<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: "Si le spirituel est investi par le politique, il est perdu"

lundi 22 décembre 2025

"Si le spirituel est investi par le politique, il est perdu"





« Si le spirituel est investi par le politique, il est perdu. »
(Henry Corbin, Entretiens avec Philippe Nemo).

« Rûzbehan […] entendit une mère donner ce conseil à sa fille : “Ma fille, garde ton voile, ne montre ta beauté à personne, de peur qu'elle ne soit ensuite méprisée.” Alors, Shaykh Rûzbehan de s'arrêter et de dire : “Ô femme ! la beauté ne peut souffrir d'être séquestrée dans la solitude ; tout son désir est que l'amour se conjoigne à elle, car dès la prééternité, beauté et amour se sont fait la promesse de ne jamais se séparer.” »
(Rûzbehân Baqlî Shîrazî cité par Henry Corbin, En islam iranien, Gallimard tel, vol. III, p. 28)


La mort d'Henry Corbin, le 7 octobre 1978, survient à un moment de basculement tragique. Le Shah n'a pas encore quitté l'Iran et la République islamique n'est pas encore proclamée, mais la Révolution islamique est déjà en marche.

La position d'Henry Corbin face à ces événements est marquée par une profonde tristesse et une forme de prescience métaphysique. Pour lui, ce qui se jouait n'était pas seulement un changement de régime, mais une catastrophe pour l'esprit. Il s'est toujours battu pour l'islam iranien (le chiisme spirituel) contre l'idéologie politique. Il considérait que faire de la religion un instrument de pouvoir temporel était une trahison totale de l'héritage des spirituels.

Pour lui, l'Imâm est une figure de lumière qui doit rester “cachée” pour être vécue intérieurement. Vouloir instaurer le règne de l'Imâm sur terre par la force et les décrets juridiques était à ses yeux une chute dans l'obscurité de la matière.

Dans ses derniers mois, il exprime une inquiétude majeure que ses proches ont rapportée : il pressentait que si la religion devenait une idéologie de masse, elle perdrait sa "matière spirituelle" pour devenir une simple force de contrôle social.

Sa position n'était pas purement politique, mais ontologique : paradoxe de la visibilité : « Le mal commence quand on veut rendre visible ce qui doit rester invisible. » La révolution islamique voulant rendre le sacré "visible" dans les rues et les institutions, pour Henry Corbin, c'était la garantie de sa destruction.

Ses disciples et amis, comme l'historien Christian Jambet, ont témoigné de son désespoir à la fin de sa vie. Il voyait l'Iran qu'il aimait — celui des philosophes de Chiraz et d'Ispahan — être englouti par ce qu'il nommait la "sécularisation" du religieux (le fait de traiter le religieux comme un simple moteur d'action politique). Avec une pointe d'ironie tragique, ses amis ont dit que Dieu l'avait rappelé à lui pour lui épargner de voir la ruine de son œuvre et de son rêve. Sur son lit de mort, il aurait eu des mots d'une grande mélancolie sur le destin de l'Iran. Il partait au moment où son "Orient des Lumières" s'apprêtait à entrer dans une nuit politique.

Doublement hélas, car ce qui a débuté paradoxalement par l’Iran chiite — à vocation de témoin, pour Henry Corbin, de l’islam comme réalité purement spirituelle — s’est étendu au monde entier : l’engloutissement de l’islam, noyé dans une idéologie nourrie d’actions violentes et d’oppression de la liberté spirituelle, oppression symbolisée et résumée dans l’occultation des femmes sous les voiles signant le refus de la beauté de la lumière intérieure — qui, dixit Rûzbehân, "ne peut souffrir d'être séquestrée dans la solitude".

Rendre le sacré "visible" c’est la garantie de sa destruction, avertissait Henry Corbin. Après l’Iran, l’Afghanistan, puis la généralisation de l’islam politique qui verra se réaliser la mise en garde du philosophe : « Si le spirituel est investi par le politique, il est perdu. » L’islam a scellé sa propre destruction dans les tours du 11-septembre, dévoilant ensuite la cruauté de la destruction du sacré dans le politique lors de l’horreur du 7-octobre… L’islam mourant, contrairement aux apparences, de sa chute dans le politique, ne pourra renaître que de la réouverture de son "œil spirituel" : Henry Corbin avait eu le sentiment prophétique que l'Iran fermait son "œil spirituel" au profit d'une action violente.

Pour cela, la question de la Sîra (la biographie du Prophète) et des hadîths (les traditions) contenant des prescriptions politiques et législatives représentait le défi majeur de son herméneutique. Sa réponse tient en une distinction fondamentale entre l'Histoire monumentale (extérieure) et l'Histoire sacrale (intérieure).

Face aux hadîths qui prescrivent des comportements sociaux ou politiques, il pratique le "passage", une transposition. Il est extrêmement sévère envers ceux (qu'ils soient mollahs ou orientalistes) qui s'arrêtent au sens littéral des hadîths politiques. Il y voit une "idolâtrie" du fait historique qui occulte la "matière spirituelle" du message.

En mourant en octobre 1978, il est resté le "témoin de l'Orient", le témoin d'un Iran qui, désormais, n'existait plus que dans le Monde imaginal.

Les dernières réflexions d’Henry Corbin se trouvent dans une série d'entretiens radiophoniques avec Philippe Nemo, enregistrés en juin 1978 (diffusés sur France Culture), quelques mois seulement avant sa mort et avant l'aboutissement de la Révolution islamique. C'est le véritable testament spirituel et politique du philosophe.

