, Bari, 1951, 1962, 1968
Jacques Le Goff, dir., Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962
Jacques-Bénigne Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, 1688
Charles Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, 1849
Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 673-680
Écritures cathares, trad. R. Nelli, éd. revue A. Brenon, Le Rocher, 1995
Le livre des deux Principes, éd. Dondaine, Un traité néo-manichéen du XIIIe siècle, le "Liber de duobus Principiis", suivi d'un fragment de rituel cathare (Institutum historicum fratrum praedicatorum, Romae et Sabinae), Rome, 1939.
Martin Aurell, dir., Les cathares devant l’histoire, L'Hydre, 2005
Michel Roquebert, L’Épopée cathare, Privat, 1970-1989
René Nelli, Philosophie du catharisme, Payot, 1975




samedi 6 avril 2024

Cathares. Quand l’hérésie dérange l’Histoire





“Si une hérésie chrétienne, n'importe laquelle, l'avait emporté, elle ne se serait pas perdue dans les nuances […]. Le doute n'est pas permis : victorieux, les Cathares eussent surpassé les inquisiteurs. Ayons pour toute victime une pitié sans illusions”, écrit Cioran (Le mauvais démiurge, 1969, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 1254). C’est le même Cioran qui dit : “Si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 155). Cette précision pour souligner que ce n’est pas par détestation de l’hérésie qu’il écrit qu’il n’y a pas d'illusion à se faire, mais pour dire l'incompatibilité entre la quête de l’ultime pureté et l'entrée dans l’Histoire par une victoire politique.

L’exigence des cathares fait qu’ils ne pouvaient pas être victorieux dans l’Histoire — l’Histoire que, de la sorte, ils dérangent inéluctablement.

Simone Weil dit les choses en ces termes : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur” (En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?, 1942).

C’est cette incompatibilité entre idéal et Histoire qui explique aussi le résultat imprévu de la réforme grégorienne, ce combat politique d’une Église romaine devenue par là violente et persécutrice. Son combat (contre les puissances politiques d’alors et leur corruption, conflits d'intérêts, etc.), est d’abord une utopie, échouée dans l’Histoire comme toute utopie s’échoue, et échoue, en se réalisant dans l’Histoire. Cioran à nouveau : “Toute utopie en voie de se réaliser ressemble à un rêve cynique” (Écartèlement, 1979, Œuvres, p. 1503).

La réalisation de l’utopie grégorienne, ressemblant à un “rêve cynique”, se traduit fatalement en violence, à laquelle appelle dès 1179 contre les terres d’Oc, un concile, celui de Latran III. Ainsi le dit explicitement son Canon 27, en ces termes : « […] bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] » / “Eapropter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patrinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant…”

Appuyé sur ces termes de Latran III, auquel il assista, Alain de Lille/Montpellier, théologien cistercien, concrétise en quelque sorte les décisions du Concile pour les terres d’Oc où il demeure, en s’adressant à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier, parlant (fin XIIe s.), je le cite, de : « ceux [qu’]on […] appelle “cathares”, c'est-à-dire “coulant par leurs vices”, de “catha” (sic) qui est l'écoulement ; ou bien “cathari”, comme qui dirait “casti”, parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit “cathares” de “catus”, car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat en qui leur apparaît Lucifer […] » (Patrologie latine, t. 210, col. 366).

Alain écrit une somme quadripartite, dédicacée à Guilhem VIII ; il y parle d’hérétiques concrets, concernant les terres d’Oc comme le faisait le Concile. Cette Somme intitulée De la foi catholique, quadripartite, est écrite : Contre les hérétiques [i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens [i.e. musulmans] ; on y trouve l’affirmation que je viens de citer selon laquelle cathares = « chatistes » — selon le terme de Jean Duvernoy lisant Alain selon qui on a là une origine du mot : « on les dit “cathares” de “catus”, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat […] ».

