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dimanche 24 mai 2015

La religion de John Wesley





La religion de John Wesley : un calvinisme paradoxal ?*


John Wesley (1703-1791) est généralement perçu comme étant, parmi les hérauts de la foi évangélique, le témoin privilégié du libre-arbitre et de la possibilité de la sanctification totale dès ici-bas - contre le calvinisme.

Commun, cet énoncé de la spécificité du protestantisme wesleyen se trouve pourtant chargé d'un discret et étonnant paradoxe. Tout au plus ce paradoxe est-il senti à travers la fameuse gêne de plusieurs de ses biographes face à son affirmation selon laquelle il s'est converti en 1738, sachant qu'il était auparavant pieux, missionnaire, et qu'il avait fondé le "club des méthodistes" ! (selon le sobriquet par lequel on le désignait.)

Dans le propos autobiographique par lequel Wesley relate sa prise de conscience de la justification par la foi, éclate le fameux croisement, qu'il est utile de rappeler, de deux religiosités opposées, qui ont subsisté côte à côte dans la piété du revivaliste[1].


La conversion

Au cœur de son cheminement religieux, Wesley place donc lui-même l'événement qu'il date précisément du 24 mai 1738 :

"à neuf heures moins le quart environ, tandis qu'on lisait le passage où Luther décrit la transformation que Dieu produit dans le cœur qui croit en Christ, je sentis mon cœur se réchauffer étrangement. Je sentis que je me confiais en Christ seul, pour mon salut. Je reçus l'assurance qu'il m'avait purifié de mes péchés, de tous mes péchés et qu'il m'avait sauvé de la loi du péché et de la mort[2]".

A son propre témoignage, ce moment marque une rupture décisive de son évolution.


L'arrière-plan

Auparavant, en effet, depuis l'enfance de Wesley, sa religion, assez loin de ce qu'il vient de vivre, est celle de la synthèse anglicane d'alors : synthèse de ritualisme, de légalisme teinté de mystique, et d'un certain humanisme :

Il a "été élevé dans la conviction que l'on ne peut être sauvé que par l'observance rigoureuse de tous les commandements... de sorte," dit-il, "qu'en vérité j'ignorais autant la vraie signification de la Loi que celle de l’Évangile de Christ[3]".

Après que son adolescence l'ait vu tiédir face à ses exigences et déboucher sur un mol être ritualiste, il est incité par son père à entrer dans le ministère, tandis qu'il est "au même moment,... poussé à lire l'Imitation de Thomas a Kempis" qui l'amène à comprendre que la vraie pratique religieuse requiert l'intériorité[4]. Les Règles et Exercices pour vivre et mourir saintement de Jérémie Taylor, ainsi que le Traité pratique de perfection chrétienne de William Law, l'encouragent dans cette voie, et il acquiert la persuasion qu'il se rendra agréable à Dieu par son désir sincère de se conformer intérieurement à sa Loi. Il se met à la pratique des œuvres sociales et au service du prochain, en persévérant fidèlement dans l'observance du rituel de l'Église, cherchant "à combiner le mysticisme de Law avec ses goûts personnels pour le traditionalisme de la Haute-Église[5]". Le légalisme de Wesley s'est alors approfondi, intériorisé.

*

C'est au cours de son voyage vers les Amériques où il est parti en mission, qu'il rencontre les Frères moraves qui lui prêchent la doctrine de la justification par la foi, à laquelle il est peu perméable, comme - selon ce que rapporte le Morave Pierre Bœhler écrivant à Zinzendorf au sujet de Wesley - tous les Anglais d'alors[6]. C'est qu'on avait toujours enseigné à Wesley de "ne pas admettre l'enseignement biblique à ce sujet et à appeler 'Presbytériens' tous ceux qui y croyaient[7]".

Wesley est alors dans la ligne de la synthèse religieuse de l'anglicanisme d'alors.

L'Église anglicane, depuis la Réforme, oscillait, comme il est connu[8], entre ses différents courants, entendant heurter le moins possible chacun des partis assimilables. Elle excluait les extrémistes de tous bords, et s'efforçait de rester sur une sorte de statu quo, refusant le "papisme" comme l'"anti-ritualisme" puritain. Dans cette même perspective, elle s'était gardée d'adhérer à la déclaration de foi de Dordrecht sur la grâce souveraine.