C'est au cours de ces entretiens, que Henry Corbin explique le plus vigoureusement que le monothéisme, lorsqu'il devient politique, dérive vers ce qui étouffe le pèlerinage individuel.

« On est en train de transformer le Temple en caserne », disait-il. Cette formule résume son dégoût pour le cléricalisme politique qui transforme la quête de Dieu en une discipline de fer imposée par l'État. C'est uniquement dans des entretiens (avec Philippe Nemo), dans la spontanéité de la parole (et pas dans ses livres), qu'il accepte de “descendre” dans l'arène de l'actualité pour livrer son inquiétude sur la chute de l'Iran dans l'idéologie, la fin de la liberté des philosophes iraniens qu'il avait tant protégés, le destin de son propre héritage intellectuel en Orient.

Quand la religion devient un outil de gestion politique, elle perd sa fonction de libération individuelle. C’est là trahir l'Imam caché : pour Henry Corbin, le chiisme est fondé sur l'attente de l'Imam caché. Faire descendre cette figure dans l'arène politique est, selon lui, un contresens théologique total : « Vouloir incarner l'Imam dans une structure politique, c'est l'assassiner une seconde fois. L'Imam est le "Guide intérieur", il ne saurait être un Chef d'État. » Il accuse les révolutionnaires islamistes d'être des "sécularisateurs". En voulant que la religion régente tout (économie, police, justice), ils la font descendre dans le siècle et la vident de sa transcendance. « Le malheur de notre temps est que le politique a tout investi. […] On ne cherche plus la vérité […]. »

Henry Corbin considérait que le pouvoir ne pouvait appartenir qu'à l'Imam caché. Le concept chiite de l'Imam caché est, pour lui, une figure purement spirituelle que chacun doit rencontrer dans son for intérieur. Il voyait d'un œil très sombre le fait que ce titre soit utilisé pour désigner un leader politique et juridique (Khomeyni). En l'absence de l'Imam caché, tout pouvoir humain est relatif et doit rester modeste. L'idée de Khomeyni selon laquelle le juriste (le mollah) possède l'autorité absolue était pour lui une usurpation sacrilège. Il voyait dans cette révolution une forme de "nihilisme" où l'esprit était sacrifié sur l'autel de la puissance terrestre.

La chute ontologique de la subtilité de l’esprit dans la matière brute de l’islam devenu politique est un fait tragique dans la vie de Khomeyni lui-même ! En témoigne un sien poème de jeunesse : « Ô une coupe de vin des mains de l'Aimée. À qui confier ce secret ? Où porter mon chagrin ? Ma vie durant j'ai brûlé de voir le visage de l'Aimée. Je suis une phalène affolée tournoyant autour de la flamme, une graine de rue sauvage se carbonisant dans le feu. Vois mon manteau souillé et ce tapis de prière d'hypocrisie. Saurai-je, un jour, les réduire en lambeaux à la porte de la taverne ? » (Ruhollah Khomeyni, écrit de jeunesse du futur ayatollah, cité par Reza Aslan in Le Miséricordieux.)

Il est important de rappeler que Henry Corbin est décédé en octobre 1978, quelques mois seulement avant le triomphe final de la Révolution islamique (février 1979). Bien qu'il n'ait donc pas écrit de livre après la révolution, il exprime avec amertume et clarté ses craintes sur les événements qui s'annoncent.

Pour Henry Corbin, qui a passé sa vie à étudier la "verticalité" de l'islam spirituel, la Révolution islamique représentait une catastrophe métaphysique, bientôt devenue mondiale ! Tragique descente du spirituel dans le politique. Pour lui, transformer la quête mystique en idéologie était une trahison de l'esprit. L'horreur qu'il ressentait face à la politisation de l'islam rejoint son héritage protestant. Pour le fils de la Réforme qu’il est resté jusqu’à sa mort, la confusion entre le temporel (l'État) et le spirituel (le Royaume de Dieu) est la pire des idolâtries. On retrouve là chez lui la distinction protestante des « deux règnes ». Pour lui, la vraie vie de l'esprit ne peut s'épanouir que dans la liberté de la conscience, jamais sous la contrainte d'une loi politique.

Dès que le sacré descend dans la rue pour devenir un slogan ou une loi pénale, il devient une matière brute, lourde et obscure. La Révolution islamique a représenté la chute de la « matière de lumière » dans la « matière de ténèbres » (la foule, l'idéologie).

Pour Henry Corbin, le monde est un « exil » et la seule révolution valable est celle de l'âme qui s'évade vers les cimes de l'Orient des Lumières. En mourant juste avant l'avènement de la République islamique, il est resté fidèle à son propre système : il a fait son « ex-ode » personnelle. Il a laissé derrière lui un monde qui s'apprêtait à confondre la Volonté de puissance avec la Volonté divine. S'il était resté en vie, il aurait sans doute vu dans le régime de Téhéran la forme ultime de ce qu'il détestait : un « simulacre » de religion où la Lumière est remplacée par l’idéologie. En s'éteignant à l'aube de 1979, il a réalisé ce qu'il enseignait : le passage du "Temps de la Succession" (le temps des horloges) au "Temps de l'Éternité". L'évasion ne se fait pas vers rien, mais vers le Monde imaginal.

"Le monde est une prison, mais la clé est à l'intérieur de nous." Cette phrase pourrait résumer l'itinéraire de d'Henry Corbin face aux bruits du monde. Les événements terrestres ne sont que des reflets appauvris de réalités célestes.

RP


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