En arrière-plan possible, ou probable, de Latran III et d’Alain, qui y est observateur conciliaire, un travail de 1163, celui de l’abbé rhénan Eckhert de Schönau. Selon Jean Duvernoy, partant d’un vocable désignant d’abord des sectaires en termes évoquant le chat (ketzer), ce qui est repris par Alain —, Eckbert donne au vocable une signification savante en le rattachant aux cathares de saint Augustin.

Le Concile de Latran III, de mouvance grégorienne, a universalisé la dénonciation de l'hérésie en visant explicitement les terres d’Oc, en appelant aux “princes catholiques” pour la réprimer ; il marque par là dans l’Histoire l'incompatibilité entre pureté (visée grégorienne) et Histoire (sa concrétisation violente).

Or c’est précisément cette incompatibilité entre pureté et Histoire que les cathares dérangent en la dévoilant.

Cela pourrait expliquer les contresens fréquents faits à propos de l’hérésie. Incompatibilité qui fait qu'on les sort du concret et qu’on les range dans ce qui ne dérange pas l’Histoire : à un pôle, on en a fait des manichéens hors Histoire locale, des étrangers importés ; à l’autre, une dissidence locale mais fantasmée — réduisant la violence à une affaire politico-militaire “classique”… se donnant le prétexte d’une hérésie fantasmée ; auparavant, avec la thèse du danger de la religion étrangère et importée, il s'agissait d’une défense militaire classique aussi. Aux deux pôles on a une Histoire qui veut avoir du sens, comme réalisation d’une idée. Les cathares disent, par leur vécu, leur existence et leur disparition, qu’elle n’en a pas, que pureté et Histoire sont contradictoires — contraignant les historiens à une difficile humilité… Les cathares ne sont certes pas les seuls à avoir mis en question l'idée d’un sens de l’Histoire, mais l’événement guerrier qu’ils ont subi, le prix que leur existence leur a coûté, et qu’elle a coûté à ce que Simone Weil a nommé le pays occitanien, en font une écharde qui reste dérangeante dans le corps de l’Histoire.

Dérangeante en premier lieu pour l'Église romaine, en second lieu pour la France capétienne et pour son héritage républicain. C’est contre cela que s'est développée la thèse d'un catharisme corps étranger à éradiquer. C'est un aspect central de l'apologétique catholique éminemment représentée au XVIIe s. par l'évêque Bossuet et poursuivie jusqu'à la deuxième moitié du XXe s. comme thèse universitaire majoritaire, faisant de la Croisade et de l'Inquisition un mal nécessaire et, par là, justifié. Cette thèse agréait sans trop de mal la République anticléricale, qui voyait dans l'intervention française, après le refus de Philippe-Auguste de se croiser, un moindre mal, ouvrant dans un second temps sur la réconciliation après la violence romaine et croisée. Les mises en question de la thèse du corps étranger manichéen depuis les années 1970, période à laquelle, suite aux travaux de Jean Duvernoy, on a fini non sans mal par s'accorder à considérer, avec lui, mais souvent sans le nommer, les cathares comme chrétiens ; ces mises en question ont sérieusement fragilisé la thèse du corps étranger. Et les cathares ont continué à déranger l'Histoire comme dotée d'un sens, ce sens justifiant la construction catholique romaine d'un côté, capétienne puis républicaine de l'autre.

S'est alors développée la nouvelle approche, dite “déconstructiviste”, qui aujourd'hui s'avère prendre le relais de l'ancienne, celle du corps étranger, comme méthode apologétique. C'est ce que nous révèle le dominicain Gilles Danroc, qui sans le nommer, s'inscrit en faux radical contre son grand frère, le dominicain Antoine Dondaine, grand représentant de l'ancienne approche et de la réalité hérétique du catharisme. Gilles Danroc reprend tous les récents a priori “déconstructivistes” en attente de démonstration, pour déboucher sur une tentative de disculpation radicale de l’Église catholique. Nouvelle apologétique. S'il semble se séparer de plusieurs tenants laïques du “déconstructivisme” qui chargent l'Église catholique d'une forte perversité paranoïaque, les a priori sont les mêmes, qui relèvent d'une époque, avérée depuis la fin du XXe s., qui a confirmé la réconciliation de facto de l'Église catholique et de la République. Un temps qui recoupe celui de la période des travaux des Cahiers de Fanjeaux. Un temps empreint d'une nouvelle mise en place d'un sens de l'Histoire, où les deux France (catholique et monarchiste vs laïque et républicaine) n'en font plus qu'une. La thèse dite “déconstructiviste” agrée tout le monde, ce qui pourrait expliquer son succès médiatique français, malgré le fait très minoritaire de ses défenseurs.