Cette tradition était celle de Wesley : ritualiste tout en stigmatisant le "papisme"[9] ; proche des puritains, par l'héritage parental comme par sa recherche de sainteté, tout en s'étonnant de certaines de leurs attitudes, notamment anti-ritualistes[10]. Fidèle à l'Église d'Angleterre, il s'abstient avec elle de faire sien le calvinisme de Dordrecht. Sa fidélité apparaît jusque dans ses options politiques, qui resteront conservatrices[11] au moment même de ses actions sociales les plus vigoureuses.

La synthèse de ces diverses spiritualités est vécue par l'Église dans une sorte d'humanisme qui s'accorde volontiers avec les courants néo-catholiques[12], produisant dans un premier temps le fameux "comprehensiveness and intolerance" - pluralisme à l'intérieur de la structure, exclusion des dissidents...

Après la lassitude des querelles, on en est venu à un plus franc latitudinarisme, qui au XVIIIe siècle n'est pas sans déboucher sur quelques "relâchements" - dont on sait qu'ils réjouissent Voltaire, mais qui désolent Wesley ; il s'emploie à s'y opposer[13]. Partageant la modération de son Église[14], il n'en aspire pas moins avec ardeur à la sainteté, selon son héritage puritain, à une époque où ce puritanisme glisse facilement vers "la théologie des mérites"[15].

La religion que produisait alors ce complexe chez les plus ardents, était celle de Wesley au début de sa vie de piété : une poursuite exigeante de sainteté dans une obtuse cécité à la certitude évangélique de la justification par la foi, ainsi qu'en témoignait Bœhler. C'est ce Wesley, fils fidèle, et par là-même exigeant, de l'Église d'Angleterre, qui acquiert, le 24 mai 1738 vers les neuf heures moins le quart, la conviction de la justification par la foi.


L’Évangile de la justification par la foi

L'évangile auquel Wesley se rend ce jour-là est celui de la justification par la foi seule, selon l'enseignement de Paul tel que l'a mis en lumière Martin Luther deux siècles auparavant.

Un tel évangile se trouve en radicale contradiction avec le vécu antécédent de Wesley, comme celui-ci ne s'y trompe pas. Une telle contradiction ne touche pas seulement le vécu religieux, mais les racines mêmes de la théologie. Religion des œuvres ou religion de la foi seule, religion de la capacité humaine à se rendre digne de la faveur de Dieu, ou au contraire de la stricte incapacité - et, au cœur de ce dilemme, religion du libre-arbitre ou religion du "serf-arbitre", selon l'expression que Luther emprunte au Contra Julianum d'Augustin (II, viii, 23).

La nature centrale de ce dilemme est ce qu'avait bien compris Érasme, qui par son De libero arbitrio entendait atteindre le cœur du luthéranisme : l'affirmation de la "corruption totale" du sujet humain, qui le rend incapable de faire quoi que ce soit pour son salut. Luther ne s'y trompe d'ailleurs pas non plus, écrivant à Érasme au début de sa réponse, De servo arbitrio :

"Toi, au moins, tu ne me fatigues pas avec des chicanes à côté sur la papauté, le purgatoire, les indulgences, et autres niaiseries qui leur servent à me harceler. Seul, tu as saisi le nœud, tu as mordu à la gorge.[16]"

En cela, Luther ne fait que suivre Paul qui établissait la réalité du "serf-arbitre" - "captivité au péché" - pour affirmer la justification par la foi seule (cf. Ro 7: 14, 25 ; cf. en parallèle, Jean). L'idée érasmienne selon laquelle nous aurions libre-arbitre pour succomber au mal ou accomplir le bien est sous-tendue par un optimisme - c'est cela que décèle Luther, - tel qu'il nous laisserait espérer en nous-mêmes, en une capacité qui serait nôtre et qui nous permettrait d'accomplir les bonnes œuvres par lesquelles on concevrait l'espérance de parvenir à se justifier devant Dieu. C'est là pourquoi Luther y perçoit le cœur de l'opposition à la Réforme : le "serf-arbitre", la "captivité au péché" de notre mauvaise volonté, ne nous laisse d'espoir que dans la bonne nouvelle de la libération gratuite, indépendamment de tout mérite.