*

C’est à l'occasion d'un travail de maîtrise en théologie protestante sur Thomas d'Aquin que j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, saint Augustin (IVe-Ve s.), et tout en s'efforçant de lui rester fidèle, a cependant ressenti le besoin, pour penser la nature, d'emprunter largement leur Aristote aux philosophes arabes (notamment un musulman, Averroès, et un juif, Maimonide — tous deux du XIIe s.) ; un emprunt qui a valu à Thomas d’être dans un premier temps condamné (par l'évêque de Paris, en 1277) — on connaissait et pratiquait la logique de ce philosophe grec du IVe s. av. JC, Aristote, il en emprunte en plus, reçues des traductions de l’arabe, la physique et la métaphysique. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré — au grand dam de sa famille, qui espérait plus prestigieux — dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter justement en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi qu’il constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa Somme contre les Gentils… posant la question qui sera celle de ma thèse de théologie (devenue le livre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin) : pour quoi s’est-il astreint à cette tâche si ce n’est pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (comme le dit quelques années avant Thomas le traité languedocien anti-cathare, le Liber contra manicheos) ; à quoi sans ce souci sa démarche était-elle utile ?

Plus tard canonisé, en 1323 — une biographie du début XIVe s. a rappelé son souci de l’hérésie qui le taraude au point de le distraire jusqu’à la table du roi. Je cite : “On raconte qu’une fois que saint Louis, roi de France, l’avait invité à sa table, il s’excusa humblement en raison du travail que représentait la Somme de théologie, qu’il était en train de dicter à ce moment-là. Mais le roi et le prieur du couvent de Paris obtinrent du maître à la fois humble et sublime dans sa contemplation qu’il s’inclinât devant leur volonté. Il quitta donc son étude, et, gardant à l’esprit les pensées qu’il avait formées quand il était dans sa cellule, il se rendit chez le roi. Comme il était assis à sa table, une vérité de foi lui fut tout à coup divinement inspirée. Alors il frappa la table de son poing en disant : ‘Cette fois, c’en est fait de l’hérésie des manichéens !’ Alors le prieur lui dit en le touchant : ‘Prenez garde, maître, vous êtes à la table du roi de France !’ […] Alors le maître, semblant revenir à ses sens, s’inclina devant le saint roi en le priant de lui pardonner d’avoir eu une telle distraction à la table royale. […] Le saint roi fut assez avisé pour ne pas laisser perdre la méditation qui avait pu ainsi absorber l’esprit de notre docteur. Il appela donc son secrétaire, voulant faire consigner par écrit, en sa présence, ce que le docteur gardait en secret […] pour qu’il le conservât.” (Guillaume de Tocco, L'Histoire de saint Thomas d'Aquin – texte écrit entre 1318 et 1323 –, Cerf 2005).

C’est ce souci, immortalisé début XVIe s. par un tableau célèbre de N.-M. Deutsch, après avoir été relevé un demi-siècle après la mort de Thomas dans cette hagiographie de celui qui deviendra saint Thomas qui m’a interrogé et m'a conduit à le travailler en regard des cathares. Il a trouvé quoi de décisif contre les “manichéens”, sinon, de fait, la nature aristotélicienne venue du monde arabe ?

Ce faisant, il apparaît que son œuvre a fini par bouleverser en son entier le christianisme médiéval, en venant, effet imprévu de ses développements sur la nature, par retirer à l'Église romaine le pouvoir temporel qu’avait arraché pour elle la réforme grégorienne ; philosophie de la nature qui essaimera, depuis, avant Thomas, Averroès, jusqu'à l'idée protestante de deux règnes distincts qui deviendra, via les Révolutions puritaines, séparation des Églises et de l’État… Mais c’est une autre histoire, au-delà du premier effet recherché par Thomas en vue de la prédication contre les cathares.

À l’époque de mon travail, années 1980, les sources émanant desdits “manichéens” de Thomas, les cathares, n’étaient pas suspectées systématiquement jusqu'à en être effacées, ces sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour le défaut d’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.

Se sont développés par la suite des travaux dits “déconstructivistes”, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire dénoncer lui-même comme hérétique, “naturaliste” en l’occurrence, pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?

Bossuet, au XVIIe s., contre les protestants qui alors défendent ceux qu'ils appellent les “albigeois” et leur quasi-orthodoxie, affirme le dualisme de l’hérésie, dans un texte, Histoire des variations des Églises protestantes, qui soutient que l'Église catholique, elle, n’a jamais varié, ignorant le tournant que lui a fait effectuer l’œuvre de Thomas d’Aquin, véritable réforme qui a bouleversé l'Église catholique d’alors, ignoré au point qu’aujourd’hui encore on voit parfois faire remonter aux Évangiles la théologie de la nature qu’il développe au XIIIe s. ! (Une précision : je viens d'employer le mot “dualisme”. Bossuet ne l’emploie pas. Le mot est inventé à la fin du même XVIIe s. par Pierre Bayle, pour désigner la pensée des “manichéens” — ce terme qu’emploie Bossuet pour parler de ceux qu’il appelle aussi cathares.) L’argumentation de Bossuet — qui intitule un de ses paragraphes : Caractères du manichéisme dans les cathares (Œuvres, t. XXXIV, § LV) — finira par convaincre jusqu’à certains de ses adversaires protestants, à commencer par Charles Schmidt, qui au XIXe siècle concèdera que les albigeois défendus par ses coreligionnaires étaient bien cathares — cf. le titre de son livre de 1849 : Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (pour la confusion de quelques critiques de nos jours qui en concluent que Schmidt aurait confondu les Rhénans et les Occitans !).

D’autres travaux du XIXe s. (je pense notamment à ceux de Napoléon Peyrat) n'empêcheront pas la lecture de Bossuet de devenir plus tard grosso modo la vulgate universitaire ; cela jusqu'à la deuxième moitié du XXe s., où à partir des travaux initiés de René Nelli à Jean Duvernoy, le discours normatif débouchera — plus loin qu’eux et sans jamais les citer —, contre la théorie de l’importation manichéenne, sur l'idée d’une hérésie relevant largement du fantasme de ses persécuteurs, on l’a rappelé. On l'a rappelé aussi : point commun entre les deux vulgates (manichéisme importé via une généalogie remontant à d’anciennes hérésies manichéennes, ou dissidence fantasmée), les hérétiques sont exclus de l’Histoire : comme étrangers à l’Occident dans le premier cas ; comme n’y ayant pas existé dans le second (selon l'apologétique catholique pour le premier discours ; selon l'apologétique capétienne puis post-républicaine centraliste dans l’autre : est-ce un hasard si cette seconde apologétique connaît un pic après les mouvements occitanistes des années 1960, moment souvent cité par le courant dit “déconstructiviste” comme “inventant” les cathares). L’existence réelle des cathares semble dans les deux cas bien dérangeante…

Allons un peu plus loin dans le pourquoi leur existence dérange… À y regarder de près, en considérant ce que l’on sait d’eux par leurs propres écrits, leur propre théologie, il apparaît que leur propre visée est incompatible avec l’Histoire, comme l’est tout vrai désir de l’ultime. C’est ce que me semble avoir perçu Cioran, en regard duquel j’ai travaillé cette question dans ma thèse de philosophie — mais aussi, comme Cioran, et parmi d’autres encore, Simone Weil, au texte que j’ai cité. Le destin tragique des cathares, proche d’autres destins tragiques — je vais en considérer quelques-uns —, apparaît comme une mise en garde : s'approcher de l’ultime vous brûlera, l’Histoire vous broiera. Propos de Jésus, dont la mort, dans cette perspective, était inévitable : “s’ils m’ont persécuté ils vous persécuteront aussi” (Jean 15, 20).