Pour ce qui est de la justification par la foi seule, suite à son expérience de 1738, Wesley y est fermement attaché, disant même en des termes très proches de ceux de Luther que les "erreurs de Rome... tombent toutes ensemble quand cette doctrine est établie"[17]. On pourrait même se demander dans quelle mesure il n'inclut pas Érasme quand il dit que "l'Adversaire... mit en jeu tous ses artifices de mensonge et de calomnie, pour effrayer Martin Luther et l'empêcher de faire revivre cette doctrine"[18].

Mais, on le sait, aussi loin qu'il aille, Wesley ne suit pas Luther dans le corollaire du sola fide - par la foi seule - qu'est le "serf-arbitre" avec la doctrine de la prédestination qu'il implique.


Le nœud du paradoxe wesleyen

Au lendemain de sa conversion évangélique, l'ascète chrétien que Wesley était déjà auparavant, souffre déjà de doutes et de tentations :

"je me rendis compte," écrit-il dans son journal, "que mon manque de joie intérieure était dû, en partie, au manque de temps consacré à la prière...[19]"

La façon dont il va répondre à ce trouble marque déjà la dualité qui est au cœur de sa piété, entre sa nouvelle foi évangélique et son héritage religieux antérieur.

La prise de conscience qui est en son doute correspond à cette réalité qui veut que, pour le dire comme Luther, le chrétien soit à la fois juste - en Christ - et pécheur - en lui-même - simul justus et peccator. C'est la douloureuse réalité de cette persistance du péché qui, très vite, a frappé Wesley, comme tout nouveau venu à la conviction de la justice de la seule foi. Et c'est cette même réalité, et la nécessité de la confronter, en laquelle se fonde un troisième membre de phrase de la formule luthérienne : et repentant - simul justus et peccator et paenitens. C'est le repentir qui est l'expression de la lutte constante qui vise à réduire l'abîme sans fond qui marque la séparation entre le fait d'être à la fois juste en Jésus-Christ et encore pécheur en soi-même.

Bien que cela ne remette pas, chez lui, en question le cœur de la théologie évangélique de la justification par la foi seule, et même la certitude de la captivité au péché ! (certitude au moins intuitive) puisque cette exigence du repentir demeure..., c'est cependant par là, face à la douleur de la persistance du péché, que Wesley introduit au sein de la tradition de la Réforme, son originalité théologique : tout en demeurant dans la justice de la foi selon son expérience luthérienne et piétiste de 1738, il va entreprendre de vivre l'exigence du repentir selon la conception de l'ascèse qu'il a développée avant cette date : il en conserve, avec son corollaire qu'est la croyance au libre-arbitre, jusqu'à l'espérance "perfectionniste".

La convergence de ces deux traditions est le carrefour paradoxal de la religion wesleyenne.

Dans le protestantisme classique, le croyant vit le repentir comme l'expression d'une confession à Dieu sans cesse renouvelée de sa dépendance de la grâce, de la faveur divine, jusque pour la pratique des œuvres d'amour qui ne peuvent procéder d'ailleurs que de cette grâce (Ep 2:8-10). L'affermissement dans la sainteté est vécu comme étant rigoureusement lié à un affermissement de la certitude qu'il n'est d'espérance que dans la seule faveur du Christ, qu'il ne saurait être œuvre belle qui n'en soit don miséricordieux. Non seulement le repentir et la sanctification n'introduisent pas l'idée de libre-arbitre et de capacité de l'individu, pécheur, mais ils scellent au contraire la certitude qu'il n'est d'espérance qu'au delà de nous-mêmes, "forensique" - étrangère, - qu'en celui seul qui donne le vouloir et le faire. Il n'est ainsi aucune possibilité, dans la quête de la sanctification, d'une quelconque espérance perfectionniste - nécessairement illusoire, compte tenu de la persistance du serf-arbitre incapacitant d'êtres toujours pécheurs.

Wesley conserve du luthéranisme sa justice dans la foi seule, mais ne se sépare pas, pour ce qui est de la sanctification, de son ancienne conception de l'ascèse, celle de l'époque du "club des méthodistes" - exigence perfectionniste de sainteté empruntant à l'anglo-catholicisme d'alors et à un puritanisme tardif par où il rencontrait le discours pré-libéral sur le libre-arbitre, discours au centre de la synthèse anglicane d'alors.