*

Prenons une figure d'hérésie, dans le monde musulman pour sa part, nommée al-Hallâj, qui a compris cette vérité, et entend mourir à l'imitation de Jésus, selon ses propres termes. Ce que ses ennemis, musulmans de l’Histoire au pouvoir à Bagdad, ne lui épargneront pas. Il mourra crucifié et dépecé en 922.

“Quand Dieu prend un cœur, écrit il, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul” (Akhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon, “Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas Hallâj, martyr mystique de l’islam”, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 389).

Voilà qui rejoint l’affirmation biblique parlant d’un Dieu jaloux !

“Hallâj […] exhorte [en pensée Muhammad, façon de regret qu’il ne l’ait pas fait,] à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, comme le papillon mystique, et à se ‘consommer en son Objet’” — Hallâj regrette qu’il se soit “arrêté au seuil de l’incendie divin sans oser ‘devenir’ le Buisson Ardent de Moïse” (Massignon, ibid., p. 394).

Hallâj n’est pas dualiste. Mais pour lui, la proximité d’avec Dieu, terrible en ce monde, est en cela-même signe d’élection, de vie indestructible auprès de Dieu. Comme témoin à travers les temps, ainsi que le note l’islamologue Christian Jambet, nommant “le peuple juif, Israël, dépositaire incontestable de l’élection” (Christian Jambet, Préface à : Louis Massignon, Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009. p. viii)… ce qui est en rapport avec le moment initial de la rencontre au buisson ardent (Exode 3).

*

On en meurt, de cette proximité d’avec Dieu. On ne peut pas en faire une politique historique. L’idéal reste hors Histoire. L’échec de la réforme grégorienne est de n’avoir pas compris cela, et donc d’avoir réussi à s’inscrire en politique. Son échec est d’avoir réussi, comme toute utopie réalisée devient fanatisme violent. Ça a valu du christianisme romain médiéval devenu initiateur de croisades et inquisitorial, ça a valu de l’utopie socialiste moderne, devenue malgré elle stalinisme, ça vaut de l’islam refusant ses échecs historiques, qui, ne comprenant pas Hallâj, devient fanatisme assassin et terroriste (clairement contre Hallâj qui meurt face au pouvoir qu’il ne cherche pas, à l’encontre de ses persécuteurs qui tuent pour défendre leur pouvoir). Ce sera le sort de quiconque force son idéal, forcément hors histoire, à entrer dans l’Histoire.

Cioran, qui s’y connait en matière de fanatisme pour y avoir succombé lui-même dans sa jeunesse grevée d’adhésions fascistes qu’il hait par la suite, écrit : “Il me suffit d’entendre quelqu’un […] dire ‘nous’ avec une inflexion d’assurance […] — pour que je le considère mon ennemi. J’y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif […]. Le fanatique […] est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […]. Excédé du sublime et du carnage, il rêve d’un ennui de province à l’échelle de l’univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir comme une calamité…” (Emil Cioran, “Généalogie du fanatisme”, Précis de décomposition, 1949, Œuvres, p. 583.)

*

Fanatisme assassin, nous revoilà en juillet 1209… Je cite le roman de Kate Mosse, Labyrinthe :
“— Besièrs est tombée voilà trois ou quatre jours. Nul n’y a survécu.”
Alaïs tituba vers un banc.
“Ils ont tous… trépassé ? bégaya-t-elle, horrifiée. Femmes et enfants ?
— Nous touchons là aux confins de la perdition, déclara Pelletier. Si l’on peut perpétrer de telles atrocités sur des innocents…”
(Kate Mosse, Labyrinthe, LdP p. 490 — à propos du sac de Béziers, 22 juillet 1209).

*

Revenons à Jésus selon les Évangiles : “Le diable, l’ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭ ‭Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.” ‭ (Luc 4, 5-7)

Tentation du diable que Jésus a refusée, mais à laquelle l'Église acceptant le pouvoir a succombé. Cf. “La légende du grand inquisiteur” de Dostoïevski (in Les frères Karamazov).

“Le monde entier gît sous le pouvoir du Mauvais”, dit la première Épître de Jean (1 Jn 5, 19).

Le monde entier gît sous le pouvoir de celui qui, selon l'Évangile de Jean, “a été meurtrier dès le commencement, et […] ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge.” (Jean 8, 44)

Refusant cette façon d'entrer dans l'Histoire, pour eux gérée par le diable, voire n’ayant pas eu la possibilité d’y entrer — en tout cas y étant entrés pour en mourir, les cathares, par cela même, dérangent l'Histoire.

*

Entrer dans l’Histoire c’est entrer dans le malheur (“car la gloire de ces royaumes m’a été donnée”, dit le diable en Luc 4, 6), d’autant plus sûrement qu’on est proche de la Source de l’Être — redoutable élection par le Dieu au-delà de tout nom, véritable contamination à la source de l’Être !

Ayant parlé du buisson ardent de Moïse du livre de l’Exode selon sa lecture par Hallaj, un mot sur sa signification initiale. Le premier peuple dans l’Histoire biblique à avoir été contaminé par la présence de la source de l’Être, au Sinaï, lieu du Buisson ardent, ce premier peuple, dans le récit biblique, est Israël. Contaminé par le Nom qui est au-dessus de tout nom, au-dessus même de l’Histoire, il en a contaminé (de sainteté) une terre où avec lui est venu le Nom imprononçable (pas si éloigné de celui que l'amie de Simone Weil, Simone Pétrement écrivant sur la gnose, appellera Le Dieu séparé. René Nelli, lui, parle du Château où Dieu est un autre). Où on retrouverait peut-être un point de contact des cathares et de leur lecture de l’Ancien Testament (puisqu’il est attesté que les cathares en faisaient usage).

Au livre du prophète Zacharie, on lit : “Je ferai de Jérusalem une pierre pesante pour tous les peuples ; tous ceux qui la soulèveront seront meurtris” (Zacharie 12, 3). Déjà on voit qui s’est approché de la Source ultime de l’Être, ou y aspire, entrer en contradiction avec l’Histoire, au près ou au loin, jusqu’à Hallâj ou aux cathares.

Être sorti de l’Histoire, en avoir été chassé — ainsi déjà Israël, chassé par les empires, Babylone, Rome (et on sait jusqu’où c’est allé au XXe s. européen, et ce n’est peut-être, hélas, pas fini). Vouloir rentrer dans l’Histoire pour être confronté au choc de l’utopie contre le réel après avoir été chassé par les nations, en l’attente de la plénitude d’au-delà de l’Histoire… Ce sera le sort de qui s'approchera à son tour de l'ultime.

“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”, pour reprendre les mots de Simone Weil (En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?).

On donne Bélibaste pour le dernier “Parfait” d’Occitanie. Brûlé en 1321 à Villerouge-Termenès, sa figure, jusqu'au cœur de son propre vécu, me paraît exemplaire de cette incompatibilité entre l'ultime et ce temps de la chute, dans les tuniques d'oubli de la chair déchue dans l'Histoire. On sait que Bélibaste n'a pas tenu ses vœux : devenu l'amant d'une femme, il n'a pas nié sa faiblesse, et, lui qui avait commencé par un geste meurtrier, sans doute involontaire, mais signe supplémentaire de la faiblesse de la chair, puis était passé aux ordres cathares, a vu finalement son âme échapper à ce monde dans les flammes de son bûcher. Incompatibilité du monde de la chair et de l'Histoire d'avec l'ultime dont Bélibaste reste pourtant le dernier témoin, avec lui l'hérésie cathare est expulsée de ce monde, expulsée de l'enfer de l'Histoire.


RP, Mazamet, CIRCAED / Heresis, 6 avril 2024