Mais il serait toutefois caricatural de s'empresser de conclure que la religion de Wesley consiste à commencer par la foi et à terminer par les œuvres[20] : son salut par la foi est passé, présent, et à venir.

Wesley opère le nœud paradoxal des deux spiritualités opposées dont il hérite dans la notion de "grâce prévenante", résistible, qu'il emprunte à la tradition issue d'Arminius - à laquelle s'était opposé en 1618 le synode de Dordrecht. Dans la mesure où cette grâce prévenante - qui prévient, précède, tous nos mouvements salvifiques - est grâce, elle est l'antidote à notre état de péché et la racine de notre prise de conscience qu'il n'est, face à cela, et tout au long de la vie chrétienne, de recours qu'en la Source éternelle de tous biens. Mais dans la mesure où elle est résistible, son efficacité dépend de chacun, qui en dispose selon son "libre-arbitre" - libre-arbitre que cette grâce, en vertu des mérites du Christ (qui ont valeur rétroactive pour ceux qui ont vécu avant sa venue)[21], rétablit pour tous.

Ainsi au moment même où Wesley affirme avec la tradition augustinienne la réalité de notre atrophie morale, il en modère les effets incapacitants, en nous restituant systématiquement l'espoir d'une victoire sur le serf-arbitre : d'où chez lui, la subsistance corollaire de l'espérance perfectionniste. Résistible, cette grâce reste pour lui cependant grâce, faisant qu'il n'est point vraiment là de perfectionnisme par les œuvres ! Le paradoxe est tel que le perfectionnisme se veut fruit du sola fide !

Cette sainteté totale est celle d'une saisie immédiate plutôt que le fruit d'un processus : elle est absence de désobéissance consciente et non impeccabilité. Quoiqu'"œuvre de foi", il n'en reste pas moins qu'une telle espérance procède, via la grâce prévenante, de ce pôle de la spiritualité wesleyenne qui s'apparente plus de la théorie érasmienne que du substrat théologique de l'expérience de 1738.


Le carrefour de deux traditions

Chez les Réformateurs du XVIe siècle, la doctrine du serf-arbitre est nécessairement liée à celle de la prédestination, traditionnelle en Occident depuis Augustin. C'est pourquoi Luther n'est nullement gêné d'attaquer ce qu'il sait pouvoir considérer comme une "nouveauté", la théorie érasmienne du libre-arbitre ; car à l'époque, c'est bien de ce côté qu'est l'innovation philosophico-théologique[22].

C'est sur ce corps doctrinal traditionnel que Luther sait devoir appuyer sa protestation de la justification par la foi seule, comme Augustin y avait fondé son témoignage pour la grâce souveraine contre Pélage, après que Paul y ait fixé cette justice de la foi (cf. Ro 9) que Luther devait exalter.

Chez Luther comme chez Paul, en effet, le sola fide est le moyen de communication du salut dû à la seule grâce de Dieu. Cette grâce est la seule issue, conjointement au fait que - comme l'ont découvert Paul, puis Luther, après les Pères de l'Ancien Testament, - soumis à la vanité (Ro 8:20), captifs de notre mauvais penchant (Ro 7:25), nous ne saurions atteindre à la sainteté de Dieu. Ce pessimisme expérientiel est ce dont il semble que la philosophie ambiante du temps de Paul l'ignorait, préférant parler de libre-arbitre, au sens de capacité de choisir bien ou mal. Or c'est là ce qu'entendait remettre en honneur l'humanisme de la Renaissance partagé par Érasme[23]. Calvin soutenait que c'était déjà pour avoir trop peu résisté à cette tendance de son milieu culturel[24], que l'Église ancienne avait vu se développer la doctrine pélagienne. Les Réformateurs n'hésitent pas à voir dans cet optimisme le renversement de l’Évangile : il implique que notre situation n'est pas si grave, et que, somme faite de notre bonne volonté, la justice devant Dieu est accessible.

Le traité Du serf-arbitre s'insurge contre un tel optimisme. Il n'est que la faveur de Dieu manifestée en Jésus Christ, contre notre mauvaise volonté - qu'il ne nous appartient que de confesser - qui soit à même de nous libérer. Libération plutôt que libre-arbitre. Ici encore on chemine de concert avec Paul (2 Co 3:17).

Les adversaires du libre-arbitre feront remarquer que cette compagnie n'est trahie par aucun des grands docteurs de l'Église d'Occident, depuis Augustin jusqu'aux Réformateurs, en passant pour ne citer qu'eux, par Thomas d'Aquin[25] et comme le regrette Wesley[26], par l'auteur de L'Imitation de Jésus Christ.

Même si sauf Augustin, ils n'appellent pas cela, comme Luther, "serf-arbitre", chacun d'eux a professé la captivité au péché de notre volonté, n'entendant sous l'expression libre-arbitre, rien d'autre que la nature non-contrainte de cette réduction à l'esclavage (cf. supra n. 22). Un tel "libre-arbitre" n'a donc que peu de rapport avec ce qu'entendaient par là les philosophes antiques, repris par certains Pères, puis par Érasme (imprudemment dira Calvin).

Avec encore moins d'ambiguïté, la doctrine de la prédestination est enseignée par la tradition, d'Augustin aux Réformateurs, comme corollaire inévitable de ce serf-arbitre et de la grâce souveraine. Si, en effet, nous n'avons pas la capacité de nous libérer, notre libération dépend de la seule miséricorde de Dieu (Ro 9), ce qui suppose élection et prédestination ! Jusqu'ici, il n'est question que de prédestination à salut, l'aspect sur lequel a insistait le deuxième concile d'Orange, en 529.

Dans le contexte anti-semi-pélagien d'alors, en face de cet enseignement voulant ne faire intervenir la grâce qu'après le commencement de la foi - l'initium fidei, - l'accent de la réponse conciliaire était nécessairement porté sur ce même initium fidei. Une théologie qui voudra mettre en lumière non seulement l'initium fidei mais aussi la vocation à la persévérance et au progrès dans la sainteté, se verra amenée à signifier aussi l'aspect négatif de la prédestination, comme l'avait fait Augustin, et Thomas d'Aquin après lui, jusqu'à Luther et surtout Calvin, parce qu'il insistait plus précisément que le premier Réformateur sur le progrès dans la sanctification. Contrairement à ce qu'il en est pour une théologie qui n'insiste que sur l'intervention de la grâce dans l'initium fidei précisément, et qui donc considère cette grâce avant tout comme extraction miséricordieuse d'une massa perditionis - "masse de perdition" (Augustin) - alors plus prise en compte, une théologie qui entend mettre en lumière la nécessité de progrès et de persévérance, est forcée de considérer l'aspect négatif du mystère. Prenant en compte la dimension de l'attention constante de la grâce souveraine sur ceux qui progressent, une telle théologie est nécessairement confrontée au problème corollaire de l'abandon mystérieux de quiconque se maintient hors la grâce. Le discours de Calvin correspond bien à l'accentuation, dans sa théologie, de la dimension de la sanctification, accentuation qu'il partage avec Wesley !

Si, dans cette perspective, qui n'est alors pas nouvelle, la prédestination est effectivement "double", il est pourtant à noter que les deux aspects ne sont nullement parallèles[27] (Calvin entendait-il tenir compte du fait que l'idée d'un parallèle des deux aspects avait été rejetée par le concile d'Orange - 529 - ?).

L'idée du parallélisme des deux décrets, qui s'est développée dans certains esprits à l'occasion de la controverse - alors que par ailleurs s'accroissait l'influence optimiste, avec celle de l'humanisme de la Renaissance, - n'est que le signe du durcissement polémique face aux tendances nouvelles. Ce durcissement de la polémique a sans doute largement contribué, de son côté, au retour d'influence de la tradition optimiste. Ce contexte ne doit pas être négligé lorsqu'on considère l'arminianisme de Wesley[28]. Sur ce point alors sujet de polémique, Wesley a opté - toujours dans le paradoxe - contre la grande tradition de la chrétienté d'Occident, contre ce qu'en Angleterre on nommait "calvinisme", pour rejoindre le courant des héritiers de l'humanisme de la Renaissance, à l'occasion de ce que l'Église anglicane s'était abstenue de ratifier les accords de Dordrecht. Ce faisant, et il le revendique, Wesley renoue - mais à contre courant de sa propre sotériologie ! - avec les Pères pré-augustiniens.

Ainsi Wesley se situe dans un véritable porte-à-faux entre sa foi évangélique - celle du salut gratuit par le moyen de la foi seule, nécessairement pessimiste quant aux possibilités de la nature humaine et à sa bonté inhérente (il ne s'en fait pas d'illusions), - et l'humanisme issu de la Renaissance dont il hérite avec la culture d'alors - qui professe la plénitude du libre-arbitre comme une évidence du bon sens.


La portée prophétique des porte-à-faux

Mais en tout cela on peut dire que les porte-à-faux de Wesley : ritualisme / puritanisme ; humanisme / réforme luthérienne ; libre-arbitre / péché originel ; ascèse anglo-catholique / foi seule..., ont permis l'enfantement de l'Angleterre protestante - jusqu'alors seulement en gestation depuis le XVIe siècle, - par la réconciliation des oppositions dans l'expérience de la foi.

Le Morave Pierre Bœhler témoignait de l'inaptitude de l'Angleterre d'alors à l’Évangile et Voltaire de sa déchristianisation - mettant en lumière la dimension prophétique de l’œuvre méthodiste. Whitefield, compagnon d’œuvre et précurseur de Wesley - calviniste et en ce sens faisant preuve d'une volonté plus rigoureuse que Wesley de se rattacher à l'héritage de la Réforme, (et qui a vu le second laisser son nom au méthodisme), - témoigne malgré lui de l'écho de ces porte-à-faux.

Par toutes ses ambiguïtés, Wesley est le fidèle dont l'intuition décèle dans son ambiguïté propre l'âme de ses ouailles - et comme il dit : "ma paroisse c'est le monde", - et en devient prophète, prophète pour l'ambiguïté des hommes, contre la rigidité trop peu pragmatique des systèmes - y compris wesleyen. Pensons à ces fidélités qui n'ont suscité que de fades mécanismes productivistes de prosélytes d'un jour, d'ineptes "expériencismes" peu méthodistes, peu wesleyens parce que séparés du contexte empiriste qui était celui de l'Angleterre du XVIIIe siècle, dans laquelle le discours "expérientiel" sur la vie chrétienne faisait écho analogique à la philosophie empiriste régnante[29]. De même les irrationalismes aberrants, parce que dorénavant séparés de l'aube romantique qui pointait alors...

Cette contextualisation est nécessaire pour tout système théologique, et à plus forte raison l'est-elle pour un système aussi largement pragmatique et empirique que celui de Wesley. Ce pragmatisme empiriste marque son œuvre, et à tous les niveaux, depuis l'homilétique jusqu'à l'ecclésiologie. Un tel empirisme compose avec l'assomption du vécu anglais d'alors. L'intuition de l'instant évangélique y compose chez Wesley avec le contexte général. Dans la dialectique des porte-à-faux se noue l'intuition salvifique du prophète.


Pour conclure : le message central

Un cœur se dégage du message du prophète méthodiste, par delà sa dimension contextualisée. Cette contextualisation est relative à la crainte légitime de certains excès déterministes d'un "calvinisme" polémique mal compris, et de certains laxismes provenant d'une dérive "latitudinariste" et s'autorisant de penchants antinomiens. Ces craintes, composées avec l'héritage humaniste et modérateur d'un néo-puritanisme anglo-catholique, ont amené Wesley à abandonner l'habituel fondement calviniste de son message évangélique - qu'avant sa conversion il avait appris à mépriser comme "presbytérien" (cf. supra). Et pourtant la justification par la foi seule, la vocation à la liberté dans le Christ et à la sainteté, cœur du message de Wesley, sont pleinement en phase avec ce que proclamait le Réformateur, exigence semée en Angleterre par ses héritiers puritains, et menée à éclosion par la prédication méthodiste. Paradoxalement dépouillée de sa base - la grâce souveraine efficace sur le serf-arbitre, - la proclamation de Wesley du salut par la foi pour la liberté face à la sainteté de la Loi de Dieu,... n'est rien moins que calviniste !


R.P. (*texte de 1987)



[1] Que l'on se rassure, il ne s'agit pas de reprendre la thèse polémique d'un crypo-catholicisme de Wesley.
[2] The journal of John Wesley, éd. Chicago, Moody Press, s.d. Les extraits sont cités selon la traduction de W. H. GUITON, Wesley d'après son journal, extraits classifiés et traduits, Bruxelles-Paris, Publication méthodistes, s.d., p. 16.
[3] Journal, trad. GUITON, op. cit., p. 8.
[4] Ibid., p. 9.
[5] Cf. M. LELIEVRE, La théologie de Wesley, Paris, Publication de l'Eglise méthodiste, 1924, p. 24, qui précise que le dédain de Law pour les formes religieuses éloignera Wesley de celui-ci. Cf; aussi son Wesley, sa vie et son œuvre.
[6] Cf. ibid., p. 32.
[7] Journal, trad. GUITON, p. 14.
[8] Cf. Ch. BASTIDE, L'anglicanisme, Paris, Fishbacher, s.d. ; et E. G. LEONARD, Histoire générale du protestantisme, Paris, P.U.F., 1961-1964, vol. II, p. 24 sq., p. 247 sq.
[9] Journal, trad. GUITON, p. 69.
[10] Ibid., p. 33.
[11] Ibid., p. 66.
[12] Cf. BASTIDE, op. cit., p. 47-48.
[13] Cf LELIEVRE, Wesley, sa vie..., op. cit., p. 15-16.
[14] Cf. par ex. LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 179.
[15] Cf. LEONARD, op. cit., vol. II, p. 255.
[16] M. LUTHER, De servo arbitrio, cit. par LEONARD, op. cit., vol. I, p. 121. Cf. éd. et trad. complète : M. LUTHER, Du serf arbitre, Œuvres, vol. V, Genève, Labor et Fides, 1958.
[17] LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 41.
[18] Ibid., p. 41-42.
[19] Journal, trad. GUITON, p. 19-20. On est le samedi 27 mai 1738.
[20] Cf. à ce propos, son dialogue avec le pasteur calviniste Siméon, reproduit in LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 402-403.
[21] Ibid., p. 224. Précisons que cette résistibilité à la grâce est plus intrinsèque que celle du luthéranisme, relative celle-ci, à la grâce médiate, telle qu'elle se signifie dans les sacrements.
[22] Comme Luther le rappelle (De servo arbitrio, op. cit., p. 87), l'expression est déjà présente chez Augustin (Contra Julianum, II, viii, 23). Même remarque chez Calvin (Institution chrétienne, II, ii, 8).
[23] Cf. PLATON, Des lois, I, 644 E ; ARISTOTE, Ethique, III, 5 ; CICERON, De la nature des dieux, III, xxxvi, 86 sq. Références in CALVIN, op. cit., II, ii, 3. L'expression "libre-arbitre", dans la tradition chrétienne classique, en Occident, signifie rien d'autre que que le fait que le serf-arbitre, l'esclavage au péché, n'est pas tel par contrainte : la volonté s'est rendue "librement" esclave du péché (cf. LUTHER, op. cit., p. 52, 87 ; CALVIN, op. cit., II, ii, 5‑6).
[24] Cf. CALVIN, op. cit., II, ii, 3-4, sur la relation entre la doctrine des Pères et celle des philosophes.
[25] Cf. Somme théologique, Ia, qu. 23, a. 5, ad 3um.
[26] Cf. LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 13.
[27] Cf. CALVIN, op. cit., III, xxiii, à l'appui de Ro 9:22-23 : la réprobation portant sur le péché, l'élection, salvifique, relevant de la miséricorde ; ceci quoiqu'il en soit quant à la question "infralapsarisme ou supralapsarisme".
[28] Cf. LELIEVRE, La théo..., op. cit., p. 49 sq., un calvinisme ambiant qui s'identifie avec arbitraire, et, p. 59 sq., qui produit un antinomisme !
[29] Elle est préférable, pour le vécu religieux, d'employer "expérientiel" plutôt qu'"expérimental" (cf. J. L. LEUBA, "Charisme et institution", Hokhmah, n° 5, 1977), pour bien marquer la différence entre l'expérience religieuse et l'expérience de laboratoire, et la nature analogique de leur relation.




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